C'est dans ce livre que
sont évoquées, sauf erreur de ma part pour la première fois, les
cinq étapes du deuil (déni, colère, négociation, dépression et
acceptation, pas-forcément-toutes-et-pas-forcément-dans-cet-ordre).
Ces étapes sont ici présentées dans le cadre très spécifique des malades hospitalisés en phase terminale (en même temps, on
imagine bien que la personne qui subit un arrêt cardiaque a peu de
temps pour passer par ces cinq étapes, et encore moins pour en
discuter avec une chercheuse et ses étudiant·e·s, si sympathique
soient-iels), et les données ne semblent pas avoir été recueillies
dans de nombreux hôpitaux différents. La démarche novatrice de
faire des entretiens avec les patient·e·s mourant·e·s, éventuellement avec
des étudiant·e·s qui écouteraient derrière une glace sans tain, a été
dans un premier temps très mal accueillie par... les médecins (plus
les médecins étaient anciens, plus l'ouverture d'esprit était, disons, discrète), dont les réactions allaient de dire que les patient·e·s
n'étaient pas en état ou qu'ils n'avaient pas de patient·e·s en phase
terminale à hurler sur Elisabeth Kübler-Ross (y compris devant des
visiteur·se·s) qu'elle n'avait pas à interagir avec "leurs"
patient·e·s. Les patient·e·s ont au contraire montré des signes de grande
satisfaction de pouvoir tenir un discours sans tabou, que personne ne
semblait vouloir entendre, ou même, plus surprenant, de rendre
service (il va sans dire qu'il était systématiquement
demandé au ou à la patient s'iel acceptait l'entretien, et que son état de
fatigue était pris en compte). Les réactions des infirmier·ère·s
étaient plus variées. Un point important est que le tabou de la
maladie mortelle était tel que, en général, c'étaient les
proches et non les patient·e·s qui étaient informés qu'il
n'y avait plus d'espoir de guérison, et la nouvelle n'était pas
nécessairement donnée avec une grande diplomatie (limite si les
médecins ne disparaissaient dans un nuage de
fumée après avoir dit entre deux portes "c'est comme ça, il
faut l'accepter").
Le déni ("pas
moi, ce n'est pas possible", éventuellement recueil de
nombreux avis médicaux parfois aussi auprès de charlatans, propos
contradictoires avec les faits et parfois même avec des propos tenus
quelques minutes avant, …), qui peut durer de quelques secondes à
plusieurs mois, est considéré par l'autrice comme une défense
saine, qui permet de trouver le temps de mobiliser d'autres défenses
plus adaptées. Il importe donc d'accepter de parler de la mort
lorsque c'est le·a patient·e qui évoque le sujet, indiquant qu'iel est
prêt·e à y penser dans une certaine mesure, ce qui est paradoxalement
plus facile quand la perspective est lointaine. Bien que la société
encourage de plus en plus la sensation d'immortalité (et que, en
parallèle, la croyance dans la vie après la mort diminue), penser
et accepter sa fin est un processus individuel, que les progrès de
la médecine, si considérables soient-ils, ne pourront pas dispenser
de faire. Le déni, complet ou partiel, pourra revenir plusieurs fois
("ces patients sont capables de se représenter pendant un
certain temps la possibilité de leur propre mort mais ont ensuite
besoin de mettre ces représentations de côté pour continuer à
vivre"), mais il dure très rarement jusqu'à la fin de vie.
Il convient aussi, à l'inverse, de ne pas supposer chez l'autre un
besoin de déni, d'autant qu'iel risque s'iel s'en aperçoit de jouer
la comédie (certain·e·s, à l'occasion des entretiens avec l'autrice,
"ont clairement indiqué qu'ils avaient fait preuve de déni quand
le médecin ou un membre de la famille attendait du déni, à cause
de leur dépendance envers eux et de leur besoin de maintenir la
relation"), ce qui empêchera les deux parties d'avancer dans le
difficile processus de deuil (une vignette clinique concerne un
couple dans lequel chacun·e prenait soin de maintenir l'autre dans
l'ignorance pour le·a ménager... la situation a radicalement évolué,
en bien, quand un soignant qui les voyait séparément les a incité à en parler ensemble).
