lundi 24 avril 2023

Mémoire soutenu... il semble que je suis thérapeute


 

  Après des hésitations (sur le sujet, sur le plan, sur le style d'écriture, sur le plan, sur la conclusion, sur le sujet, sur pourquoi je me suis lancé là dedans, sur le plan...), des certitudes (dont certaines étaient tellement inébranlables qu'elles duraient un bon quart d'heure), des gains et des pertes d'énergie intempestifs, des moments d'enthousiasme et des moments de c'est bon je veux juste rendre un truc de toutes façons presque personne va le lire, un délai de rédaction d'un an largement dépassé, des centaines d'hectolitres de café, j'ai enfin soutenu mon mémoire vendredi. La soutenance, c'est le moment où on passe d'heures interminables et dans l'ensemble solitaires de lectures et d'écriture à une présentation d'une heure environ et en public, et c'est aussi le moment où on est brusquement amené à se rappeler de l'existence dudit mémoire après avoir été ravi de ne plus en entendre parler au moment où on a enfin rendu une version définitive. J'étais un peu stressé avant (ça devait se voir puisque plusieurs personnes m'ont dit de respirer... comme si c'était le moment pour moi de me lancer dans des techniques de relaxation aussi avancées!), je pense que la conviction que mon mémoire était inintéressant et incompréhensible qui m'envahissait depuis 48 heures a pu y contribuer, mais ça s'est finalement bien passé (j'ai même réussi à parler distinctement pendant la présentation et les échanges avec le jury, ce qui était au dessus de mes ambitions les plus folles).

 Ce mémoire, c'était aussi la clôture d'une formation de 5 ans (oui, je sais, ça fait le deuxième post pour dire que j'ai fini la formation... et en plus je retourne à leur évènement annuel en septembre) qui se trouve être une formation de thérapeute. Je suis donc thérapeute... depuis vendredi après-midi (vendredi soir, si on compte à partir de la remise du diplôme), et j'ai du mal à réaliser. L'un des effets inattendus, c'est que ça m'a amené (malgré la fatigue et l'envie de plutôt faire le vide) à des questionnements sur ce que voulait dire être thérapeute.

 Est-ce que je suis thérapeute depuis que j'ai des client·e·s? Certes j'avais le statut d'étudiant et j'étais transparent là dessus, mais à ma connaissance les personnes que j'ai accompagnées ne sont pas venues pour faire un exercice, ne m'ont pas accordé leur confiance pour faire face à de fausses difficultés. Mais si je pousse ce raisonnement jusqu'au bout, dans ce cas pourquoi est-ce que ça allait de soi pour moi de finir la formation, et pas seulement, loin de là, parce qu'être thérapeute implique d'être toujours en train de se former? 

 Est-ce que je serai thérapeute quand j'aurai obtenu le Certificat Européen de Psychothérapie? C'est au programme, mais pas pour tout de suite (il me manque pas mal d'heures de thérapie personnelle), et si je veux partir dans cette direction, je pourrais toujours considérer à ce moment là que je ne suis pas thérapeute parce que ce certificat n'a pas de reconnaissance officielle en France (CEP ou non, je vais être psychopraticien, et je pourrais l'être aussi avec zéro formation). Est-ce que je suis préoccupé par ce sujet parce que je suis encore aigri d'avoir été recalé en Master de psychologie? Ah non hein, j'espère quand même être passé à autre chose!

 Est-ce que je serai thérapeute quand j'aurai créé mon entreprise et quitté mon travail actuel (qui est mon job d'été qui s'est un petit peu prolongé, ça va faire bizarre de partir)? Peut-être sauf que, comme je le disais plus haut, j'aurais techniquement pu faire ça sans la moindre formation (et j'aurais eu exactement la même interdiction de me désigner comme "psychothérapeute"), et pour le coup je me serais senti beaucoup moins thérapeute!

