mardi 26 mars 2019

Je et Tu, de Martin Buber




 Dans ce court livre paru en 1923, le philosophe Martin Buber parle de la différence entre la relation Je et Tu et Je et Cela, et surtout de ce que cette différence implique pour Je. En effet, la notion même de Je dépend de ce en fonction de quoi on la définit. Cela recouvre ce qu’on peut comprendre, intellectualiser, catégoriser ("Je considère un arbre. Je peux le percevoir en tant qu’image […] Je peux le sentir comme un mouvement […] Je peux le ranger dans une espèce [...] Je peux annihiler si durement son existence temporelle et formelle que je ne voie plus en lui que l’expression d’une loi […] L’arbre n’a pas cessé d’être mon objet) : selon l’auteur, s’éloigner de l’essence de ce qu’on perçoit, c’est s’éloigner de sa propre essence. L’autre qu’on désigne par Tu est plus entier, plus immédiat, la relation est vécue de façon plus fusionnelle, et en s’approchant de l’autre on s’approche de soi-même ("Tout ce qui tient à l’arbre y est impliqué : sa forme et son mécanisme, ses couleurs et ses substances chimiques, ses conversations avec les éléments du monde, et ses conversations avec les étoiles, le tout enclos dans une totalité. Ce n’est pas une impression que cet arbre, ni un jeu de ma représentation, ni une valeur émotive ; il dresse en face de moi sa réalité corporelle, il a affaire à moi comme j’ai affaire à lui, mais d’une autre manière").

 Contrairement à ce que peut laisser craindre l’exemple que j’ai sélectionné, Buber ne se contente pas de parler de relation avec les arbres (ce qui serait par ailleurs son droit le plus strict). Le mode de relation Je-Tu concerne toutefois une façon d’être en relation, plus que la personne avec laquelle on est en relation : on peut successivement être en relation Je et Tu et Je et Cela avec la même personne. Et, si c’est aux liens interpersonnels que l’auteur attache le plus d’importance ("Là seulement le mot explicité dans le langage reçoit sa vraie réponse. Là seulement le mot fondamental est donné et rendu sous une même forme", "le Je et le Tu y sont non seulement en relation, mais en loyal échange"), la notion de Je et Tu s’étend à d’autres domaines : les arbres, donc, mais aussi par exemple l’art (l’artiste n’est alors que le véhicule qui transfère l’essence de l’œuvre sur un support physique… l’exposant alors à une relation Je-Cela à travers le regard des autres) ou encore, un tiers du livre y sera consacré, à Dieu. Une relation Je-Tu parfaitement accomplie, en effet, ne permet-elle pas un accès, à travers l’ici et maintenant, à l’éternité? Que Dieu ait "affaire à moi comme j’ai affaire à lui", n’est-ce pas l’objectif idéal pour percevoir l’essence de l’existence ("Dans la relation avec Dieu, l’exclusivité absolue et l’inclusivité absolue se confondent. Celui qui est entré dans la relation absolue n’a plus conscience de rien d’isolé, ni choses, ni êtres, ni ciel, ni terre ; car tout est inclus dans cette relation"). Le Dieu désigné n’est pas celui d’une religion particulière : Martin Buber ne semble pas faire de hiérarchie entre le moment où il fait l’éloge de l’Evangile selon Saint Jean et ceux, nombreux, où il reprend des concepts du bouddhisme (il ne va pas jusqu’à étendre cette absence de hiérarchie à l’athéisme, tant pis pour moi). Une distinction est faite, dans l’entrée en relation avec Dieu, entre la prière et le sacrifice d’une part, et la magie d’autre part : ce n’est pas son paganisme qui est reproché à la magie mais le fait qu’elle ne s’adresse à personne, alors que dans la prière et le sacrifice, le·a croyant·e s’offre à Dieu.

 Je dois admettre que j’ai eu du mal à accrocher à ce livre (aurais-je trop été dans une relation Je et Cela?), que j’ai trouvé parfois trop complexe, parfois trop mystique ("L’animal domestique ne tient pas seulement de nous, comme nous l’imaginons parfois, le don du regard vraiment "parlant" ; il a acquis, au prix de son ingénuité élémentaire, la faculté de nous adresser ce regard" mais qu’est-ce qu’il raconte???) à mon goût. J’ai aussi tiqué aux moments où l’auteur parlait sans aucune réserve de peuples primitifs (un comble pour un livre sur l’entrée en relation authentique et intégrale avec l’autre!). Malgré ces réserves, j’ai été troublé par l’avance que prenait le livre sur la psychologie clinique. Certes, les concepts qui évoquent la méditation (l’ici et maintenant, l’inhibition de la pensée qui permet d’accéder à l’essentiel) ne sont pas plus surprenants que ça, les références au bouddhisme sont abondantes. Mais l’importance attachée à la présence entière et au non jugement, qui seront le moteur thérapeutique de l’Approche Centrée sur la Personne, la relation entre personnes (plutôt que la relation avec la nature ou avec les essences spirituelles) considérée comme "la sphère par excellence", anticipant la théorie de l’attachement, ou encore, à l’époque où Freud exhumait le mythe d’Oedipe pour mieux comprendre le psychisme humain, l’affirmation que au contraire "Destinée et Liberté sont fiancées l’une à l’autre" ou que "la causalité ne pèse pas à l’homme qui possède le garant de sa liberté" offrant un écho certain à la fonction actualisante de, là encore, l’Approche Centrée sur la Personne ("quand je m’accepte tel que je suis, alors je peux changer", dit Carl Rogers), m’ont pour le moins surpris. Et que dire du développement sur celui qui entre en contact par la manipulation ("le Tu démoniaque auquel aucun autre Tu ne peut répondre"), bien longtemps avant, sauf erreur de ma part, que ne soient médiatisés des phénomènes comme la violence conjugale ou le harcèlement moral dans le monde du travail ("Il est celui vers qui montent les flammes et qui ne brûle que d’un feu froid ; celui vers qui mènent des relations, par milliers, mais de qui ne part aucune relation ; il ne participe à aucune réalité, mais il est pour tous les hommes une réalité à laquelle tous participent infiniment. Certes, il envisage les hommes qui l’entourent que comme des moteurs capables de rendements divers, qu’il peut calculer et employer au bien de sa cause. Mais lui-même ne se voit guère autrement, sauf qu’il lui faut mettre à l’épreuve son rendement propre dans des expériences renouvelées sans cesse, sans arriver jamais à en connaître les limites. Il use même de soi comme d’un Cela. Aussi son Je manque-t-il de vivacité, d’énergie et de plénitude ; il ne cherche même pas, comme l’égotiste moderne, à en donner l’illusion. Il ne parle pas de soi, il parle à partir de soi.") ?

 La lecture reste donc une expérience intéressante, que vous ayez l’intention de rentrer dans une relation Je et Tu ou, comme moi, Je et Cela avec quelques réserves, avec l’œuvre. Pour ceux et celles qui (contrairement à moi) le peuvent, je pense que le livre gagne beaucoup à être lu en allemand, pour mieux profiter de toutes les subtilités conceptuelles et, dans ce texte où il est beaucoup question de pronoms, grammaticales.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire