Ce livre, comme son nom l'indique, propose un ensemble de ressources pour le·a thérapeute ou l'apprenti·e-thérapeute rogérien·ne. Des efforts sont faits pour que l'état de la science, les débats recensés, soient contemporains, puisque le livre a déjà été réédité une fois (2013) depuis sa parution en 2007. Les contributeur·ice.s sont nombreux·ses, le contenu est à la fois exigeant (pour la plupart des chapitre, l'historique du sujet, l'état de la science, les zones non consensuelles sont exposés), ouvert (les piliers ne sont pas présentés comme des dogmes, et sont parfois nuancés et discutés), et des ressources sont toujours proposées pour aller plus loin : à aucun moment le livre, bien que largement sourcé et documenté, ne propose de réponses figées, mais donne des éléments pour mieux s'approprier chaque sujet.
Les deux premières parties concernent respectivement les racines théoriques et les concepts fondamentaux de l'ACP. Les liens avec le travail de Martin Buber, la philosophie existentielle (par exemple l'importance donnée à l'autodétermination) et la phénoménologie (accueillir ce qui vient, sans juger ni orienter) sont donc détaillés, et les piliers cliniques les plus incontournables sont explorés en profondeur (le contact psychologique, la congruence, l'empathie, le regard positif inconditionnel, ...), avec des explications théoriques et pratiques. La première partie contient aussi un chapitre sur les liens entre Rogers et la spiritualité, ce qui peut dans un premier temps surprendre mais est en fait cohérent avec son parcours de vie (élevé dans une famille très religieuse, ayant même débuté des études de théologie, il s'est progressivement éloigné de la religion, quand il ne rejetait pas franchement certains aspects du fondamentalisme religieux -rigidité morale, condescendance envers les croyants d'autres religions, ...-, avant vers la fin de sa vie de se rapprocher de la spiritualité). Si la seconde partie documente largement les racines de l'ACP, elle consacre aussi des chapitres à quelques branches, comme la pré-thérapie, l'ACP appliquée à l'art-thérapie ou encore les conditions pour intégrer l'ACP à d'autres méthodes thérapeutiques de façon satisfaisante.
La troisième partie concerne les catégories spécifiques de client·es. Son existence est en soi une démonstration limpide que les piliers ne sont pas des dogmes : normalement, le·a thérapeute rogérien·ne ne doit surtout, surtout pas mettre le·a client·e dans une case, que ce soit en l'assignant à une identité spécifique, en anticipant ses demandes et besoins, ou même en effectuant un diagnostic. En effet, coller une étiquette, pertinente ou non, interfère avec l'écoute, l'entrée dans le cadre de référence de l'autre, limite l'espace possible de ce qui va se dérouler pendant la thérapie. Et pourtant, dans certains cas, des difficultés spécifiques peuvent se glisser, avec des questionnements sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire, voire, et c'est important, la question de savoir si l'ACP est l'approche la plus adaptée. Des chapitres sont donc consacrés, par exemple, aux client·e·s confronté·e·s à l'addiction ou au deuil, mais aussi au travail avec les couples et familles ou avec les enfants. La partie sur les crises et les traumatismes est particulièrement intéressante dans la mesure où elle rappelle que certains principes de l'ACP sont pertinents précisément dans ces cas là : la crise est définie comme le moment où les ressources de la personne ne lui permettent pas de faire face à la situation, et est vue certes comme un moment de grande vulnérabilité, mais aussi comme une opportunité de se réinventer. C'est illustré par la vignette clinique d'une femme cinquantenaire confrontée à un divorce. D'abord effondrée par ce qu'elle subit alors qu'elle estime avoir été une bonne épouse (et, aussi, effrayée par les conséquences matérielles potentielles), elle se rend progressivement compte que son mariage ne l'a pas rendue heureuse. En ce qui concerne le traumatisme, l'auteur et l'autrice rappellent qu'il s'agit d'une impossibilité de symboliser l'événement traumatisant. Or, l'ACP permet de développer des ressources pour mieux symboliser et s'approprier l'environnement en général (malgré tout, les symptômes de traumatisme étant potentiellement graves et pouvant s'aggraver si le·a thérapeute est insuffisamment formé·e, je n'irais pas jusqu'à recommander une thérapie ACP comme seule réponse à des symptômes traumatiques sévères).
