mercredi 20 février 2013

Les Premiers Liens, de T. Berry Brazelton et Bertrand Cramer

 Ne soyez pas leurrés par le titre, il ne s'agit pas d'un prequel de 50 Shades of Grey. Travail commun d'un pédiatre (Brazelton) et d'un psychiatre, ce livre a pour objectif d'éclairer la clinique du nourrisson d'un regard nouveau mais aux enjeux importants, dans la mesure où "même lorsqu'il existe une pathologie organique nette -comme une anomalie de naissance ou congénitale […] le pronostic en ce qui concerne de tels enfants dépend énormément de la façon dont les parents perçoivent et ressentent l'anomalie, et dont ils s'en accommodent".

 Dans un premier temps, les auteurs (enfin, surtout Brazelton si on en croit les recherches évoquées pour appuyer le propos) présentent les interactions entre parents et enfants en fonction du développement sensori-moteur du nourrisson. Si l'enjeu clinique est loin d'être au centre de cette première partie, il est tout de même présent : les interactions réussies sont une récompense tant pour l'enfant que pour les parents, encourageant les performances de l'enfant tout en favorisant une relation épanouie. Une étude a même permis d'observer qu'un simple échange de regards juste après la naissance a un impact positif sur l'expérience de la parentalité ("30 jours plus tard, ces parents étaient nettement plus sensibles aux signaux visuels et auditifs de leurs bébé que des parents qui n'avaient pas eu l'occasion d'une interaction visuelle immédiatement après l'accouchement"). Pour optimiser ces échanges, le parent doit être vigilant à la disponibilité du bébé (désir d'échanger, état d'éveil satisfaisant), être vigilant à ses réponses et le montrer (excitation du bébé quand il réalise qu'il peut avoir un impact sur le comportement des parents), éviter la surstimulation (et, en cas de surstimulation, ne pas interpréter les pleurs du bébé comme un rejet du parent), … Cette communication entre des interlocuteur·ice·s aux repères si différents ne va bien entendu pas toujours de soi, d'autant que le bébé, une fois maître de ce type d'échanges ("vers 4 mois, nos études démontrent que le bébé mène le jeu aussi souvent que les parents"), fait preuve d'une autonomie ("après qu'une séquence de réponses synchrones a été démarrée, le bébé a tendance à interrompre le dialogue en détournant le regard vers une autre partie de la pièce, vers sa main ou sa chaussure. C'est tellement prévisible vers 5 mois que nous en sommes venus à appeler les bébés de cet âge des "bébés-chaussures" (shoebabies)") qui peut être surprenante et douloureuse pour les parents, interprétée comme un rejet, alors même qu'il s'agit, semble-t-il, pour le bébé, d'une preuve de confiance dans la relation dans la mesure où ça implique d'accepter une distance sans crainte d'abandon ("le bébé handicapé ou prématuré qui a été "couvé" attendait souvent d'avoir sept ou huit mois avant d'oser atteindre le même état d'autonomie").

 La partie plus strictement clinique concerne principalement l'image que les parents peuvent avoir du bébé. L'enfant est, de façon plus ou moins consciente, de façon plus ou moins impérative, un projet (le "il sera bien ce qu'il voudra" de la mère de Kirikou enceinte dans la comédie musicale va bien moins de soi qu'il n'y paraît), et les interactions entre parents et enfants démarrent et évoluent dès la grossesse. Après la naissance, le bébé est également un vecteur capital d'estime de soi, à la fois en tant que miroir (amour-propre) qu'en tant que représentation de soi envers les autres. Ses premières communications (sourires, mouvements, vocalises) seront définies au départ par leur interprétation par les parents, ce qui est indispensable au développement (une communication a pour objet d'être interprétée), mais peut être dangereux dans des contextes difficiles où pathologiques, où des intentions néfastes (provocation, méchanceté, rejet, mépris) peuvent être attribuées. Rappelant, et éclairant (un terme très récurrent est celui de "fantôme dans la nursery" repris à Selma Fraiberg) des principes de la psychogénéalogie (bien que l'analyse concerne ici un maximum de deux générations), le livre développe en détail et très clairement comment les fantasmes des parents, leur vécu de leur propre enfance, les deuils non faits ou les projets abandonnés peuvent contribuer à rendre la parentalité très difficile, parfois au désarroi du personnel soignant (les auteurs ont plusieurs fois reçu en consultation des parents qui s'étaient d'abord vu répondre que les pleurs étaient dûs à des coliques et que ça allait passer). Le·a lecteur·ice thérapeute est d'ailleurs encouragé·e à laisser les parents s'exprimer : ils livreront le plus souvent eux-même la raison jusqu'ici invisible de l'angoisse ou du conflit, et seront par la suite bien plus réceptifs aux interprétations et solutions proposées. L'ouvrage s'achève sur une série de cas cliniques qui illustrent avec précision les théories proposées juste avant.

