mardi 23 décembre 2014

Soignante en devenir, de Florence Braud





Note (31/05/2019) : les trois blogs dont il est question sont maintenant regroupés sur http://www.soignanteendevenir.fr/ , avec beaucoup de contenu qui à sauté pour ma plus grande tristesse (mais bon c'est pas moi qui décide j'avais qu'à écrire ces magnifiques textes moi-même), et l'autrice est sortie de l'anonymat et n'a donc plus son ancien pseudo. Je laisse quand même la présentation initiale de son travail telle quelle parce que je suis super paresseux pour garder une trace.

 Oyez oyez, l'aide-soignante (ancienne auxiliaire de vie) et maintenant trois fois blogueuse Babeth ouvre un nouveau blog, qui a vocation à accueillir des témoignages sur les maltraitances effectuées, volontairement ou non, consciemment ou non, par les soignant·e·s.

 Dans empathie, compétence, honnêteté, les qualités essentielles du ou de la soignant·e rappelées par Michel Hanus et Olivier Louis, il y a empathie, donc même si le·a soignant·e a une blouse blanche, une agressivité ou une condescendance sortie de nulle part, c'est un manque de professionnalisme (par ailleurs, dans certains témoignages, il y a AUSSI un problème avec la compétence et/ou l'honnêteté). Si la méchanceté pure et simple, c'est très malheureux, existe, ou peut aussi être maltraitant·e (ou moins bientraitant·e qu'on ne pense l'être) involontairement, comme dans le cas de cette aide-soignante qui n'a, semble-t-il, pas eu l'idée de prendre son temps pour aller vite. Le blog a en effet vocation à recueillir les témoignages de patient·e·s maltraité·e·s (certaines maltraitances rapportées ne sont, on l'espère, pas ordinaires, mais hélas parfois elles ne sont vraiment pas petites), mais aussi ceux de soignant·e·s qui réaliseraient, après coup, qu'iels auraient pu mieux réagir dans telle ou telle situation, et peuvent permettre à d'autres, grâce à leur expérience, de mieux s'en sortir dans la même situation.

 L'initiative me paraît formidable parce que je n'ai jamais soigné personne donc c'est bien commode de voir d'autres se faire critiquer déjà d'un point de vue pragmatique, pour en tant que patient·e se rappeler qu'il n'est pas normal de subir certaines choses et en tant que soignant·e à mieux percevoir les mécanismes qui peuvent conduire à la maltraitance (voire à avoir des solutions clefs en main à des problèmes qu'on n'identifiait pas forcément), mais aussi d'un point de vue cathartique parce que ça permet de ne pas garder pour soi ce qu'on a pas osé dire, intimidé·e par la blouse blanche et/ou le pouvoir que le·a soignant·e a sur nous (parce que si on a affaire à un·e soignant·e, en général, c'est qu'on ne va pas très bien à la base) et même, soyons fous, d'un point de vue social : ce blog est une façon de dire "allez vous faire foutre" à celles et ceux qui estimeraient que le diplôme et le statut de soignant·e (et de bien-portant·e) dispense d'avoir du respect pour la personne en face, donc plus le blog a de retentissement, plus il sera clair que certains comportements ne sont pas les bienvenus.

 Pour envoyer vos témoignages : vieuxetmerveilles@hotmail.fr
 Et tant que vous y êtes, vous pouvez suivre Florence (anciennement Babeth) sur twitter ( @BraudFlo ), ou aller faire un tour sur ses deux autres blogs, je pense que vous ne le regretterez pas.
 http://www.vieuxetmerveilles.com/ : plus autobiographique, le blog parle aussi de l'expérience d'auxiliaire de vie de Babeth, métier qui implique de nombreuses préoccupations extra-professionnelles (ce qui est intéressant à lire à l'heure où des responsables politiques estiment intéressant de reculer sur le droit du travail). A lire aussi, impérativement, pour ceux qui s'intéressent au sujet de la résilience.
 http://www.aidersoigner.com/ : Babeth parle ici de sa formation et de ses débuts d'aide-soignante, le tout entrecoupé de quelques coups (très) durs

 Dans ces deux blogs, Babeth est sans concessions sur le sujet de la bientraitance, donc non seulement l'ouverture de Petites maltraitances ordinaires est une excellente initiative, mais en plus c'est particulièrement bienvenu que ce soit elle qui créée et gère ce blog.

mardi 16 décembre 2014

Les Nourritures affectives, de Boris Cyrulnik




 Utilisant la méthodologie (le plus souvent) de l'éthologie, Boris Cyrulnik dresse un portrait de l'être humain avec, semble-t-il, la volonté d'identifier le sens de la vie (les "idées qui brodent une existence humaine").

 Le récit, s'il s'achève aux portes du décès (les individus "qui toute leur vie auront vécus dans l'affection, la sécurité et l'aventure sociale, vivront intensément les cent-vingt ans de leurs promesses génétiques"), démarre bien avant la naissance, avec les enjeux de la rencontre des parents. Chacun envoie à l'autre un ensemble de signes, que ce soit à travers l'histoire familiale et le statut social, les vêtements, l'attitude, ou même la pilosité (cheveux, moustache... entre autres) ou l'univers olfactif (l'être humain, contrairement au chien par exemple qui a pourtant un meilleur odorat, se donne beaucoup de peine pour dissimuler les odeurs corporelles) : même en dehors du cas extrême du mariage arrangé, la rencontre et son résultat ne relèvent pas toujours autant de la coïncidence qu'on ne pourrait le croire. L'insémination artificielle est bien sûr également évoquée. En faisant commencer l'histoire de l'individu à la rencontre de ses géniteurs, Cyrulnik annonce déjà implicitement le thème de la construction du récit. S'ensuit un chapitre où le neurologue prendra (un peu) le dessus sur l'éthologue, qui parlera cette fois-ci de la vie du fœtus : la vie, en effet, commence avant la naissance, et le fœtus, avant de sortir du ventre de sa mère, a déjà développé des compétences surprenantes (vue, ouïe, odorat, mémoire à court terme, …). On peut même identifier des éléments de personnalité ("A la vingt-sixième semaine, les profils comportementaux sont déjà différents d'un fœtus à l'autre. Certains bébés sont très suceurs, d'autres peu. Certains sont terriblement gambadeurs (956 mouvements par jour), d'autres très calmes (56 mouvements par jour)" ). "Il sursaute, cligne des paupières, explore et goûte quand sa mère chantonne". Une fois né, l'enfant est membre d'une famille, plus largement d'une société, qui participeront aussi à la constitution de son identité. L'enfant adopté aura la possibilité de s'inventer des parents idéaux, et les rencontres qui ont réellement lieu sont souvent source de déception. Grandir avec une identité trop vague pousse à s'en construire une, alors que se sentir membre d'une communauté fournit un rôle implicite. Quand la fin de la vie approche, le thème de la construction du récit reste présent, la personne âgée revient bien sur son passé, mais pas d'une façon aussi linéaire qu'on ne pourrait le croire ("la vieillesse n'est pas le résumé du drame en trois actes de notre existence"). La mémoire prend plutôt la forme d'un palimpseste (parchemin recouvert de plusieurs couches d'écriture, dont on a effacé les plus anciennes pour pouvoir réécrire dessus... enfin, moi, je savais parfaitement ce que c'était, je n'ai pas du tout eu besoin de regarder sur un moteur de recherche) : qu'il y ait ou non troubles cognitifs, l'entourage comme la personne âgée elle-même pourront être surpris par la couche de souvenirs qui ressortira plus que les autres. Ainsi, une personne très âgée, secouée par un cambriolage, demande, terrifiée, à être protégée contre des violeurs. La demande est plutôt accueillie par de la dérision : le cambrioleur n'a pas dû trouver urgent de se précipiter sur cette femme de 78 ans (leur présupposé n'est pas si pertinent que ça : la vulnérabilité, en soi, augmente beaucoup les risques de viol, bien plus que l'attractivité physique). Seulement, "sa famille apprit avec étonnement qu'elle avait été violée à l'âge de 15 ans et qu'elle n'avait jamais eu la force d'en parler". Un autre s'étonne de repenser régulièrement au vol très ancien de sa voiture : lui-même ne pensait pas que ça l'avait marqué. Ces souvenirs sont l'occasion de donner un sens au passé ("les réminiscences font souffrir de manière détournée et quand elle ne servent pas à faire un récit, elles martyrisent le corps"). Cependant, même si "empêcher le récit d'un âgé, c'est l'empêcher de prendre sa place, c'est l'exclure, c'est l'isoler affectivement et socialement", certains récits ne peuvent être racontés, car personne ne peut les entendre. Cyrulnik donne l'exemple d'un vigneron traumatisé par une bataille en Algérie : l'ennemi, parfait connaisseur du terrain, avait fait en sorte de séparer son bataillon en deux et de faire chaque côté tirer sur l'autre, lui a vu les autres tomber autour de lui avec la certitude qu'il allait mourir à son tour. L'armée l'a invité à éviter de mentionner cet épisode pas assez héroïque, et ses proches lui ont reproché d'avoir passé des vacances en Algérie, au service des colons, pendant qu'eux travaillaient dur. Il n'a donc pu parler de cet événement pourtant traumatisant que des années plus tard, à son psychiatre (un certain Boris C... quelque chose) : "pour prendre sa place dans un groupe, on doit donc faire le récit que ce groupe est capable d'entendre".

