samedi 11 juillet 2020

Carl Rogers : Dialogues, dirigé par Howard Kirschenbaum et Valerie Land Henderson



 Ce livre est un recueil d'échanges de Carl Rogers, oralement ou par écrit, avec des interlocuteurs divers (des théologiens -Paul Tillich, Reinhold Niebuhr-, des psychologues -Gregory Bateson, BF Skinner, Rollo May- ou des philosophes -Martin Buber, Michael Polanyi-) sur des sujets aussi variés que l'éducation, la recherche scientifique, la part d'ombre de l'être humain, la liberté, ... C'est un complément agréable à la lecture des classiques de Rogers puisque la diversité des interlocuteurs l'amène à expliquer ses principes fondamentaux de façon différente selon l'échange, et les désaccords le poussent à affiner son propos pour augmenter la précision de l'argumentation (à ce titre, il reproche après coup à Gregory Bateson de ne pas avoir été assez frontal sur leurs divergences, comparant l'échange à du shadow boxing).

 Même en connaissant à peu près les positions de chaque interlocuteur, les dialogues ne sont pas dénués de surprises... Alors que je percevais Buber de façon évidente comme une influence majeure de l'ACP de Rogers, le philosophe n'en démord pas : la relation entre thérapeute et client·e, fût-elle conforme au trois attitudes de l'Approche Centrée sur la Personne (congruence, empathie, approche positive inconditionnelle), ne peut pas relever d'une relation Je-Tu puisque... il s'agit d'une relation entre thérapeute et client·e! Une personne écoute l'autre, sans que ça ne soit interchangeable, c'est même le cadre qui l'exige. Et, pour ne vraiment rien arranger, le·a thérapeute a bien une intention, si noble soit-elle, envers le·a client·e! Rogers argumente en longueur (les conditions de l'écoute créent une condition d'horizontalité, certes intention il y a mais la première des intentions est surtout de ne pas en avoir, de faire avec ce qui émerge, ...), Martin Buber n'est pas convaincu. A l'inverse, je ne m'attendais vraiment pas à ce que Skinner et Rogers admettent être d'accord entre eux à 90% (alors même que Rogers déplore dans un de ses livres d'avoir mal argumenté à certains moments parce qu'il était trop touché par les thématiques abordées). Carl Rogers approuve particulièrement le fait que, dans le cadre de la recherche scientifique, c'est souhaitable de se concentrer sur l'observable au détriment du reste... pour autant, il ne suit absolument pas Skinner dans sa conception de l'humain comme un être certes unique (si perfectionné que soit le conditionnement, il y aura toujours des différences de comportement entre les individus) mais constitué de rencontres entre un récepteur et des stimuli (il adhère à la notion freudienne d'inconscient, qui pour lui désigne tout simplement la différence entre les stimuli identifiés et non identifiés par la personne stimulée). Skinner lui-même n'adhère pas à la vision de Rogers qui estime que la liberté est ancrée dans l'organisme que constitue l'être humain. Un exemple concret est que dans le domaine de l'éducation, plus que la technique la plus efficace pour mémoriser des quantités de données et maîtriser les raisonnements les plus complexes, ce qui intéresse Skinner est la meilleure façon de donner l'envie d'apprendre telle ou telle chose. Pour Rogers, c'est presque l'opposé : la pédagogie idéale est celle qui permet à l'étudiant·e de décider ce qu'iel veut profondément apprendre.

 Le reproche récurrent fait à l'ACP, et plus particulièrement à Rogers, de croire peut-être un peu trop naïvement à la bonté inhérente à l'être humain revient à plusieurs reprises. C'est particulièrement développé dans l'échange avec Rollo May : la grande estime réciproque entre les deux interlocuteurs pousse chacun à affiner son argumentation (Rogers va jusqu'à confesser qu'en début de carrière, même s'il ne le percevait pas à l'époque, il était probablement trop timide dans l'exploration des parts d'ombre de ses client·e·s). La position de Rogers est limpide à chaque fois que le sujet est abordé : il est parfaitement conscient que l'humain est capable de commettre des violences insoutenables (il affirme d'ailleurs très frontalement que si l'environnement était sans doute pour quelque chose dans le développement personnel d'Hitler, les pires horreurs du nazisme sont d'abord un choix personnel de sa part). Simplement, en tant que thérapeute, il a observé que les client·e·s ne développaient pas, au contraire, une augmentation de leur méchanceté au cours de leur actualisation, ce qui le pousse à penser que l'humain est fondamentalement bon et qu'un environnement sain permet de s'éloigner de sa part d'ombre.

 Les sujets abordés sont nombreux, les finesses le sont sans doute aussi : les échanges sont à la fois abordables (destinés à être médiatisés à des non-spécialistes) et spécialisés (chacun est un expert reconnu de son propre domaine), et des richesses peuvent probablement être découvertes à chaque lecture (voire, pourquoi pas, des changements de position de la part de Rogers... je ne me suis pas amusé à chercher mais ça pourrait être intéressant!). Hélas, pas de traduction français prévue à ma connaissance.

2 commentaires:

  1. merci pour cette recension. quelle dommage que nous n'ayons pas de traduction de ce libre. Car, il permet de mieux saisir en quoi l'ACP s'oppose à d'autres démarches... et parfois s'en rapproche étonnamment.

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    1. Dommage en effet... et ce n'est pas le seul livre de Rogers dont on peut déplorer le manque de disponibilité en français. Mais pour celui-ci il faudrait probablement en plus plusieurs traducteur.ice.s, pour éviter des contresens ou des erreurs de vocabulaire, dans la mesure où les entretiens relèvent de spécialisations différentes (je ne sais pas si il a été traduit dans d'autres langues...).

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