 Même si les parties "développement" et "clinique" semblent en premier lieu ne pas avoir de liens entre elles, leur complémentarité est bien plus flagrante à la fin. La partie clinique, très spécialisée mais très riche (à partir du 4ème chapitre, "Les Scénarios Imaginaires"), peut toutefois être lue séparément. C'est bien dommage que la crédibilité du tout soit ébréchée par la courte partie "Devenir père", qui semble avoir été coécrite avec Borat et David Douillet, où l'on apprend par exemple qu'il faut se préserver des dangers de "tomber dans une illusion d'identité entre les sexes", et que les bienfaits de la présence du père sont confirmées entre autres par "l'étude de garçons très féminisés (dès la fin de la deuxième année) ou dans l'histoire de certains transsexuels" (mais qu'est-ce que ça peut bien être, un garçon très féminisé à 3 ans? Il écoute Britney Spears, est fan d'Abba, de Glee et de Sex and the City et regarde les mauvaises pages du catalogue de jouets?). Bien entendu, cette partie n'est pas représentative du reste, et sa lecture n'est vraiment pas indispensable.

mercredi 13 février 2013

En Analyse, saisons 1 et 2


 Bon, avant de commencer de parler de cette série, je suis bien obligé de dire que j'ai un peu, même beaucoup, la teu-hon. En effet, par principe, j'ai HORREUR des remakes. Si les suites juste pour dire qu'on fait une suite parce que le précédent a marché et qu'on va continuer jusqu'à ce que ça arrête d'être rentable, ou le fait de refaire un classique 30 ans après avec des moyens modernes (alors que si le classique en question est encore regardé, c'est peut-être parce qu'il n'en avait pas besoin, des moyens modernes), m'agacent franchement, je contourne facilement le problème en n'allant pas les voir (bon, à part le King-Kong de Peter Jackson que j'ai même en blu-ray, personne n'est parfait), mais les remakes que je déteste par dessus tout, que le simple fait d'annoncer me met de mauvaise humeur, ce sont ceux qui consistent à faire -ça a d'ailleurs été le cas pour le film allemand L'Expérience, très librement inspiré de l'expérience de Stanford de Philip Zimbardo- une version américaine d'une œuvre étrangère qui a bien marché (y compris quand c'est une gamelle annoncée comme Deux Sœurs ou La Mort en Ligne, par exemple). Et là, on ne pourrait pas plus tomber dedans. En Analyse (In Treatment en VO) est la version américaine (avec une célébrité, même si je connaissais pas ladite célébrité, dans le rôle principal) de la série israëlienne Be'Tipul. Hélas, cette série n'est semble-t-il pas disponible -enfin si, la saison 2, mais pas la 1 donc bon...- avec des sous-titres anglais (ni français, on s'en doute), et mon niveau d'hébreu laisse franchement à désirer (je n'ai même pas la moindre idée de ce que Be'tipul peut bien vouloir dire, ni comment ça se prononce), et en plus, il faut bien l'admettre, c'est une bonne série, même si elle me contraint à contribuer à une manie que je déteste ("si il y a un truc bien il faut en faire une version américaine").