 Est-ce que je me pose tout simplement trop de questions, parce que c'est l'aboutissement le plus significatif d'un parcours qui a été très long (inscription en fac de psycho par correspondance à la rentrée 2009!) et souvent énergivore, en travaillant à temps plein (et en horaires décalées), et qu'en plus j'avais oublié cet aspect le jour de la soutenance (souvenez-vous, j'étais surtout occupé à me dire que mon mémoire était incompréhensible et inintéressant) (et que le réveil avait quand même sonné très tôt!), donc de me retrouver avec ce statut du jour au lendemain ça met du temps à s'ancrer (ça, et me dire que j'en ai enfin fini pour de bon avec le mémoire!).

 Bref, c'est la fin d'une aventure, le début d'une autre, je m'installe normalement en septembre, et je suis thérapeute!

(oui, ça me fait encore bizarre de l'écrire)

dimanche 23 avril 2023

Deuil et mélancolie, de Sigmund Freud

 


 Ce texte, dont la rédaction s'est étalée sur deux ans environ (nourrie d'échanges théoriques avec différents psychanalystes), a été publié en 1917, donc pendant la période de la 1ère Guerre Mondiale où la question de la perte et du deuil était pour le moins immédiate! L'édition proposée par Payot et Rivages, en plus d'une riche introduction de Laurie Laufer, complète l'article par un texte de Karl Abraham (Perte, deuil et introjection) qui prolonge certaines réflexions et appelle à compléter les vides théoriques encore présents.

 Freud observe qu'alors que la douleur de l'endeuillé·e n'est pas questionnée, celle de la personne mélancolique intrigue et est perçue comme pathologique, alors qu'elles ont des aspects très semblables (en particulier le fait qu'elles ont une temporalité marquée, un début clair et une fin attendue). Il attribue cette perception au fait que le deuil concerne un objet bien identifié et identifiable, ce qui n'est pas le cas de la mélancolie. La forte tendance au dénigrement de soi des personnes mélancoliques guide Freud vers l'objet en question : ledit dénigrement est causé par une colère, inconsciente, dirigée vers soi mais constituée d'une colère réellement destinée à une autre personne, le plus souvent d'une personne qui a été aimée à la hauteur de la colère qui en résulte. Freud observe également que la perte, lorsqu'elle est souhaitée (guérison, libération d'une difficulté financière, ...), peut au contraire conduire à un état maniaque. Ces questionnements le mènent à affiner sa compréhension de la structure du psychisme, mais là on entre dans un domaine que je ne maîtrise pas suffisamment pour en parler de façon satisfaisante (je pense que si des psychanalystes me lisent iels ont déjà levé les yeux au ciel une fois ou deux devant des simplifications ou raccourcis dans ce paragraphe).

 Abraham s'appuie sur le texte et son expérience clinique pour constater le poids de l'introjection dans la perte. Par exemple, surmonter le deuil, c'est en partie incorporer l'objet de la perte (il donne l'exemple d'un homme devenu grisonnant à la mort de son père qui avait les cheveux blancs, ou d'un homme qui, ayant cessé de s'alimenter après le décès de son épouse enceinte et de l'enfant porté, a rêvé qu'il la mangeait après avoir retrouvé l'appétit).

 Au delà de l'enjeu de la compréhension du deuil, dans une grande mesure obsolète plus d'un siècle après, ces deux textes permettent d'assister la construction, tâtonnante, d'une cohérence d'ensemble du psychisme selon la grille de lecture psychanalytique.

samedi 22 avril 2023

Les troubles bipolaires, de Marc Masson

 


 Explosifs, impactants fortement la vie des personnes concernées et de leurs proches, sujets, comme de nombreux troubles psychiques, à des idées reçues qui n'aident vraiment pas, difficiles à diagnostiquer (les récits autobiographiques de personnes bipolaires, ici ou ici par exemple, rapportent souvent une errance diagnostique douloureuse et dangereuse)... un livre destiné au grand public et synthétique sur le sujet des troubles bipolaires a, c'est le moins qu'on puisse dire, son utilité.

