jeudi 26 février 2015

Les Violences ordinaires des hommes envers les femmes, de Philippe Brenot




 Philippe Brenot, thérapeute de couple, liste dans ce livre les violences que les hommes font subir, individuellement (violence conjugale) ou collectivement (inégalités sociales), aux femmes. Il précise que cette violence des hommes envers les femmes semble parfois tellement naturelle qu'elle en devient invisible ("l'androcentrisme est ainsi, à notre corps défendant, toujours présent dans une société qui a été pensée, organisée et dirigée par les hommes depuis tant de siècles") et que tous les hommes, lui y compris, doivent être vigilants sur leur comportements. Les violences vont donc des inégalités à grande échelle (différence de salaire à poste égal, faible proportion de femmes dans certains domaines - "ce sont l'université, la politique et l'armée qui ont le plus longtemps opposé une résistance à l'entrée des femmes en leur sein", les plaintes pour viol et violences conjugales, qui concernent majoritairement les femmes même si l'auteur ne manque pas de rappeler que certains hommes les subissent par des femmes, sont de fait le plus souvent enregistrées par des hommes, …) au plus intime, au sein du couple : refus de remise en question par l'homme qui estime être dispensé d'écouter sa compagne, violence physique, négligence au niveau de l'hygiène ("un comportement inconscient de rejet, de mépris, de désintérêt"), absence de disponibilité à l'autre, viol conjugal (l'auteur a le mérite de consacrer du temps à ce sujet parfois tabou, au travers de suffisamment de vignettes cliniques pour montrer que la situation n'est pas une exception et que le violeur ne peut pas ignorer l'absence de consentement de sa victime), comportements entre lesquels Philippe Brenot refuse d'ériger des frontières ("il n'y a pas de différence de nature mais seulement de degrés de la violence").

 Une chose pourtant intrigue : alors qu'il décrit largement en quoi les stéréotypes de la virilité, une certaine conception du couple dont il reste des traces dans l'inconscient collectif, une société où dans de nombreux domaines l'homme est privilégié par rapport à la femme, contribuent à ces violences (au point qu'il perçoit cette violence, lorsqu'elle est commise par des femmes sur des hommes, comme une revanche), il martèle tout au long du livre que c'est très important, mais alors très très important, d'insister sur la différence entre les sexes ("c'est cette tendance à vouloir interchanger les rôles et à abolir les spécificités qui me semble être à l'origine de la poursuite des violences", "une seule voie pour l'avenir : accepter la réalité de l'inégalité et non tendre vers l'utopie d'un idéal égalitaire", "notre société manque cruellement d'éducation à la différence des sexes", …). Bon, avant de se demander ce qui lui prend, on va peut-être chercher à comprendre ce qu'il peut bien vouloir dire par là... "la paternité n'est jamais l'équivalent masculin de la maternité, pas plus que la maternité n'est l'équivalent féminin de la paternité", dit-il en citant Sylviane Agacinsky (Politique des sexes) et en oubliant de dire ce qu'il entend, dans ce livre qui par ailleurs ne s'attarde pas sur la parentalité, par paternité ou maternité, termes qui, c'est vrai, ne recouvrent pas grand chose et vont un peu de soi. On va chercher ailleurs, alors... Ah, formidable, une différence précise, dans le fonctionnement cognitif : "il a bien été montré combien les femmes réussissent toujours mieux que les hommes dans les tests de mémoire verbale et qu'elles ont une meilleure mémoire "fortuite" ", ce qui expliquerait certaines réactions rapportées en vignette clinique, comme "lui, il vit dans l'instant. Ce qui est passé est passé. Mais toutes ces humiliations, ces réflexions blessantes, je ne veux pas les oublier, je ne peux pas les oublier!". On pourrait croire bêtement que quand quelqu'un tient un propos humiliant, c'est plus marquant pour la personne qui en est la cible que pour la personne qui en est l'autrice, surtout quand ça arrange bien la personne en question de dire que l'autre en rajoute (quelqu'un qui prend la bonne habitude de tenir des propos humiliants n'est pas nécessairement quelqu'un qui supporte bien de les entendre!), cas qui se présente dans de très très nombreuses vignettes cliniques du livre, mais en fait non, c'est plus probablement une liaison mystérieuse entre les ovaires et l'hippocampe que les chercheur­·se­·s en neurologie ne sauraient tarder à découvrir. Heureusement, Philippe Brenot a anticipé ma mauvaise volonté, et fournit encore un autre exemple : Adrien, 12 ans ("il est bagarreur et tape tous ceux qui refusent son autorité", "il a vu son père frapper sa mère lors de leur séparation"), frappe Chloé, 14 ans, la sœur d'un de ses amis, parce qu'elle ne veut pas le laisser passer devant elle au self. Il explique au surveillant qu'il ne comprend pas bien ce qu'on lui reproche, d'une part parce que "cette pouffiasse" était parfaitement libre de se pousser, d'autre part parce que des coups "j'en reçois tous les jours et ne dis rien". Le­·a lecteur­·ice apprendra que dans cette situation, le problème, ce n'est pas qu'Adrien ne soit pas foutu d'attendre son tour au self, ni que sa réaction spontanée en cas de conflit soit de frapper (même si c'est lui qui a déclenché ledit conflit), ni même qu'il trouve normal de prendre des coups, non non non, le problème, c'est que, comme Adrien, "trop d'hommes sont encore aujourd'hui ignorants de la différence des sexes" (pourtant Adrien ne semble pas l'ignorer tant que ça... c'est quoi, le masculin de "pouffiasse"?). Si vous êtes un homme, faites bien attention de ne pas avoir Philippe Brenot derrière vous quand vous faites la queue au self!