Le spectateur a le privilège d'assister aux séances qui coûtent très cher du psychanalyste Paul Weston tout en ayant, c'est une série télé, quelques infos sur sa vie personnelle et en particulier familiale. On assiste également à des séances de supervisions très sportives (disons qu'elles impliquent pas mal de décibels). Chaque saison nous fait suivre le parcours de quatre patients (on sait qu'il y en a d'autres, mais on ne fait que les entrevoir, on sait juste qu'ils existent). Dans la saison 1, une patiente (par ailleurs pas célibataire) fait au psy à la fin d'une séance une vibrante déclaration d'amour, un pilote militaire très médaillé veut savoir si c'est une bonne idée de se rendre en Afghanistan (on imagine bien de quel pays il s'agit dans la série originale) sur le site de la dernière cible qu'il a, conformément aux ordres et à ses compétences, super bien bombardée mais qui se trouvait être une école avec, c'est souvent le cas dans une école, plein d'enfants vivants dedans (et qui de fait l'étaient bien moins après le bombardement), une adolescente sportive de haut niveau vient sur consignes de l'assurance pour qu'il soit certifié qu'elle ne s'est pas jetée sous la voiture qui l'a renversée, et un couple (elle, haut placée hiérarchiquement dans son entreprise, lui, plus jeune, musicien qui a du mal à percer, qui élèvent un enfant de 10-12 ans) aux échanges explosifs consulte pour décider ou non de garder l'enfant qu'elle porte, bien que la grossesse n'ait pas du tout été évidente, médicalement, à obtenir. On se rend rapidement compte, et ce ne sera pas démenti, qu'il sera beaucoup question de transfert : l'objet à priori d'une thérapie analytique est de parler de soi en long, en large et en travers avec le loisir de ne pas être interrompu -sauf dans le principe des séances courtes mais c'est une autre histoire-, mais dans les premiers épisodes les patients passent beaucoup de temps à parler de l'analyste. Dans la saison 2, une ancienne patiente retourne en analyse de nombreuses années après et met en partie ses problèmes d'aujourd'hui sur le compte de la fin trop abrupte de la première thérapie, une étudiante en architecture annonce qu'elle a un cancer, elle n'en a encore parlé à personne (à part à quelqu'un qui travaillait sur un chantier et qui la saoulait, pour le faire taire et ça a super bien marché), même pas à ses parents ils ont autre chose à s'occuper avec son frère autiste, un couple encore en grande tension amène son enfant pour faire en sorte qu'il souffre le moins possible de leur divorce en cours, le PDG d'une très grande multinationale vient parce qu'il a du mal à dormir et avec les responsabilités qu'il a il ne peut pas se le permettre, d'ailleurs il voudrait un truc rapide merci genre sophrologie parce que le temps c'est de l'argent en particulier son temps de PDG très très très important, surtout que la multinationale est sur le point d'avoir un énorme procès en responsabilité civile mais ce n'est pas le problème le stress il a connu ça toute sa vie vous pensez bien il a même combattu au Vietnam et ça n'a pas affecté son sommeil pour autant. S'il sera aussi question de transfert (ben oui, on assiste à des séances de thérapie analytique), le thème central de cette saison sera plutôt celui des responsabilités, dans différents sens du terme, y compris des responsabilités qu'il est plus responsable de ne pas prendre. La saison 2 doit être plus sympa à regarder si on a vu la 1 mais ce n'est pas non plus Twin Peaks, on peut parfaitement faire sans.