 Boris Cyrulnik parle aussi de deux éléments particulièrement constitutifs de la société : la violence et l'inceste. Dans les deux cas, la problématique de la distance est centrale ("pour que la violence de l'un s'impose à l'autre comme un contresens émotionnel, il faut qu'il n'y ait pas de représentation du monde de l'autre et qu'une absence de communication empêche la contagion des émotions et des idées", "tout objet ne peut pas devenir sexuel. Le partenaire doit posséder une forme ni trop semblable, ni trop différente, ni trop lointaine"). Quand on achète un poulpe au supermarché, on n'est pas préoccupé par le fait de bénéficier du meurtre d'animaux qui "pensent, agencent des problèmes, trouvent des solutions et s'attachent à leurs petits". La distance peut parfois être introduite artificiellement, au nom de l'intérêt général bien sûr, comme la science ("ayant expérimenté sur des animaux parce qu'ils n'ont pas d'âme et sont différents par nature, ces chercheurs appliquent leurs conclusions aux hommes, comme s'ils étaient analogues après avoir été différents")... ou l'effort de guerre (y compris quand ce sont des civil·le·s qu'il s'agit de massacrer). La promiscuité peut également être source de violence, contre les autres (une société de rats, enfermée dans une cage, devenait désorganisée, les membres s'agressant entre eux et les mères abandonnant leurs petits à la naissance, dès que la population dépassait un certain seuil, avant de retrouver un comportement normal) ou contre soi-même (l'ours enfermé dans une cage se frottant le museau jusqu'au sang, le rituel, à fonction apaisante, devenant contreproductif). En ce qui concerne l'inceste, Boris Cyrulnik, qui a déjà coécrit un livre sur le sujet avec Françoise Héritier et Aldo Naouri, revient beaucoup au complexe d'Oedipe, tout en différenciant très clairement le phénomène psychique du passage à l'acte ("l'Oedipe n'est pas l'inceste. Le petit garçon qui demande sa mère en mariage structure son affectivité et non pas sa sexualité"). L'interdit de l'inceste contribue à définir la famille, donc la société ("si une loi autorisait l'inceste mère-fils, je suis prêt à parier que cette permission légale ne modifierait pas les comportements sexuels"). Comme je l'ai dit plus haut, selon Cyrulnik le modèle explicatif principal de l'inceste est le manque de distance ("il n'y a pas d'émotion à toucher l'autre, comme si c'était soi-même, et, dans ce cas, on se demande pourquoi il y aurait un interdit à toucher son propre corps"), ce qui éclairerait entre autres des comportements incestueux chez les sujets atteints d'une pathologie qui empêche de se différencier de l'autre (schizophrénie, Alzheimer, ...). En plus de contraster avec l'analyse plus récente et bien plus solide de Dorothée Dussy , qui précisément travaille à partir du passage à l'acte et non de l'interdit et des représentations qu'il implique (pour elle, il s'agit d'abord d'une expression de domination particulièrement totale et violente), l'approche parfois extrêmement détendue de l'auteur (qui utilise d'ailleurs surtout comme illustration des incestes mère/fils) a de quoi faire grincer des dents ("La société ignore tout de ces trames familiales, joviales, amoureuses ou tragiques, mais toujours secrètes") d'autant qu'elle contraste, c'est le moins qu'on puisse dire, avec les témoignages de victimes.

 Vous l'aurez constaté, l'approche est très pluridisciplinaire, du développement sensoriel du fœtus aux interdits constitutifs de la société, en passant par les conditions du bon vieillissement chez le chien (si si!). Et, alors que pour l'essentiel les informations sont très documentées et des sources précises citées, d'autres fois sont écrites des généralités aussi absurdes qu'affligeantes, qu'il faut relire plusieurs fois pour s'assurer que l'auteur a bien écrit ça, en cherchant désespérément un indice qui annoncerait qu'il plaisante (du coup on ne sait pas trop quoi penser des phrases intermédiaires, comme "les âgés vivant en institution se rappellent davantage les faits anciens que les faits récents, à l'inverse des sujets demeurant à leur domicile" : il dit ça parce que ça sonne bien, ou il a de solides raisons de le croire?). Petit florilège :
"Les petits Occidentaux aujourd'hui ne savent pas qui est leur père. Ils connaissent la biographie de Balzac, de Marx ou de Michel Platini, mais ne savent pas que leur père a une histoire, ils ne peuvent pas constituer leur génogramme, ni même dire quel est son métier." Je ne sais pas ce qui manque le plus de crédibilité : que les petits occidentaux ne sachent pas quel métier fait leur père, ou que les enfants d'aujourd'hui (en 2000) soient des experts de la vie de Platini, qui n'est pourtant pas pour grand chose dans le célébrissime "3-0" qui a eu lieu 2 ans avant (et si des profs de français passent par là, j'attends avec impatience leurs lumières sur la connaissance encyclopédique de la vie de Balzac par leurs élèves). On peut par ailleurs rêver, au moment où des ouvriers meurent sur les chantiers au Qatar pour préparer les stades de la Coupe du Monde, que Platini connaisse un peu mieux Marx, mais c'est un autre sujet.
"Comment vont-ils raconter l'histoire d'un père transparent, d'une mère débordée, d'une école morose et d'une anxiété monstre, sans commémorations ni fêtes?" Eh oui, tous les pères du monde sont désormais transparents, ce qui est bien pratique pour être agent secret mais n'est pas sans inconvénients, par exemple depuis la naissance de ma fille aînée je n'ose plus m'asseoir dans le métro car les gens s'assoient systématiquement sur moi, c'est très inconfortable et en plus je me fais engueuler. Les mères sont aussi, c'est un cauchemar, devenues débordées du jour au lendemain, alors que quand la contraception existait peu et que la participation aux tâches ménagères était encore plus inégalitaire, elles avaient un temps libre indécent une fois qu'elles avaient fini de s'occuper de leurs 6 enfants (un de plus si on compte le mari) et en étaient réduites à faire des études de chirurgie et du sport de haut niveau pour ne pas trop s'ennuyer. Et, alors que le quotidien d'aujourd'hui est morne et gris, avant, tous les jours (mais surtout les jours d'école et les jours de commémoration) tenaient de la comédie musicale.
"Pendant les guerres il n'y a plus d'insomnie parce que les rythmes sociaux sont parfaitement synchronisés". Les alarmes et les bombardements étaient d'ailleurs particulièrement propices à l'ambiance sereine propre aux temps de guerre, et l'incertitude du retour des proches qui sont au front donnait à la vie un piment qui manque un peu aujourd'hui.
On continue? "Le Code Civil parlait alors de la "puissance paternelle". Dans sa grande tolérance, il a dû, sous la pression des féministes, remplacer cette belle expression par celle d' "autorité parentale" qui, à peine décrétée, devint désuète" (les méchantes féministes et leurs fameux ciseaux...).
"La simple présence du père donne à la femme une place affective différente : c'est aussi la femme du père, elle n'est pas consacrée aux besoins physiques de l'enfant, elle peut aussi ressentir des plaisirs différents des siens." Oui, parce que comme la femme n'a pas d'identité (il l'a expliqué plus haut : la société moderne lui intime de ne pas construire de famille au nom de l'indépendance alors qu'elle a tellement besoin d'un soutien masculin, et pour une raison inconnue une femme ne peut pas fonder une famille ET s'épanouir personnellement et professionnellement, les hommes n'étant pas, on ne sait pas non plus pourquoi, concernés par ces problèmes), elle n'existe que soit pour son mari et ses enfants, soit uniquement pour ses enfants, ce qui n'est bien sûr pas un problème pour elle mais peut l'être pour les enfants en question.
 Si le "c'était mieux avant" (alors que, comme le rappelle GiedRé, "avant il y avait les 2b3") niais et très mal argumenté au mieux fait sourire et au pire agace, la légèreté est, justement, bien moins légère, quand elle est au service d'un discours sexiste plus que douteux, qui confirme la mauvaise impression donnée par la plaisanterie faite au début du livre (à propos de Lacan, spécialiste du fétichisme des étoffes, qui les collectionnait lui-même) "la perversion des étoffes n'existe pas, sinon toutes les femmes en seraient atteintes", qu'on avait plutôt envie d'oublier.

J'ai consacré par mal de place à ces extraits étranges, parce que le malaise est réel, mais quantitativement leur présence est infime, et le livre n'est par ailleurs pas dénué d'intérêt, que ce soit pour l'originalité de l'approche éthologique ou le thème de la construction du récit. Leur présence en est d'autant moins indispensable.

lundi 8 décembre 2014

Ici et maintenant, vivons pleinement, d'Anne-Ancelin Schützenberger



 Ecrit (ou plutôt dicté, car elle ne peut plus lire ni écrire) à l'âge honorable de 95 ans, le livre est volontairement constitué de très courts chapitres en vrac (et les citations sont de mémoire, les psychanalystes pourront s'amuser à débusquer et interpréter les erreurs) : les développements théoriques des livres de jeunesse d'Anne-Ancelin Schützenberger (comme par exemple Le Plaisir de Vivre, publié quand elle avait à peine 92 ans) sont ici absents.

 Extraits d'histoire de vie, citations, découvertes, nombreux hommages à Sainte Rita ("la sainte des causes difficiles et, si j'ose dire, une vieille copine à moi. Amis lecteurs, je vous la recommande!", d'ailleurs, argument imparable, "cela marche du tonnerre, Sainte Rita, pour les places de parking!"),  les chapitres font entre une phrase et 4 pages, l'idée est d'illuminer la vie, la rendre plus heureuse, sachant qu'un état d'esprit positif a une réelle influence sur le bonheur.

 Faire ce résumé juste après celui de Vieillissimo n'était pas prémédité, mais les brefs extraits pleins de vitalité d'Anne-Ancelin Schützenberger ne sont pas sans faire penser au livre de Véronique Griner-Abraham (pendant que le vrac évoque l'atome social des Exercices pratiques de psychogénéalogie), et n'est-ce pas là un parfait exemple de transmission?

dimanche 7 décembre 2014

Vieillissimo, de Véronique Griner-Abraham



 Véronique Griner-Abraham est souvent en retard, a fait médecine pour plaire à ses parents puis psychiatrie pour leur déplaire (et aussi parce qu'elle avait du mal avec la vue du sang ou des cadavres, ce qui peut poser problème dans d'autres spécialités), se fait prêter un certain nombre d'origines différentes du fait de son nom et de son teint, et surtout, depuis 25 ans, elle "fait les vieux" ("non, je ne fait pas les enfants, ou plutôt si, j'en ai fait deux, Dieu merci, ça m'a suffi") en libéral, et travaille aussi en Ehpad.

 Vieillissimo, ça désigne un rythme, par opposition à pianissimo, le rythme associé de façon stéréotypée à la vieillesse. Et, en effet, le livre est rythmé, constitué de brefs extraits de conversation avec des patient·e·s, rapportés par l'autrice avec humour, et il a bien un aspect musical. Si les conversations sont classées par thème ("histoires d'amour", "histoires de névrosés", "histoires de maisons de retraite", "histoires de guerre", …), c'est presque anecdotique tant l'enchaînement est fluide. Après, bien entendu, ça fait un peu juste pour parler de vignettes cliniques, d'ailleurs ce n'est pas l'objet... Du coup, ce n'est pas évident de savoir si on a affaire à des vignettes tout court, à des miettes cliniques, à l'un puis à l'autre...

