dimanche 10 janvier 2016

L'attachement, de John Bowlby



 En ce moment où on parle pas mal de trilogie, voici l'épisode IV le volume 1 d'une trilogie importantissime en psycho, où John Bowlby présente la notion d'attachement, surtout connue par les étudiant·e·s à travers la fameuse "situation étrange" de Mary Ainsworth.

 Faisant appel à un volume, euh... important d'études scientifiques, Bowlby démontre l'importance, pour le psychisme, de la constitution durant les premiers mois voire les premières années de la vie d'un lien d'attachement solide avec une figure d'attachement principal. Il constate en particulier que nombre de comportements qu'on pouvait interpréter, chez l'humain et d'autres animaux, comme liés à la recherche de nourriture (succion, recherche de proximité avec la mère, ...), ne le sont pas directement : l'affection s'avère bien être un besoin fondamental. L'expérience qui est probablement la plus parlante est celle où des singes ont été élevés seuls,  avec un faux singe en fil de fer auquel un biberon était accroché, et un faux singe recouvert d'une matière plus douce : le jeune singe préférait la compagnie de son faux semblable en matière douce.

 Mon enthousiasme ne me dispense pas d'admettre que ce premier volume n'est pas tout à fait le plus palpitant à lire : pendant une bonne moitié, Bowlby s'explique sur certains points de sa méthodologie, qui intègre il est vrai des domaines aussi divers que la science expérimentale, l'éthologie, la psychanalyse (on reproche souvent à la psychanalyse d'être indémontrable car irréfutable : Bowlby, probablement pas mis au courant, soumet plusieurs raisonnements analytiques à la vérification expérimentale... et en réfute une bonne partie), voire même la cybernétique quand il s'interroge sur ce qu'on peut déduire du fonctionnement de missiles dits intelligents. Des développements complexes sont proposés sur ce que l'observation du comportement permet de déduire quant à une éventuelle intention, sur la notion entre autres d'instinct ou d'intention, sur l'adaptation à l'environnement... Non pas que ce ne soit pas intéressant (loin de là!), mais disons que pour tout suivre il faut beaucoup s'y intéresser, et que ça ne parle pas spécialement d'attachement. Si ma mémoire est bonne, l'auteur lui même propose aux lecteur·ice·s de zapper cette partie si ça les saoule, et je confirme d'une part que ça ne pose pas de problème particulier, et d'autre part que cette partie du livre, très théorique, est très différente de la suite, bien plus concrète, abondamment illustrée de résultats expérimentaux : il ne faut surtout pas éviter de lire la trilogie parce que ces premiers chapitres pourraient être décourageants!

 Les comportements du bébé (et des parents, mais surtout du bébé) tendant vers la création du lien (pleurs, sourires, bras tendus, ...) sont détaillés, avec les différents changements qui surviennent à des âges particuliers (j'ai par exemple appris avec émotion à ma première lecture, peu après la naissance de ma fille aînée, qu'on ne pouvait pas s'habituer aux pleurs parce que le rythme et la fréquence changeaient régulièrement... ô merveilles de la nature). Si le procédé pourrait vite s'apparenter à un catalogue, la plupart des données fournies permettent des éclairages sur la construction de la relation parent-enfant : une mère peut distinguer les pleurs de son enfant de celui des autres 48 heures seulement après la naissance, se comporte différemment quand les pleurs sont causés par la douleur (cri brusque suivi de pleurs moins sonores, le parent se précipite) ou par la faim (le volume sonore va crescendo, le parent finit ce qu'il était en train de faire avant d'arriver), la succion nutritive est différente de la succion non-nutritive, qui a son importance aussi, "quand un bébé n'a pas faim, ni froid, ni mal, les façons les plus efficaces de mettre fin aux pleurs sont, dans l'ordre d'efficacité croissante, le son de la voix, la succion non-nutritive, et bercer le bébé", l'enfant de deux ans se permet des explorations quand la figure d'attachement principale est immobile tant qu'elle reste visible, mais va chercher à la suivre ou surtout à se faire porter si elle s'éloigne, ...

 Le besoin fondamental d'attachement, s'il n'est pas une conséquence du besoin de nutrition, est en fait lié au besoin de sécurité (un jeune singe qui, en l'absence de sa mère, se fait frapper par le mâle dominant, risque donc de se précipiter dans les bras... du mâle dominant) : les comportements d'attachement augmentent avec la fatigue, la maladie, la faim, la peur, ... ce qui n'est pas si différent du comportement adulte ("Dans la maladie ou dans la tragédie, les adultes sont souvent demandeurs de compagnie ; si un danger ou un désastre survient soudainement, il est presque certain qu'une personne va rechercher la proximité avec une autre personne familière et de confiance"). Un attachement de meilleure qualité amènera donc à plus de comportements d'exploration de l'environnement. Le doudou, la succion non-nutritive, loin de constituer une régression, sont un substitut de la figure d'attachement principal, et permettent d'apprendre progressivement à s'en séparer (certains enfants ayant des carences à ce niveau là peuvent justement développer une détestation des objets petits et mous qui peuvent s'apparenter à un doudou). Ainsi, contrairement à certaines idées reçues, répondre aux demandes relationnelles du bébé contribue à améliorer sa capacité de se séparer sereinement (une recherche d'Ainsworth lui a permis de constater que dans le dernier quart de la première année, les enfants dont la mère répondait rapidement aux pleurs pendant les premiers mois pleuraient moins que les autres) : un attachement de qualité avec la figure d'attachement principal permet même à l'enfant de se constituer d'autres figures d'attachement, alors qu'un enfant dont le lien est moins solide... aura plus tendance à rester scotché à la figure d'attachement principale ("Ce n'est que lorsque l'enfant a atteint l'âge d'aller à l'école que ses demandes peuvent être tempérées avec douceur"). Les cas où Bowlby envisage que les comportements d'attachement soient à limiter sont en fait les cas... où l'offre parentale surpasse la demande de l'enfant.

 Il a souvent été reproché à Bowlby de donner énormément d'importance à la présence de la mère, ce qui peut faire suspecter de sa part une injonction aux femmes à rester au foyer sous peine d'être des parents irresponsables, ou encore une distinction nette des rôles éducatifs du père et de la mère. Il prend le temps de s'en expliquer : d'une part il précise que par mère il n'entend pas nécessairement la mère biologique, et d'autre part que, si la figure d'attachement principal peut parfaitement être quelqu'un d'autre, ça reste la mère dans l'écrasante majorité des données recueillies, et que "mère" c'est quand même plus beaucoup court à écrire à chaque fois que "figure d'attachement principale" (ce dont je peux attester à ce stade du résumé...). On est convaincu si on veut par cette explication (on peut s'étonner que, dans la somme de travail astronomique qu'a probablement représenté l'ouvrage, l'auteur trouve particulièrement épuisant d'écrire quelques mots de plus), et l'ensemble du livre ne me permet de trancher ni dans un sens ni dans l'autre. En dehors de ce problème de vocabulaire qui est, c'est vrai, récurrent, Bowlby ne semble toutefois pas particulièrement être un fanatique de la mère au foyer : il ne donne aucune consigne dans ce sens (alors que même si ce n'est pas formulé comme des consignes il en donne par ailleurs : accepter les demandes d'affection de l'enfant -même quand il y en a beaucoup-, le laisser sucer un truc ou avoir un doudou, ...). Plus spécifique, il rapporte une observation en kibboutz montrant que la situation n'endommage pas le lien d'attachement avec les parents, ou encore une autre observation où le chercheur a constaté que les enfants qui avaient un attachement de qualité avec leurs deux parents allaient plus volontiers vers les autres à 18 mois, informations qu'il aurait été bien ennuyeux de partager s'il y avait une arrière pensée idéologique.

 Reste une question importante : comment mesurer l'attachement? Le dispositif de la "situation étrange", de Mary Ainsworth (c'est écrit Bowlby sur la couverture des livres de la trilogie, mais on en saurait infiniment moins sans les nombreuses recherches d'Ainsworth!), généralement utilisé avec des enfants de un an environ, confronte l'enfant à une séparation progressive de sa figure d'attachement principale dans une pièce accueillante mais inconnue à travers diverses étapes successives d'à peu près trois minutes. La réaction au moment de la séparation ne permet pas de faire de déductions suffisamment précises, c'est donc la réaction au moment des retrouvailles qui est prise en compte. De  très nombreuses utilisations du dispositif dans le cadre de recherches ont permis de délimiter trois profils (en vrai c'est quatre, mais dans le volume 1 seuls les trois principaux sont évoqués, et là c'est le résumé du volume 1) : un attachement sécure (dans 70% des cas), quand la séparation est rapidement acceptée et qu'après de premières protestations l'enfant se concentre sur les jouets à disposition, un attachement anxieux/évitant (dans 20% des cas) où l'enfant va éviter la mère à son retour, voire être plus amical avec l'inconnu·e présent·e dans la pièce ou un attachement anxieux/résistant où l'enfant alterne entre le contact et la fuite. Le résultat de l'observation est plutôt stable, même s'il est par exemple arrivé que des enfants perdent leur attachement sécure entre l'âge de 12 et 18 mois suite à un événement difficile survenu dans la famille.

 On en arrive au moment où je devrais dire à qui recommander le livre, mais j'ai plus de mal à dire à qui ne pas recommander le livre. L'attachement est une notion importante en psychologie clinique, tout·e étudiant·e en psycho pourra profiter des nombreuses données brutes qui sont fournies et sourcées sur le développement de l'enfant (les abondantes références d'études m'ont bien arrangé pour mon projet tutoré en me permettant de gonfler artificiellement la bibliographie d'avoir de nombreuses informations pertinentes au même endroit), les réflexions sur la méthodologie scientifique sont intéressantes aussi même si je pense que personne n'a acheté le livre pour ça, ... Et même sans parler de psychologie clinique, il est question d'un besoin fondamental qui n'est pas toujours considéré comme tel, des données solides contredisent certaines idées reçues sur l'éducation et le comportement de l'enfant, il n'y a pas besoin de connaissances particulières pour comprendre (je l'avais lu en 1ère année sans ressentir de lacunes trop handicapantes) même si il faudra parfois, pour l'étudiant·e avancé·e comme pour le·a débutant·e, pas mal de concentration, donc ne serait-ce que pour la culture générale ce n'est pas une perte de temps non plus. En attendant, je vous dis à bientôt pour le deuxième épisode.