 Si l'auteur ne fait pas l'économie de termes techniques (en particulier dans la partie qui concerne l'origine du trouble), les chapitres sont courts donc les parties les plus complexes peuvent être relues plusieurs fois, et une version encore plus courte est proposée à la fin de chaque chapitre sous forme de points clefs (par exemple, si le jargon sur l'état de la science sur l'éventuelle origine génétique du trouble vous a fait fuir, vous pouvez lire quelques pages plus tard que "plusieurs facteurs (dont certains sont génétiques) sont impliqués dans son développement", explication qui n'implique pas de se plonger dans les subtilités de la méthylation du génome ou du volume de la substance grise amygdalienne).

 Un diagnostic correct est une nécessité, dans la mesure où des thérapies efficaces, même si elles se doivent d'être individualisées, existent (médicamenteuses, psychologiques -TCC et psychoéducation sont principalement recommandées-, ...) et où le danger, qui par ailleurs ne disparaît pas avec une prise en charge, est réel : le risque suicidaire est 20 fois plus important que dans la population générale (le début, les phases dépressives sévères, et les phases de transition d'un état à l'autre sont particulièrement à surveiller), avec un taux de tentatives dites réussies particulièrement élevé. Il est pourtant compliqué par différents facteurs. D'une part, les troubles bipolaires regroupent trois pathologies distinctes : de type 1 (au moins un état d'excitation sévère maniaque -euphorie, sensation de toute puissance, activité intense avec éventuellement prises de risques ou dépenses excessives, ...- et de possibles phases dépressives), de type 2 (états d'excitation modérés et épisodes dépressifs) et trouble cyclothymique (où les phases maniaques et dépressives sont plus modérées). D'autres part, certaines pathologies ont des manifestations proches (trouble borderline, schizophrénie -les périodes de crises peuvent être associées à des pensées délirantes- et TDAH) et d'autres ont tendance à être associées aux troubles bipolaires (addiction, troubles anxieux et troubles du comportement alimentaire).

 Sur ce sujet complexe et sensible, l'auteur parvient à faire une synthèse accessible mais dense, qui permet d'approfondir les points qui nécessitent une compréhension plus nuancée.

samedi 15 avril 2023

The Wiley World Handbook of Existential Therapy, supervisé par Emmy Van Deurzen

 


 Les nombreux·se·s auteur·ice·s de ce manuel entreprennent dans ce volume récent (2019) et conséquent, dont des rééditions (mais semble-t-il pas de traductions) sont déjà prévu·e·s, un état des lieux ambitieux mais nécessairement et volontairement subjectif ("nous sommes pleinement conscient·e·s que d'autres auteur·ice·s auraient pu offrir un panorama complètement différent du monde existentialiste").

 Impossible certes de proposer un travail exhaustif, mais les 600 pages sont bien remplies, proposant un historique, une structure théorique, des vignettes cliniques ainsi que des questionnements sur l'avenir (qui peuvent concerner des sujets théoriques, sur la validation scientifique, la formation, le développement institutionnel, l'émergence de problématiques comme la thérapie en ligne, ...) pour différents mouvements, avec un zoom particulier sur la Daseinanalyse (pionnière des thérapies existentielles s'appuyant en grande partie sur la psychanalyse tout en en rejetant certains aspects, qui a l'inconvénient non négligeable d'impliquer de comprendre les écrits peu accessibles d'Heidegger), la thérapie existentialo-phénoménologique, les thérapies existentielles-humanistes et existentielles-intégratives, et la logothérapie et l'Analyse Existentielle, son développement plus axé sur la pratique, très développé en Allemagne et en Autriche mais peu en France, au point que je n'ai pas trouvé le nom français donc pour autant que je le sache ça ne s'appelle pas comme ça (voire pas du tout?) en français. Illustration supplémentaire de la pluralité de la sphère de la thérapie existentielle, les auteur·ice·s précisent que Yalom, sa figure probablement la plus célèbre, ne peut pas être strictement situé dans l'un de ces mouvements.

