lundi 27 février 2012

Les Yeux et le Ventre, d'Hilde Bruch


  Considéré comme une référence dans les livres précédemment résumés (Boulimiques et Le Poids et le Moi), Hilde Bruch met en effet sur la table une longue carrière de soignante et de chercheuse dans ce livre copieux (intro approuvée par le MLJMP ).

  On peut aussi préciser que le livre est bien plus sobrement intitulé Eating Disorders (Troubles du Comportement Alimentaire) en VO. Pour ceux·elles qui peuvent, il est d'ailleurs très recommandé de ne pas faire comme moi et de le lire en anglais, car la traduction (en tout cas celle que j'ai, de Florence Verne et Monique Manin pour les éditions Payot) massacre la langue française et le bon sens à grands coups de hache pas aiguisée, c'est pas beau à voir. Mention spéciale au mot "dramatic" (radical) qui revient plusieurs fois et qui est traduit par dramatique, même en parlant d'une amélioration, ou au mot "knickers" (slip), probablement pas dans le dico de la traductrice donc laissé tel quel. Il serait dommage de se priver d'un travail aussi enrichissant pour si peu, mais la version française est à lire en position de méditation, avec tisane et musique calmantes.

  La longue intro (100 pages) esquisse l'état des connaissances de l'époque (1973) sur la faim et l'alimentation sous des angles très divers, allant de l'aspect historique ou sociologique aux conceptions neurobiologiques et à leurs limites (bien que le livre ait plus de 30 ans, même la partie sur la neurobio ne me paraît pas obsolète). Est aussi rapporté le résultat d'une étude de Mary Ainsworth (oui, la Mary Ainsworth de la "Strange situation") sur l'allaitement. Certains éléments seront importants pour la suite, par exemple le fait que l'individu affamé ne pense rapidement qu'à la nourriture et que sa libido diminue (difficile donc d'établir si le rejet de la sexualité de certain·e·s anorexiques est une cause ou une conséquence), le fait que des parents pauvres ayant connu la faim ont tendance à mettre un point d'honneur, légitime dans une certaine mesure, à bien nourrir leurs enfants, et peuvent s'étonner quand on leur parle de soigner leur progéniture si bien portante, le fait que les personnes souffrant de troubles du comportement alimentaire ont souvent une image erronée de leur corps (un·e obèse peut se trouver obèse après avoir maigri, un·e anorexique se trouver trop gros·se tout en ne supportant pas la vue, par exemple, de ses "bras de mante religieuse", ...).

  L'obésité et l'anorexie ont ensuite chacune, séparément, leur chapitre consacré. L'étudiant·e qui veut gagner du temps peut d'ailleurs se contenter de lire l'un ou l'autre. Les vignettes cliniques, avec quand c'est possible le résultat sur le long terme, sont très abondantes, et font vite comprendre à quel point chaque situation, en particulier pour l'anorexie, est unique et complexe malgré certains points communs saillants.

  Les étiologies organiques et génétiques de l'obésité ayant déjà été évoquées dans l'intro, Hilde Bruch s'attachera à parler de l'obésité comme trouble du comportement alimentaire, donc très principalement de son développement dans l'enfance et l'adolescence. L'éducation et le climat familial sont désignés comme l'un des enjeux principaux, le surpoids pouvant résulter de la volonté du·de la patient·e de s'approprier son propre corps face à une famille exigeante, ou au contraire de parent(s) extrêmement possessif(s) s'emparant du corps de l'enfant jusqu'à le façonner (certain·e·s patients ne sont pas sans rappeler l'asthmatique Ben Hanscom du Ça de Stephen King, qui ne pouvant éviter les quantités de nourriture imposées par sa mère s'en sort à l'adolescence en choisissant de ne se nourrir que de légumes). Sont ainsi principalement dénoncés le cercle vicieux surpoids-dévalorisation (par le·a patient·e et/ou les parents)-gavage, ainsi que la nourriture vue comme réponse à tout (chantage affectif, méthode miracle pour calmer les enfants -c'est plus dur d'être bruyant la bouche pleine-, ...). La distance par rapport à la famille, l'autonomie, apparaissent donc le plus souvent comme un complément ou préalable indispensable à un régime. Dans les vignettes cliniques rapportées sont donnés, en plus du poids approximatif actuel du·de la patient·e et de son rapport à ce poids, sa situation familiale et professionnelle, montrant à quel point le développement personnel (même si on peut discuter avec plus ou moins d'énergie de ces critères pour le développement personnel) est indissociable du reste pour l'autrice.

