jeudi 25 mai 2017

L'effet Lucifer. Des bourreaux ordinaires, de Patrick Clervoy


 Contrairement à ce qu'on pourrait supposer, pour d'évidentes raisons de titres identiques, ce livre n'est pas la traduction de celui-ci (le titre contient aussi une référence à Des hommes ordinaires, de Christopher Browning). Le thème est cependant semblable: une exploration de la cruauté dont l'humain est capable, pour essayer de comprendre comment elle est possible et comment la prévenir. Une différence notable est que, là où l'auteur du Lucifer Effect américain est chercheur en psychologie sociale, l'auteur de ce livre-ci est psychiatre et militaire, on peut donc sans prendre trop de risques supposer qu'il a vu de près des situations d'affrontement, et qu'il a eu à soigner des auteur·ice·s et des victimes.

 La majeure partie du livre est constituée de récits très détaillés de situations de violence extrême, parfois directement à travers les récits des bourreaux, dans de nombreux contextes différents : chronologiquement cela va du massacre de la Saint Barthélémy aux tortures à Abu Ghraïb, géographiquement des Etats-Unis (émeutes de Los Angeles en 1992) au Cambodge (dictature des Khmers rouges). Les comptes rendus sont explicites et, le moins qu'on puisse dire, c'est que la lecture est éprouvante, ce qui n'a par ailleurs pas été sans poser question à l'auteur ("cette immersion dans la cruauté ne risquait-elle pas de réveiller chez le lecteur une forme de satisfaction perverse ou de fascination révulsée?"), même si son choix est assumé ("si on ne fait pas surgir l'horreur du mal devant les yeux du témoin, il ne peut le discerner"). La nature des violences elle-même est très diverse : il sera question de tortures (guerre d'Algérie, Abu Ghraïb, Guantanamo, …), de génocides (celui des Khmers rouges, le génocide arménien, celui des Tutsis par les Hutus au Rwanda), de massacres de civils (les habitants de My Lai pendant la guerre du Vietnam, la Saint Barthélémy), de violences policières (le lynchage de Rodney King, dont l'impunité des auteurs a déclenché les émeutes de Los Angeles), mais aussi plus ponctuellement des violences qui ont suivi la Libération, de bizutage, de corrida, …

 La lecture, je l'ai dit plus tôt, est éprouvante, et elle l'est d'autant plus que les explications des mécanismes permettant ou conduisant à la violence se font désirer... Il faut avoir lu les deux tiers du livre pour atteindre la partie qui s'annonce explicative ("Comprendre le mal", puis "Combattre l'effet Lucifer"), mais même cette partie est surtout constituée de descriptions. Les éléments d'explication semblent presque données par hasard, au détour de tel ou tel récit. Dans l'introduction, l'auteur constate que les gardes de l'expérience de Stanford (des sujets occupent une prison virtuelle, le hasard détermine qui sera garde et qui sera détenu, l'expérience est extrêmement détaillé dans l'autre livre qui s'appelle Lucifer Effect) ont à la fois le pouvoir de relever les infractions et de les punir ("ils cumulent les pouvoirs de police et de justice"), ce qui leur enlève un garde-fou contre la cruauté et les déresponsabilise (situation qui par ailleurs rappelle le problème des contrôles au faciès, et va dans le sens des associations qui proposent la remise d'un récépissé pour y remédier). Alors qu'il rapporte des éléments d'un procès de soldats qui ont maltraité l'un des leurs (coups, privation d'eau par 45°C) jusqu'à provoquer sa mort parce qu'ils le suspectaient de simuler, il décrit l'effet de groupe qui a probablement eu lieu (à travers l'opposition entre un chef virulent et un soldat jugé paresseux, les militaires ont préféré se représenter comme membre d'un groupe de bons soldats, par opposition à la victime, donc se sont plus spontanément formalisés de l'éventuelle simulation que de l'acharnement du lieutenant) et insiste sur les euphémismes employés lors du procès (l'avocat tient à parler de bourrades plutôt que de coups, l'auteur sort le dictionnaire pour montrer à quel point c'est absurde) ou la tentative d'un partage de responsabilités (l'avocat, comme si cela aurait pu apporter la moindre justification, insiste sur le fait que, quand même, la victime était quelqu'un de paresseux). D'autres éclaircissements du même type sont proposés, mais ils sont eux aussi disséminés au milieu des récits, et certains sont moins convaincants que d'autres (description de l'effet de foule par Gustave Le Bon, mais son livre datant de la fin du XIXème siècle et étant souvent considéré comme le premier livre de psychologie sociale on peut imaginer que la science a avancé depuis sur le sujet, pulsion de mort de Freud, neurones miroir décrites succinctement et dont on peut probablement douter qu'elles produisent des comportements, …). On peut donc s'interroger sur le but recherché en écrivant ce livre, l'explication des mécanismes n'étant pas au centre. Un objectif moral, rappelant de quoi l'humain est capable, la fragilité de la non-violence ("la cruauté humaine est immense, universelle, constante")? L'auteur·ice de violences, devant la diversité des situations évoquées, saura vite passer outre, le·a tortionnaire expliquant qu'il n'a rien à voir avec l'auteur·ice de génocide, l'organisateur·ice de bizutages argumentant qu'il est ridicule de comparer ce qu'iel fait à de la torture, … Le livre aura toutefois le mérite indéniable de montrer que chacun·e, en tant que citoyen·ne sinon en tant que personne, doit se sentir impliqué·e, que la cruauté n'est pas spécifique à de supposés barbares, par opposition à une civilisation qui ne serait pas concernée par tout ça ("nous la percevons comme étant d'une autre époque, d'une autre culture, alors qu'elle est sous nos yeux").

 S'il est difficile de synthétiser un contenu aussi divers, certains passages sont particulièrement intéressants, comme le commentaire du livre de Paul Aussaresses sur la guerre d'Algérie (il est précisé que le général est diplômé de Khâgne, ce qui rappelle d'une part que la brutalité n'est pas particulièrement liée à un manque de culture, d'autre part que c'est un expert dans le maniement du langage qui euphémise ses actes, en parlant par exemple de "neutraliser" pour désigner des exécutions ou en parlant des "bouteilles sacrifiées" et en oubliant les civils tués en racontant une fusillade dans un bar), le rappel que les situations de génocide, malgré l'aspect industriel du meurtre donc le souci d'efficacité, s'accompagnent de pillages et d'une surenchère de cruauté, le chapitre sur la profession de bourreau, celui sur les limites des tribunaux internationaux pour juger les crimes de guerre, ou encore le moment où l'auteur loue la condamnation publique et sans ambiguïté par des responsables militaires des violences qui ne seraient pas indispensables (en particulier après la statistique, qui fait frémir, des résultats d'un questionnaire anonyme révélant que "seuls 47% des militaires de l'armée de terre et 38% des marines admettaient que les personnes non combattantes devaient être traitées avec dignité et respect").

 Si les éléments d'explication se font souvent, de manière frustrante, désirer, la multiplicité des situations de violence extrême donne une idée de l'amplitude de la tâche. Dans le cas spécifique de la condamnation de violences commises par des forces armées (torture, exécutions extrajudiciaire de prisonnier·ère·s, attaques commises sur des civils, …), l'auteur a, en tant que militaire, une légitimité particulière.

mardi 9 mai 2017

The new psychology of leadership, de S. Alexander Haslam, Stephen D. Reicher et Michael J. Platow



 Dans ce livre, les auteurs font l'inventaire de ce que nous permettent de savoir les recherches récentes en psychologie sociale (dont une part non négligeable a été menée par les auteurs eux-mêmes) sur les caractéristique d'un bon leader, un leader qui a l'adhésion enthousiaste de ceux et celles qu'il dirige, qui bénéficie d'un pouvoir par le groupe plutôt que d'un pouvoir sur le groupe.

 En effet, diriger des individus qui obéissent sous la contrainte, ou ont en tête d'œuvrer pour leur intérêt propre, plutôt que de s'unir au service du groupe, n'a pas, on s'en doute, le même effet. Cela implique qu'un bon leader doit donner la sensation que les gens travaillent pour eux, et non pour lui, donc qu'il soit lui-même perçu comme faisant partie du groupe. Une expérience a particulièrement mis ce phénomène en lumière : les expérimentateur·ice·s mettaient à la tête d'un petit groupe (en informant le groupe des critères du choix) soit l'un·e des membres du groupe sélectionné·e au hasard, soit un·e membre du groupe sélectionné·e pour ses qualités de manager·euse. Les membres du groupe sélectionné·e·s au hasard bénéficiaient de beaucoup plus de coopération, semble-t-il parce que les membres du groupe estimaient que les autres, de par leurs compétences, n'avaient pas spécialement besoin de leur bonne volonté. Les auteurs expliquent ainsi le fait, contre-intuitif, que le langage bien particulier de George W. Bush ne lui ait pas porté préjudice : pour une part de son électorat, ça contribuait surtout à le distinguer d'une élite hors-sol (l'auteur d'un recueil des pires citations de Bush avait d'ailleurs dit que, si son livre risquait d'avoir des conséquences négatives, ce serait surtout sur les adversaires de Bush qui auraient l'idée maladroite de se moquer de lui ouvertement). Les élections présidentielles américaines de 2016 leur ont, c'est le moins qu'on puisse dire, donné raison. En plus de faire partie du groupe, un bon leader doit aussi, quand il prend des décisions, privilégier le groupe. Dans une recherche effectuée en Australie, le·a responsable d'un hôpital était mieux vu s'iel privilégiait, dans la liste d'attente pour obtenir un organe, un Australien natif sur un autre individu... alors que la même discrimination était perçue négativement si l'hôpital n'était pas en Australie.

 Les auteurs ne vont pourtant pas maintenir que l'horizontalité est la condition du leadership, que le·a meilleur·e dirigeant·e sera un individu pris au hasard, ou encore l'individu le plus représentatif de tel ou tel groupe. D'une part, même si ces critères ne sont pas les plus importants, la recherche s'accorde pour considérer qu'un leader se doit d'être charismatique, juste et inspirant la confiance, ou du moins perçu comme tel. Mais, alors que la notion de groupe est si importante, un bon leader est surtout celui qui saura définir le groupe, insuffler la sensation de faire partie d'un groupe. L'exercice est d'autant plus difficile que l'identité de groupe est flexible : une photo de George W. Bush en casque et uniforme de vol, prise en mai 2003 devant un public de militaires, célébrant la victoire en Irak, a fortement contribué à faire grimper sa popularité à 70%, mais elle aura aussi sa part dans le record d'impopularité (71%) atteint par le même individu en mai 2008, alors que les effets de la même intervention militaire apparaissaient bien moins flamboyants. La droite comme la gauche écossaises pourront en appeler avec la même efficacité au sentiment d'appartenance de la population, les uns en rappelant que les Ecossais·es savent prendre sur eux, surmonter les pires difficultés sans attendre d'assistance, les autres en définissant les Ecossais·es comme une population unie et solidaire. Être un·e bon·ne dirigeant·e demande énormément de travail : de nombreuses compétences devront être mobilisées au service de la faculté de définir (puis redéfinir, et redéfinir!) une forte et inspirante appartenance de groupe (entre autres "prouesses linguistiques, rhétorique sophistiquée, expression poétique, chorégraphie, maîtrise de l'espace, vision architecturale, grand sens de l'organisation, instinct social").

 Si les auteurs sont pédagogues pour expliquer et problématiser leur sujet, le livre reste une revue de l'état de la recherche, et est donc assez technique, avec beaucoup plus de finesses que ce que le résumé peut laisser penser. Une seule lecture ne suffira pas à tout apprécier à sa juste valeur, et ça peut valoir la peine de s'attarder sur certains points pour les plus motivé·e·s, en particulier en se penchant directement sur les recherches présentées qui sont, bien sûr, toutes sourcées. Une lecture plus rapide reste intéressante, d'autant que le propos est contre-intuitif, le leader étant souvent associé à la verticalité, à l'homme providentiel.