samedi 11 juin 2016

Les fondations du lien amoureux, de Raphaële Miljkovitch


 Dans ce livre, qui résume un travail de recherche, Raphaële Miljkovitch prolonge les travaux de John Bowlby (et les suivants) sur l'attachement en s'interrogeant sur l'influence des relations affectives avec les parents pendant l'enfance sur les relations de couple. Si les deux types de relation sont, bien entendu, différents (il arrive qu'on change un peu quand même entre l'enfance et l'âge adulte et, si l'attachement est un besoin fondamental au tout début de la vie car un jeune enfant ne peut pas survivre seul, le célibat à l'âge adulte, malgré ses éventuels inconvénients, met rarement la vie en danger), on peut difficilement imaginer que la façon de donner et recevoir de l'affection qu'on a connu en grandissant soit sans influence sur les échanges ultérieurs. Le principal outil utilisé est l'analyse d'entretiens, complété dans certains cas par des tests pour vérifier statistiquement les hypothèses plus spécifiques.

 Les données permettent effectivement de confirmer diverses influences. C'est le cas par exemple de la nature des attentes envers l'autre, de la façon de l'exprimer ("bien que le conjoint se comporte différemment de ce qu'on a connu auprès de ses parents, on n'est pas nécessairement en mesure de le voir et de l'intégrer"). Le père de Germaine était violent avec elle et l'ensemble de sa famille, et ne laissait sa mère prendre soin d'elle que quand elle était malade (elle a par ailleurs eu de nombreux problèmes de santé) : elle rapporte durant l'entretien que deux de ses divorces ont été motivés, au-delà des autres problèmes de couple, par un manque d'attention du conjoint lorsqu'elle était malade ("je me traînais avec 40°C de fièvre et il fallait que je lave le linge!"). Marie, cinquième de six enfants non désirés, dit avoir été une enfant collante, et se faisait donc souvent envoyer promener par sa mère. Ce sentiment d'abandon a été renforcé au moment du divorce de ses parents. Adulte, dans le métro avec son conjoint, frustrée qu'ils ne se parlent pas, elle pose sa main sur la sienne : il sursaute et retire brusquement sa main, non pas par rejet mais par surprise. Elle souffre beaucoup de l'incident, choquée qu'il puisse être à ce point perdu dans ses pensées alors qu'il est juste à côté d'elle. Séverine, à l'enfance plus sereine, a au contraire assez de ressources pour supporter des périodes difficiles, comme quand son conjoint, en service militaire, ne rentrait que le week-end et commençait seulement à la fin du week-end à récupérer de sa semaine. Gérald rapporte un manque d'attentions matérielles et affectives de sa mère, mais les faits dans son récit le contredisent : c'est probablement dû au fait que se plaindre était une stratégie pertinente pour attirer l'attention de sa mère, stratégie qui risque de beaucoup moins bien marcher dans le cadre de la vie de couple. Ces influences peuvent s'observer dans les interprétations des réactions du conjoint (comme Marie qui est profondément blessée par un manque passager d'attention) ou encore, dans une certaine mesure, dans le choix du conjoint. Les deux situations peuvent même se présenter pour la même personne, comme c'est le cas par exemple pour Benjamin : violemment maltraité par ses parents, convaincu qu'ils ne l'aimaient pas car il était moche ("C'est vrai, j'étais pas beau ; j'avais les oreilles décollées. Bon, plus tard, on m'a opéré ; ça se voit plus aujourd'hui mais... vraiment j'étais pas beau"), il a du mal à concevoir qu'on puisse l'aimer et se met en échec dans ses relations successives pour ne pas trop s'attacher, au risque d'une rupture qui deviendrait trop difficile à endurer. Il a mis fin à sa dernière relation en date suite à une suspicion d'adultère : leur voiture immobilisée par une crevaison, il a laissé sa compagne quelques instants, le temps d'aller récupérer de quoi changer le pneu, seule avec un passant qui s'était arrêté pour les aider (non sans appréhension : "j'ai dit au type : "Je te confie ma future femme, t'as pas intérêt à déconner. De toutes façons, j'ai relevé le numéro de ta voiture" et je suis parti"). De retour, c'est... le regard de sa compagne qui suffit à le convaincre de façon solide qu'adultère il y a eu, ainsi que le fait qu'elle n'en reparle pas le lendemain. Contrairement à ce que pourrait laisser supposer son manque de confiance en ce qui concerne la fidélité conjugale, il s'était précédemment remarié (après un premier divorce pour adultère) avec une femme qui lui avait été présentée comme "pas sérieuse", donc s'engageant en connaissance de cause dans une relation qui avait d'office de fortes chances de terminer par une rupture. Cette tendance au retrait affectif est mesurable chez les personnes qui ont élaboré ce type de stratégie en grandissant : on observe des réactions physiologiques moindres (en comparant à un groupe contrôle), par exemple, devant des extraits du film L'Ours où un ourson est "en situation de danger, de perte, de rejet, de sécurité et de recherche de proximité avec un adulte".