 C'est vers la fin du livre que sera donné un sens à cette succession d'anecdotes, après une anecdote qui prend un ton bien plus grave que les autres : l'autrice rapporte comment elle est parvenue à faire raconter sa vie ("Sur le génogramme établi par l'équipe, je vois que son mari était d'origine espagnole. Mariée après la guerre, elle aura milité dans une association de déportés. Ces deux éléments me mettent la puce à l'oreille. Je crois que Valentine a autre chose à dire que sa passion pour le tricot") à une patiente atteinte d'Alzheimer dont l'agitation inquiète l'équipe de l'Ehpad. La conversation est longue, ponctuée de "ça ne vous dit rien?", et permet de comprendre que la maison "dont il avait fait la charpente et toutes les fenêtres" qu'elle a quittée était tout ce qui lui restait de son époux, ancien résistant déporté à Dachau et qui avait parlé à elle et elle seule de cette période (l'autrice retrouvera sur Internet les noms et matricules de l'époux et de son ami). "En sortant du bureau, mon stagiaire me demande : "Vous croyez que ça sert à quelque chose de lui avoir fait raconter tout ça? A elle, je veux dire?" Servir à quelque chose, je ne sais plus trop ce que cela veut dire. Si cela ne sert à rien, je ne vois pas l'intérêt de continuer ce métier".

 Ça semble être précisément à ça, que sert le livre. Au delà de la variété et de l'énergie des échanges présentés, qui tranchent avec les différents stéréotypes sur les personnes âgées (qui peuvent par ailleurs, comme ça au hasard, causer une appréhension à travailler -ou, vraiment au hasard, à faire un stage- dans le milieu du vieillissement), l'ouvrage illustre avec abondance (surtout pour un livre aussi court) le fait que les personnes âgées, quand on passe du temps avec elles, ont quelque chose à transmettre.

jeudi 4 décembre 2014

Résilience et personnes âgées, dirigé par Louis Ploton et Boris Cyrulnik



 

  Constitué de 14 chapitres rédigés par des spécialistes du vieillissement (en tout cas pour la majorité) venu·e·s de domaine très variés, le livre est très clairement marqué par la diversité. Plus que le fait de retrouver l'énergie de vivre après un traumatisme (ce en quoi est censée consister la résilience évoquée dans le titre), ce qui lie pour l'essentiel ces différents chapitres, c'est ce qui permet de vieillir dans de bonnes conditions. Les compétences motrices et cognitives, la qualité des interactions avec l'entourage diminuent, la mort approche... autant dire que tou·te·s ces expert·e·s ne sont pas de trop pour donner des outils. Les recherches évoquées précisent par exemple que la personne âgée est encore capable d'apprendre, que le langage non-verbal complète la parole lorsque son usage devient plus difficile pour peu que les proches fassent l'effort de s'adapter à cette nouvelle communication, les questions que posent l'étude de la théorie de l'esprit (capacité de se représenter le point de vue de l'autre) chez les personnes âgée seront détaillées, … Les sujets, comme vous pouvez le constater, sont très variés, allant du très général (les facteurs de résilience avérés chez la personne âgée, par Boris Cyrulnik) au très spécifique (musique et vieillissement par Pierre Lemarquis, vieillissement et théorie de l'esprit, déjà évoqué, par Alain Brossard, …) voire à l'insolite (vieillissement et résilience... chez l'animal, par Claude Béata) : les disciplines utilisées sont aussi très diverses (neurosciences, psychanalyse, psychologie cognitive, psychologie du développement, …), de même que les choix de rédaction (du développement appuyé par des vignettes cliniques elle-mêmes détaillées dans leur évolution au préalable théorique à la recherche scientifique). On a presque envie d'ajouter, sous le titre Résilience et personnes âgées, le sous-titre "Vous avez deux heures" (et en plus, ça ferait une intro!) (oui, il n'y a pas d'intro qui explique la démarche du livre, et la résilience n'est définie que dans la conclusion, parce que qui suis-je pour juger que "on a trouvé intéressant de se mettre à plusieurs pour parler d'un sujet, et vous avez 270 pages pour deviner pourquoi et comment on s'est organisés" est moins pertinent qu'une autre façon de faire?)

  Si le voisinage exotique et inexpliqué (enfin, expliqué, mais seulement à la fin) de tous ces chapitres donne l'impression d'avoir affaire au hors-série thématique géant d'un magazine, les chapitres, séparément, sont loin d'être dénués d'intérêt (au fait, j'ai dit que la complexité, elle-aussi, variait beaucoup?)... et ça peut être bon à savoir, pour le·a lecteur·ice qui ne s'intéresse qu'à un sujet en particulier (on peut par exemple s'intéresser à la musique sans être follement passionné par le psychodynamisme et le socle narcissisme, mentalisation et objet... l'inverse étant, peut-être, un peu plus rare), qu'ils peuvent parfaitement, justement, être lus comme ça, séparément.

lundi 1 décembre 2014

La sixième fois sera la bonne!


 Le stage est fini depuis peu, et je me suis d'ailleurs empressé de démarrer le rapport de stage, que j'ai bientôt fini de rédiger je suis en vacances d'IED pour deux semaines parce que... euh, parce que j'ai décidé. Le stage a commencé avant la rentrée et s'est terminé après, et puis les démarches pour l'obtenir ont eu lieu l'année dernière, donc je ne savais pas bien en quelle année scolaire j'étais pendant le stage, mais là c'est officiel : ma 3ème année de L3 est démarrée, et sauf catastrophe, c'est (enfin!) ma dernière année de licence (bon, là maintenant je suis en vacances, mais on va faire semblant d'oublier ce détail). Au programme cette année : repasser Echelles et Tests (il me fallait 10 pour être débarrassé de cette matière terrifiante qui m'a fait rendre ma première "vraie" copie blanche et j'ai eu 9 aux rattrapages... aaaargh!), neuro, rendre le rapport de stage (ce qui implique de le rédiger avant, j'aimerais bien sauter cette étape mais la prof est horriblement pointilleuse), et courir après les notes qui manquent (ben oui, je rappelle que je suis étudiant à l'IED, ça fait partie intégrante du cursus), ça va être pratique il m'en manque en L1, en L2 et en L3... Une fois que tout ça sera fait (l'idée vu que c'est plus light c'est d'avoir fini en juin donc de pouvoir prendre des vacances avec les CP utilisés pour les rattrapages), je vais finir soit en M1 clinique si je suis sélectionné (c'est mal engagé, comme je l'ai dit ici une fois ou deux -ou douze-, mais il y a pas mal de versions divergentes sur le taux et les critères d'admission et j'ai décidé d'être naïf optimiste), soit en M1 développement où il n'y a pas de sélection (pas de sélection, ça veut dire pas encore, mais comme je viens de le dire j'ai décidé d'être n... optimiste). Que ce soit l'un ou l'autre, ça va être parti pour quatre ans au moins d'apnée (la tête enfouie dans les cours, la recherche de stage -à ne pas confondre à la recherche à faire pendant le stage avec des vrais gens et des vraies stats-, ...) si tout se passe bien (et même très très bien, puisque ça impliquerait une utopique admission en M2), mais je n'en suis pas encore là.

 Le stage lui-même c'était ultra-court (c'était presque plus long de le chercher O:) ), mais c'était vraiment bien : déjà comme prévu la psycho c'est mieux avec des vrais gens qu'avec des livres et des fichiers pdf, ensuite j'ai eu la chance de travailler avec une équipe sympathique, et l'avantage d'un stage en EHPAD c'est que ça permet d'avoir affaire à des publics très différents (la dépendance, ça recouvre beaucoup de choses... et on est aussi en contact avec les familles des résident·e·s). Dans les livres qui m'ont le plus aidé, il y a eu celui de Pierre Charazac et... ceux de Rogers. Alors que je n'en voyais vraiment pas l'intérêt hors d'un cadre de consultations formelles, les relances non-directives sont bien pratiques pour discuter avec une personne très atteinte cognitivement (quand une phrase prononcée n'a rien à voir ni avec la précédente ni avec la suivante, et ne veut pas nécessairement dire quelque chose, on peut imaginer que des interprétations psychanalytiques ou un programme TCC intéresseront moyennement l'interlocuteur·ice), et quand la personne qui nous parle est plus lucide c'est un formidable outil... pour éviter de l'interrompre quand elle a envie de parler. Si j'avais parfois l'impression gênante que les interactions étaient simplistes (mais une résidente a su me faire comprendre qu'elle appréciait ces conversations quand par malheur j'avais l'idée d'écouter quelqu'un d'autre), l'ensemble du stage aurait été bien plus compliqué si je n'avais jamais entendu parler de Rogers.

 Un problème quand même, c'est que les lectures prévues (bon, il y en a qui se sont invitées en cours de route) pour préparer le stage ne sont pas finies, ce qui est un peu embêtant dans la mesure où le stage, lui, est fini. L'idée, à peu près suivie, c'était de caser les lectures plus axées sur la pratique au début, et de garder pour après les plus théoriques, qui devraient, faute de m'aider à agir pendant le stage, me permettre de mieux comprendre ce qui s'est passé pendant (en gros, elles serviront à préparer non pas le stage mais le rapport de stage). Et oui, bien sûr, on peut parfaitement distinguer les deux types de livres avant de les avoir lus, vous ne le saviez pas mais c'est normal c'est parce que... euh... parce que c'est récent! Bref, il y aura encore quelques fiches de lecture sur le vieillissement.

vendredi 21 novembre 2014

Repérer et éviter les douces violences dans l'anodin du quotidien, de Christine Schuhl, illustré par Denis Dugas



 Vous l'aurez probablement compris, le drôle d'oxymore du titre désigne les violences indirectes, le manque de respect qui apparaît dans le choix d'un terme, dans un reproche gratuit... qui est difficile à reprocher frontalement à la personne qui l'émet, mais qui peut pourtant blesser réellement la personne qui le subit.

 Le livre, écrit par une ancienne éducatrice de jeunes enfants autrice d'autres ouvrages sur les crèches et la petite enfance (elle a aussi à son actif d'autres livres sur les douces violences), montre un certain nombre de situations, de la petite enfance à la vieillesse, où les professionnel·le·s, la famille... agressent peut-être sans s'en rendre compte. Pour tout dire, la BD a un certain nombre de défauts : la grande majorité des situations sont simplistes, le manque de respect est parfois, même si plus ou moins conscient, volontaire (parce que la personne tient à établir sa supériorité, parce qu'elle se sent agressée, ou certaines fois, il faut bien le dire, juste parce que la personne est une c.....), ce qui remet en question l'intérêt préventif, et le fait que la phrase d'explication à la fin de chaque page soit à l'envers (c'est infantilisant... si si, j'ai décidé!) ou que l'autrice compte sur la culpabilité des lecteur·ice·s sont en soi de douces violences. Pourtant, je n'arrive pas tout à fait à en dire du mal comme prévu, ne serait-ce que parce que les douces violences dont il est question sont en fait fréquentes (jugements de valeur, abaissement de l'autre au service d'un sentiment de supériorité, parler de quelqu'un devant lui ou elle comme s'iel n'était pas là, ...) donc ne serait-ce que rappeler que ça existe et ce que c'est c'est plutôt salutaire, et aussi parce qu'une partie des exemples est très probablement issu du vécu professionnel bien réel de l'autrice, qui a eu, on l'imagine, l'occasion d'observer un certain nombre de choses. Et puis bon, le livre se lit extrêmement vite, donc on va pas non plus passer notre vie à râler. Et puis c'est dessiné par le créateur du dessin original du célébrissime Casimir, si ça c'est pas un argument! (ça y est, je vous ai bien mis le générique de L'île aux enfants dans la tête pour la journée? Vous me détestez ^^?)

jeudi 20 novembre 2014

La violence dans le soin, dirigé par Albert Ciccone


 
 Dans des contextes très divers, le livre présente des façons dont la violence peut s'immiscer dans les situations de soin, que la violence soit subie ou infligée par les soigné·e·s ou les multiples acteur·ice·s : si le titre paraît, ou du moins devrait être, paradoxal, la violence a de nombreuses occasions de s'infiltrer dans une relation qui a un objectif thérapeutique.

 La première partie, sur laquelle s'appuieront conceptuellement certaines des autres, est rédigée par Albert Ciccone. Il commence par préciser que, même si "le soin en général, et le soin psychique en particulier, contient une inévitable part de violence", "il existe bien sûr des violences évitables, inutiles". Il présente ensuite différents outils pour mieux comprendre cette violence. Si certains sont incontestables (le·a soignant·e qui n'est pas vigilant·e à son contre-transfert négatif risque de s'en prendre aux patient·e·s) et d'autres originaux et novateurs (distinction entre la pluridisciplinarité -"mettre bout à bout des points de vue différents"- et l'interdisciplinarité ou la transdisciplinarité, qui "suppose une humilité de chacun, reconnue, tolérée, partagée", intègre et transcende les différences entre les disciplines), l'ensemble s'appuie sur une charge contre l'esprit institutionnel que je trouve personnellement exagérée, ce qui m'a d'autant plus surpris à la lecture que je suis plutôt d'accord avec lui. Certes le fait que les industries pharmaceutiques et de l'assurance suivent de près le développement du DSM est une très mauvaise nouvelle pour la psychologie clinique et la psychiatrie, mais avoir une base théorique commune, pour qu'un diagnostic fait par un·e professionnel·le soit compris correctement par un·e autre, n'a rien à voir en soi avec renoncer à l'humain dans la relation patient·e-soignant·e, le problème n'est pas tant le DSM lui-même que l'usage qui en sera fait. Certes, l'obsession de la rentabilité dans des secteurs où elle n'a rien à faire conduit à des aberrations, habilement évoquées dans l'excellent film Hippocrate quand quelqu'un déplore que le directeur vendait des DVD avant d'arriver à la tête de l'hôpital (par exemple le paiement à l'acte pour les sages-femmes, alors que l'essentiel de leur travail, pas assez mesurable mais indispensable, consiste non pas à faire des "actes" mais à passer du temps avec les patient·e·s), mais est-ce bien la peine de sauter au plafond en évoquant une recherche qui compare l'efficacité de traitements analytiques avec et sans analyse de transfert pour des patient·e·s borderline? Incontestablement, c'est regrettable que les patient·e·s du groupe contrôle (ou, d'ailleurs, du groupe expérimental) aient été moins bien soigné·e·s (de la même façon que c'est regrettable à l'hôpital d'avoir affaire à un·e interne plutôt qu'à un médecin expérimenté... mais le médecin expérimenté n'a pu le devenir que parce qu'il a eu des patient·e·s en tant qu'interne), mais en quoi vérifier une hypothèse (serait-ce avec les très méchantes méthodes quantitatives) a un rapport avec l'obsession de l'amélioration des chiffres (baisser les coûts et gagner du temps) dans des endroits où cette obsession n'a rien à faire? Bon, plutôt que de m'emporter sur un sujet avec lequel je suis partiellement d'accord et qui ne constitue pas non plus toute la première partie, je vais passer à la suite.

 Dans le premier chapitre de la seconde partie (c'est intenable, les chapitres sont numérotés! bon, j'arrête, j'ai dit que j'arrêtais...), Jean-Baptiste Desveaux parle de ses trois ans d'expérience d' "analyse des pratiques professionnelles" dans une institution récente, qui accueillait des adolescent·e·s et jeunes adultes autistes et psychotiques, atteint·e·s de déficience intellectuelle importante. D'une mission explicite de tempérer les demandes des éducateur·ice·s (rénovations, augmenter la hauteur du grillage, autant d'idées qui ont le défaut de coûter de l'argent alors qu'iels n'ont qu'à bosser mieux) en les laissant en discuter, selon une application du principe "la dictature c'est ferme ta gueule, la démocratie c'est cause toujours", et de les surveiller pour prévenir d'éventuelles maltraitances, l'auteur a dans une certaine mesure (des plaintes contre la direction restaient exprimées) réussi à créer un espace de réflexion sur le travail. La violence dont il sera question est surtout générée par les chef·fe·s de service se succédant, et la différence entre leur perception du travail ("elle se croit dans une MJC" à propos d'une responsable venant de l'univers socio-culturel voulant des usagers "occupés", obsession de la réglementation -jusqu'aux moments informels- d'un autre, ...) et celle des employé·e·s.

 Eric Calamote parle ensuite d'une consultation troublante à la maternité, avec une adolescente de 17 ans qui avait pris la décision d'accoucher sous X après un déni de grossesse. Les violences infligées par la maternité, indirectes, sont diverses : la consultation elle-même, même si elle a été acceptée par Eva (à ses conditions, soit un seul entretien), a été sollicitée par l'institution, le prénom choisi pour l'enfant lui est communiqué, dévoilant au passage son sexe, ... L'auteur l'interprète comme la manifestation d'une société qui refuse l'absence de sentiments maternels, d'attachement à l'enfant... ressentis auxquels il a lui-même été sujet en contre-transfert. Au-delà de sa cohérence avec le sujet du livre, le chapitre offre une vignette clinique assez riche.

 Estelle Veyron La Croix présente quant à elle les différentes conceptions de la déficience intellectuelle, et les différentes réponses institutionnelles aux besoins des sujets déficients et de leurs familles.

 Emmanuelle Bonneville-Baruchel détaille les nombreuses violences de l'univers du placement d'enfants, soit une situation qui est en elle-même d'une extrême violence. Manque de moyens (d'autant plus insupportable que l'enfant est en soi un argument merveilleusement efficace pour faire de la démagogie, c'est donc un choix honteux d'économiser de l'argent public là où on peut facilement rendre les gens d'accord pour le dépenser), décisions absurdes ("l'arbitraire idéologique prend le pas sur l'évaluation singularisée et sur le travail de pensée"), défauts d'organisation, professionnel·le·s épuisé·e·s et impuissant·e·s, décideur·se·s indifférent·e·s et/donc incompétent·e·s ("Tel DRH d'un centre hospitalier indique ainsi tranquillement qu'il n'a aucune représentation du travail d'un psychologue en pédopsychiatrie, ni d'ailleurs de celui d'une infirmière en pneumologie, mais que cela ne lui pose aucun problème pour son travail, et que d'ailleurs cela ne l'intéresse pas. Tel responsable d'une direction départementale de l'Aide sociale, qui comprend le service d'ASE, indique que la seule logique valable pour lui est quantitative"), les sources de violence sont multiples. Le chapitre est illustré de situations concrètes. Ce post de blog (et ses commentaires), bien qu'ancien, donne une idée de l'univers évoqué, avec entre autres l'exemple parlant de la "danse de l'OPP".

 La chapitre suivant (écrit par Valérie Rousselon) évoque un cas clinique où à une situation clinique déjà complexe (mère épuisée physiquement et psychiquement par son enfant autiste) s'ajoute de grands écarts culturels. La communication efficace a été permise par une acceptation patiente des cultures respectives (l'autrice a eu parfois quelques difficultés à faire comprendre dans le service pourquoi ses sessions thérapeutiques semblaient consister en des banquets très gras et très sucrés, qui étaient pourtant importants pour la patiente qui les fournissait) et, de façon plus pragmatique, l'intervention d'un interprète. Dans ce type de situation, si les efforts n'aboutissent pas, l'ethnocentrisme fait qu'on déduit rapidement que c'est la faute du ou de la patient·e. "Quand la part "étrangère" des familles issues de l'immigration est volontairement tenue secrète par ses membres pour des raisons propres à leur histoire, cette position est à respecter. Par contre, quand les "origines culturelles" sont passées sous silence pour se conformer à un discours dominant assimilationniste, se produit une violence niant l'identité des patients".

 Christophe Lévêque, dans un chapitre qui évoque par certains aspects le livre de Paul Fustier sur l'institution, éclaire sur les violences qui peuvent résulter de l'ambiguïté des différents rôles des intervenant·e·s, ou du rôle de l'institution : rivalité, manque de communication, ...

 Anne Paillard évoque la violence subie par les patient·e·s... lors de consultations en libéral, nous éloignant des aspects fortement institutionnels des chapitres précédents. Les vignettes cliniques concernent en partie ses propres patient·e·s : l'importance d'écouter le·a patient·e, et surtout de se remettre en question (ce qui peut passer par une réflexion sur le contre-transfert mais aussi par reconnaître qu'on avait un quotidien difficile, donc qu'on était moins disponible ou bienveillant·e pendant une période donnée), est rappelée et illustrée.

 Le sujet suivant est la violence en oncologie adulte. Laurence Syp-Sametzky articule principalement sa réflexion autour de la vignette clinique d'une patiente qui, en plus du cancer, souffre d'une maladie provoquant de larges plaies. Les soins sont "très douloureux malgré les antalgiques" et très longs, ce qui donne aux soignant·e·s l'impression d'être des bourreaux, et l'odeur est désagréable, ce qui rend les visites et consultations difficiles. Il est aussi rappelé que, même en oncologie, la mort peut frapper de façon inattendue des patient·e·s auxquel·le·s on s'était attaché·e·s, et que les soignant·e·s restent confrontés à des deuils difficiles y compris pour leur métier.

 Les vignettes cliniques sont aussi l'outil principal de Catherine Bonnefoy pour évoquer la violence auprès d'enfants atteints de maladies chroniques graves. Dans les cas évoqués, les difficultés semblent provenir du manque d'inclination à prendre du recul et accepter les ressentis des patient·e·s et de leurs parents (et les prendre en compte lors de prises de décision), probablement accentué par le fait d'avoir affaire à des enfants et des adolescent·e·s. 

 Le dernier chapitre, également le plus long, rédigé par Matthieu Garot et incluant des références culturelles et théoriques très diverses, parle de l'univers particulier de la rue : des individus que personne ne veut voir, parfois en grande souffrance, se donnent parfois en spectacle, que ce soit pour exprimer une colère ou pour appeler au secours. Celles et ceux qui sollicitent les intervenant·e·s (pompiers, urgences, ...) ont donc plutôt comme préoccupation de les faire disparaître, plutôt que de les aider. Les intervenant·e·s même, impuissant·e·s (des situations pareilles ne peuvent se résoudre rapidement, et les faire disparaître... c'est heureusement encore interdit!), finissent par se lasser et se renvoyer la balle, veulent à leur tour se débarrasser, inaugurant un cercle vicieux qu'il sera difficile de briser.

 Celles et ceux qui s'attendaient à un livre sur la violence du soin en général seront donc probablement frustré·e·s, malgré l'intérêt de certains apports théoriques généraux, mais la diversité des situations présentées fait précisément comprendre qu'une approche générale du sujet n'est pas nécessairement pertinente.

dimanche 9 novembre 2014

Le crépuscule de la raison, de Jean Maisondieu



 Dans ce livre, Jean Maisondieu développe longuement une argumentation qui propose une étiologie psychique, non pas opposée mais complémentaire (je précise parce que c’est pas toujours évident) avec l’étiologie biologique, des démences.

 L’approche purement biologique de la maladie d’Alzheimer a en effet l’inconvénient, selon l’auteur, de dispenser de chercher à comprendre l’individu, le·a propriétaire des neurones qui se détériorent. Il remarque par ailleurs que le diagnostic de maladie d’Alzheimer est plus large qu’il ne devrait l’être : les lésions qui permettraient d’officialiser le diagnostic ne sont visibles que post-mortem, les troubles cognitifs liés à la vieillesse ont de plus en plus rapidement été décrétés maladie d’Alzheimer, et aujourd’hui la définition du DSM-IV concerne des "déficits cognitifs multiples", "une altération du fonctionnement social ou professionnel"… qui ne sont pas dus à d’autres affections identifiables, définition que Maisondieu traduit par "la maladie d’Alzheimer est la maladie d’Alzheimer parce qu’elle est la maladie d’Alzheimer et qu’elle n’est rien d’autre". L’objectivité affichée que permet le modèle lésionnel a ainsi glissé vers la croyance. Un inventaire des remises en question de ce modèle anatomique est d’ailleurs fourni aux lecteur·ice·s, qui comprend entre autres l’avis d’un expert réputé (le Dr Whitehouse) qui dénonce la maladie d’Alzheimer comme un mythe lucratif (en précisant qu’il a pu le constater de près), mais cet inventaire est dans l’ensemble plutôt tempéré : d’une part l’auteur ne prétend pas que le vieillissement et la détérioration du cerveau n’ont aucun effet sur les compétences cognitives, d’autre part ce qui lui pose principalement problème dans cette approche biologique moins objective qu’elle n’en a l’air, c’est la condamnation implicite à l’incurabilité qui va avec. Cette condamnation est vue comme un "mécanisme de démobilisation". "Le message paradoxal est le suivant : "Soignez les déments, ce sont des malades, mais ne les guérissez pas, ce sont des incurables" ". Pire, cette attitude constitue une prophétie autoréalisatrice ("on n’échange plus avec un sujet malade, on écoute son discours pour retenir ce qui dans ses propos permet de confirmer l’altération des facultés", "si les médecins prévoient d’observer de la démence, là où il y a de l’angoisse, ils trouveront de la démence et rien d’autre"). C’est pour défier cette prophétie que Jean Maisondieu a créé, il y a quelques décennies, en partie en réponse aux difficultés que présentait l’accroissement de patient·e·s dément·e·s auquel l’hôpital avait du mal à faire face de façon satisfaisante, un service spécialisé sur le mot d’ordre "la démence n’existe pas". Le slogan était volontairement provocateur, et était bien sûr plus un appel à ignorer délibérément le pronostic irréversible de la démence (démarche qui rappelle la citation de Mark Twain : "Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait") qu’une apologie du déni. On s’en doute déjà parce qu’on est longtemps après, la bonne volonté et les moyens humains et financiers ("prendre son temps coûte cher") n’ont pas suffi à révolutionner du jour au lendemain la thérapie de la maladie d’Alzheimer ("il ne suffisait pas de vouloir pour pouvoir", "s’il avait suffi de quelques sourires et de quelques aménagements pour qu’un dément sorte de sa démence, il ne serait jamais arrivé à l’hôpital", "il nous a fallu quelques "réunions institutionnelles" pour admettre cette évidence : même si la démence n’est pas incurable, elle est difficile à soigner").

 Ce sont toutefois des confrontations bien précises avec des patient·e·s qui ont permis à l’auteur une compréhension différente de la démence. Celle qui l’a, semble-t-il, le plus marqué, s’est faite avec Alice, qui est anonymisée par ce pseudo plutôt que par la première lettre de son nom de famille parce que c’est grâce à elle qu’il est "passé de l’autre côté du miroir". Trois semaines après un séjour thérapeutique à l’extérieur effectué par certain·e·s patient·e·s, dont Alice ("c’est parce qu’Alice a fait ce séjour thérapeutique que ce livre est possible"), l’équipe diffuse les diapositives du séjour. Joyeuse et agitée alors qu’elle a au quotidien une attitude plutôt indifférente, Alice s’amuse beaucoup à regarder les diapositives, et à reconnaître celles et ceux qui sont à la fois sur la toile et dans la salle de projection… jusqu’à ce que sa propre image n’apparaisse ("Elle ne s’est pas reconnue. Elle a cessé de jouer, le rire s’est éteint, et elle est repartie à son errance habituelle"). Un sens était donné à la perte cognitive : "Alice la démente n’était pas simplement détériorée, son incapacité à distinguer les visages était parfaitement sélective". Cette observation était le premier pas vers le constat que "si les déments ont effectivement des troubles des cognitions, ils n’ont pas perdu la raison pour autant". Une piste d’explication au comportement d’Alice (pourquoi un tel refus de contempler ses traits vieillis, alors même qu’ "elle n’était pas laide, ses rides, paradoxalement, rajeunissaient son visage"?) sera fournie par la rencontre avec Mme D., que l’auteur avait rencontré dans le cadre d’une expertise pour déterminer si elle pouvait ou non gérer ses biens. Accueillante et bavarde, Mme D. offre au psychiatre un discours abondant mais moyennement compréhensible ("ses propos entrelaçaient de façon peu cohérente des formules toutes faites et des fabulations grossières"). Pourtant, au moment où Maisondieu l’interroge sur sa peur de la mort, elle s’interrompt brusquement pour dire, en larmes mais très distinctement : "Depuis la mort de mon mari, je pense aux vers qui viendront me manger dans ma tombe". Entre la surprise, l’image plutôt explicite qui venait de lui être offerte, et la confrontation sans préavis à sa propre peur de la mort, on se doute que l’auteur n’a rien trouvé de transcendant à répondre sur le coup. Et, quelques secondes plus tard, "Mme D. avait séché ses larmes, retrouvé son sourire et son babillage désordonné".

 Selon l’auteur, c’est en réponse à l’aspect insupportable du vieillissement autant que de la proximité avec la mort, et au tabou qu’il entraîne, que la démence se développe. Il propose donc d’enrichir la clinique de la démence par le concept de thanatose. Il compare ainsi, dans une certaine mesure, son propre travail avec le travail de Freud sur l’hystérie : la thérapie analytique de l’hystérie n’aurait jamais pu être découverte en se concentrant sur une étiologie organique. De plus, alors que la sexualité était le tabou d’hier, elle est aujourd’hui omniprésente : c’est la mort qu’on tend à dissimuler (en partie, justement, par la valorisation de la sexualité, qui s’inscrit dans une certaine forme de jeunisme). La médecine, à force de repousser la mort, fait la fausse promesse, qu’on s’empresse de croire, de nous en dispenser. On parle même de mourir de vieillesse (en tant que médecin, Maisondieu est formel, ça n’existe pas!)… comme si la vieillesse était une maladie, donc une chose contre laquelle la médecine, là encore, peut nous protéger. Le vieillissement devient donc insupportable en soi, mais le regard de l’autre, dans une société qui refuse le vieillissement, le devient aussi. La démence est donc une forme de suicide, qui a la particularité de protéger aussi de la peur de la mort ("lorsque la vieillesse s’installe, l’alternative offerte est simple : ou se loger une balle dans la tête pour quitter une vie dont on ne veut plus, ou se brûler la cervelle d’une démence "dégénérative" pour poursuivre sans plus penser à rien une vie qui ne veut plus de vous"), et qui permet aussi aux proches de faire un deuil plus progressif que si le décès était survenu brutalement. La conséquence clinique est qu’il faut rester proche de la personne démente ("le baiser au lépreux n’est pas qu’une performance héroïque, c’est l’acte symbolique de reconnaître en tout homme un semblable"), de rester attentif à ses tentatives de communication ("le refus de donner un sens aux symptômes oblige les patients à les majorer en toute inconscience pour se faire comprendre", "il y a dans le gâtisme et l’incurie qui sollicitent les autres, des messages fortement ambigus, qu’il faut essayer d’apprendre à traduire") même si c’est compliqué à la fois techniquement ("nous n’avons guère de moyens pour mesurer l’impact de nos actions", "une discrète raideur dans le maintien, un professionnalisme exagéré des gestes : si infimes que soient ces petits signes, ils expriment silencieusement que l’autre est un déchet pour nous, même si notre sourire et notre jovialité à son égard affirment le contraire") et psychiquement (l’aide-soignant·e qui constate juste à la fin de son shift qu’un·e patient a sali ses draps sera probablement trop occupé·e à avoir des envies de meurtre pour voir ça comme l’expression d’une crainte de le·a voir partir). Le premier combat à mener est un combat contre notre angoisse collective de la mort, qui pour avoir lieu devra surmonter de nombreuses résistances, de différents ordres.

 Bien que le livre en soit maintenant à sa cinquième édition, on peut avoir quelques frustrations. Déjà, si l’auteur s’attaque très explicitement à toute approche culpabilisatrice qui s’appuierait sur son texte ("nous voulons connaître la cause, mais nous glissons très vite, même si nous nous en défendons, de la cause à la faute", "arriver à sortir du procès est précisément ce qu’autorise la notion de thanatose", "la femme de l’alcoolique, la mère du schizophrène, ont été suffisamment clouées au pilori des descriptions pour qu’il ne soit pas acceptable de les faire rejoindre par le conjoint ou l’enfant de l’alzheimerien"), ça tombe bien qu’il le fasse parce qu’il va quand même parler de "famille productrice de patients alzheimeriens" (pour l’anecdote, la famille hypercomplémentaire)! Je frémis quand je me demande quel vocabulaire aurait été utilisé si Maisondieu avait eu un autre objectif que celui de sortir du procès (surtout qu’il parle dans le même paragraphe des "familles dans lesquelles on retrouve le plus souvent des schizophrènes", dans lesquelles "c’est le désordre qui règne"). Loin de moi l’idée de m’en prendre à quelqu'un qui énonce un fait parce que le fait ne me plaît pas mais l’intérêt, pour reprendre la métaphore, d’un procès, c’est précisément que, normalement, plus l’accusation est grave, plus les preuves apportées doivent être solides. Montrer les familles du doigt, c’est ajouter de la souffrance à la souffrance, il est donc impératif que l’intérêt clinique quand on le fait soit indéniable : là, si le terme malheureux est discret au milieu des nombreuses pages constructives du livre, la justification est plus que succincte. Autre frustration : si le raisonnement sur la thanatose, longuement développé, est crédible, l’absence de données cliniques pour le conforter est criante. Quelqu’un qui a la volonté de saboter le livre pourra même le faire facilement en constatant que oui, forcément, des patient·e·s approchant la mort, même délirant·e·s et diminué·e·s cognitivement, prononceront probablement une ou deux phrases sombres au milieu d’autres propos, qu’on pourra isoler pour dire qu’iels sont en fait lucides sur la peur de la mort même si 95% du temps ça ne se voit vraiment pas, ou encore que dire que ça se passe mieux quand on traite les patient·e·s avec humanité et qu’on cherche à communiquer avec, c’est louable mais ce n’est pas non plus transcendant d’originalité. La thanatose reste pourtant une base théorique intéressante pour explorer la démence, en attendant d’autres bases théoriques non biologiques qui en effet, sauf erreur de ma part, ne sont pas légion. De plus, les interrogations sur le vieillissement concernent tout le monde, et pourront intéresser même le·a lecteur·ice non clinicien·ne.

mercredi 29 octobre 2014

Le travail d'équipe en institution, de Paul Fustier


 Ce livre détaille la perception que peuvent avoir les membres de l'institution de l'institution elle-même, des patient·e·s (oui, il s'agit d'institutions thérapeutiques), d'eux·elles-mêmes et de leurs collègues (en particulier les collègues qui ont un rôle différent). Une mise en perspective des idéologies post-soixantehuitistes (l'auteur évite soigneusement de dire post-soixantehuitarde : une mise en perspective, serait-ce d'une utopie, n'est pas nécessairement un jugement de valeur négatif) oriente l'ensemble de l'ouvrage.

 Une première partie concerne le mythe de la création de l'institution : les créateur·ice·s, qui savaient ce qu'iels voulaient faire le plus souvent parce qu'iels savaient parfaitement ce qu'iels ne voulaient pas faire (mouvement de l'anti-psychiatrie par exemple), sont idéalisés a posteriori pour la quantité de travail fournie, l'adversité rencontrée, leur foi, leur éthique, ... C'est cet aspect de volonté révolutionnaire qui fait que plusieurs références sont faites à mai 68, parce que sinon il faut bien admettre que le lien avec le travail en institution, là comme ça, n'est pas non plus automatique. Et cet aspect sera particulièrement important en cas de crise ("la crise produit souvent des effets de résurgence de l'utopie"). La succession des fondateur·ice·s est un exemple de crise qui sera particulièrement problématique, surtout dans les cas où l'institution en est difficilement dissociable : le·a successeur·e sera nécessairement ressenti·e par plusieurs personnes comme illégitime, et pourra être tenté de faire sur certains aspects l'inverse de celui ou celle qui l'a précédé·e pour s'affirmer (bon il va sans dire que dans le livre c'est mieux argumenté que ça!). L'illustration de la thématique d'utopie et de contre-utopie est donnée en reprenant des articles de presse à un moment où une institution novatrice (La Belle Etoile, où des patient·e·s en difficultés psychique avaient beaucoup de liberté au quotidien et partageaient le lieu de vie avec infirmier·ère·s et médecins, tout le monde se tutoyant et s'appelant par son prénom) était menacée : les articles de presse prennent la défense de La Belle Etoile précisément sur ses aspects utopiques (dévouement des soignant·e·s, bien-être des patient·e·s qui se sentent plus pensionnaires que patient·e·s, horizontalité, convivialité, ...) tout en admettant que tout n'est pas non plus rose, face aux arguments anti-utopiques, bureaucratiques, des opposant·e·s (médecins de l'hôpital psychiatrique dont la structure dépend, CGT, ...) tels que la sécurité insuffisante, le flou entre patient·e et pensionnaire (pour un médecin, soit on est malade donc à l'hôpital, soit on est pas malade donc chez soi), la frontière trop poreuse entre vie personnelle et vie professionnelle des employé·e·s, la logique comptable (une journée à La Belle Etoile est moins chère qu'un journée en hôpital psychiatrique mais d'une part les coûts vont augmenter et d'autre part ce n'est pas de la vraie thérapie donc ça ne compte pas, ...), ... On peut être un peu perplexe en pensant que les éléments d'idéalisation et d'anti-idéalisation que l'auteur·ice remet précisément en question sont probablement loin d'être systématiques (une institution n'est pas nécessairement créée sur une utopie, et on peut même imaginer, soyons fou·lle·s, une institution qui a l'ambition de faire du chiffre justement en axant sa spécificité sur le bien-être des patient·e·s au service de l'efficacité des soins), donc en ayant l'impression que le mythe révélé est lui-même un mythe, mais c'est une grille de lecture qui reste intéressante. Elle permet par exemple de comprendre comment un·e professionnel·le (dans le domaine du soin ou pas, d'ailleurs) préfère, selon l'image qu'iel a de l'institution, s'affirmer dans ce qu'iel est officiellement (identité professionnelle a priori : poste, statut et éventuels privilèges qui vont avec -bureau personnel, voiture de fonction, ...- qui donc prendront davantage d'importance) plutôt que dans ce qu'iel fait (identité professionnelle a posteriori), ce qui peut aussi être un moyen de tempérer une crise ("la bureaucratisation est tout à la fois un signifiant de la crise et une solution institutionnelle à celle-ci").

 Celles et ceux qui ont lu mes résumés de livres de psychologie sociale savent bien (ou alors qu'iels prennent la peine de le dire, que j'aille me taper la tête contre un mur une heure ou deux) que la cause et/ou la conséquence de la discrimination, c'est de considérer l'autre comme moins humain que soi-même, ce qui peut être volontaire ou involontaire. Le danger est présent dans une relation entre soignant·e et soigné·e, et augmente radicalement selon les compétences cognitives des patient·e·s (le risque est plus grand si on s'occupe d'handicapé·e·s mentaux·ales que si on s'occupe de personnes souffrant de phobie sociale). De plus, il n'est pas écarté même quand l'asymétrie est précisément un des interdits de l'institution : prendre l'habitude d'utiliser le terme d'adulte handicapé·e pour lutter contre un réflexe d'infantilisation, c'est aussi rappeler que le terme d' "adulte" ne va pas de soi ("Eprouver le besoin de dire à l'adulte qu'il l'est, c'est tout à la fois nier et dévoiler que la représentation n'est pas stabilisée et que l'enfant surgit derrière l'adulte dans les représentations que l'on a du handicapé mental"). On tend en effet à se représenter spontanément comme un enfant "un adulte à qui il manquerait quelque chose" ("Si je sens avoir affaire à un adulte dans un lien existentiel spontané, alors j'aurais du mal à garder vivante la représentation du handicap. Mais surtout, et beaucoup plus fréquemment, si je sens que j'ai affaire à un handicapé mental, alors l'adulte sera gommé de ma représentation"). En ce qui concerne les patient·e·s aux troubles cognitifs encore plus importants, le·a soignant·e peut même avoir du mal à se les représenter comme des êtres humains. Paul Fustier propose alors une distinction entre Golem (créature mythique faite d'argile à laquelle un magicien donne puis enlève la vie -on en trouve aussi dans Donjons et Dragons ou dans Heroes of Might and Magic mais ça l'auteur n'en parle pas trop- ) et extra-terrestre ("Autant l'extra-terrestre pourra être la figure convoquée lorsqu'il y a rencontre avec une pathologie bizarre, parfois spectaculaire, quand on soupçonne qu'il y a bien du sens, mais qu'il ne nous est pas accessible, qu'il relève d'un autre univers de pensée... autant la figure du Golem sera présente dans les pathologies déficitaires graves propres à évoquer l'homme sans esprit, une matière à l'état brut"). Bon, je rappelle que les représentations décrites sont involontaires, voire inconscientes : à aucun moment l'auteur ne dit qu'un·e soignant·e s'amuse avec complaisance à cataloguer son ou sa patient·e comme enfant, extra-terrestre, Golem ou hobbit pour avoir un sujet de conversation devant la machine à café. Enfin, dans le cas où l'institution a effectivement pour objet de s'occuper d'enfants (enfants placés, principalement), la représentation des parents n'est pas non plus sans poser problème, les parents comme les éducateur·ice·s sont grandement tenté·e·s de diminuer la légitimité de l'autre pour justifier la leur. Un chapitre concerne également les moyens du personnel pour faire face à la violence dans les institutions les plus concernées ("certaines institutions subissent une telle violence de la part des personnes qu'elles accueillent, qu'elles semblent totalement organisées à partir de celle-ci", "En situation de violence une équipe n'est pas là pour aider à comprendre, elle est là pour faire corps, elle doit avant tout être "incassable" "). Une différence est faite en particulier, en se basant sur le travail de Jean Bergeret, entre la violence fondamentale (qui ne cible personne directement, "dans une situation qu'il ressent comme porteuse d'une extrême dangerosité, l'individu cherche à se préserver, à se maintenir vivant, et non pas à nuire à un objet extérieur clairement différencié") et "des situations dont le moteur est l'agressivité".

 La troisième partie concernera les liens au sein de l'équipe elle-même. Une idée qui revient plusieurs fois est qu'un cadre trop souple ne permet en fait pas grand chose : "il y a une intention meurtrière dans une approbation constante et non critique, qui nie que le travail de l'autre ait une importance suffisante pour être garantie par une instance se prononçant sur son intérêt". Un exemple très parlant est donné : une infirmière passionnée par la photo crée un atelier photo duquel elle attend beaucoup, y compris sur le plan thérapeutique. L'équipe accepte, sauf que l'atelier photo n'a en fait jamais lieu : on donne toujours à l'infirmière quelque chose de plus urgent à faire, ce qu'elle finit par très mal prendre. La même indifférence qui a permis à l'infirmière de planifier son activité sans avoir à plaider pour son intérêt fait qu'elle ne peut finalement jamais l'organiser, qu'aucun effort n'est fait pour fournir l'espace (plage horaire, disponibilité, ...) nécessaire. La délimitation des statuts sera aussi longuement évoquée. Là encore un exemple éloquent est fourni : une discussion qui ne devrait pas avoir une grande importance et qui est d'ailleurs amenée avec le sourire (faut-il autoriser tel·le patient·e à continuer à utiliser le court de tennis de l'hôpital) tournera à l'épreuve de fidélité, entre autres, des médecins envers les infirmier·ère·s ou à l'autonomie qu'on peut permettre aux patient·e·s. Un infirmier s'indignera ainsi que le patient ait déjà joué au tennis avec des médecins (et sous-entendra que c'est peut-être pour ça qu'il se croit tout permis avec les infirmier·ère·s), le médecin le rassurera en disant qu'à eux aussi, il leur tape doucement sur le système, la question sera posée de savoir si à l'origine les installations de loisirs sont destinées aux soignant·e·s ou aux patient·e·s, un médecin affirmera qu'on est à l'hôpital pour se faire soigner et non pour s'amuser (oh que je l'adore cet argument! on est donc bien d'accord pour dire que, comme la nourriture est faite pour apporter des nutriments, il faut penser à balancer une poignée de sable dans chaque assiette pour ne surtout pas se laisser distraire par le goût des éléments qui risquerait sinon de provoquer un plaisir tout accidentel), que la "tenissothérapie" n'existe pas et que de toutes façons aucune activité ne devrait avoir lieu sans au moins un accord de l'équipe soignante. Les enjeux de pouvoir dépassent donc largement la question pratique de la disponibilité d'un local.

 Le livre est court et clair (même si quelqu'un qui maîtrise les nombreuses références culturelles et théoriques en profitera, je pense, encore plus) et l'approche est originale et, je pense, salutaire : ça peut probablement éviter de se noyer dans un verre d'eau dans certaines situations en permettant de prendre du recul.

samedi 25 octobre 2014

Psychopathologie du sujet âgé, de Gilbert Ferrey et Gérard Le Gouès




 Si une partie considérable du livre est consacrée, comme l’indique son titre, à la psychopathologie, de nombreux autres aspects du vieillissement sont traités. Dans les différentes solutions face à la dépendance, par exemple, les auteurs évoquent l’option du maintien à domicile avec aide tout en déplorant le manque de formation des auxiliaires de vie.
 Le livre a aussi le mérite de consacrer une part importante aux problèmes somatiques, qui, personne ne le niera, augmentent avec l’âge et qui, on s’en doute, ont un impact sur le psychisme. Dans la partie consacrée au traitement médicamenteux, il est d’ailleurs recommandé de ne jamais prendre à la légère les plaintes qui concernent des douleurs, même quand les douleurs résistent aux traitements antalgiques comme aux placebo, et même quand les proches relativisent la plainte (la piste d’une dépression, par exemple, peut être à explorer).
  Les spécificités de la structure psychique de la personne âgée, du point de vue psychanalytique, sont aussi largement commentées : l’investissement de la vie, le transfert, ne se font pas selon les mêmes critères quand la fin de vie approche, et c’est à prendre en compte dans une éventuelle cure analytique (qui sera aussi différente selon que le·a patient·e a  déjà été analysé·e ou non). Le concept de psycholyse est proposé pour "tenter de rendre compte du déclin du psychisme, selon des critères uniquement psycho-pathologiques", et proposer des modalités d’échange thérapeutique avec le sujet dément qui s’appuieront principalement sur l’analyse du contre-transfert.
Je l’ai déjà évoqué indirectement : en plus de la partie strictement psychopathologique, les approches thérapeutiques sont évoquées, avec un chapitre par méthodologie, et incluent les TCC, ce qui est plutôt une bonne nouvelle (et comme les auteurs, qui ont oublié d’être dogmatiques, ne sont pas pour autant experts, le chapitre sur les TCC est rédigé par B. Rivière, qui a des connaissances en TCC mais, semble-t-il, pas de prénom). Les autres approches sont l’approche analytique (comment ça je l’ai déjà dit?), la psycho-sociothérapie institutionnelle (si si...), et, de loin le plus long, les thérapeutiques biologiques (ils auraient pu juste dire "les médicaments" mais c’est quand même moins classe). Ce dernier chapitre est intéressant à lire même quand on n’est pas médecin, d’une part parce qu’il parle aussi de l’alliance thérapeutique et de l’enjeu des prescriptions (les traitements temporaires à privilégier qui peuvent vite devenir permanents si le·a prescripteur·ice n’est pas vigilant·e, le risque d’envoyer un message qui manque de clarté dans le cas pas si exceptionnel où le médecin critique une molécule tout en continuant de la prescrire pour répondre à une demande supposée du ou de la patient·e, …), et d’autre part parce que des éléments de psychopathologie supplémentaires sont donnés. En ce qui concerne le chapitre sur la psycho-sociothérapie institutionnelle, vous n’apprendrez pas grand-chose, contrairement à ce qu’on pourrait croire, sur la thérapie systémique (même si, comme moi, vous n’y connaissez absolument rien), mais plusieurs problématiques pertinentes sont soulevées sur les maisons de retraite (installations "qui rassurent les visiteurs mais ne sont pas investies de fait par les personnes âgées, grands parcs, pièces d’eau, salons immenses et majestueux, chambres seules avec télévision mais isolées et ennuyeuses au fond de longs couloirs", équilibre nécessaire entre confort et sécurité –des sorties pas assez sécurisées peuvent être un prétexte pour refuser des sujets trop désorientés pour cause de risque de fugue, tout en invoquant la préservation des libertés individuelles, mais il n’est bien entendu pas question non plus que la résidence évoque l’univers carcéral-, réalité du "choc visuel, parfois auditif et souvent olfactif" des visiteur·se·s qui peut rendre particulièrement réticent au placement qui ne doit pas faire oublier que les conséquences de la vieillesse sont une réalité et qu’un établissement qui consacrerait une grande énergie à les dissimuler au détriment d’autres services serait plutôt suspect, la grande disponibilité demandée au personnel qui s’expose de fait à avoir des comportements de paternalisme ou de lassitude face à des demandes parfois répétitives et pas toujours compréhensibles, …) : ce chapitre court et clair gagnerait à être lu par les familles à la recherche d’un établissement.
Le livre est extrêmement proche du livre de Pierre Charazac sur la clinique des personnes âgées, mais là où une structure moins rigide est justifiée, dans le livre de Charazac, par un message régulièrement rappelé (quel que soit le symptôme ou la plainte initiaux, la personne est à considérer dans son ensemble –entourage, troubles passés, contexte de l’éventuel placement, … - pour augmenter les chances d’agir de façon pertinente), certaines particularités sont moins évidentes à comprendre dans ce livre là : pourquoi le diagnostic différentiel entre les différents types de dépression est-il traité dans le chapitre sur les thérapeutiques biologiques plutôt que dans le chapitre général sur la dépression? Pourquoi l’appareil psychique de la personne âgée (au sens psychanalytique) et les thérapies analytiques sont-elles dans des chapitres séparés? La tentation d’éventuellement utiliser le livre, à la structure apparemment claire, comme un dictionnaire (enfin, pour les rares personnes qui ne se sentent pas d’apprendre les 400 pages par cœur) pour faire face à certaines situations rencontrées risque de faire passer, du fait de ces particularités, à côté d’informations importantes. Plus anecdotique : le livre est destiné, c’est écrit derrière, aux psychologues clinicien·ne·s, aux psychiatres et aux médecins généralistes, donc si le vocabulaire est parfois spécialisé, le livre ne contient pas de lexique. Ce sera au lecteur de se souvenir que LCR n’a rien à voir avec Olivier Besancenot (enfin, pas plus qu’avec quelqu’un d’autre, je ne voudrais pas non plus l’insulter gratuitement) mais veut dire liquide céphalo-rachidien, ou encore,  comme moi, de découvrir avec émotion sur le dictionnaire d’anatomie que je consulte régulièrement wikipédia qu’en fait xérostomie ça veut juste dire sécheresse de la bouche (celui-là il faudra absolument que je le case dans une conversation!).
Un livre donc qui est enrichissant à lire et bien pratique à avoir sous la main, mais qui pourrait être encore plus pratique.

vendredi 10 octobre 2014

Pratiquer la psychologie clinique auprès des adultes et des personnes âgées, dirigé par Silke Schauder


 Une quinzaine d'auteurs, dont une grande partie sont enseignant·e·s à Paris VIII (tiens, du coup je me demande bien pourquoi ce livre en particulier m'a été recommandé par la prof qui s'occupe des stages, c'est un grand mystère...), reprennent les bases à connaître pour exercer le métier de psychologue clinicien·ne, dans dix des contextes professionnels très divers qui peuvent se présenter. Le livre est clairement axé sur la pratique, puisqu'en plus des traditionnelles bases théoriques et vignettes cliniques sont donnés une bibliographie commentée (y compris web), un annuaire des associations qu'il peut être utile de connaître, une présentation des professionnels avec lesquels on peut être amené à échanger, les tests qui pourront s'avérer utiles, ou encore ce qu'on peut faire d'intelligent de son temps FIR (FIR pour Formation Information Recherche, et vous ne devinerez jamais à quoi le·a psychologue doit le consacrer!). Le Code de déontologie des psychologues est aussi souvent évoqué.