Si on peut difficilement savoir ce qui se passe dans le cabinet d'un psy (à moins d'être psy soi-même, mais même là on ne peut pas deviner ce qui se passe dans le cabinet des confrères), les séances restent toutefois crédibles, au point que l'accompagnement musical, quand il rappelle son existence, tombe comme un cheveu sur la soupe (pas comme par exemple dans la télé réalité, l'autre extrême, où on nous dit à chaque fraction de seconde ce qu'on doit penser ou ressentir). Contrairement aux études de cas ou vignettes cliniques des livres ou articles de presse spécialisés, on profite aussi pleinement du langage non-verbal (plusieurs acteurs ont d'ailleurs été récompensés), et les situations sont suffisamment variées pour être intéressantes ou, du moins, questionner. On peut d'ailleurs s'amuser au jeu des interprétations ou du "comment j'aurais géré ça" (ce qui est facilité par le fait que les épisodes soient bien rangés, "patient 1" "patient 2" "patient 3" "patient 4" "supervision", on peut donc affiner sa compréhension de chaque cas en regardant à la suite tous les épisodes du même patient) en se disant en cas d'échec que de toutes façons le personnage principal est un professionnel prestigieux et expérimenté, et en plus c'est facile de réagir bien et promptement quand on a des répliques écrites à l'avance par des scénaristes qui ont tout leur temps (oui, moi je me suis entraîné à la mauvaise foi^^). C'est d'ailleurs (enfin ça n'engage que moi) un point fort de la série de voir ce type vite perdu dès qu'il sort de son domaine d'expertise, qui a un accent marrant quand il s'énerve et qui malgré ses beaux diplômes gère sa vie de couple (son épouse est jouée par Michelle Forbes, criminelle de guerre dans Battlestar Galactica, si il avait vu cette série il ferait beaucoup plus gaffe à pas la contrarier) d'une façon que, en guise d'expertise en psychisme, la lecture de Cosmo suffirait pour savoir mieux s'y prendre, désamorcer face à ses patients des situations aussi délicates qu'explosives, un peu comme un démineur qui arriverait à faire son travail en plein milieu d'un champ de bataille.

Ça reste, on est bien d'accord, une fiction (d'ailleurs la durée des séances est supposé excéder les 20 minutes de chaque épisode, alors qu'on en voit l'intégralité, ce qui est difficile à justifier sauf faille spatio-temporelle mais ce n'est évoqué à aucun moment, et les différents patients sont, c'est bien pratique, incroyablement synchro au niveau du tempo de leur thérapie), mais le travail fait est sérieux et ça reste un moyen différent et distrayant (enfin c'est pas non plus 24HChrono ou Desperate Housewives, si vous les regardez en marathon vous allez vite vous lasser!) de travailler.
 

samedi 9 février 2013

La psychologie de l'enfant, d'Olivier Houdé

 Pour cette synthèse (oui, c'est un Que sais-je?, donc c'est très très court) des avancées actuelles de la recherche sur la psychologie (cognitive) de l'enfant, Olivier Houdé, lui-même chercheur, fait le choix de se concentrer sur les points sur lesquels le travail de Jean Piaget, qui a révolutionné la psychologie du développement au XXème siècle, a été dépassé. Jean Piaget, biologiste de formation, voit l'acquisition du savoir comme un résumé de l'histoire des sciences (l'enfant est capable de raisonnements de plus en plus abstraits et élaborés). Il (Piaget, pas l'enfant!) créée et mène des expériences qui lui permettent de délimiter trois stades principaux (le stade sensori-moteur, où le monde est appréhendé à travers les sens et les actions, jusqu'à l'âge de 2 ans, puis de 2 à 12 ans le stade des opérations concrètes -l'enfant est capable de manipuler mentalement des objets, d'imaginer diverses possibilités s'il est possible de se les représenter concrètement-, et enfin le stade des opérations formelles, capacité suprême, celle d'avoir un raisonnement abstrait). Reprenant les concepts biologiques d'assimilation et d'accommodation, il dépasse les théories innéistes (l'enfant naît avec un répertoire de compétences qui se déclencheront le moment venu, par exemple, selon Descartes résumé par Olivier Houdé, "Dieu a déposé dans notre esprit, dès la naissance, des idées logiques et mathématiques claires et distinctes, noyau de l'intelligence humaine") et empiristes (l'enfant est comme une feuille blanche ou une tablette de cire, les stimuli venus de l'extérieur le façonnent) et propose la théorie constructiviste (l'enfant apprend par ses propres actions sur le milieu). Si l'auteur rappelle donc très régulièrement son respect pour Piaget bien que le livre consiste principalement à relever ses erreurs ("les critiques faites ici à la théorie des stades de Piaget n'enlèvent rien à la puissance de son œuvre ni à la stature du savant"), le fait de se servir de ses théories comme base pour expliquer les avancées scientifiques les plus récentes (le livre a été réédité 5 fois entre 2004 -la première version- et 2011!) montre bien à quel point le travail du chercheur suisse est incontournable.

