lundi 16 janvier 2023

Politicizing the person-centred approach, dirigé par Gillian Proctor, Mick Cooper, Pete Sanders et Beryl Malcolm

 



 Si l'Approche Centrée sur la Personne a tardé à être explicitement politique (il a fallu attendre 35 ans entre le premier livre de Carl Rogers et son Manifeste personnaliste), elle l'est par essence depuis ses débuts, en supprimant le statut de sachant du ou de la thérapeute ce qui n'est pas sans enjeux, et cet aspect est allé en se renforçant, en particulier avec des prises de positions radicales et des actions allant dans ce sens dans le domaine de la pédagogie, ou encore quand Rogers se demande pourquoi la société a la drôle d'idée de centrer les relations amoureuses autour du couple, au point qu'il s'approprie le qualificatif de "révolutionnaire tranquille" (et j'ai d'ailleurs fait mon mémoire sur cet aspect du travail de Rogers) (mon mémoire est fini, yay!!!).

 Ce livre est constitué de nombreuses interventions dans l'ensemble brèves qui rendent hommage à, mais surtout se proposent de renforcer, que ce soit au niveau théorique ou au niveau pratique, cette dimension, se demandent comment décentrer l'Approche Centrée sur la Personne de la personne et plus l'orienter vers la société. En effet, quand "un enfant meurt toutes les 15 secondes du fait du manque d'eau potable, plus de 30 000 décès quotidien sont évitables, la moitié de la population d'Afrique sub-saharienne vit avec moins d'un Dollar par jour -soit la moitié des subventions accordées pour une vache européenne-, un sixième de l'humanité vit dans des bidonvilles", faire des groupes de rencontres, ça peut paraître manquer d'ambition. Plusieurs articles sont d'ailleurs consacrés à l'aide aux personnes les plus démunies économiquement. L'un, écrit à quatre mains, décrit la mise en place d'écoute gratuite auprès d'une population très défavorisée au Brésil : contrairement à certaines idées reçues (qui ont d'ailleurs été opposées aux organisateur·ice·s du projet), même dans les pires conditions matérielles, cette assistance psychologique a un vrai intérêt (dans d'autres articles, des éléments sont donnés pour aider à répondre à la question d'aider matériellement -ce qui renforce la relation thérapeutique en confirmant très concrètement l'engagement du ou de la thérapeute- ou non -pour éviter de créer ou renforcer une verticalité dans la relation-).

 L'enjeu de la communication est aussi difficilement contournable, dans la mesure où la conflictualité est un des aspects constitutifs des enjeux politiques. Rosemary Hopkins observe par exemple sa difficulté à concilier le partage de la colère des victimes et l'empathie, l'approche positive inconditionnelle, envers les bourreaux qui sont de fait aussi des êtres humains (mais leur redonner leur humanité, c'est aussi les responsabiliser, ce qui dans certains cas ne facilite pas nécessairement l'empathie). Fiona Hall décrit un projet pédagogique prometteur qui a connu une fin frustrante, ce qu'elle attribue entre autres à la difficulté de trouver un équilibre entre écouter vraiment les personnes disons les moins enthousiastes, et ne pas leur donner une place disproportionnée. Dave Mearns fait part de son dilemme, avec des exemples concrets, lorsqu'il organise des choses qui nécessitent un soutien institutionnel : certes se draper de pureté idéologique a l'avantage du confort mais l'inconvénient d'amener à l'immobilisme, mais rentrer dans des cases pour obtenir des moyens indispensables, est-ce que ce n'est pas légitimer et renforcer les cases en question ("les services d'assistance sont d'abord là pour avoir l'air d'aider")? Il ajoute que les critères quantitatifs, pour justifier de l'intérêt d'un projet, peuvent être remplacés ou contournés par le récit de parcours de vie liés au projet en question ("les administrateurs aussi sont des personnes").

 Un point commun entre l'objectivité affichée de critères administratifs ou de la recherche en général et la subjectivité de l'Approche Centrée sur la Personne est le risque de voiler les inégalités insidieuses. En effet, la société contemporaine est extrêmement inégalitaire, et les inégalités, les discriminations, ne se limitent pas à la sphère économique. De la même façon que l'objectivité de la recherche n'est pas si objective et ne permet pas d'échapper à un point de vue par défaut raciste et sexiste (des exemples concrets sont donnés en ce qui concerne le sexisme), la focale portée sur le développement individuel peut détourner l'attention de la diversité des contextes. Rogers s'est incontestablement emparé de cette question ("Rogers, avec son histoire de la pomme de terre, reconnaît clairement l'existence d'environnements différents (et inégaux), ce qui a une forte résonance avec beaucoup de réflexions féministes et anti-racistes"), mais pour autant cet enjeu peut vite être oublié, surtout lorsqu'il rappelle des réalités inconfortables ("les thérapeutes ont plus de chances d'être blancs et de classe moyenne"). Les conséquences concrètes sont détaillées dans plusieurs articles du livre, par exemple la frustration de ne pas être représenté·e, les introjects différents en particulier en ce qui concerne l'expression de la colère (Bea White décrit l'équilibre délicat, pour les femmes victimes de violences passées ou présentes, entre renforcer l'horizontalité -en particulier en ne répondant pas aux questions posées pour rappeler que le·a thérapeute n'aura pas de meilleure réponse que le·a client·e- pour redonner du pouvoir et nommer les situations de violences car ne pas le faire risque de légitimer le discours intégré de culpabilisation des victimes), la difficulté à comprendre ce que signifie "plus de pouvoir" pour la personne (c'est le cas de Suzanne Keys avec un étudiant handicapé) et la sensation d'être jugé·e. L'un des articles constitue en un rappel technique sur la notion de privilège, s'appuyant fortement sur ce texte, que pour l'anecdote j'ai traduit (je peux donc vous l'envoyer en français si vous me le demandez par mail).

 Voisin mais distinct de la discrimination, le sujet de l'interculturalité est également abordé, rappelant en particulier que le rapport à l'horizontalité est encore plus compliqué dans certaines cultures et que dans cette mesure la non-directivité peut être mal vécue (en général elle est mal vécue par tout le monde au début, mais là encore plus) ou encore que des personnes issues de cultures plus collectivistes auront plus de mal à s'impliquer dans le développement de leur personne. Dans un article particulièrement intéressant, Rundeep Sembi, Sikh, raconte comment elle s'est débattue avec la connotation presque opposée du pronom "je" dans l'Approche Centrée sur la Personne (subjectivité, responsabilisation, affirmation de liberté, ...) et parmi ses proches (orgueil mal placé, égoïsme, ...). Les beaux principes universels ne sont pas nécessairement si universels que ça...

 Le livre est riche et exigeant, et la diversité des interventions est fortement au service du propos. Il n'existe malheureusement qu'en anglais, et profitera plus, je pense, aux personnes qui ont déjà de bonnes connaissances sur l'ACP (c'est plus intéressant d'être sensibilisé aux espaces de fragilité de l'édifice après en avoir constaté dans un premier temps la solidité), même si je pense que beaucoup de questionnements peuvent rejoindre ceux d'autres approches voire de l'engagement en général.

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