 Une partie spécifique est consacrée aux thérapies de groupe, ce qui peut sembler paradoxal dans la mesure où plusieurs figures emblématiques de la philosophie existentialiste (Kierkegaard, Nietzsche, Schopenhauer, ...) faisaient l'éloge de la solitude et ont pour le moins mis leur vision en pratique dans leur vie. Il y a toutefois aussi des influences théoriques fondamentales venant de figures moins misanthropes, comme Martin Buber. Les auteur·ice·s observent que le groupe a la spécificité de permettre aux thématiques existentielles d'émerger de sujets du quotidien, et des exemples de pratique sont données, de groupes couvrant des thématiques très spécifiques (cancer du sein, traumatisme, ...) ou encore des supervisions de thérapeutes. Un juste hommage (en toute objectivité) est rendu aux apports théoriques et pratiques de Carl Rogers. Une autre partie couvre le développement des thérapies existentialistes dans différentes régions du monde, avec par exemple la spécificité de la Russie et plus généralement du bloc Est de la guerre froide (l'existentialisme a connu un essor explosif mais très récent par exemple en Lithuanie) où la dictature stalinienne a longtemps empêché de façon autoritaire (pléonasme) tout espace pour ces réflexions, bien que le travail de certains auteurs russes (en particulier Tolstoi, Dostoievski, Bakhtin, Rubinstein et Mamardashvili) nourrisse les questionnements existentialistes. La France, de son côté, s'est plus illustrée par la théorie (Sartre, Derrida) que par la pratique.

 Entre le volume, la densité, la quantité de références, et l'énergie communicatrice des auteur·ice·s (ça a d'ailleurs été l'occasion pour moi de découvrir qu'Emmy Van Deurzen avait une chaîne YouTube), il y a donc largement de quoi s'occuper, que ce soit pour découvrir ou aller (beaucoup) plus loin.

jeudi 30 mars 2023

Anthropologie des émotions, de David Le Breton

 


 Les émotions se ressentent, s'expriment (volontairement ou involontairement), participent à la communication, peuvent être source de passage à l'acte ou réprimées, sont parfois opposées (alors que c'est très moyennement pertinent) à la rationalité... autant dire que le sujet est vaste.

 Et le traitement par l'auteur, c'est le moins qu'on puisse dire, est effectivement vaste, ce qui a probablement un lien avec le fait qu'il n'y ait pas de conclusion. Pas de surprise dans les thématiques du premier ("être affectivement au monde") et du dernier chapitre ("le paradoxe du comédien", qui en effet simule des émotions tout en restant lui-même, dans un contexte particulièrement codifié et social, de quoi interroger d'un point de vue anthropologique et de façon plus vaste sur les mécanismes des émotions), mais le voyage auquel le·a lecteur·ice se trouve invité·e inclut les thématiques du regard, du corps, ou encore, pour reprendre le terme de l'auteur, "de l'excreta", parce que pourquoi pas (on y apprend dans la citation qui introduit le chapitre que Montaigne n'aimait pas être dérangé dans ces circonstances, qu'est-ce que ça aurait été s'il avait vécu après l'invention du smartphone) (au risque de décevoir, rien dans ce chapitre sur les émotions ressenties à ces moments très spécifiques, je suis curieux de savoir quelles sources auraient pu être mobilisées). La diversité se poursuit à l'intérieur des chapitres, ce qui n'aide pas à trouver une cohérence, cohérence qui s'effrite au fur et à mesure de la lecture (comme je l'ai dit plus haut, il n'y a d'ailleurs pas de conclusion) alors que dans la plupart des livres elle tend au contraire à se consolider. On est invité·e·s à un voyage certes agréable et documenté, mais aléatoire, même si des développements et réflexions intéressants peuvent surgir (par exemple les limites de l'expression "langage non verbal" alors que le langage purement verbal n'existe pas, le corps, le contexte, venant forcément se glisser dans les échanges -même par écrit, la formulation suggère un ton, quand elle n'est pas assistée par le recours aux smileys-, ou la force de l'aspect social de ces manifestations qui sont aussi physiologiques, tant leur catégorisation, la façon -parfois très codifiée- de les exprimer et l'acceptation de cette expression peut varier selon les sociétés). La rigueur, c'est dommage, est elle aussi d'une grande variabilité : dans un chapitre l'auteur démonte de façon argumentée des choses qu'on apprend encore en fac de psycho (en reprenant le détail des expériences princeps, on constate que les six émotions primaires, identifiées pour l'universalité de leur expression, ne sont pas si universellement exprimées ou reconnaissables que ça), dans un autre il reprend sans la moindre distance l'histoire par exemple d'Amala et Kamala, allant jusqu'à prêter les modifications physiologiques dignes d'un récit fantastique cheap (dents rapprochées avec des bords tranchants, canines longues et pointues, yeux brillants dans l'obscurité, rien que ça...) à "un mode d'existence, d'alimentation"!