  Les progrès de l'enfant se sont en effet avérés "moins linéaires, plus complexes et dynamiques" que ne le suggère la notion de stades, qui évoque un développement "en escalier" (Piaget parle bien sûr de compétences qui permettent d'en acquérir d'autres, il n'a jamais dit que l'enfant s'endormait la veille de ses 8 mois en considérant que seuls les objets dans son champ de vision existaient et le lendemain matin, hop!, il maîtrise la notion de permanence de l'objet). En affinant les dispositifs expérimentaux de Jean Piaget, mais aussi grâce aux possibilités d'enregistrements vidéo extrêmement précis (en particulier en mesurant le temps pendant lequel le bébé va regarder un événement -s'il regarde plus longtemps c'est qu'il est surpris, donc qu'il est conscient qu'il se passe quelque chose d'anormal-) ou d'imagerie cérébrale, luxes dont lui-même ne disposait pas, il a été possible de conclure que certaines compétences étaient acquises bien plus tôt qu'il n'y paraissait (mais parfois perdues entre temps) ou que certains résultats expérimentaux ne disaient pas ce qu'ils semblaient dire. La capacité d'inhibition ("penser, c'est inhiber") comme compétence à part entière, ou l'importance du contexte, entre autres, ont permis un regard nouveau sur la psychologie du développement.

  L'importance de la capacité d'inhibition est particulièrement bien connue par ceux qui ont joué aux jeu vidéo de la série Dr Kawashima : ils auront eu l'occasion, pour que la console leur fasse plaisir en affichant l'âge cérébral le plus proche possible de 20 ans, de passer entre autres le test de Stroop, qui consiste à dire le plus vite possible en quelle couleur s'affiche... le nom d'une couleur présenté en toutes lettres (par exemple orange, bleu, …). Il va sans dire qu'un enfant qui ne sait pas encore lire réussira mieux qu'un adulte le test de Stroop, mais il va surtout sans dire que ça ne signifie pas qu'il est plus doué qu'un adulte pour identifier des couleurs! Olivier Houdé a prouvé expérimentalement que c'était un facteur d'erreur dans un dispositif de Piaget. Dans le dispositif original, on montre à l'enfant deux rangées d'un nombre égal de jetons, disposées face à face. On demande ensuite à l'enfant s'il y a plus, moins, ou autant de jetons dans la première rangée que dans l'autre. On écarte ensuite les jetons d'une des rangées, donc, si vous suivez (au lieu de bavarder, les deux là, au fond), elle est plus longue. On pose la même question à l'enfant et, jusqu'à l'âge de 6 ou 7 ans, il répond qu'il y a plus de jetons dans la rangée la plus longue. Piaget en conclut que l'enfant à acquis la permanence du nombre (conservation des quantités discrètes). Dans l'expérience d'Olivier Houdé, un enfant de 8 ans (la conservation des quantité discrètes n'a donc plus de secrets pour lui, même s'il le formulerait sans doute autrement) doit, dans la condition expérimentale, comparer deux rangées de jetons avec le même nombre de jetons mais de longueur différente (comme dans l'expérience de Piaget) puis deux rangées de jetons où la rangée la plus longue est aussi celle où il y a le plus de jetons ou, dans la condition