  Avant de nous faire partager ses connaissances sur l'anorexie mentale, Hilde Bruch présente plusieurs cas de figure qui à son sens ne sont pas des cas d'anorexie. Des sous-alimentations et des pertes de poids, même terribles, peuvent être la conséquence de la dépression, de la schizophrénie, de l'hystérie... ce qui implique une approche thérapeutique différente. Le diagnostic différentiel est donc important même si visuellement le problème ne paraît pas se poser. L'anorexie mentale, qui concerne presque uniquement des adolescentes ou de jeunes adultes (bien que la pathologie cesse rarement spontanément, des patient·e·s peuvent donc avoir un âge plus avancé) est marquée par une volonté constante de perte de poids, par la sous-alimentation mais aussi par des activités sportives intenses (la marche, sur de très longues durées et distances, est particulièrement répandue) et une exigence terrible envers soi (à la sous-alimentation et au sport s'ajoutent souvent un travail scolaire considérable, le moindre fléchissement ou échec dans l'un de ces trois domaines étant vécu comme insupportable et résultant de la faiblesse, donnant éventuellement lieu à des punitions auto-infligées -encore plus de travail, encore moins de calories ingérées, ...-) associée à une dévalorisation de soi (sur la silhouette en particulier, toujours trop grasse) supposée être partagée par l'entourage. L'étymologie du mot est trompeuse : l'anorexique s'alimente à peine mais ne manque certainement pas d'appétit. Vaincre ce désir de s'alimenter fait au contraire partie intégrante de l'exigence envers soi, bien que le résultat soit que les écarts estimés au régime se traduisent souvent par un gavage, éventuellement suivi de vomissements. Il arrive aussi que les patient·e·s anorexiques collectionnent les recettes, cuisinent pour les autres... ou encore rêvent d'un repas abondant et sans interdits précédant la mort, quand l'idée de mourir avec un excès de graisse est supportable. Le risque de décès est d'ailleurs bien réel, et de nombreuses patientes évoquées par Hilde Bruch meurent à l'hôpital. Le chapitre s'achève sur des cas d'anorexiques masculins, mais il est difficile de déceler une différence particulière avec les cas de patientes femmes.

  De façon classique, le livre s'achève sur des propositions de traitement (et de façon classique, si on lit directement le dernier chapitre, il paraîtra bien plus obscur et moins logique que si on a lu le reste). En ce qui concerne l'obésité (hors psychothérapie, dont on a pu mesurer plus haut l'intérêt), il est rappelé que l'équation est simple et connue depuis l'Antiquité : pour perdre du poids, il faut dépenser plus de calories et en ingurgiter moins. L'intérêt principal des régimes plus modernes n'est donc pas de renouveler cette découverte, mais d'éviter le plus possible la perte de micronutriments bienfaisants (parce que moins de nourriture, c'est aussi moins de micronutriments). On peut regretter (et être surpris!) que les nuances capitales que Bernard Waysfield (Le Poids et le Moi) donne à cette notion mathématique du régime (risque de reprendre le poids perdu -et, le plus souvent, de le dépasser pour prévenir la prochaine pénurie-, réticence pour le sport car c'est a priori un contresens de manger plus quand on fait un régime, ...) ne soient pas mentionnées. Il est recommandé au·à la diététicien·ne d'être extrêmement spécifique dans l'élaboration des repas des patient·e·s (horaire, quantité, aliments, ...) afin de prévenir tout écart (le·a patient·e sera d'autant plus engagé·e dans un régime voyant et contraignant... 20 ans d'avance sur Joule et Beauvois et leur Soumission librement consentie ;) ). Les médicaments subissent en revanche une violente charge : inefficaces (en tout cas sur le long terme) et parfois dangereux, ils serviraient surtout à donner aux médecins l'impression qu'ils servent à quelque chose... Une journaliste qui n'était pourtant pas en surpoids s'était ainsi fait prescrire à l'occasion d'une enquête de nombreux médicaments, avec ou sans régime associé, par plusieurs médecins réputé·e·s comme des magicien·ne·s de l'amaigrissement (médicaments venant, mais c'est probablement un hasard, de leur propre laboratoire).

  En ce qui concerne l'anorexie, il est rappelé que l'injonction qui paraît évidente et absurde (il faut se nourrir pour vivre) est un préalable utile à tout traitement. La quasi-totalité des cas rapportés sont d'ailleurs des cas de patientes hospitalisées, dans un état extrême. Si Hilde Bruch met en garde contre des interprétations psychanalytiques trop profondes (cannibalisme, grossesse fantasmée, ...) qui vont plutôt entraîner une complaisance des patient·e·s envers leur état, une solution efficace consiste à déconstruire les interprétations du·de la patient·e de ses relations avec lui·elle-même et les autres. En effet, l'anorexique est en général persuadé·e d'être méprisé·e et haï·e par les autres (ce qu'iel ressent envers lui·elle-même). Réinterpréter patiemment chaque échange et évènement lui permettra de revenir sur ses conceptions. Cela suppose toutefois une coopération du·de la patient·e, une volonté d'échanger avec ce·tte soignant·e qui veut l'empêcher de maigrir, alors que les anorexiques ne coopèrent pas forcément facilement et que le chantage (à la nourriture) est facile.

  La thérapie des troubles du comportement alimentaire est rendue particulièrement difficile car les exigences et l'investissement de la famille (parfois conduite à se remettre en question... alors qu'il est plus facile de changer de soignant·e), de façon parfois énergique mais pas toujours productive, s'ajoutent aux exigences du·de la patient·e, sans compter que famille et patient·e peuvent être en conflit sur le sujet (c'est le cas par définition dans l'anorexie... la famille souhaite une reprise de poids, le·a patient·e souhaite perdre plus de poids). L'aspect chiffré du poids peut également être source d'attentes irréalistes. Enfin, l'autrice ne le mentionne pas, mais on peut facilement imaginer à quel point il est terrible, dans le cas de l'anorexie, d'assister dans l'impuissance au décès d'adolescent·e·s et de jeunes adultes, en particulier dans le cadre d'un conflit violent avec le·a patient et/ou les parents.

  Bien que maintenant ancien, on comprend bien que ce livre riche et documenté soit une référence. Toutefois, il appelle aussi à des lectures complémentaires, peut-être plus récentes.