 Les stratégies d'attachement commencent à s'élaborer dès les premiers échanges entre le nourrisson et l'adulte. Plus l'adulte répond adéquatement à l'enfant de façon habituelle, plus l'enfant prend confiance dans l'efficacité de ses propres modes d'expression (sourire, pleurer, tendre les bras, voire se mettre en colère, ignorer l'adulte, …). L'attachement étant, dans les premières années de la vie, un besoin fondamental, l'enfant cherchera à s'adapter à l'adulte même dans la difficulté, ce qui pourra être dans le cas d'un comportement trop imprévisible de la figure d'attachement source de fortes angoisses et de conduites contradictoires (par exemple, au moment des retrouvailles dans l'expérience de la situation étrange, "mettre les mains devant la bouche, garder les avants-bras en l'air, rester les yeux hagards", en proie à "une représentation de lui-même comme étant à la fois une victime, un sauveur et un persécuteur"). Suzanne a grandi en testant régulièrement la résistance de sa mère à travers de violents caprices, auxquels celle-ci finissait toujours par céder sauf lorsqu'elle faisait appel à un tiers, ce qui aggravait en fait doublement la situation (car confirmant la fragilité qui angoissait Suzanne tout en introduisant un indésirable dans la relation mère-fille). La scolarité se passe très mal car la séparation n'est pas supportée, y compris à l'entrée en CP, trois ans d'école maternelle n'ayant pas suffi à l'habituer à cette séparation (la phobie scolaire, sujet sur lequel Bowlby s'est beaucoup étendu , sera d'ailleurs assez forte et durable pour qu'elle abandonne le lycée au bout de trois mois). Suzanne est par ailleurs incapable de faire face seule à l'angoisse. Elle grandit donc en étant persécutrice (à travers ses caprices) tout en étant sauveur (elle s'apitoie sur sa mère et sa fragilité), mais aussi victime puisque ses besoins affectifs sont ignorés. Ce comportement d'hyperadaptation aura des conséquences lorsqu'elle sera en couple avec un conjoint violent : après avoir été frappée (et dans un cas étranglée au point d'avoir la certitude qu'elle allait mourir), c'est elle qui prend soin de son conjoint, s'inquiétant devant son air "perdu" et cherchant sa propre part de responsabilité ("quand la crise s'est arrêtée, je suis restée avec lui en essayant d'être la plus tendre et rassurante que possible"). Elle a également été en difficulté dans sa relation suivante, ayant du mal à accepter la proximité ("pour moi il tenait du magique et pas du réel. Je voulais pas que ça bouge, qu'il casse cette image") puis avortant malgré son désir de parentalité car ne se sentant pas capable d'être mère ou encore faisant régulièrement subir à son conjoint de fortes colères en fait déclenchées par de violentes angoisses. La mère de Magali était maniaco-dépressive ("elle faisait rien dans la maison, donc fallait bien que je prenne le relais, que j'aide mon père et, surtout, j'avais peur qu'elle se suicide") et son père alcoolique ("c'est vrai que très tôt, vers 8-9 ans, je me souviens avoir ramassé mon père quand il tombait dans l'escalier pour rentrer à la maison parce qu'il avait bu") : la plupart du temps, elle devait donc prendre soin de ses parents, subissant une inversion des rôles parents-enfants. Jeune adulte, elle s'est mise en couple avec des hommes bien plus âgés qu'elle, pour s'assurer qu'ils seraient prêts à beaucoup pour la garder donc qu'elle aurait le contrôle dans la relation et pourrait exiger beaucoup, en contraste avec son vécu d'enfant et d'adolescente. 