contrôle, comparer deux rangées de jetons où plus la rangée est longue, plus il y a de jetons. La durée significativement plus longue (150 millisecondes en moyenne) de résolution du problème dans la condition expérimentale montre que l'enfant doit "bloquer" son raisonnement normal (donc le débloquer ensuite, ce qui dure, bravo, 150ms en moyenne) pour identifier la réalité contre-intuitive que la rangée de jetons la plus courte a autant de jetons que la plus longue. En effet, "quasiment partout, sauf dans la tâche de Piaget, la longueur et le nombre varient ensemble". L'auteur en conclut que "la tâche de conservation du nombre de Piaget ne teste sans doute pas ce qu'il croyait". Le développement du cortex préfrontal (avec lequel les joueur·se·s de Dr. Kawashima sont très familier·ère·s), qui sert entre autres à inhiber, se faisant au fur et à mesure de la croissance, le concept d'inhibition permet de comprendre autrement de nombreux résultats d'expériences sur l'enfant (par exemple le fait que l'enfant de 8 mois aille chercher sous un coussin A un objet qu'on a certes caché devant lui sous un coussin A, mais qu'on a ensuite déplacé, toujours devant lui, sous le coussin B, c'est parfois bien dommage que ça ne marche pas avec des adultes). Pour l'exemple précis de l'expérience de conservation des quantités discrètes, d'autres éléments ont mis à mal l'interprétation de Piaget. Par exemple, si on demande aux enfants de compter les jetons dans chaque rangée avant le début de l'expérience, ils se trompent beaucoup moins ensuite. D'autre part, si on remplace les jetons par des bonbons, qu'on met plus de bonbons dans la rangée la plus courte, et qu'on demande à l'enfant quelle rangée il veut qu'on lui donne (pour les manger, ou pour les donner à une association caritative si il a déjà plein de bonbons et qu'il veut soigner son image), l'enjeu fait que, dès 2 ans (mais il y a une période où l'enfant même plus âgé réussit moins), l'enfant identifie correctement la rangée la plus intéressante. "C'est de la triche, c'est plus facile d'identifier la supériorité numérique que l'égalité", diront les piagétiens. "T'en connais beaucoup, dans la vrai vie, des situations d'égalité numérique parfaite?", répondront les auteur·ice·s de l'expérience (pas tout à fait dans les mêmes termes). En demandant à des enfants de 3 ans de dire si une poupée manipulée par l'expérimentateur·ice comptait correctement ou pas, on a aussi pu constater qu'ils maîtrisaient 5 principes numériques : l'ordre stable (l'ordre des nombres quand on compte n'est pas interchangeable), la correspondance terme à terme (on compte un nombre par objet énuméré), le principe de cardinal (si le dernier nombre prononcé est x, c'est qu'on a compté x objets), le principe d'abstraction (le dénombrement fonctionne de la même façon pour des billes, des nounours, des bonbons, des jetons ou des armoires normandes), et le principe de non-pertinence de l'ordre (l'ordre dans lequel on compte ne change rien au nombre final, ce qui est plus ennuyeux si on compte des bonbons que des armoires normandes, sauf si les armoires normandes sont remplies de bonbons).