 Un drôle d'objet donc, je suppose que l'idéal est de le lire pour se faire sa propre idée (mais en tant qu'ancien étudiant en psycho j'aurais beaucoup aimé avoir lu certaines parties du chapitre "Critique de la raison naturaliste" plus tôt).

mardi 28 mars 2023

The dynamics of power in counselling and psychotherapy, de Gillian Proctor

 


 Sensibilisée aux enjeux de pouvoir au cours de sa formation, de par ses convictions, ou encore son expérience de client·e (elle évoquera en particulier son expérience de l'ACP et d'une thérapie de type analytique) et de thérapeute ("en tant que psychologue clinicienne en formation, le pouvoir et le statut d'experte qui m'étaient donnés sur des clients en détresse qui me demandaient de l'aide me mettaient dans un inconfort constant, et je m'inquiétais de la facilité avec laquelle je pouvais abuser de ma position"), l'autrice a entre autres codirigé Politicizing the person-centred approach. Certains retours ayant argumenté que la suite logique était de renoncer à l'outil oppressif qu'est la psychothérapie, elle développe ce sujet spécifique dans ce livre qui en est à sa seconde édition. 

 Le livre s'ouvre sur un développement théorique et complexe (en même temps, elle avait prévenu dans l'intro... elle a même dit qu'elle avait fait des efforts) sur les multiples dimensions que recouvre la notion, d'apparence simple, de pouvoir. De nombreuses approches, qui par ailleurs ne se recoupent pas forcément (Marx, Hobbes, ...), décrivent le pouvoir comme unilatéral et forcément négatif. Le postmodernisme, critique aussi, est plus complexe (Foucault est beaucoup cité, avec une observation, sinon ce serait trop simple, de l'évolution de sa pensée). Cependant, on peut aussi donner, restituer du pouvoir, ou en acquérir. Le pouvoir peut être sur l'autre mais aussi sur soi. Le féminisme intersectionnel, par exemple, articule plusieurs de ces aspects, comme la multiplicité des systèmes d'oppression (capitaliste, patriarcal, raciste, ...), théorise le fait que la prise de pouvoir individuelle peut avoir ses limites (voire renforcer le système d'oppression que la personne a au moins partiellement surmonté), mais célèbre aussi la force du collectif et la capacité de lutter. Ce résumé n'est bien entendu qu'un aperçu du chapitre, mais je vais m'arrêter là entre autres pour limiter les risques de contresens sur l'une des nombreuses réflexions qui le constituent. 