 Bien entendu, le livre n'est en aucun cas une sorte de boule de cristal qui prédirait la vie de couple en fonction de l'enfance, ni un prétexte pour accuser nos parents de tous nos problèmes de couples (ce serait d'ailleurs bien dommage de faire ça alors qu'il est si simple d'accuser le·a conjoint·e!). D'une part, le fait qu'une hypothèse soit vérifiée statistiquement veut dire que telle cause a plus de chance de produire tel effet plutôt qu'un autre, et non que telle cause produira automatiquement tel effet. D'autre part, le·a conjoint·e n'est pas les parents, et chaque relation est différente, d'autant qu'il arrive souvent d'avoir plusieurs conjoint·e·s successif·ve·s, donc de changer au fur et à mesure des relations. Et, mieux encore, des pistes sont proposées pour évoluer! Communiquer, prendre conscience de son propre fonctionnement et de celui de son ou sa partenaire, sont des moyens de surmonter des habitudes ou des conceptions néfastes ("les quelques personnes qui, en dépit d'une enfance difficile, parviennent à trouver un équilibre dans leurs liaisons amoureuses se démarquent aussi de celles qui n'ont pas évolué par une bonne conscience réflexive (capacité à concevoir les états mentaux de soi et d'autrui)", "la relation de couple permet ainsi de mettre le doigt sur des points sensibles"). Cela peut être facilité par un·e partenaire particulièrement à l'écoute, même si c'est une très mauvaise idée de tout mettre sur le dos du ou de la partenaire ("à l'âge adulte on est davantage préoccupé que dans l'enfance par des frustrations, qui sont imputées au partenaire" -sur le thème de ne pas faire reposer toute la relation sur l'autre je recommande avec force enthousiasme le film Elle s'appelle Ruby-), ou si nécessaire par un·e thérapeute : "le thérapeute accompagne et soutient dans l'évocation des aspects douloureux de l'existence, jusqu'à ce qu'on parvienne par soi-même à y faire front" (c'est beau, c'est magnifique, c'est formidable! Enfin, forcément que je trouve ça formidable, on dirait du Carl Rogers).

 Un livre qui reprend Bowlby ET Rogers, c'est doublement inutile de dire que j'en pense énormément de bien. Et, bien que ce soit la présentation d'un travail de recherche universitaire, le tout est extrêmement clair et accompagné en abondance d'extraits d'entretiens qui sont cliniquement riches par ailleurs (et je ne dis pas ça juste parce que l'autrice, que sa connexion Internet soit de 1000 Gigas/secondes même quand elle est en vacances à la campagne, que son équipe de foot favorite gagne les cent mille matches à venir, qu'un million de rayons de soleil et de ronronnements de chatons illuminent chaque instant de son existence, est prof en Master développement à l'IED Paris VIII et que je vais sous peu avoir besoin de l'indulgence de l'IED Paris VIII pour être admis en Master développement). Un autre point qui rend le livre particulièrement intéressant : le questionnaire utilisé pour la recherche (répondant au doux nom de Attachment security and secondary strategy interview) est fourni en annexe (et en français). Le recueil de nombreuses données concernant l'attachement peut bien sûr servir pour la recherche, mais on peut probablement aussi lui trouver de salutaires usages dans un cadre thérapeutique (anamnèse, ...), ne serait-ce que parce que répondre au questionnaire est un premier pas pour mieux identifier son propre fonctionnement et que, comme ça a été dit un paragraphe plus haut, c'est une étape importante pour rectifier si besoin les habitudes inadéquates.

mardi 7 juin 2016

Demain j'étais folle, d'Arnhild Lauveng



 Ce livre (best-seller traduit en une dizaine de langues) est le récit autobiographique d'une psychologue ancienne schizophrène, même si normalement, de l'aveu de l'autrice, les anciens schizophrènes (contrairement, pour l'instant, aux psychologues), ça n'existe pas ("un ancien schizophrène, ça n'existe pour ainsi dire pas. C'est un rôle qu'on ne vous propose pas").

 Le développement de la maladie, les symptômes, auront bien entendu leur place dans le récit. L'autrice a commencé par subir une altération de la perception de soi (sensation par exemple de ne pas exister, d'être un personnage de fiction) difficile à décrire, donc à la fois à identifier (comment s'assurer que ce que l'on ressent est différent de ce que ressentent les autres?) et à communiquer (par exemple au psychologue du collège, qui lui a expliqué que tous les adolescents étaient perturbés et lui a expliqué le Moi, le Surmoi et le Ça freudiens - "je n'y compris rien, mais je suis pratiquement sûre que lui non plus n'avait rien compris à ce que j'avais essayé de lui expliquer"), puis une altération de la perception de l'environnement (par exemple ne pas oser traverser une route parce que le trottoir semblait haut d'une vingtaine de mètres). Ont suivi hallucinations visuelles (personnages, loups, rats, …) et auditives (à commencer par le Capitaine qui rationnait aux frontières du possible alimentation et temps de sommeil et ordonnait de refaire tout ce qui n'était pas parfait ou encore des automutilations), automutilations violentes, tentatives de suicide, qui ont conduit à des années d'internement psychiatrique.

 L'essentiel n'est pourtant pas dans la description des symptômes mais dans la vie de l'autrice en tant que patiente, dans ce que l'entourage, les institutions, faisaient des symptômes. Elle explique par exemple que si un diagnostic est indispensable pour que les soignant·e·s puissent disposer d'un langage commun, pour que la recherche scientifique soit possible, les professionnel·le·s oublient trop souvent (et oublient donc de le communiquer aux patient·e·s) que le diagnostic n'est pas pour autant une carte d'identité. D'une part, bien entendu, les patient·e·s sont différent·e·s entre elles et eux, au même titre que les individus non malades (puisque, vous l'aurez compris, ce sont des individus), la pathologie ne constitue donc qu'une part de leur personnalité. D'autre part, un diagnostic n'est pas nécessairement aussi précis qu'il n'y paraît. Par exemple, dans le cas de la schizophrénie (comme dans beaucoup d'autres pathologies psychiatriques), certains éléments sont nécessaires pour faire le diagnostic, mais ça n'implique pas qu'une personne schizophrène souffrira de tous les symptômes listés : un même diagnostic concerne donc, on s'en doute, des personnes différentes, mais peut également concerner un ensemble de symptômes différent, le tout sans compter que les classifications évoluent ("cette classification des diagnostics est constamment revue et corrigée. Nous utilisons actuellement la dixième, un peu différente de la neuvième et sans doute aussi de ce que sera la onzième"). La sensation de précision donnée par la terminologie savante est trompeuse ("il y a des différences fondamentales entre les chiens et les chats, et il n'y a aucun cas ambigu ou hybride d'un animal qui serait un peu chat et un peu chien. Il n'en va pas de même avec les diagnostics psychiatriques", "ce sont des descriptions au sens strict, elles n'ont pas vocation à être autre chose. Sauf rares exceptions, les classifications ne disent rien des causes de ces différentes pathologies. Elles ne disent rien non plus des traitements conseillés. Et elles ne disent a priori rien des pronostics, c'est à dire de la situation du patient dans un, cinq ou vingt ans").

 Le diagnostic de schizophrénie, qui peut être particulièrement décourageant ou stigmatisant, a pourtant influencé des comportements plus qu'il ne l'aurait dû. On peut donner l'exemple de cette soignante contrariée qui a appelé ses collègues à l'aide pour maîtriser l'autrice (déclenchant pour le coup une vraie crise) alors qu'elle allait simplement chercher un dictionnaire pour savoir si l'orange était un agrume ou si cette catégorie, comme le pensait la soignante, ne concernait que les citrons (qui aurait cru que cette personne qui hallucinait et s'automutilait allait simplement vérifier une information, alors qu'une professionnelle appelait à l'aide?), de cette fois où, conviée à un goûter avec le groupe malgré les risques d'automutilation avec la vaisselle en verre (à l'occasion d'une visite de spécialistes de la schizophrénie), elle s'est aperçue au moment du retour forcé dans sa chambre (après une tentative d'automutilation) que le mobilier avait été enlevé par anticipation, que ce qui ressemblait à une marque de confiance était en fait tout l'inverse (la crise avait été anticipée voire provoquée), du projet de devenir psychologue qui au lieu d'être soutenu n'était pas pris au sérieux ("mes projets professionnels n'en étaient plus, c'étaient des symptômes d'identification à mon thérapeute, entendis-je dire"), de la cruelle maltraitance psychologique (confiscation de son ours en peluche, propos menaçants, …) de policiers envoyés pour la maîtriser pour une hospitalisation contrainte et qui disposaient d'une folle menottée pour s'amuser ("je devais avoir l'air très bête, car ils n'arrêtaient pas de rire"), … Si éloignée de l'univers du commun des mortels que puisse sembler une personne, cette personne demeure un être humain, qui ressent les souffrances infligées (Philippe Cado se souvient par exemple, bien qu'en plein épisode délirant, avoir été blessé par la remarque méprisante d'un infirmier) : ces souffrances sont non seulement ressenties au moment même, mais ont aussi des conséquences, psychiques voire physiques, sur le long terme ("l'humiliation et la violence ne sont pas nécessaires", "la contrainte vous laisse des traces", "des douleurs physiques m'empêchent encore parfois de dormir la nuit, et même s'ils sont beaucoup plus rares maintenant, les cauchemars n'ont pas complètement disparu").

 L'autrice ne fait pourtant pas preuve d'angélisme, et admet que les contraintes sont nécessaires. Cependant, même dans les situations de contrainte, c'est important que la violence soit limitée au minimum possible ("mon expérience me dit que la distinction entre épouvantable, pas trop mal et un peu sécurisant ne joue pas sur le "quoi", mais sur le "comment" ", "j'aurais très bien pu collaborer avec ceux qui ont fait usage de la force avec moi, s'ils l'avaient fait décemment"). L'autrice donne l'exemple du lit de contention : si son usage est parfois nécessaire ("c'est usant de se mutiler, pénible de perdre le contrôle, voilà pourquoi il est plus rassurant d'être retenu par des sangles. Pas agréable, évidemment, mais au moins, j'étais certaine de ne pas pouvoir me faire du mal, c'était une responsabilité en moins"), utiliser cette "procédure médicale très intrusive" comme menace est bien plus problématique (en particulier si, comme dans le cas de l'autrice, on laisse le lit dans la chambre à côté du lit normal pour influencer le comportement par la crainte -"j'avais si peur que je n'osais pas dormir la nuit" - ). Un exemple parlant du "comment" qui peut changer beaucoup de choses : l'autrice ne supportait pas qu'on lui donne des ordres. Des crises ont ainsi été déclenchées là où une formulation polie, normale, aurait conduit au résultat souhaité. Les règles de la communication sont en effet souvent biaisées dans le rapport entre patient·e·s et soignant·e·s. L'autrice déplore par exemple que la pathologie s'immisce naturellement dans les conversations (elle a par exemple été pendant un moment incapable de comprendre, lorsqu'une soignante lui a demandé où elle habitait, qu'elle parlait de son domicile en dehors de l'hôpital, tant c'était inhabituel), mais aussi que peu d'efforts soient souvent faits pour interpréter les comportements des patient·e·s en fonction du contexte, plutôt qu'en fonction de la pathologie ("les fous crient parce qu'ils sont fous, pas parce qu'ils ont mal aux jambes"). Les règles de vie dans certains services de psychiatrie, certes justifiées par le besoin de sécurité et celui de s'occuper de nombreuses personnes avec un personnel limité, pourraient probablement menacer la santé mentale de nombreuses personnes bien portantes : peu d'occasions de communiquer, nécessité de se conformer à certaines règles (choix du repas, horaires, …), liberté d'aller et venir très limitée ("C'était à l'époque où Ceaucescu fut destitué en Roumanie, et je lus dans le journal que son fils se plaignait que l'ancien leader ne bénéficie que d'une heure de promenade par jour après avoir été emprisonné. Je n'avais jamais commis le moindre génocide, et j'aurais beaucoup apprécié de pouvoir sortir une heure"), … Certains comportements, perçus comme de la mauvaise volonté, voire de la manipulation, sont donc en fait des comportements pertinents dans ce contexte ("je n'ai pas besoin d'entendre que ce n'était pas malin de se mutiler, que c'était bête et inadapté, alors que l'expérience m'a appris que c'était justement ce qu'il fallait faire pour obtenir ce que je voulais", "ce besoin d'attention que nous manifestons tous au quotidien est évidemment beaucoup plus intense quand nous nous sentons menacés ou en danger").

 L'image de soi telle qu'elle est renvoyée par les autres est importante non seulement au quotidien, mais aussi pour améliorer la situation sur le long terme. L'auteur fait ainsi la liste de personnages du conte d'Askeladden qui ont aidé ce "vagabond" "noir et sale", à accomplir les différentes épreuves dont les contes de fée ont le secret, personnages qu'elle a rencontrée elle-même dans son parcours et qui lui ont permis, en plus d'avoir ce statut qui n'existe pas d'ancienne schizophrène, de réaliser son rêve (enfin, un de ses rêves, puisqu'elle est certes devenue psychologue, mais n'a pas remporté de prix Nobel et n'a pas intégré un corps de ballet) : "derrière l'argent et les systèmes, il y a des êtres humains. Qui peuvent parfois changer totalement les choses". "Le premier assistant d'Askeladden était un type qui aimait tant la viande qu'il n'en avait jamais assez. En revanche, il n'était pas particulièrement difficile, et quand il n'avait pas de viande à se mettre sous la dent, il mangeait du granit et s'en contentait". A l'image de cet assistant, les ateliers organisés par les ergothérapeutes, "où les attentes étaient concrètes et gérables" offraient une bouffée d'oxygène, un espace de repos, par rapport aux projets de vie exigeants qui impliquaient "un gigantesque tas de rêves brisés, de projets anéantis" et s'attardaient sur les échecs, même si c'était dans une intention louable (proposer des pistes d'amélioration). Un second personnage du conte, envahi d'une soif immense, se contentait de sucer le robinet d'un tonneau d'où rien ne sortait. Les deux premiers médecins de l'autrice, eux aussi, persévéraient, gardaient espoir, proposaient différentes solutions, "bien qu'ils n'obtinssent jamais la moindre goutte en retour". Un autre personnage "était capable d'une concentration telle qu'il parvenait à entendre l'herbe pousser". Seulement, l'herbe ne pousse pas seulement silencieusement mais aussi lentement. De plus, tirer dessus ne permet pas de la faire pousser plus vite : il faut se contenter, humblement, de réunir les bonnes conditions (eau, soleil, …) même quand le résultat n'est pas perceptible ("malheureusement, la tendance dans les services de santé publics à l'heure actuelle n'est pas à l'écoute de l'herbe qui pousse. La vitesse et l'efficacité sont les maîtres mots"). Le quatrième assistant avait une assez bonne vue pour voir jusqu'au bout du monde. "Quand Askeladden le rencontra, il observait, encore et encore, et j'imagine que ça ne lui donnait pas l'air spécialement malin". De la même façon, un jour où l'autrice avait réalisé une belle peinture, l'idée de sa mère de la suspendre au dessus du canapé dans son salon dans un cadre doré semblait plutôt absurde ("je n'avais pas de canapé, pas de salon, pas de maison, de sortie, de revenus, et pas la capacité d'être dans la même pièce que des objets en verre"). Pourtant, cette étoile de Noël sur fond de ciel bleu foncé se trouve aujourd'hui, dans un cadre doré, au-dessus du canapé dans le salon de l'autrice. L'avant-dernier personnage du conte devait être lesté pour ne pas s'envoler, et était capable d'aller au bout du monde et d'en revenir. A rebours des clichés sur l'administration, de nombreux fonctionnaires des services sociaux ont fait l'impossible pour trouver les solutions les plus adaptées à la situation de l'autrice. Le dernier personnage avait avalé quinze hivers et sept étés : la volonté, la capacité d'endurer le mauvais temps alors que le soleil arrive en quantité moindre, sont d'une grande aide à la fois pour les proches et pour les patient·e·s, même si certain·e·s professionnel·le·s, selon l'autrice, ne sont pas au courant, préférant laisser le moins de place possible aux sentiments, trop perturbateurs.

 Si l'autrice précise que son parcours ne concerne qu'elle, la perspective offerte en particulier sur les situations de contrainte nécessaire, sur l'importance de la considération envers l'autre dans les situations difficiles, sur les moyens de communication à considérer comme tels, sur l'espoir à garder sur le long terme ne serait-ce que parce qu'une perspective positive est thérapeutique en soi, permet un regard exigeant mais précieux et solidement argumenté sur la clinique en général, et si la mission de prévention d'une stigmatisation irrationnelle des patients schizophrènes est remplie, sa portée va bien au delà de la situation spécifique de la schizophrénie.