 Des éclairages du même type sont fournis sur la catégorisation (exemple d'expérience de Piaget : on dispose devant l'enfant 10 marguerites et 2 roses et on lui demande s'il y a plus de marguerites ou plus de fleurs... il faut attendre l'âge de 6-7 ans pour que l'enfant réponde qu'il y a plus de fleurs, même si, si on lui pose la question, il précisera que pour qu'il y ait plus de marguerites que de fleurs il faut rajouter des marguerites), le raisonnement logique (c'est comme l'abonnement à la salle de sport, c'est sympa mais si on se force pas on l'utilise jamais), la théorie de l'esprit (prêter à autrui des connaissances autres que les nôtres, ce qui a l'avantage non négligeable de permettre de mentir), … Seront aussi présentées certaines des compétences les plus précoces du nourrisson (savoir qu'un objet ne tient pas dans le vide mais aussi qu'un objet immobile n'est pas supposé bouger sans contact physique avec un autre objet, contrairement aux êtres vivants, savoir qu'1+1=2 du moins en ce qui concerne les marionnettes de Mickey, …), identifiées grâce à de nouvelles méthodologies mais aussi de nouvelles technologies.

  Le livre est court mais surtout très très clair, et l'approche choisie est astucieuse car elle permet de remplir son objectif premier (présenter un état des connaissances sur la psychologie du développement) mais aussi de réviser Piaget, et le faire brièvement et clairement c'est plutôt un luxe. A recommander, donc, sans réserves (surtout que même au cas surprenant où ça plaît pas le risque est limité, le livre est super court), qu'on s'intéresse depuis un moment à la psy du développement ou qu'on soit un·e parfait·e débutant·e.

dimanche 3 février 2013

Psychologie du développement, Collection Grand Amphi, dirigé par Michel Deleau


 "Cours, documents, exercices", nous indique la couverture, comme au lycée, même si le livre est bien destiné au 1er cycle universitaire (et au cas où, il est discrètement rappelé à plusieurs reprises qu'il y en a d'autres dans la même collection). Le livre est divisé en 7 chapitres qui couvrent chacun un aspect de la psychologie du développement (acte sur l'objet, acquisition du langage parlé, développement des liens interpersonnels, …), et comme l'éditeur n'est pas un menteur, il y a bien pour chaque chapitre cours (texte écrit par l'auteur·ice accompagné d'une bibliographie conseillée) et documents (textes d'autres auteur·ice·s, protocoles expérimentaux, …) avec des exercices correspondant à chaque document... et le niveau d'exigence des exercices est très, très très variable, allant des questions de compréhension qui se font en 15 secondes (et presque jamais corrigées, si vous n'avez rien compris au texte vous ne le saurez pas, il n'y a même pas les réponses des exercices de l'édition précédente, c'est dire!) aux questionnaires à élaborer soi-même et à faire passer, voire à l'expérience à faire soi-même (c'est pas long, juste trouver de nombreux enfants et parents coopératifs, le matériel, un local, …). Chaque étudiant·e peut donc faire selon son ambition... bon, surtout les étudiant·e·s très ambitieux·ses.

 Dans la mesure où l'individu, aux dernières nouvelles, est un tout, son développement non plus n'a pas l'obligeance de se compartimenter pour faciliter le travail des chercheur·se·s, il y a donc des redites entre les différentes parties (difficile de parler d'acquisition du langage en faisant obstruction des liens interpersonnels, ou d'interaction avec les objets en ignorant l'existence du développement cognitif), mais ça ne pose problème que si on comprend et retient tout du premier coup, donc ce défaut ne dérangera que des gens qui n'existent pas.

 Le contenu lui-même est généralement contextualisé et problématisé, mais comme un secteur très vaste est couvert en peu de temps, la complexité augmente vite (avant, bêtement, je disais "ma fille est -forcément- un génie, elle donne à manger à sa poupée!", au lieu de dire "ma fille introduit et gère explicitement des coréférents non actuels", ce qui est quand même autrement plus sérieux)  et des notions importantes sont expliquées en accéléré, d'où les fréquentes invitations à approfondir. Les mots nouveaux/importants/compliqués (oui ce sont trois choses différentes, mais en général ce sont les mêmes mots) sont en gras et définis sur le côté, ce qui est très pratique. Sans surprises dans un livre destiné aux étudiant·e·s, sont détaillés aussi bien des savoirs acquis (stades piagétiens, zone proximale de développement, différents types d'attachement d'Ainsworth, données linguistiques qui permettent de comprendre l'acquisition du langage, ...), des confrontations théoriques importantes (en particulier entre Vigostky et Piaget ou Chomsky) et des points de méthodologie (études transversales -par exemple pour étudier une évolution de 6 à 8 ans on expérimente sur un groupe d'enfants de 6 ans et un groupe d'enfants de 8 ans- et longitudinales -faire l'expérience sur des enfants de 6 ans et la refaire 2 ans plus tard sur les mêmes enfants-, prise en compte des capacités de l'enfant à comprendre et suivre une consigne, rôle à donner aux parents, ...). Le dernier chapitre, original, concerne le secteur encore peu exploré du développement vie entière et les tentatives qui ont été faites de mesurer entre autres l'évolution individuelle de la personnalité au cours du temps, la réalité objective de la sénescence, et les conséquences cliniques et de prévention qui ont pu en être tirées.

 Synthétique parce que couvrant les secteurs principaux de la psychologie du développement qui sont donc forcément des secteurs extrêmement riches, mais donnant les moyens et surtout l'envie d'approfondir, le livre remplit à mon avis parfaitement son rôle de livre scolaire, et incite à avoir sous la main les autres volumes de la même collection.