 Bon, il est temps d'avouer que je suis un peu de mauvaise foi dans ma façon de présenter les choses : il y a bel et bien plus de précisions sur les différences entre hommes et femmes qui selon l'auteur sont salutaires, et il admet lui-même que c'est compliqué, mais d'une part il faut attendre la fin du livre (donc se taper un certain nombre de rappels sur le risque d'apocalypse si on ne respecte pas assez ces différences, ce qui m'a laissé pas mal d'occasions de me demander s'il fallait que je fasse des concours de pets, que je regarde plus souvent le foot -mais sans ma femme, dans l'idéal en m'engueulant avec elle parce qu'elle veut regarder Titanic- et que je quitte la fac de psycho pour un BEP mécanique, pour servir la cause réellement urgente de l'égalité homme/femme), d'autre part ces différences concernent surtout la séduction (en gros, l'homme doit accepter d'être à l'écoute, sensible, d'apprécier les moments passés ensemble, ce qui, alors qu'on pourrait croire que c'est l'apprentissage du vivre-ensemble, revient en fait à accepter la féminité de sa partenaire, tout en conservant les traits masculins qui sont jugés sexy). Autre élément qui n'aide pas à attendre sereinement la fin du livre pour savoir ce que l'auteur peut bien vouloir dire : sur ce sujet particulièrement sensible, l'auteur dit un certain nombre de fois une chose et son contraire... je défie quiconque de rester zen du début à la fin. La répartition des rôles hommes/femmes telle qu'elle a existé et existe encore est génératrice de violences, mais "c'est cette tendance à vouloir interchanger les rôles et à abolir les spécificités qui me semble être à l'origine de la poursuite des violences", peu importe que la recherche d'emprise dans le couple soit "depuis si longtemps au service du stéréotype masculin du machisme qu'elle peut être considérée comme un caractère appris et, encore une fois, qui peut se désapprendre". "Accepter l'égalité entre les sexes serait le minimum que pourrait faire une classe politique timide" mais "une seule voie pour l'avenir : accepter la réalité de l'inégalité des sexes et non tendre vers l'utopie d'un idéal égalitaire" (par ailleurs, contrairement à ce qu'il laisse entendre, l'auteur n'ignore pas que proclamer l'égalité dans la loi n'est pas suffisant en soi pour qu'elle existe, puisqu'il énumère les différents progrès législatifs qui ont été faits jusqu'à aujourd'hui, y compris l'effroyablement récente -1990- reconnaissance du viol conjugal dans le code civil). Le viol, c'est très mal, la preuve c'est entre autres que c'est aussi "une arme de guerre, il accompagne tous les conflits armés", mais on apprend plus tard à propos du guerrier que tout homme se doit d'être (!) que "les vertus de ce guerrier sont le courage, la gloire, l'honneur, toutes qualités passant au-dessus de la violence qui n'est jamais le but de la guerre". Autre élément intéressant : le viol est une action intrinsèquement masculine parce que "le viol implique l'intrusion d'un sexe ou d'un objet proéminent à l'intérieur du corps de la victime, arme que tout homme porte sur lui en permanence", "un homme ne peut être pris à son corps défendant par une femme, fondement de l'inégalité des attitudes que nous dénonçons"... alors qu'on pourrait bêtement croire que le stéréotype du désir masculin qui ne supporte pas la contrariété (les lecteurs du blog se souviennent peut-être que Dolto estime que c'est bien normal qu'un homme couche avec sa fille, ravie de lui rendre ce service, si son épouse se dérobe au devoir conjugal), ou la représentation répandue de la pénétration comme une domination virile ("enculé", très répandu dans le langage, n'est pas un terme aimable -l'homophobie n'est d'ailleurs pas un obstacle pour qu'un homme stipule à un autre qu'il l'encule-, et dire à quelqu'un qu'on a des ébats torrides avec sa mère est rarement en soi un compliment sur le physique de cette dernière), ont plus à voir avec ce crime qu'une coïncidence anatomique. Enfin, c'était intéressant d'apprendre que les femmes n'ont pas de doigts...

 Le livre est aussi ponctué de plusieurs charges contre le féminisme, qui, ça va de soi, est agressif et clivant et a pour obsession de traquer et détruire ce qui constitue la féminité ou la masculinité, mais surtout ne sert à rien : "les femmes révolutionnaires, quand à elles, se sont cassé les dents sur un machisme inébranlable", "le féminisme a été une source d'évolution, aujourd'hui il ne l'est plus". Eh oui, les évolutions sociales et législatives sont apparues comme ça, d'un coup, pouf pouf, comme les cadeaux à minuit sous le sapin de Noël. Les combats laborieux, l'obligation de faire ses preuves ou de provoquer une dette (travail en usine pendant la première guerre mondiale, résistance et risques de mort et de torture que ça implique pendant la seconde en ce qui concerne la France, selon mes souvenirs de collège qui sont sûrement un portrait un peu simpliste mais je suis pas historien on va faire avec), en fait ça n'a servi à rien, il fallait juste attendre, ou à la limite écrire une jolie lettre aux gentils elfes législatifs du Pôle Nord. D'ailleurs, ils vont peut-être livrer cet après-midi le droit de conduire aux femmes d'Arabie Saoudite, on ne sait jamais... Mieux, "en face d'un féminisme libérateur ne s'est levé aucune franche opposition". C'est vrai ça, la Déclaration des Droits de la Femme d'Olympe de Gouges a été immédiatement acceptée dans la joie et la bonne humeur, les féministes d'aujourd'hui ne doivent pas subir menaces de viol et de passage à tabac massives ou suppositions sur leur sexualité sur les réseaux sociaux, quant à celles qui s'opposent aux Talibans, ça se termine systématiquement dans la rigolade autour d'un verre. Et tant qu'on y est, l'évolution post-68arde des mentalités "s'est faite en moins de trois générations sans que les deux camps ne se soient réellement affrontés" (c'est vrai que les hommes et les femmes, qui pour l'occasion sont des camps -déjà que d'ajouter le concept de genre au concept de sexe a provoqué pas mal de malentendus, est-ce bien nécessaire d'ajouter celui de camp?-, ne se croisent qu'exceptionnellement... heureusement qu'il y a les cigognes pour que l'espèce humaine puisse se perpétuer!). De crainte que le terme de féminisme ne soit pas assez effrayant, Philippe Brenot utilise parfois celui de "post-féminisme". Bon, ce n'est pas de la psycho, mais je me permets une précision, parce que si ce n'est pas clair pour Philippe Brenot ce n'est peut-être pas clair pour d'autres personnes non plus : le féminisme, c'est la lutte contre les inégalités entre hommes et femmes, point (ça n'implique absolument pas de détester les hommes, ni de brûler les poupées et les ballons de foot). Comme la société est complexe, que les interactions entre hommes et femmes sont omniprésentes, et que les inégalités, qui sont bien plus souvent en faveur des hommes, sont nombreuses, il y a un certain nombre de façons d'être féministe. La définition des inégalités (une femme qui porte le voile de son plein gré, est-elle aliénée, auquel cas il faut la convaincre d'arrêter, ou est-ce que ne pas respecter son choix est sexiste en soi?), les moyens d'arriver à l'égalité (les quotas permettent de corriger un déséquilibre existant, mais c'est aussi inscrire la discrimination, serait-ce de la discrimination positive, dans la loi), posent des questions dont les réponses ne font pas l'unanimité, les débats entre féministes sont donc parfois virulents. Et si l'injonction à être belle provoque par certains aspects des inégalités, on peut parfaitement être féministe et aimer le maquillage. Etre pour l'égalité des salaires, c'est une revendication féministe. Vouloir sortir dans la rue sans subir des techniques de drague à base de sifflements et de cris d'animaux (et d'insultes dans le cas surprenant d'un refus) même quand il est tard et qu'on est dans tel ou tel quartier, c'est une revendication féministe. Même si par ailleurs on aime le maquillage, les décolletés plongeants, les hommes qui ont des épaules larges, … Donc, quand Philippe Brenot liste, statistiques à l'appui, des discriminations subies par les femmes, y compris les plus insupportables qui sont les expositions à la violence, il s'agit incontestablement de revendications féministes. Et écrire un livre rempli de revendications féministes, avec un titre féministe, tout en disant que le féminisme c'est le mal, ce n'est plus de l'équilibrisme, c'est du contorsionnisme, d'où de nombreux passages qui laissent perplexe. Heureusement qu'il ne fait pas pareil avec tous les termes, sa vie serait quand même compliquée... "Tu fais quoi?" "J'ai battu des œufs, j'ai assaisonné, et là je les fais cuire à la poêle" "Ah, OK, une omelette, bon appétit" "Ah mais non, pas une omelette, quand même pas, t'es fou toi, moi je fais pas d'omelettes!"

 Mais, rappelons le, l'auteur est aussi thérapeute de couple, et donne des solutions bien concrètes à des situations qui pourtant semblaient insolvables à la lecture des nombreuses vignettes cliniques énumérant des hommes qui ne voient pas où est le problème (sinon dans le comportement de leur épouse qui ne comprend rien à rien), ou qui s'estiment impulsifs mais ne trouvent pas de solutions pour arrêter de frapper quand la situation ne leur convient pas, c'est à dire souvent. Quelques extraits particulièrement représentatifs : "Je suis trop frustré si on me dit non! Et puis, il n'y a aucune raison de le faire car j'essaye d'être le plus juste avec tous, ma femme, comme avec mes enfants", "elle me dit que ça ne lui plait pas, mais dans le fond je pense qu'elle aime bien" (à propos d'une tenue vestimentaire négligée). Une autre explication claire, que Philippe Brenot a emprunté à Patricia Evans (L'agression verbale dans le couple) : "Plus il se met en colère et plus elle tente de comprendre comment le fait de dire que la salade est au réfrigirateur a pu l'amener, lui, à croire qu'elle pensait qu'il en voulait. Lui n'est, bien entendu, pas hors de lui au sujet de la salade. Il se fâche parce qu'il a besoin d'exprimer sa colère, en tout impunité. Cette impunité s'est trouvée menacée quand elle a répondu : "Pourquoi te fâches-tu?". Il s'est alors senti contrecarré et s'est dit qu'il risquait de perdre son pouvoir sur elle". La priorité est d'enrayer le cycle de la violence (et comme le monde est bien fait, c'est le titre du chapitre) : il faut donc résister aux impulsions de rendre les coups, de se murer dans le silence par protection ou en représailles, ou de critiquer trop frontalement le comportement d'un interlocuteur qui se trouve trop parfait pour supporter la critique, car ces réactions entretiendraient un cercle vicieux. Le conseil de l'auteur est plutôt de signifier l'interdit en allant systématiquement porter plainte ou déposer une main courante, même si on est un homme victime d'une femme et que c'est difficile à aller raconter à des gens et même en cas d'insultes (eh oui, les insultes, c'est illégal), ce qui a en plus l'avantage d'introduire un tiers : ce n'est pas une épouse qui n'a mesuré ni ses propres failles ni la perfection de son conjoint qui dit non, c'est la société, à travers le code pénal et le commissariat (d'autres tiers peuvent fonctionner, et permettre un début de dialogue, mais les parents sont à éviter, d'un point de vue stratégique, parce que ça atténue la dimension de conflit entre adultes). Philippe Brenot invite aussi à une méthode de dialogue (la communication paradoxale) qui consiste à commencer sa réponse par des propos positifs et valorisants, rendant la critique qui suit recevable (exemple de l'auteur : "oui, je comprends bien ce que tu viens de dire et tu as raison dans un certain sens, car ce n'est jamais très simple de communiquer entre nous... par contre, je n'accepte pas la façon dont tu cries et les mots dévalorisants que tu utilises pour me parler")... utiliser l'humour de façon préventive pour désamorcer peut fonctionner aussi. L'intervention d'un­·e professionnel­·le, qu'iel soit psychiatre, psychothérapeute, psychologue, médecin, psyn'importe du moment qu'iel a une formation solide en thérapie de couple, est fortement recommandée, mais dans certaines condition : ça ne peut pas fonctionner si les deux membres du couple ne sont pas volontaires, impliqués dans la démarche, et il est souhaitable qu'iels consultent la même personne, mais chacun­·e individuellement. Pour certaines personnes, la thérapie de couple ne suffit pas, il faut une thérapie tout court ou une réponse pénale ("devant la résistance de certaines personnalités rigides, très narcissiques, voire perverses, les stratégies conjugales de la communication montrent peu d'efficacité") (Philippe Brenot ne le précise pas, mais c'est par ailleurs très souvent le cas : la maladresse dans la communication ou l'impulsivité sont souvent des excuses ou des prétextes pour faire accepter des comportements de violence et d'emprise dans une relation abusive).

 Les conseils pour désamorcer la violence, les abondantes vignettes cliniques, sont précieux, et c'est peut-être dommage de prendre le risque de perdre de nombreux­·ses lecteur­·ice­·s avec une approche aussi clivante : le titre risque de faire fuir certaines personnes, l'auteur s'en prend frontalement (faute de le faire avec de la précision factuelle) au féminisme mais tient des propos féministes qui ne sont pas des moins virulents (invitation explicite pour chaque homme à se remettre en question, statistiques sur la violence subie par les femmes en tant que femmes, présentation de la structure psychique selon Freud -en particulier le concept d'envie du pénis chez la femme- comme résultant d'une culture sexiste, liens entre certains aspects de la virilité et violence dans le couple, refus d'une distinction entre les violences autre qu'une distinction de degré, …), le premier chapitre est intitulé "j'accuse les hommes", ce qui fera sauter au plafond ceux et celles qui ne veulent pas entendre parler de ce qu'on peut appeler domination masculine (comme Bourdieu souvent cité), patriarcat ou androcentrisme (le terme choisi par l'auteur), le second est intitulé "mais je demande aux femmes" et sera perçu comme odieusement paternaliste par ceux et celles qui sont sensibles à cet androcentrisme (avec raison, puisque dans ce chapitre il explique aux femmes ce qu'il ne faut surtout pas faire face à la violence, mais ne dit pas ce qu'il faut faire, c'est réservé à un chapitre qui n'est pas, ce serait trop simple, le suivant), … En plus de faire des choix plus diplomatiques, il était peut-être aussi possible de faire une distinction entre la violence sociale, qu'il reste indispensable de dénoncer, et la violence interindividuelle dans le couple, donc de parler moins constamment de masculin et de féminin, moins constituer ce qu'il en arrive à appeler des camps : si les deux sont à l'évidence liées (les viols, les violences conjugales, sont pour l'écrasante majorité des violences que des hommes font subir à des femmes), s'il y a une continuité, sont-elles complètement indissociables? Est-ce qu'il est impossible qu'un couple qui vit dans le partage des tâches le plus traditionnaliste et y tient (l'homme est responsable de ramener un salaire, à la maison il ne lève pas le petit doigt) vive dans le respect mutuel avec des sentiments amoureux réciproques? Qu'un homme qui clame au contraire être favorable à l'égalité frappe sa conjointe et lui demande de rendre compte de son moindre mouvement de sourcil parce que, il n'y peut rien, c'est quelqu'un de passionné et impulsif (dans 7ème étage, Nils profite précisément qu'Asa ait le permis de conduire et pas lui pour maîtriser encore plus la situation en profitant de sa vulnérabilité de fait quand elle conduit)? Et on peut douter qu'aucun couple homosexuel ne puisse profiter de ces conseils de thérapie de couple : pourtant, parmi les si nombreuses vignettes cliniques, toutes concernent des couples hétérosexuels. Les mécanismes décrits, d'estimer son propre désir comme la chose la plus importante du monde et le ressenti de l'autre comme à côté de la plaque, qu'il n'y a plus aucun effort à faire une fois que la relation est inscrite dans la durée (mariage, …), de vivre comme une agression les demandes de passer du temps ensemble, de trouver acceptable de frapper pour maintenir une domination, est-ce que ce ne serait pas, au delà d'une distinction homme masculiniste/femme victime de l'androcentrisme, une distinction sujet/objet, donc des compétences fondamentales du vivre-ensemble qui ne font pas partie des préoccupations de la personne violente en plus d'être une situation favorisée par des stéréotypes?

jeudi 19 février 2015

Le psychodrame, d'Anne Ancelin Schützenberger



 La pionnière française du psychodrame a réédité son Précis de psychodrame en 2003, puis en 2008 (et, tant qu'à faire, l'a rebaptisé).

 Le psychodrame, créé par Jacob Levy Moreno, consiste à faire jouer, sous la direction d'un·e animateur·ice, des scènes qui vont impliquer émotionnellement les acteur·ice·s ("réalisation totale de la psyché (âme) par l'action (drama)"), en général dans un but thérapeutique ("le théâtre avait pour effet d'être une thérapie pour le groupe des spectateurs (alors que c'est le but du psychodrame thérapeutique, et souvent un effet du psychodrame pédagogique)"). En fait, je ne vais pas rentrer dans les détails techniques pour l'imparable raison que je n'ai pas tout compris (euphémisme), mais on distingue plusieurs types de psychodrame, qui dépendent en particulier de la base théorique de l'animateur·ice (psychanalyse, psychologie sociale, Gestalt, thérapie systémique, psychiatrie, …) et bien sûr de sa formation initiale au psychodrame proprement dit. Le psychodrame peut être utilisé pour de nombreux publics, des employé·e·s d'une entreprise qui ont du mal à faire face à une situation professionnelle aux patient·e·s psychotiques d'un hôpital psychiatrique. On peut même faire jouer une seule personne, dans le cadre d'une psychanalyse.

 Bien qu'on puisse faire des marathons (séances de 24 heures, à destiner plutôt aux sessions de formation), une séance dure une à deux heures (les séances plus longues ont en général pour effet de permettre d'aller chercher des choses plus profondes), pour un nombre de séances très variable (6 à 60). La séance commence par un échauffement, pour que chacun se sente à l'aise dans le groupe, mais aussi pour déterminer quelle scène sera jouée : les méthodologies sont très variables, de l'interdiction de la parole qui contraint à communiquer par geste, la prise de parole à tour de rôle en tenant un sablier virtuel, l'animateur·ice qui dégage un thème des conversations spontanées ou qui fait décider le groupe selon la méthode non directive, … La scène est ensuite mise en place, la personne qui va jouer le rôle principal va être amenée par le·a psychodramatiste à décrire l'environnement avec le plus de détails possible (tous les accessoires et éléments de décors seront virtuels, à charge aux acteur·ice·s de les faire apparaître) et les rôles seront distribués. Le·a patient·e échangera donc avec d'autres acteur·ice·s (les ego-auxiliaires), qui pourront aussi jouer le rôle du ou de la patient·e pendant qu'elle ou lui jouera un autre rôle (un proche, un désir, une émotion, …), les rôles pouvant parfaitement changer pendant la scène sur consignes du ou de la psychodramatiste, qui reste très actif·ve tout le long, au même titre que tou·te·s les participant·e·s ("le psychodrame est une rencontre privilégiée qui ne peut comporter que des participants"), qui sont actif·ve·s à la fois par leur jeu et par leurs émotions ("l'acteur atteint à une émotion qui se communique au groupe, comme une pierre jetée à l'eau forme des cercles qui se propagent", "un psychodrame réussit lorsqu'il fond et unifie un groupe dans une émotion commune"). Après le jeu, il est capital de revenir sur le vécu des participants, y compris à la séance suivante, ce qui permet par exemple de revenir sur les rêves, ... S'il s'agit bien de théâtre, si les accessoires restent imaginaires et que, bien entendu, certains gestes ne devront pas être réalisés (comme, si incroyable que ça puisse paraître, frapper quelqu'un ou se déshabiller), l'implication devra être sincère : Schützenberger fait une très nette distinction entre faire "comme si" et faire semblant -si on fait semblant, il ne s'agit pas de psychodrame-. Le·a patient·e pourra élaborer des conflits (le psychodrame peut par exemple consister à le·a faire dialoguer avec différentes perceptions contradictoires qu'il a d'un projet, d'une personne, d'un problème, …), communiquer avec un·e proche (y compris avec un·e proche décédé·e), exprimer un désir (une technique du psychodrame est celle de la boutique magique, où iel peut demander ce qu'iel veut -des fins de mois moins acrobatiques, des années de vies en plus, un voyage, ...-, à charge au ou à la marchand·e d'en déterminer le prix -pas nécessairement de l'argent- avec pour seule contrainte qu'il soit abordable) ou encore, c'est peut-être l'objet principal du psychodrame, passer plus directement par l'émotion à travers une catharsis ("pour Moreno, une fois la catharsis faite, les choses sont définitivement terminées, ou presque").

 Les catharsis provoquées peuvent être particulièrement intenses ("la catharsis est parfois accompagnée de larmes, sueurs -exceptionnellement même de vomissements, s'il s'agit de psychotiques-, tremblements, changements de ton et de voix, de langage, d'attitude, ..."), et même si on peut se contenter de se réjouir que le psychodrame soit une thérapie puissante, c'est bien entendu un élément à prendre au sérieux. Schützenberger, sans être aussi radicale que Moreno ("les gens venant au psychodrame déjà traumatisés par leur vie propre, il faut avoir le courage, dit Moreno, de ne pas craindre de les traumatiser dans une séance de psychodrame"), précise qu'il y a aussi un danger non négligeable à freiner ou à stopper le jeu par crainte d'une catharsis trop violente ("il est moins traumatisant pour un individu de s'exprimer en groupe, que d'être arrêté par un psychodramatiste trop "prudent", et d'avoir à se "débrouiller" seul et après la séance avec ce qui a été refoulé, et qui le travaille"). Le retour du ou de la psychodramatiste sur la catharsis avec le·a patient·e reste, on l'aura compris, indispensable.

 La structure du livre est particulière et prend un peu au dépourvu. Loin de se lire comme un roman comme la plupart des autres livres de Schützenberger (Aïe mes aïeux, Psychogénéalogie, Le plaisir de vivre, ...) qui restent, incontestablement, des livres théoriques, là le·a lecteur·ice se fait d'office décrire de façon détaillée le contenu d'une séance puis, après une brève case vignettes cliniques certes particulièrement intéressante (une phrase anodine fait hurler et fondre en larme une patiente pourtant déjà analysée plusieurs fois, et lui fait comprendre pourquoi elle a toute sa vie rejeté son frère, une patiente psychotique, dans une séance animée par Moreno, dialogue avec ses hallucinations ou prend la parole à la place de certaines - "entrer dans le monde de l'hallucination, c'est d'abord l'explorer pour essayer de voir comment il est, non pas objectivement, mais subjectivement, pour le malade", "d'après Moreno, le monde du malade vaut bien notre monde à nous – et de toutes façons, c'est la seule manière de le comprendre de l'intérieur, pour l'aider à s'en sortir", …) mais plutôt courte, le·a lecteur·ice est invité·e à lire la définition de 130 techniques du psychodrame (sur les 350 existantes que Schützenberger regrette de ne pas avoir pu regrouper), puis un glossaire des concepts du psychodrame à peu près aussi fourni (ça fait une table des matières très très longue!), suivi pour ceux et celles que ça intéresse d'une histoire synthétique du psychodrame. La façon de présenter les choses rend donc la lecture peut-être un peu indigeste, et surtout donne la sensation que le titre initial, Précis de psychodrame. Introduction aux aspects techniques, est plus adapté. Certes j'ai pu faire ce résumé donc ce serait exagéré de dire qu'on n'apprend on qu'on ne retient rien, mais à certains moments on se demande ce qu'on est censé faire du déroulement détaillé d'une séance alors qu'on n'a pas encore compris les tenants et les aboutissants, ou d'une liste (et même deux) de termes techniques dans l'ordre alphabétique. Je pense que le livre est plus adapté, de par sa structure, à des gens qui sont déjà formés, même si tout·e lecteur·ice comprendra à peu près, peut-être plus laborieusement que nécessaire, en quoi consiste le psychodrame.

mardi 10 février 2015

Les âmes blessées, de Boris Cyrulnik



 Après Sauve toi, la vie t'appelle où il raconte le début de sa vie, de son enfance à ses études de médecine, Boris Cyrulnik raconte, dans le tome 2 de ses mémoires, son parcours théorique ("mes rencontres avec cet objet étrange que l'on appelle "psychiatrie" ").

 Il a beaucoup de choses a raconter : lui qui a vu pour de vrai des asiles où les patient·e·s étaient enfermé·e·s à clef et dormaient sur de la paille, qui a assisté pour de vrai à une lobotomie, a aussi assisté à l'essor des progrès pharmacologiques, de l'influence de la psychanalyse, de la théorie de l'attachement, des explications sociologiques, … Le livre est très documenté, mais ce sont surtout des histoires de rencontres, d'alliances, d'oppositions, qui vont être racontées. C'est presque une version parallèle de De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement (d'ailleurs explicitement mentionné) qui est offerte aux lecteur·ice·s : les modèles théoriques, les explications proposées par les chercheur·se·s, ne sortent pas de nulle part, ont en grande partie une origine idéologique ("tout choix théorique est un aveu autobiographique", "vous pensez bien que, dans les sciences floues comme la neurologie et dans les sciences incertaines comme la psychiatrie, il n'est pas facile de faire la distinction entre un objet de science et un objet de croyance"). Cyrulnik a donc été confronté à un certain nombre d'explications de la folie (déséquilibre ou lésion neurologique, morale douteuse, traumatisme inconscient, mauvaise génétique ou enfance difficile - "Les éducateurs qui nous accompagnaient nous ont expliqué que ces enfants avaient été abandonnés parce qu'ils étaient autistes ou encéphalopathes. Nous avons répondu qu'ils paraissaient autistes ou encéphalopathes parce qu'ils avaient été abandonnés" -, capitalisme - "pendant quelques années, les étudiants ont dû lire des livres où on leur expliquait que le capitalisme était la cause de la schizophrénie"-, …). Il a d'ailleurs rencontré un certain nombre d'internes qui, avant d'avoir rencontré le·a moindre patient·e en psychiatrie, étaient convaincu·e·s de détenir la vérité absolue sur la cause des troubles (avec, cela va de soi, une vérité par interne). S'il parle plutôt avec amusement de l'assurance quelque peu injustifiée de ces étudiant·e·s ("tous avaient raison, mais ce savoir fragmenté donnait des certitudes qui empêchaient de comprendre"), en particulier de l'une qui s'étonnait qu'un patient soit toujours schizophrène alors que la veille elle lui avait donné la dose qu'il fallait du médicament qu'il fallait, il est moins indulgent avec les chercheur·se·s plus établi·e·s, et parle de pensée totalitaire pour désigner la pensée qui désigne d'office une cause unique à tous les maux ("lorsqu'une spécialité est coupée des autres, les scientifiques ont tendance à penser que leur découverte est totalement explicative", "Le savoir morcelé est une facilité de pensée pour ceux qui veulent faire une carrière en faisant partie des meilleurs spécialistes qui accumulent les informations sur un tout petit sujet. Mais l'interprétation de données éparses est préférable pour ceux qui veulent comprendre et soigner").

 Boris Cyrulnik a d'ailleurs eu l'occasion de faire une démonstration de son dogmatisme à une audience particulièrement dogmatique, en faisant une conférence illustrée de citations... dont il avait changé le nom des auteur·ice·s. Le résultat avait l'air de valoir le détour ("j'ai prétendu que Lacan avait écrit : "Je murmure encore un langage d'ailleurs", les partisans de Debray-Ritzen ont éclaté d'un rire sarcastique pour ce joli vers d'Aragon. Puis j'ai "cité" Debray-Ritzen, le vil organiciste qui a écrit que "l'organisation de la vie psychique […] est tout à fait détruite par des processus organiques" ; aussitôt les lacaniens ont hué cette phrase de Lacan"), mais a laissé amer l'auteur du canular ("j'ai vu des gens que j'estimais tomber dans ce piège indécent", "ils défendaient le nom et non pas l'idée", "je pense qu'il m'est arrivé de réagir ainsi, j'en ai peur, c'est tellement facile, ça évite de penser et on se fait des amis"). Il parle aussi, bien entendu, des obstacles qu'il a lui-même rencontré lorsqu'il a proposé des approches originales. Ainsi, la tentative de faire profiter la psychiatrie des recherches et de la méthodologie de l'éthologie (ce qui a entre autres débouché, accessoirement, sur l'incontournable théorie de l'attachement) a subi des objections virulentes, que ce soit par indignation qu'on puisse vouloir comparer l'être humain et l'animal, au nom de la pensée lacanienne (alors que Lacan lui-même s'était intéressé de près à l'éthologie et lui doit en partie ses travaux sur le miroir) ou encore du fait d'une trop grande complaisance de Konrad Lorenz, grand ethologue, envers le régime nazi. Bien plus tard, le concept de résilience a lui aussi connu une certaine adversité, basée en grande partie sur des contresens (mais bon, pour critiquer, on ne va pas non plus prendre la peine de connaître ce qu'on critique) : dire que dans certaines conditions des enfants qui ont subi la guerre ou des violences physiques ou sexuelles de la part de leurs parents peuvent avoir ensuite une vie épanouissante sous-entendrait que ce qu'ils ont subi n'est pas grave, le concept existerait déjà en psychanalyse (sauf que la ressource aide à affronter une situation difficile, la résilience permet de s'en remettre, ce sont donc bien deux concepts distincts), … Cyrulnik est plus indulgent avec Alice Miller, très réticente au concept "mais au moins, avec elle, on pouvait discuter" (ce qui ne l'empêche pas de l'allumer discrètement au début du livre, sans la nommer - "on trouve encore des auteurs qui expliquent que le nazisme a existé parce que le petit Adolphe a reçu des fessées"- ). La critique de l'adversité n'empêche pas d'accepter des remises en question du concept : l'auteur ne s'estime pas dispensé de sa propre critique du dogmatisme ("Ma formation médicale m'a habitué à dépister les effets secondaires d'un réel progrès. Il a fallu faire pour la résilience ce que l'on doit faire pour toute innovation médicale, psychologique ou technique"). Il parle donc certes d'oppositions, de dogmatisme, mais il parle aussi énormément de rencontres ("Aucun chercheur ne peut à lui seul travailler et connaître toutes ces disciplines. S'il veut comprendre et aider, il est contraint à la rencontre, ce qui est un grand bonheur") : qui eût suspecté que la psychiatrie et la psychologie clinique aient une telle dette envers des séances d'œnologie, ou à des discussions enthousiastes dans des villas du sud de la France (bon, aussi des fois dans des colloques très sérieux...). Et la rencontre, il est très clair là-dessus, doit aussi se faire avec des patient·e·s ("Le travail sur le terrain exige une compréhension globale de l'homme, différente de l'attitude rigoureuse et réductionniste des travaux scientifiques", "Un clinicien est contraint à la pluridisciplinarité. Un malade s'assoit près de lui, avec son cerveau, son psychisme, son histoire, sa famille, sa religion et sa culture").

 Mais je vous entends protester d'ici... "On nous aurait menti? C'est supposé être le tome 2 de ses mémoires! D'accord, il parle de lui, mais ça n'a rien à voir avec une œuvre aussi profondément personnelle que Sauve-toi, la vie t'appelle! C'est une visite guidée dans l'histoire de la psychiatrie, certes avec Boris Cyrulnik comme guide, mais de là à parler de récit autobiographique..." Sauf que, précisément, une visite guidée dans l'histoire d'une science, c'est un peu une autobiographie du guide, d'ailleurs Cyrulnik vous l'a déjà dit ("tout choix théorique est un aveu autobiographique"). S'il n'avait pas perdu ses parents dans le génocide organisé par les nazis, s'il n'avait pas failli lui-même en être victime, si, uniquement du fait d'être Juif, il n'avait pas porté le poids, pendant son enfance, de faire risquer leur vie à ses proches et à ses protecteur·ice·s, son approche, du moins sa sensibilité, auraient été différentes ("Une grande partie de ma famille a disparu dans ces lieux où l'on tuait afin d'uniformiser la pensée de ceux qui avaient le pouvoir. Je me suis donc très tôt identifié à ceux qu'on excluait, qu'on entravait ou qu'on enfermait afin que l'ordre règne. Je m'imaginais ouvrant les camps, effondrant les murs et rendant leur liberté à tous les prisonniers", "Pour moi, les véritables aliénés étaient les nazis, dont je rapprochais ceux qui avaient le pouvoir d'enfermer. Cette pensée, simple comme un mécanisme de défense, explique peut-être pourquoi, depuis le lycée, j'ai toujours été réticent aux théories qui mènent au pouvoir, qu'elles soient politiques, culturelles ou scientifiques"). Aurait-il été aussi viscéralement indigné par la complaisance à condamner les enfants et adolescents en souffrance ("Les mongoliens, il n'y a rien à faire. C'est chromosomique", "Regardez d'où ils viennent, comment voulez-vous qu'ils s'en sortent?", "J'ai eu sa mère quand elle a été abandonnée, j'aurai sa fille dans vingt ans quand, à son tour, elle abandonnera son enfant", " "Il a été maltraité par son père, il maltraitera ses enfants quand il deviendra père." Beaucoup d'adultes qui ont subi une telle enfance m'ont dit : "J'ai été plus maltraité par cette phrase que par les coups de mon père." Certains se sont suicidés pour ne pas reproduire la malédiction"), ce qui l'a amené à autant faire avancer les connaissances sur la résilience, si une enseignante n'avait pas éclaté de rire en apprenant qu'il voulait devenir médecin?

 S'il reconnaît les problèmes qui persistent dans le domaine de la psychiatrie (l'hostilité envers l'industrie pharmaceutique "légitimée par quelques excès", le fait que le DSM, surnommé "bible des psychiatres", soit en fait beaucoup plus utile, entre autres, "aux compagnies d'assurance" -mais aussi "aux épidémiologistes et à l'évaluation des médicaments", ce qui peut quand même servir-), le livre permet surtout de mesurer les progrès accomplis, et de se souvenir qu'ils n'allaient pas de soi ("Quand on évoque une nouveauté, on bouscule les habitudes de pensées", certaines découvertes capitales ont été faites par accident, …). S'il contient une mise en garde implicite en expliquant que des horreurs passées, institutionnelles, comme la lobotomie ou la violence de l'éducation des jeunes en situation d'exclusion, étaient justifiées rationnellement par des gens très sérieux, il se termine aussi sur une note optimiste en plaçant un espoir plus grand encore dans la génération qui suit que dans la sienne ("les jeunes psychiatres savent faire bouillonner les idées. Je les trouve moins dogmatiques que leurs aînés", "les récits que font ces jeunes sont différents, plus solides, plus simples, moins ambitieux, moins prétentieux que ceux de leurs aînés"), mais est-ce que c'est vraiment une surprise dans un livre écrit par un spécialiste de la résilience? Vous l'aurez compris, c'est un livre à conseiller aux étudiant·e·s et aux chercheur·se·s en psychiatrie et psychologie clinique, aux étudiant·e·s et aux chercheur·se·s dans n'importe quelle science, d'ailleurs, à ceux qui s'intéressent au psychisme, à la science, aux sciences de l'éducation, à l'histoire ou à la résilience en général, … 

dimanche 8 février 2015

Être psy volume 2, De la psychanalyse à la psychothérapie, par Daniel Friedmann




 Après un excellent coffret DVD qui consistait en une série d'entretiens avec des psychanalystes, et qui avait le mérite de comprendre des questions qui n'étaient pas nécessairement consensuelles (prix de la séance, efficacité thérapeutique, fin de l'analyse, avis sur les séances courtes, rapports avec Lacan, …), une première fois en 1983 puis une seconde fois en 2008 (avec les mêmes quand c'était possible), le sociologue Daniel Friedmann récidive en interviewant cette fois-ci des psychothérapeutes, avec tout ce que le terme peut recouvrir.

 Le point commun entre les psychanalystes et les psychothérapeutes est que la formation universitaire n'est pas nécessairement la même : l'exercice peut être effectué par un psychiatre, un médecin, un psychologue, … Elisabeth Roudinesco, psychanalyste, est historienne de formation, Dina Scherrer, psychothérapeute (coach), a un DESU spécialisé, … La grande différence, en revanche, entre psychanalystes et psychothérapeutes, est la variété des formations théoriques : TCC, gestalt, rebirth, thérapie transculturelle, ... certain·e·s des practicien·ne·s sont même, c'est fou, de formation analytique (mais aucun·e n'affiche "psychanalyste" sur sa plaque, sinon iel serait dans le coffret DVD d'avant). La variété n'aide d'ailleurs pas à désigner les interviewés (dont certains sont très médiatisés : Boris Cyrulnik, Christophe André, Serge Hefez, ...), le coffret indique qu'on va écouter parler des thérapeutes familiaux·ales, des gestaltistes, des comportementalistes (qui sont en fait des TCCistes, mais en même temps ça ne sonne pas super bien)... mais aussi une coach, un psychothérapeute auprès des détenus, ou encore une addictologue qui de suite dit qu'elle ne se perçoit pas comme addictologue.

 La diversité est d'autant plus de mise que l'entretien est fait pour prendre une tournure très personnelle (c'est marqué dès la première question : "qu'est-ce que c'est, pour vous, être psychothérapeute?"), et en effet chaque entretien (la durée tourne autour d'une heure) aurait parfaitement pu justifier un résumé ici à lui seul (mais ça aurait quand même fait 16 résumés juste pour le coffret, et j'aime bien m'écouter parler je vous aime bien mais faut pas non plus pousser). On est d'ailleurs vite tenté de jouer au jeu de "c'est dommage il manque telle méthode" (pas de thérapeute rogerien, sniff...) ou encore "c'est dommage il manque telle personne" (un entretien tourné de façon aussi personnelle avec Tobie Nathan aurait sans doute décoiffé -et m'aurait peut-être valu une ou deux crises de nerfs devant mon écran, mais sur une heure d'entretien c'est raisonnable-).

 Certains éléments rappellent de façon assez frappante les propos des psychanalystes interviewé·e·s dans le volume précédent : adaptation pour quelques uns du prix à la patientèle (Valérie Colin-Simard -gestaltiste- ne veut pas que certains renoncent à se soigner pour une question d'argent, Dina Scherrer fait un peu la grimace quand elle explique que le coaching a un coût, ce qui fait que sa clientèle est surtout constituée de cadres, même si elle travaille auprès d'un public en situation d'exclusion -payée par l'Education Nationale- ou qu'elle divise le prix par deux quand un·e client·e étudiant·e paye ses séances sans passer par ses parents), importance des thérapies (en tant que patient·e) passées et éventuellement présentes, …

 En dehors des point communs avec les prédécesseur·se·s psychanalystes, on peut aussi être surpris par la quasi-absence de psychanalyse-bashing. Même Christophe André, s'il reconnaît que quand il s'est retrouvé sur un divan dans sa formation de psychiatre il s'est pas mal ennuyé, dit aussi qu'il a été marqué, jeune, par la lecture de Freud, ou encore révèle sans problèmes qu'il lui arrive de rediriger certain·e·s patient·e·s vers un confrère "lacanien pur sucre" (même s'il dit à un autre moment voir plus la psychanalyse comme du développement personnel que comme une thérapie) : il adresse de plus systématiquement les reproches qu'il pourrait faire à la méthode à "certains psychanalystes" plutôt qu'à la psychanalyse en général (et sauf erreur de ma part, sa langue ne fourche pas... il ne fait pas de lapsus ^^ ). Et, bien entendu, de nombreuses méthodes sont dérivées plus ou moins directement de la psychanalyse (le rebirth permet, selon Philippe Grauer, d'aller chercher du matériel inconscient que le divan ne permet pas d'aller chercher -même si quand on lui pose la question aucun exemple ne lui vient-, ...) La pluridisciplinarité est d'ailleurs dans l'ensemble bien vue, même si Philippe Grauer suspecte que bientôt, "thérapie intégrative" désignera une méthode en soi : on a déjà vu que Christophe André redirigeait certain·e·s de ses patient·e·s vers un analyste, Boris Cyrulnik évoque le cas encore plus parlant d'une patiente aggravée par la psychanalyse et améliorée par les TCC dans son enfance, qui a ensuite ressenti le besoin, adulte, de faire une analyse qui a bien fonctionné (il parle aussi de patient·e·s, apparemment ce n'est pas si rare, qui estiment de facto qu'iels font une psychanalyse - "j'ai vu un psychanalyste" "Ah, et qu'est-ce que tu as fait?" "J'ai expliqué mon problème, et il m'a donné un programme à suivre"-) et n'est pas le seul à parler de ce genre de situations (Cyrulnik parle de complémentarité dans la thérapie, mais aussi, dans la recherche, avec entre autres l'exemple de l'imagerie cérébrale qui confirme les dégâts des carences affective détectées grâce à la théorie de l'attachement), ...

 Le gros point fort du coffret est qu'il est intéressant à la fois pour un public profane qui découvrirait ou presque l'univers de la psychothérapie, puisque le principe de différentes méthodes est expliqué en détail (moi je suis un expert parce que j'ai un Semestre 5 de psychologie, donc je ne vais pas admettre que je ne savais pas en quoi consistait la gestalt-thérapie) et pour quelqu'un qui connaîtrait bien le sujet, puisque des expert·e·s, parfois même des pionnier·ère·s, parlent longuement de leur approche personnelle. Certains entretiens ont d'ailleurs de fortes chances d'être déstabilisants, comme quand Olivier Chambon, après avoir précisé sans ambiguïté que c'est interdit en France, va parler des psychédéliques comme de médicaments surpuissants du point de vue bénéfice/risque ou avancer des arguments scientifiques pour l'existence de la vie après la mort ou encore Robert Neuburger qui applique très radicalement les principes de l'ethnopsychiatrie en refusant de faire des diagnostics psychiatriques (citant Devereux qui dit que chaque société donne à ses citoyen·ne·s un mode d'emploi pour dysfonctionner) en donnant entre autres l'exemple d'un patient dont la dépression avait été aggravée par un diagnostic de dépression, et qui refuse aussi toute prescription médicamenteuse (c'est peut-être le moment le plus intéressant du coffret : il confesse qu'il avait triché pendant sa thèse, où au lieu de comparer une molécule à un placebo comme il était supposé le faire, il avait comparé, avec un protocole très strict... un placebo à un placebo, obtenant des résultats significatifs, et sans que personne ne s'en rende compte -comme il le dit, si il avait osé révéler la supercherie, sa thèse aurait été encore plus intéressante qu'elle ne l'a été-). D'autres sont plus franchement dérangeants : le rebirth, tel que je l'ai compris, consiste à provoquer un malaise pour se mettre dans un état modifié de conscience supposé ramener à la vie intra-utérine ou pas longtemps après-utérine. Michel Armellino dit d'ailleurs qu'il faut prévenir les voisin·e·s avant les séances, pour qu'iels n'appellent pas la police si ils entendent des hurlements et des choses de ce genre. Certes je ne doute pas que c'est bien encadré, y compris par un travail préalable et sûrement une présélection des patient·e·s pour lesquels ce serait indiqué, certes Philippe Grauer dit on ne peut plus explicitement qu'il ne faut pas proposer une thérapie qu'on n'a pas essayé sur soi (Grauer et Armellino ont, je ne sais pas si c'est une coïncidence, une façon particulièrement relax de parler du packing, alors que même Anzieu par exemple qui reconnait son efficacité précise que c'est potentiellement une violence pour les patient·e·s), mais un·e thérapeute chevronné·e qui est prêt·e à utiliser une méthode un peu extrême pour aller loin dans la connaissance de soi et un·e patient·e qui vient demander de l'aide pour une difficulté psychique, ce n'est pas la même situation, non? Enfin, ça n'engage que moi, et la richesse du coffret fait justement que d'autres trouveront peut-être plutôt que Grauer et Armellino sont déstabilisants et que Chambon et Neuburger sont franchement dérangeants, ou auront d'autres avis concernant d'autres thérapeutes, ...

 C'est assez rare pour être noté, donc je l'ai déjà dit mais je le redis (ce qui est un peu le principe d'une conclusion, maintenant que j'y pense), le coffret a largement de quoi intéresser les profanes comme les expert·e·s, en plus c'est en vidéo donc c'est moins fatigant que de lire (parce que j'ai décidé), et en plus en plus pour ceux et celles qui sont pressé·e·s il y a une sorte de résumé d'une heure qui est proposé (que je n'ai pas regardé parce que j'allais voir les entretiens en entier, et une heure ça fait quand même une longue bande-annonce qui en plus risque d'être pleine de spoils). Il y a aussi un livret qui explique la démarche et qui présente sommairement les interviewé·e·s, que je n'ai pas lu parce que... parce que... euh, là c'est juste parce que j'ai eu la flemme.