La colère est souvent dirigée contre les autres, qui osent être en bonne santé, avoir accompli des choses que
la maladie empêche maintenant d'accomplir, … Bien entendu, ce
n'est pas formulé comme ça, et les proches ou le personnel soignant
ne comprendront pas, le plus souvent, pourquoi le·a malade s'en prend à
elles ou eux, pourquoi iel est irritable à ce point ("Le problème dans
ce cas là, c'est que peu de gens se mettent à la place du patient
et se demandent d'où cette colère peut venir. Peut-être que nous
serions nous aussi énervés si toutes les activités de notre
quotidien étaient interrompues si prématurément ; si tout ce
qu'on avait commencé à construire devait rester inachevé, être
fini par quelqu'un d'autre ; si on avait mis de l'argent
durement gagné de côté pour profiter de quelques années de repos
et de plaisir, pour voyager et se livrer à nos hobbies, pour
finalement être confronté au fait qu'on ne vivra pas ces années.
Que pourrions nous faire d'autre de notre colère, sinon l'exprimer
envers ceux qui ont le plus de chance de profiter de toutes ces
choses? Les gens qui s'affairent autour de nous et nous rappellent
qu'on n'arrive même plus à tenir debout. Les gens qui prescrivent
des examens désagréables et une hospitalisation prolongée avec ses
limitations, ses restrictions, ses coûts, alors qu'ensuite ils
pourront rentrer chez eux et profiter de la vie. Les gens qui nous
disent de ne pas bouger pour ne pas avoir à recommencer l'injection
ou la transfusion, alors qu'on a envie de bondir et de faire quelque
chose pour avoir la sensation d'être encore là!"). Pour l'autrice, si
le réflexe est parfois d'être moins présent pour limiter les
occasions de conflit, la solution est plutôt d'une part
de ne pas prendre personnellement l'attitude du ou de la patient·e, et d'autre
part d'être, au contraire, présent·e, respectueux·se et compréhensif·ve :
la colère est un appel à l'aide, une tentative de s'inscrire encore
dans l'univers des vivant·e·s, l'écoute et la présence apaiseront donc
le·a patient·e, alors qu'argumenter sur ses revendications spécifiques
sera inefficace puisqu'elles sont pour la plupart des prétextes pour
s'exprimer.
La négociation, comme le déni, a son utilité à
certains moments précis. Comme pour la colère, les demandes ne sont pas à prendre au pied de la lettre : celui ou celle qui
veut faire telle ou telle chose "une dernière fois" a
de fortes chances de redemander une autre "dernière fois"
peu après, il s'agit plus d'une façon de repousser la perspective
de la mort (le·a patient·e n'a pas besoin de penser à la mort, puisqu'iel
a une perspective précise dans un avenir plus proche).
La dépression n'est pas nécessairement provoquée
par l'approche de la mort elle-même, mais peut l'être par la perte
de quelque chose que le·a patient·e jugeait essentiel (la vente de sa
maison pour payer les soins, la sensation de perte de la féminité à
travers l'ablation d'un sein ou de l'utérus, la perte de
responsabilités professionnelles ou familiales, …). C'est à ce
stade là qu'il sera le plus pertinent et efficace de répondre
directement à la plainte (complimenter la patiente qui a perdu son
sein ou son utérus sur un autre aspect de sa féminité, solliciter
une assistance sociale pour les problèmes matériels, donner à un
parent des nouvelles agréables de ses enfants, …).
L'acceptation, contrairement à ce que le terme
laisse supposer, n'est pas un état de sérénité, mais plutôt une
absence de sentiments. La personne est souvent fatiguée, faible, et
passe de plus en plus de temps à dormir et à faire la sieste, et, à
ce stade, elle a souvent moins besoin d'aide que ses proches.
