lundi 25 septembre 2017

Les naufragés, de Patrick Declerck



 Patrick Declerck, autant en tant qu'anthropologue, qui a enquêté sur le terrain, qu'en tant que psychanalyste qui a pratiqué, en collaboration avec des médecins, des consultations spécialisées dans un service dédié, fait partager aux lecteur·ice·s ce qu'il peut savoir des clochards. Le terme est choisi et assumé par l'auteur, bien qu'il estime qu'aucun terme n'est vraiment satisfaisant pour parler de ces personnes ("les mots, nombreux et tous aussi insatisfaisants les uns que les autres, masquent et relèvent à la fois que ces sujets ne peuvent être nommés. Littéralement "innomables", ils échappent par là même à toute tentative d'appréhension claire, car la pensée a besoin de définir, de s'appuyer sur un objet stable et identifiable").

  Le terme de rencontre est peut-être celui qui semble traduire le mieux la démarche du livre : certes la seconde partie est plus technique et propose analyse et solutions, et des annexes chiffrées (qui indiquent par ailleurs que ces chiffres ne peuvent être que des approximations!) complètent le tout, mais la première partie, la plus conséquente, est une succession de textes très divers, à l'assemblage difficilement prévisible, qui a tend à évoquer un costume d'Arlequin. Des récits autobiographiques (que l'auteur précise avoir modifiés pour les rendre intelligibles) de clochards, recueillis en retrouvant fortuitement des paquets de feuilles griffonnées ou dans le cadre plus conventionnel d'une consultation, côtoient des informations sur l'évolution des institutions, la restitution d'un dîner mondain avec la réaction des hôtes quand ils apprennent l'occupation de l'auteur, une nuit fictive regroupant ce qui a pu se passer lors de plusieurs nuits réelles passées dans un centre d'accueil (à une époque où, le vagabondage étant interdit, les clochard·e·s y étaient regroupé·e·s de force le soir) dans le cadre d'une enquête ethnologique, … Patrick Declerck parle parfois aussi directement de lui-même, comme quand enfant il entendait son oncle raconter avec enthousiasme ses crimes de guerre au Congo (peut-être partage-t-il ces moments parce que son oncle, dont l'insertion professionnelle était très compromise, a lui même potentiellement échappé à la grande précarité en trouvant sa vocation dans la Légion étrangère), ou quand il décrit cette période où il a été confronté à la pauvreté (certes incomparable avec celle des clochard·e·s!) et les changements produits sur sa personnalité (compter et recompter les pièces disponibles, ressentir la faim et parfois sauter des repas, envisager sérieusement le vol, moins se soucier de propreté -uriner la nuit dans le lavabo plutôt que de prendre la peine de s'habiller pour aller dans les toilettes communes est d'abord un tabou puis une habitude-, devenir plus irascible au point de parfois en venir aux mains en cas de contrariété, être moins respecté -mis à la porte d'un appartement pour vingt-quatre heures de retard de paiement, l'appartement vidé en son absence, "l'économe, triomphale institutrice", ajoute à la violence matérielle une attitude moralisatrice, semble attendre des excuses ou des supplications - " "ça vous est égal ?" demande-t-elle, irritée sans doute par ma réserve polie", …). La violence de la situation des clochard·e·s est évidemment toute autre. Le récit des nuits au centre d'hébergement d'urgence, bien que datant de 1985 et obsolète (le vagabondage n'est plus interdit donc seul·e·s les volontaires s'y rendent, et le lieu lui-même a radicalement changé, avec quelques fausses bonnes idées -les chambres pour 5 à 6 personnes fermant de l'intérieur semblent à première vue un progrès salutaire vers la dignité par rapport au dortoir collectif, l'expérience fait voir à Patrick Declerck un inquiétant problème de sécurité-), donne une idée du quotidien, ne serait-ce qu'au niveau de l'hygiène : parasites nombreux sur le corps et les vêtements, exposition aux vomissements des autres pendant par exemple le transport en car et à l'urine dans les dortoirs -occuper le lit du dessous est périlleux en cas d'incontinence de l'occupant du dessus (problème fréquent après des années d'alcoolisme), grande dépendance à l'alcool au point que la "bloblotte" assure l'animation du petit-déjeuner collectif -les tremblements sont tels, après une nuit de manque, que porter un bol plein à ses lèvres est une épreuve d'agilité-... comment se représenter l'impact sur le psychisme d'un tel quotidien pendant des années? A cela s'ajoute, à travers la description de blessures, de lésions et de maladies graves, l'accoutumance apparente à la douleur, voire l'indifférence devant la perspective de la mort, explicitée par un refus de soins.

  L'originalité de la partie plus analytique du livre, en dehors des interprétations psychanalytiques proposées par l'auteur, "spéculations théoriques" avec lesquelles il invite lui-même à prendre des distances ("souvenons-nous que Freud, conscient du caractère métaphorique de la théorie psychanalytique, parlait de "la fée métapsychologie" "), est dans le rejet, qui pourrait sembler extrêmement problématique de prime abord, de l'attitude consistant à s'acharner à considérer le·a clochard·e comme un·e semblable. Les injonctions à la réinsertion, le plus tôt possible, sont selon lui contreproductives : le livre contient plusieurs récits de personnes retombées plus profondément dans la précarité alors même qu'elles semblaient en voir l'issue (l'une d'elle décédée, morte de froid, à quelques mètres de l'hôpital qui, avant ladite réinsertion palpable, l'hébergeait en échange d'un travail), et Patrick Declerck déplore que les différents hébergements soient adaptés en fonction des capacités d'insertion (de celui dans lequel on ne peut pas garder son lit d'une nuit sur l'autre et où les séjours ne peuvent dépasser quelques jours à celui qui héberge plus longuement en échange d'un travail sur place et de l'ébauche d'un projet de sortie), ce qui précisément augmente l'instabilité. Sans bien sûr estimer une seconde que la vie de clochard·e est un objectif souhaitable ("cliniquement, l'idée que la pauvreté grandit l'homme est une sottise"), l'humanisme consiste plutôt selon lui à accepter le·a clochard·e tel qu'iel est, sans lui proposer un projet, fût-il de bon sens vu de l'autre côté de la précarité, dans lequel il ne pourra pas nécessairement se reconnaître. Ainsi, la société se doit de fournir l'indispensable (logement, nourriture, soins médicaux et psychiques, …) et de laisser le sujet en disposer.

 Il va sans dire que ce résumé est loin de restituer la richesse des réflexions de l'auteur, qui fait d'ailleurs part de ses propres faiblesses, ni la violence de la rencontre proposée. L'originalité de la forme comme du fond, l'intensité de l'ensemble, font que plusieurs lectures sont probablement nécessaires pour s'en emparer.