 Tout en étant critique sur la thérapie nécessairement inscrite dans une société inégalitaire (elle précise d'ailleurs que selon elle, plus une société est inégalitaire, plus la psychothérapie est proposée aux personnes qui en ont le moins besoin) et en argumentant solidement sur les aspects qui appellent à une vigilance particulière (sa critique par exemple de la psychiatrie telle qu'elle est théorisée et pratiquée rappelle par plusieurs aspects ce livre là, elle observe en particulier qu'alors que certaines pathologies sont selon l'état de la science provoquées ou renforcées par un manque de pouvoir, le réflexe de la psychiatrie est de retirer du pouvoir aux patient·e·s, et en particulier aux patientes), l'autrice n'invite bien entendu pas à tout arrêter. Ses observations se concentreront sur trois approches : les TCC, l'ACP, et les théories de type analytique. Si les TCC attachent une importance explicite à la relation thérapeutique, dans la mesure où l'adhésion des client·e·s au programme proposé est un critère essentiel de la réussite, l'asymétrie reste forte : la dite relation thérapeutique consiste surtout à expliquer à la personne concernée pourquoi le programme proposé par le·a thérapeute, qui peut brandir la science (Foucault revient, pour le plus grand bonheur des personnes qui ont tout suivi dans le chapitre compliqué) pour se légitimer, constitue la marche à suivre. Des critiques plus techniques sont faites, justement, sur l'appui sur des publications scientifiques, dont le fait que certains biais amènent à surestimer l'efficacité évaluée ou que cette culture de l'évaluation permet à cette approche d'avoir un poids institutionnel disproportionné. L'ACP a de loin, sur le sujet traité, la préférence de l'autrice (et elle a bien raison) (il va de soi que je ne dis absolument pas ça parce que je suis formé à cette approche), même si elle en relaye certaines critiques, l'une pour la contester (Carl Rogers se souciait bien du pouvoir des groupes et des dynamiques sociales de pouvoir, même si c'était plus explicite à la fin de sa carrière), l'autre pour la nuancer (elle évoque le dialogue entre Rogers et Buber dont je parle ici -et dans mon mémoire, aussi-) en relayant le propos d'un auteur qui argume que la divergence de point de vue vient peut-être d'une compréhension différente de la notion de pouvoir. Les réflexions sur la psychanalyse sont nécessairement plus complexes dans la mesure où, que ce soit dans la théorie et dans la pratique, tou·te·s les psychanalystes n'ont pas le même rapport au pouvoir dans ses différents aspects! Pour ne rien arranger, l'autrice vient à la toute fin complexifier sa propre expérience, très éclairante, de cliente (elle pouvait contester les interprétations et c'était bien accueilli, mais qu'elle remette quelque chose en question dans l'attitude de la thérapeute, qu'elle veuille arrêter la thérapie, et c'était la faute du contre-transfert, ce qui avait pour conséquence une invitation à la remise en question très très unilatérale) en disant qu'elle était récemment retournée voir la même thérapeute avec un tempérament différent et qu'elle n'observait plus la même chose (elle ne dit pas, par contre, si elle s'est demandé si la thérapeute avait elle aussi changé de tempérament ou même évolué dans sa pratique).

 L'autrice annonce avoir voulu proposer un livre accessible à tout·e·s et... disons que ça dépend ce qu'on entend par accessible. Je suis thérapeute et sensible au sujet et, en dehors du fait que j'ai du parfois franchement froncer les sourcils, je sais que je n'ai saisi qu'une parti des subtilités du développement. Mais d'un autre côté, il n'y a absolument pas besoin de tout comprendre pour avoir, en tant que client·e, un éclairage sur une colère éveillée par un séjour en psychiatrie ou des éléments pour choisir un·e thérapeute plus respectueux·se de l'ensemble des dimensions de sa personne (par contre, en attendant une traduction, il va falloir être anglophone).

mercredi 22 mars 2023

The Resilient Practitioner, de Thomas Skovholt et Michelle Trotter-Mathison

 


 

 L'activité de thérapeute est exigeante à plusieurs niveaux, et souvent relativement solitaire. Ce livre, qui annonce sur la couverture concerner la "prévention du burn-out et de la fatigue compassionnelle et des stratégies pour prendre soin de soi pour les professions d'aide" a attiré mon attention : ça me paraît plus prudent de me préoccuper du sujet avant de percevoir chez moi ou chez d'autres (les thérapeutes ont souvent la particularité de connaître d'autres thérapeutes) des signes que la situation est déjà urgente. Le livre concerne d'ailleurs les professions d'aide en général (médecins, infirmier·ère·s, enseignant·e·s, travailleur·es·s sociaux·ales, ou encore avocat·e·s), qui se trouvent être celles qui sont exposées au burnout tel qu'il est généralement défini (mais dans ce résumé je vais faire comme si seul·e·s les thérapeutes étaient évoqué·e·s sinon ça va faire des phrases très longues).