La quatrième partie est probablement la plus axée sur la pratique : erreurs et appréhensions du ou de la débutant·e, éthique, supervision et même recherche sont abordés. Un chapitre est également consacré au diagnostic, rappelant que c'est parfois une nécessité, en particulier pour prouver l'efficacité de l'ACP et exister institutionnellement (présence dans les hôpitaux et universités, remboursement des soins, ...). Certes, il y a un enjeu économique et ce n'est pas nécessairement très noble de faire des concessions avec certaines valeurs pour faire grossir l'ACP, mais c'est aussi un moyen de rendre accessible à plus de personnes une approche qui a des atouts bien spécifiques. Des éléments sont donc donnés pour utiliser, quand c'est nécessaire (par exemple quand c'est exigé par une institution) le diagnostic de façon satisfaisante, sans que ça n'interfère avec la relation thérapeutique, qui comme son nom l'indique est centrée sur la personne et non sur le symptôme. Le chapitre sur l'éthique, de façon peut-être frustrante, ne donne pas de réponses (allant jusqu'à rapporter le fait surprenant que les codes éthiques ne diminuent pas le nombre de dérives des thérapeutes, ce qui est d'un certain côté cohérent -un texte législatif n'empêche pas magiquement d'être malveillant·e- mais pour autant je ne m'y attendais pas) et rappelle que l'éthique se construit tout au long de la carrière, à travers la remise en question constructive (se demander si on a un comportement éthique est en soi un geste éthique) et la supervision. Sujet important pour moi, j'ai eu le plaisir de constater qu'un chapitre particulièrement ferme est consacré à "la différence et à la diversité", c'est à dire à la thérapie auprès de minorités (raciales, LGBT, handicapé·e·s, ...). La psychologie sociale a largement documenté que les stéréotypes concernent tout le monde, ils peuvent donc se glisser insidieusement dans la relation thérapeutique, surtout si le·a thérapeute ne les a pas identifiés (ou encore s'ils sont trop identifiés et que la peur de mal faire est envahissante ou qu'iel est tenté·e de réduire les besoins et demandes du ou de la client·e à son statut de minorité). Une thèse a confirmé que le phénomène s'étend à la formation des thérapeutes, où les membres de minorités, s'iels constatent qu'iels sont insuffisamment écouté·e·s du fait de stéréotypes, peuvent se résigner au silence dans le cadre de la formation, en particulier les groupes de rencontre. Si le constat est sévère, l'approche n'est pas moralisatrice, et les mécanismes qui conduisent à potentiellement discriminer sans s'en rendre compte sont détaillés. Un rappel particulièrement douloureux est que l'accès aux soins est certes limité quand le·a client·e ne se sent pas écouté·e ou compris·e dans la totalité de son expérience par une personne qui ne perçoit pas les discriminations, mais l'est encore plus... quand l'accès physique aux soins est limité! Pour les personnes en fauteuil roulant, choisir un·e thérapeute, c'est souvent choisir celui ou celle dont le cabinet est accessible en fauteuil.
C'est certes annoncé dans le titre, mais le livre concerne bel et bien l'ACP comme thérapie (la recherche est évoquée, mais il s'agit de la recherche sur l'aspect thérapeutique). Les sujets importants tels que la pédagogie, la politique (Rogers a été nominé pour être prix Nobel de la paix) ou encore le management ne sont pas traités en tant que tel. Ou plutôt, un chapitre est bien consacré aux influences politiques de l'ACP, mais c'est un inventaire des initiatives existantes, intéressant mais nécessairement superficiel, alors qu'un autre manuel entier pourrait probablement être consacré au sujet.
En tant que thérapeute en formation, je ne peux que me réjouir de l'existence d'un manuel de l'ACP (et en tant que thérapeute en formation francophone, qu'il ait désormais un équivalent en français). Et je me réjouis d'autant plus qu'il tient largement toutes ses promesses : les concepts fondamentaux sont détaillés, des pistes commentées sont proposées pour approfondir, les questionnements contemporains sont présentés... en bref je recommande, que ce soit pour mieux comprendre l'ACP, comme appoint pour avoir des éléments de réflexion sur un aspect spécifique de la pratique, ou encore comme point de départ pour un mémoire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire