samedi 27 août 2022

L'énigme des tueurs en série, de Daniel Zagury


 

 S'il a lui-même vécu de plein fouet cette fascination, cette subjugation, pour le monstre absolu qu'est dans l'imaginaire collectif le serial killer (s'écriant "je viens de voir le diable!" à quelques amis qu'il a appelés pour récupérer de son entretien avec Julien, qui lui a raconté entre autres comment il avait bu quelques verres avec des amis avec la tête de sa deuxième victime dans un sac à dos), Daniel Zagury insiste sur le fait qu'il écrit ce livre pour assurer le rôle nécessairement frustrant d'expert (en tant que psychiatre, il l'a assuré pour de nombreux procès donc certains très médiatiques), apportant des réponses qui pour être sérieuses se doivent d'être humbles et partielles. S'il déconstruit le mythe que le tueur en série est par essence un avatar d'Hannibal Lecter ("allez donc dire à d'éminents enquêteurs qu'ils ont passé des années à pourchasser un imbécile"), s'il va obstinément chercher l'humain derrière le monstre sans être lui-même, loin de là, invulnérable à l'horreur de la rencontre (le·a lecteur·ice se verra épargner les détails les plus sordides, que lui s'est parfois vu raconter par leur auteur même), ce n'est pas pour excuser ou relativiser mais pour fournir de meilleurs outils face à cette forme de criminalité ("transformer un assassin en machine programmée pour tuer, c'est très exactement rejoindre et renforcer le fantasme de toute puissance du criminel"). Il appréhende d'ailleurs qu'une ultra-médiatisation, un phénomène de fan-clubs sur le modèle de ce qui existe aux Etats-Unis, fasse augmenter le nombre de tueur·se·s en série en France.

 Si la couverture est, je pense qu'on peut le dire, racoleuse, et que l'auteur a sollicité l'assistance de la journaliste Florence Assouline pour rendre son propos accessible, le contenu reste parfois complexe et, même avec une licence de psychologie dans mes bagages, j'ai parfois franchement froncé les sourcils lors de la lecture. Zagury annonce dans l'intro qu'il tient à prendre des distances avec la mythologie caricaturale répandue auprès du grand public, mais il a, tôt dans sa carrière, pris d'autres distances avec les conceptions de collègues expert·e·s qu'il jugeait tout aussi simplistes et néfastes (Julien, évoqué plus haut, a tué un gardien de prison, l'auteur pense que ça aurait pu être évité si on l'avait mieux écouté et si des soins psychiatriques et une surveillance adaptée avaient accompagné l'incarcération). Il s'appuie en particulier sur les travaux des psychanalystes Paul-Claude Racamier et René Roussillon. Pour lui, trois caractéristiques, à des degrés divers, sont communes aux tueurs en série : un pôle psychopathique ("leur capital compassionnel est comme calciné", "ils sont vulnérables aux décompensations psychiatriques", "ils vivent au jour le jour dans le défi"), un pôle psychotique (si l'expert judiciaire qu'est Zagury rappelle régulièrement que le fait de prendre des précautions pour ne pas se faire prendre exclut la psychose à proprement parler, le délire reste proche dans la violence du passage à l'acte, et les justifications, la rigidité du psychisme en particulier dans des mouvements défensifs, évoquent l'état psychotique) (je rappelle en passant que psychose ne veut pas dire violence et que les personnes psychotiques en général sont bien plus exposées aux violences qu'autrices de violences) et un pôle pervers, relevant à la fois de la perversion narcissique ("éradiquer en soi le gouffre de la déréliction, cette détresse des premiers temps, en la transformant en jouissance de toute-puissance au détriment de l'autre") et de la perversion sexuelle (si le terme appelle à des contresens -"on ne saurait confondre celui qui ne peut être satisfait que si la dame met des chaussures à talon rouge et celui qui sodomise le cadavre de la femme qu'il vient de tuer"-, le concept a une signification bien spécifique : la dimension sexualisée des meurtres ne donne pas lieu à une excitation sexuelle à proprement parler -du moins, si ça arrive, ce n'est pas au centre, ni la motivation première- mais "la recherche d'une toute-puissance qui sauve de la menace d'anéantissement", une expression cathartique qui protège de l'effondrement psychique).

 Un autre élément fort est le clivage : comme le grand public, les tueurs eux-mêmes semblent avoir du mal à s'identifier au monstre qui passe à l'acte, sur le modèle de Jekyll et Hyde, livre très souvent cité par l'auteur. Qu'ils soient d'un abord sympathique comme Guy Georges ("après son arrestation, il a gardé de nombreux amis qui, même s'ils ont en horreur "le tueur de l'Est parisien", n'ont pas abandonné ce copain assez sympa par certains aspects") ou dans une manipulation malsaine comme Michel Fourniret ("Il glace de bout en bout, même quand il pleure. Tout est calculé, et ce qui ne l'était pas le devient"), ils prennent une distance presque hermétique avec leurs passages à l'acte, au point de se dire incapable de les expliquer (Guy Georges répète que s'il savait ce qui l'amenait à tuer, il ne l'aurait pas fait). Par ailleurs, contrairement à l'idée reçue, le serial killer ne voue pas un culte à ses victimes mais au contraire leur déshumanisation permet et donne un sens au meurtre ("c'est parce que la victime n'est "rien" à ses yeux que précisément il est "tout" "). Cette toute-puissance est d'ailleurs une autre expression du clivage : l'échec est extrêmement pénible, et dans le discours du concerné n'existe pas ("monsieur l'expert, j'ai décidé de me faire prendre, mais je ne vous dirai pas pourquoi"). Les explications ad hoc volent au secours des moments qui pourraient être embarrassants  : si telle victime s'est échappée, par exemple, c'est parce que le tueur, pris d'indulgence pour telle ou telle raison, a finalement décidé qu'il le voulait bien, peu importe si ce n'est pas vraiment cohérent avec les faits. Cet élément psychique rend aussi difficile la confrontation à la réalité de l'acte, en particulier lorsqu'elle n'est plus intime mais publique : loin de l'image du génie du mal mégalo, Guy Georges supportait mal la médiatisation de ses meurtres, et Pierre Chanal, dont la présomption d'innocence est régulièrement rappelée pour des raisons juridiques, s'est suicidé avant son procès. Le concept de clivage nourrit une hypothèse de l'auteur : il suspecte chez le serial killer un matricide impensé, interpellé en particulier par l'idéalisation de la mère, l'impossibilité de lui faire le moindre reproche, résistante même aux questionnements orientés du psychiatre. L'auteur est particulièrement marqué par Guy Georges, qui idéalise non sa mère biologique mais sa mère adoptive, mais répétant qu'il ne peut pas en vouloir à sa mère biologique de l'avoir abandonné (tout en ayant gardé son frère) car c'est "une étrangère". Sans sembler faire le lien, il dit aussi qu'il ne peut pas compatir avec ses victimes car ce sont "des étrangères".

 Si cette représentation du matricide peut ressembler à un cliché, l'ensemble du livre permet en revanche de prendre des distances avec le cliché du traumatisme fondateur. Si la personnalité psychopathique favorise les passages à l'acte violents en général (délinquance, violence physique, ...), les tueurs interrogés ont souvent aussi grandi dans un environnement traumatogène, exposés à des violences intrafamiliales, sexuelles, ou encore aux foyers de l'ASE. De même, le parcours de serial killer se construit : le premier meurtre est souvent d'opportunité, et ce n'est qu'ensuite qu'une habitude, des rituels se mettent en place. L'auteur estime par exemple que Michel Fourniret ne serait jamais devenu Michel Fourniret sans Monique Olivier, qui a fait gagner ses meurtres en sophistication et les a inscrits dans une mythologie personnelle. Par ailleurs, si le potentiel hollywoodien est indéniable, le meurtre comme répétition, partage au monde et sublimation d'un traumatisme originel est particulièrement peu plausible selon Zagury, dans la mesure où selon ses observations, si traumatisme originel il y avait, il serait occulté par le phénomène de clivage ("un traumatisme allégué en cache un autre"). 

 Parfois complexe mais rendu accessible par des exemples tirés de l'expérience de l'auteur, le livre conforte certaines représentations mais permet de prendre des distances avec d'autres, et permet de mettre des éléments de sens derrière des actes, qu'on le veuille ou non, bien humains mais entourés d'une aura de monstruosité qu'il est difficile de relativiser.

mercredi 24 août 2022

Tu comprendras ta douleur, de Martin Winckler et Alain Gahagon


 Dans ce livre qui a l'ambition explicite d'être mis à jour régulièrement à travers des rééditions (les auteurs fournissent une adresse e-mail destinée spécifiquement à recueillir les critiques et suggestions), de nombreux outils sont fournis pour comprendre, soulager, éventuellement accompagner l' "expérience personnelle, intime et non comparable" qu'est la douleur. 

 Si l'expérience de la douleur est d'abord sensorielle, elle est en effet aussi psychique ("tout ce qui se passe dans le cerveau peut agir (en bien ou en mal) sur la douleur, et la douleur "colore" tout ce qui se passe dans le cerveau"), et dans le cas où elle est le plus éprouvante (maladie grave, douleurs chroniques, ...), l'enjeu relationnel est également important. Le sujet est technique, et entre les outils diagnostics et le détail des traitements possibles avec leurs avantages et inconvénients le livre n'en fait pas l'économie (les deux auteurs sont médecins) mais, c'est rappelé à de nombreuses reprises, la relation thérapeutique est importante, que ce soit pour ajuster au mieux le diagnostic et le traitement ("ne pas croire ce que dit un·e patient·e est l'une des principales causes de mauvais traitement, d'erreurs de diagnostic et d'accidents thérapeutiques"), ou même pour éviter un effet nocebo bien mesurable. Il va sans dire que minimiser n'est pas recommandé non plus : "il y a infiniment plus de personnes qui souffrent et qui ne sont pas bien soulagées que de personnes à qui on donne des antidouleurs pour rien".

 En plus des outils pour mieux comprendre, mesurer, soigner et interpréter la douleur (y compris chez des personnes qui ne sont pas forcément en mesure de l'exprimer verbalement, comme les enfants ou les personnes âgées), le livre porte une vision exigeante de la relation thérapeutique, qui semble adressée aussi bien aux patient·e·s qu'aux soignant·e·s, évoquant par exemple le prolongement des discriminations de la société dans le domaine médical (le racisme, le sexisme, conscients ou non, ont une influence sur la prise au sérieux de la douleur par le·a soignant·e, le surpoids peut être source de remarques déplacées ou d'erreurs de diagnostic... les personnes souffrant de troubles psychiatriques, si je ne me trompe pas, ne sont pas nommé·e·s mais auraient pu, ...), le droit d'être correctement informé·e et de voir sa souffrance prise en compte (certains procédures inutiles sont listées de façon critique) ou encore le droit de refuser un traitement ou une procédure ("vous devriez toujours vous sentir libre de cesser une thérapie qui ne vous convient pas pour des raisons physiques ou morales").

 Certains éléments intéresseront encore plus spécifiquement les psychothérapeutes, comme les détails, de l'historique et théorique au très pratique, de l'effet placebo ou encore les recommandations pour accompagner psychologiquement les personnes souffrant de douleurs (pour un effet directement antalgique, l'hypnose et les TCC sont particulièrement plébiscitées, mais tout ce qui détourne l'attention, met en mouvement, remet en contact avec le plaisir, a des effets positifs).

mardi 16 août 2022

Notre corps ne ment jamais, d'Alice Miller

 


 Alice Miller s'intéresse ici à une injonction sociale qui prolonge les violences intrafamiliales (ce qu'elle nomme "pédagogie noire"), celle d'aimer ses parents, qui devient une injonction contradictoire dans les cas de parentalité maltraitante, et qui est si ancienne et ancrée que l'autrice s'y réfère souvent sous sa forme biblique, en parlant de Quatrième Commandement (elle suspecte par ailleurs que la religiosité renforce, généralement, cette injonction). Pour Miller, non seulement c'est néfaste, mais c'est un non sens, dans la mesure où les sentiments ne se décrètent pas. Et c'est, précisément, le sens du titre : si on peut se dissimuler une réalité difficile à supporter, a fortiori si cette dissimulation est conforme à une injonction sociale souvent implicite mais forte, la contradiction reste ancrée quelque part, et peut se manifester avec violence.

 Maladie somatique (de l'asthme au cancer), suicide, anorexie, boulimie, alcoolisme, schizophrénie, une liste interminable de malheurs vous attend si vous ne laissez pas sa juste place à votre colère, selon Alice Miller, qui n'a pas vraiment développé de sens de la nuance depuis C'est pour ton bien. En plus, ça va de soi, de maltraiter vous-mêmes vos enfants (oui, tous les enfants maltraitants deviennent des parents maltraitants, elle a décidé -certes les données disponibles ne disent pas ça, mais est-ce que quelqu'un qui se compare sérieusement à Galilée a bien le temps de s'embarrasser de ce genre de détails?-), et d'éventuellement devenir dictateur ou tueur·se en série (d'ailleurs, il ne faut surtout pas pardonner aux parents, mais au tueur·se·s en série, si, apparemment, puisqu'iels ont été victimes de maltraitance -les parents aussi, si on la suit, mais ça ne compte pas, je suppose-). Avec sa méthodologie bien particulière qui consiste à tirer des traits entre les éléments qui vont dans son sens et à mettre tout le reste de côté, Miller appuie son propos sur des biographies de personnes célèbres, en ayant souvent besoin de préciser, on se demande bien pourquoi, que ni les personnes concernées (y compris des artistes ayant exploré très finement leur propre psychisme), ni les biographes ne sont parvenus à ses propres conclusions (et, si les données sont manquantes, c'est qu'elle vont dans son sens -oui, elle dit vraiment ça-, je vais désormais appeler ça "faire un Alice Miller").

 En dehors de cette attitude caricaturale (ne faites jamais lire ce livre à un·e sociologue -c'est souvent une gymnastique particulière de se rappeler que le livre a été publié en 2004 et non en 1904, et que de nombreuses affirmations disons surprenantes sont vérifiables-), le propos est pourtant riche et intéressant, et l'enjeu fort. Les nombreuses vignettes cliniques illustrent les chemins complexes que peut prendre le psychisme pour s'accommoder d'un passé de maltraitance, la façon dont des parents peuvent maintenir délibérément ou non une emprise malsaine, ou encore... les dégâts que peuvent faire, avec de fausses bonnes idées, des thérapeutes a priori bien intentionné·e·s. L'injonction à pardonner, se réconcilier (ce qui peut sembler en effet sembler pertinent lorsque, par exemple, la personne à pardonner est mourante ou affaiblie par la vieillesse ou la maladie), à prendre en compte la souffrance probable des parents, ou encore à nuancer la souffrance passée en la contrebalançant avec les bons moments, peut être vécue, en particulier quand elle vient de la personne de confiance qu'est le·a thérapeute, comme une prolongation de la maltraitance, une invitation à encore prioriser l'autre sur soi, à minimiser ses souffrances, à souscrire jusqu'au bout au tabou de la haine contre ses propres parents. Si c'est, l'ensemble du livre est limpide là-dessus, extrêmement facultatif, Alice Miller précise d'ailleurs que selon elle, même le pardon ne peut être vrai (et non rester au niveau externe pour donner le change) que quand la colère a été pleinement acceptée et intégrée.

 Au delà de la forme parfois grotesque du propos qui peut hélas avoir de vraies conséquences (jusqu'à preuve du contraire -et les preuves, ce n'est pas la grande passion d'Alice Miller-, toutes les maladies ne sont pas psychosomatiques, avoir été maltraité ne transforme pas automatiquement en mauvais parent), le livre explore donc un tabou bien réel et insidieux et donne de nombreux exemples des formes qu'il peut prendre. Dommage que le propos, riche et original, soit desservi avec une telle énergie.