 Sentiment d'impuissance, agressivité des client·e·s (jusqu'au risque d'agression physique), exposition répétée à des récits de traumatismes, ou même risque de poursuites judiciaires, pas besoin d'avoir consacré un doctorat au sujet pour se rendre compte que l'activité de thérapeute peut être éprouvante. Pour autant, prendre de la distance et se constituer une armure est une fausse solution : c'est aussi l'engagement dans la rencontre avec l'autre qui rend la pratique gratifiante et permet, précisément, de faire face au reste. Pour l'auteur et l'autrice, le·a thérapeute doit se comparer à une tortue : une carapace solide, mais associée à une autre face plus tendre qui est tout aussi nécessaire. Même sans rencontrer de difficulté spécifique, les capacités, parfois contradictoires, à créer une relation (la relation Je-Tu de Buber est une référence qui revient souvent) et à accueillir la séparation sont d'ailleurs nécessaires, à moins d'avoir affaire aux mêmes personnes pendant toute sa carrière, ce qui ne doit pas concerner grand monde. Face aux situations les plus dures, il faut aussi accepter, point particulièrement délicat, d'avoir (et de poser!) des limites, voire de faire des erreurs ("parfois, on se sent inefficace, et le sentiment correspond à une réalité : on est inefficace!"). S'il s'achève sur un chapitre plus directif et synthétique, le livre consiste surtout en de nombreuses listes, de points de vigilance et de ressources à créer et solliciter, pour tenir sur le long terme et réaliser les promesses d'épanouissement qui étaient a priori à l'origine de la vocation.

 Une session est consacrée aux difficultés spécifiques des débutant·e·s, confronté·e·s au passage de la théorie à la pratique, ce qui revient en substance à passer de recommandations générales à des situations bien plus spécifiques qui demandent une adaptation propre, mais aussi à l'enseignement (et l'évaluation!) de pair·e·s qui se trouvent être humain·e·s et peuvent donc aussi avoir leurs défauts (dogmatisme, exigences inadaptées ou trop élevées, voire incompétence). L'auteur et l'autrice ont pu observer dans leurs recherches que les étudiant·e·s avaient tendance à ressentir des émotions vives, qu'elles soient positives ou négatives, dans leur relation avec les formateur·ice·s... ce qui a aussi l'avantage de confirmer que leur rôle est important : la sensation d'avoir un impact ou de ne pas en avoir est un élément intimement lié au sujet du livre, ce qui peut avoir l'effet insidieux de pousser à aller chercher, plus ou moins consciemment, les élèves ou les client·e·s les plus gratifiant·e·s. Livre dans le livre, un chapitre de 70 pages présente les résultats des recherches de l'un des auteurs (Thomas Skovholt) avec Michael Ronnestad, qui le coécrit, sur l'évolution des thérapeutes tout au long de leur carrière (ils ont d'ailleurs publié deux livres sur le sujet). Si le thème est légèrement distinct, c'est intéressant de voir les points qui se recoupent, dans la mesure où la carrière de thérapeute implique de faire face à des difficultés et de rechercher des ressources. Il est, là encore, souvent question d'équilibre, entre confiance en soi et perfectionnisme, investissement  et respect de ses limites... Bonne nouvelle, les résultats poussent à l'optimisme, les thérapeutes âgé·e·s semblent généralement satisfait·e·s de leur carrière.

 Le guide est à la fois complet, humain, accessible, et semble plutôt exhaustif ou en tout cas brasse large (il est même question par exemple des ressources financières, sujet qui ne va pas de soi voire qui peut être tabou dans une profession où l'humain est au centre et où on a potentiellement soi-même affaire à un public particulièrement défavorisé, mais qui est pourtant difficilement contournable dans la mesure où les revenus sont liés au moins implicitement à la reconnaissance et où en dessous d'un certain niveau de vie c'est plus compliqué de prendre soin de soi -par contre, j'ai trouvé les recommandations décevantes... en exagérant à peine il est surtout recommandé de dépenser moins-). Il me semble par contre qu'il n'est malheureusement pas traduit.