L'une des richesses du livre est précisément
qu'il est beaucoup questions des proches ("On ne peut pas aider le
patient en phase terminale de façon efficace si on ne s'occupe pas
également de sa famille"). En effet, d'une part les interactions
avec les proches seront d'une grande importance (et ne sont pas
dénuées de dangers, comme on a pu le voir avec les stades de la
colère et du déni), et d'autre part "les problèmes du
patient mourant arrivent à leur fin, mais les problèmes de la
famille continuent". De la même façon qu'il importe de
respecter le rythme des patient·e·s dans ce qu'iels sont prêt·e·s à
entendre et à admettre, il importe d'accepter les éventuels
sentiments ambivalents de la famille ("la culpabilité prend souvent
une grande place dans les relations à cause de vœux hostiles
bien réels envers la personne décédée"), qui se trouve elle
aussi dans une situation difficile... et est parfois confrontée à
une personne difficile. La nécessité, pour les visiteur·se·s, de
souffler, est soulignée et considérée comme bénéfique (un
exemple précis est donné en vignette clinique) y compris pour le·a
patient·e ("Je pense c'est cruel d'exiger la présence constante d'un
membre de la famille, quel qu'il soit. De la même façon qu'on a
besoin d'inspirer et d'expirer, les gens ont parfois besoin de
"recharger les batteries" hors de la chambre d'hôpital, de vivre
une vie normale de temps en temps", "De la même façon
que le patient en phase terminale ne peut pas se confronter
constamment à la mort, un membre de la famille ne peut pas et ne
devrait pas se couper de toute autre interaction pour être
exclusivement avec le patient. Lui aussi a parfois besoin de nier ou
d'éviter la triste réalité, pour mieux y faire face aux moments où
sa présence est vraiment nécessaire"). La confrontation des
enfants à la perte d'un·e proche est aussi évoquée, mais pour tout
dire, si c'est louable de parler d'un sujet aussi vital et tabou, ce
n'est pas là dessus que le livre est une référence : le
développement tient sur une page, et les connaissances sur le
psychisme de l'enfant ont depuis été largement dépassées.
Si l'autrice n'a pas manqué de parler de l'attitude
hostile plus ou moins déplacée des médecins au début de la
recherche, elle parle aussi de ses effets bénéfiques, après coup,
dans l'ambiance de l'hôpital. Alors que les soignant·e·s, en partie
pour des raisons de protocole et de manque de disponibilité, en
partie aussi, probablement, suite à leur propre angoisse, avaient
tendance à oublier qu'il y avait un être humain derrière les
différents instruments de mesure qui renseignent sur sa santé, les
entretiens ont pu montrer concrètement à quel point le fait de
prendre soin des patient·e·s, même s'iels ne pouvaient plus être, à
proprement parler, soigné·e·s, pouvait faire une grande différence
("les patients réagissent souvent avec une gratitude presque
exagérée quand quelqu'un prend soin d'eux et qu'on leur consacre un peu
de temps"), et l'amélioration des relations bénéficie, bien
entendu, aux patient·e·s comme aux soignant·e·s : le maintien en vie
implique aussi de considérer que la personne fait encore partie du
monde des vivants, donc de communiquer, d'accepter ses préoccupations
qui ne sont pas strictement thérapeutiques, ...
De façon surprenante, dans ce livre qui a posé
des bases théoriques importantes sur le deuil, la partie théorique
ne prend pas tant de place que ça : la plupart des pages sont
consacrées à la retranscription d'entretiens, souvent dans leur
intégralité (ce qui permet de mieux se rendre compte de la place
prise par tel ou tel aspect et même, de l'aveu de l'autrice, de
garder les passages où la réaction des professionnel·le·s n'a pas été
idéale) même s'il est impossible d'inclure le langage non-verbal
malgré son intensité et sa richesse ("les soupirs, les yeux
humides, les sourires, les gestes de la main, les regards vides ou
stupéfaits, ou encore les mains tendues"). Le langage utilisé est
simple, ce livre dont le sujet nous concerne tou·te·s (s'il s'agit ici du
cas particulier des malades en phase terminale, il aide largement à
comprendre les mécanismes du deuil en général) est accessible, et ça semble clairement être l'intention de l'autrice.
Un article et une synthèse passionnants.
RépondreSupprimer