 Le·a psychologue en secteur psychiatrique adulte travaille au sein d'une équipe dans laquelle iel devra délimiter sa place, qui n'est pas toujours claire, même si ça veut dire aussi qu'iel pourra bénéficier de la richesse d'une approche pluridisciplinaire (psychiatres, psychomotricien·ne·s, assistant·e·s sociaux·ales, éducateur·ice·s spécialisé·e·s, ...). Les demandes sont variées et, entre l'adulte qui demande un suivi pour son enfant ou la personne qui a la joie d'être accueillie dans le service suite à une hospitalisation d'office ou sur demande d'un tiers, le·a patient·e ne sera pas nécessairement un·e interlocuteur·ice des plus coopératif·ve·s. Le chapitre se conclut sur la journée type d'un psychologue clinicien du secteur 98 XL (qui comprend CMP, hôpital de jour, maison de retraite, ...) qui inclut une formation pour laquelle il a pu négocier pour se faire payer les frais de trajet alors que son crédit formations était épuisé.

 Le·a psychologue qui travaille dans le cadre de la prévention du suicide devra certes être bienveillant·e, mais iel devra par contre être un peu moins neutre que ses confrères·sœurs  ("Le psychologue représente la personne vivante, qui s'engage personnellement, avec son désir, dans la lutte pour la survie du suicidant", "dans tous les cas, les tentatives de suicide servent bien à interpeller l'Autre", "les réponses psychothérapeutiques traditionnelles apportées par un thérapeute seul ne suffisent pas"). On s'en doute, la vigilance sera aussi une qualité centrale ("parmi les patients psychiatriques décédés par suicide, un sur deux avait été en contact avec les services de santé mentale dans la semaine qui précède le suicide et un sur cinq le jour même"), d'autant que l'événement déclencheur peut sembler anodin (pour le·a patient·e, c'est "le dernier d'une longue série de pertes et d'échecs", et c'est bien entendu l'ensemble qui sera à prendre en compte dans le processus thérapeutique). Enfin, il faut savoir respecter le rythme des patient·e·s ("Vouloir commencer une thérapie en temps de crise, où il serait question de survie, serait hors de propos"). Des éléments théoriques et des outils pour mesurer le risque de passage à l'acte sont aussi présentés.

 Le·a psychologue clinicien·ne en alcoologie est confronté·e aux représentations diverses, voire contradictoires, de l'alcool. Alors que la consommation peut être valorisée socialement dans certains contextes ("L'alcool, symbole de socialisation, est toujours présent lors de grands événements sociaux positifs et négatifs"), ce qui servira d'ailleurs d'argument à un patient présenté dans une vignette clinique pour continuer de boire au nom de l'efficacité professionnelle (avant de constater plus tard que personne ne remarque quand il ne boit que du jus de fruits aux événements), une consommation importante solitaire est stigmatisée, ce qui n'aide pas à admettre qu'il y a un problème, d'autant que "les sujets alcoolo-dépendants sont impatients de retrouver un état dans lequel ils ne se sentent pas concernés par le monde extérieur" (et, de fait, les sujets alcooliques consultent peu : moins de 20% dans un délai de 10 ans). Une consommation dangereuse (lors d'une soirée d'intégration ou suite à un défi Facebook par exemple -mais Facebook est très vigilant sur la nudité, alors c'est pas grave-) ne signifie par non plus que le sujet est alcoolique : "s'il n'y a pas de dépendance, il n'y a pas d'alcoolisme". Le·a clinicien·ne en alcoologie a aussi de bonnes chances d'être confronté·e à d'autres troubles ("40% des personnes dépendantes à l'alcool présentent un trouble mental", et cette cohabitation est "stable dans le temps"). Une approche pluridisciplinaire est parfois d'une grande aide (en particulier une assistance sociale lorsque l'alcoolisme met en danger la situation professionnelle et familiale).

 Le·a psychologue clinicien·ne en victimologie devra avant tout respecter le rythme des patient·e·s, qui ne seront prêt·e·s à revivre leur traumatisme suffisamment pour l'intégrer dans leur histoire de vie et le surmonter que de façon très progressive, à une vitesse qui leur appartient. Il importe d'agir vite quand c'est possible ("il est aujourd'hui établi qu'une intervention précoce peut atténuer les troubles psychosomatiques"), parfois de devancer la demande ("certaines souffrances sont soigneusement masquées et détruisent d'autant mieux qu'elles sont tues") : la façon dont le·a psychologue peut être sollicité·e sont détaillées dans le chapitre et j'ai la flemme de tout reprendre ici les lecteur·ice·s intéressé·e·s pourront y retrouver toutes les précisions souhaitées. L'exercice est délicat : si "il est essentiel de garder la bienveillance et de nuancer la neutralité qui devient malveillance dans les situations traumatiques", la victime peut être demandeuse d'un·e psychologue dont le rôle se limitera à prendre parti, ce qui risque d'être néfaste sur le long terme, tout comme la situation où elle voit le soutien psychique comme une forme d'indemnisation et exige le mieux être. Une attention particulière est portée au moment difficile de la préparation au procès, autant à la confrontation à la partie adverse qu'à la prévention d'une trop grand attente (la conclusion du procès n'est pas la conclusion du traumatisme, d'autant que la sentence ne sera pas forcément celle qui est espérée).

 Le·a psychologue clinicien·ne en milieu carcéral (oui, le chapitre sur la prison suit immédiatement celui sur la victimologie) mettra les pieds dans un univers, c'est fait pour, plutôt ignoré du grand public. Les difficultés pour aller matériellement jusqu'aux prisonnier·ère·s ("le contrôle quotidien de son identité, le passage sous le portique détecteur de métal", "attendre parfois longuement que les lourdes grilles et portes s'ouvrent, selon la disponibilité des surveillants","négocier un bureau pour recevoir le détenu","attendre que le détenu soit appelé et qu'un surveillant aille le chercher") le distinguent de l'institution pénitentiaire aux yeux des patient·e·s, mais sont chronophages et ne facilitent pas la disponibilité (on peut pourtant imaginer, entre le choc de l'incarcération et le fait que les passages à l'acte puissent avoir été causés par des troubles ou des souffrances psychiques, que la disponibilité d'un·e psychologue soit particulièrement critique précisément dans ce contexte). Les détenu·e·s peuvent aussi être transféré·e·s brusquement, sans que le·a psychologue n'en soit informé·e (pour des raisons de sécurité), ce qui ne facilite bien entendu pas le suivi. Il est souvent nécessaire de recadrer la demande, les rôles des différents intervenant·e·s n'étant pas toujours clairs aux yeux des patient·e·s qui peuvent demander quelle peine ils risquent, des nouvelles des proches, un certificat pour dire qu'iels ne sont pas fou·olle·s, ...

 Le·a psychologue clinicien·ne à l'hôpital général, comme celui ou celle qui travaille en secteur psychiatrique adulte (et même plus), devra consacrer une partie de son travail à définir sa place ("les psychologues bénéficient d'une liberté quant à la faible hiérarchie les concernant, mais par là même, ont beaucoup de difficultés à inscrire leur pratique dans un monde qui ne les a pas prévus") : iel est "seul de son espèce au milieu des personnels médicaux et para-médicaux". La gestion de la demande est également difficile : si offrir un suivi à chaque patient·e est utopique et peut-être un peu exagéré ("mais si, on va donner du sens à votre fracture de la cheville... non, ne partez pas!"), "le psychologue peut très vite se retrouver isolé dans une sorte de tour d'ivoire, attendant en vain la demande". Le rôle du ou de la clinicien·ne consistera souvent à rester "vivant et contenant" face aux thématiques angoissantes rencontrées (la maladie, la mort, la douleur, l'entrée à l'hôpital, ...). Iel pourra aussi aider les patient·e·s à choisir avec plus de lucidité entre différentes options thérapeutiques, en collaboration avec les médecins.

 Les interventions des psychologues clinicien·ne·s en cancérologie peuvent prendre plusieurs formes : entretien individuel, rencontre informelle, travail de groupe, ... Il peut s'agir d'une réponse face à l'anxiété causée par la situation, ou d'une thérapie plus large ("les entretiens font souvent apparaître des souffrances antérieures à la maladie laquelle agit comme un révélateur : apparition de conflits auparavant masqués par l'activité professionnelle, exacerbation de conflits qui jusqu'alors n'étaient pas trop virulents..."). Il convient de porter une attention particulière aux différents temps de la maladie : l'annonce du diagnostic, le temps des soins, la rechute et l'arrêt des soins.

 Le·a psychologue clinicien·ne en gérontologie (ou plus exactement en institution gériatrique) intervient auprès des personnes âgées, mais également auprès de leurs familles. Iel accueille le nouveau résident dans ce moment de transition qui est loin d'être neutre, et accompagne le vieillissement et la fin de vie. Iel soutient également le travail des équipes dans ce contexte où "l'idéal professionnel des soignants qui est de faire vivre, soigner, guérir" est inaccessible (l'avancée de la science ne permet pas encore de soigner le vieillissement).

 Le rôle des psychologue en soins palliatifs est pour le moins paradoxal : si leur présence est pertinente dans la mesure où les patient·e·s risquent particulièrement d'être en grande souffrance psychique, il serait malvenu d'avoir l'ambition de soigner quoi que ce soit ("aider à mourir, c'est permettre d'affronter la peur extrême et ultime" mais convaincre qu'il n'y a aucun problème, c'est un drôle d'objectif thérapeutique). En reprenant Jean-Luc Dubreucq (Manuel de soins palliatifs, de D. Jacquemin, chapitre "Le psychiatre, compétences et expérience de chacun des intervenants"), l'autrice va même jusqu'à dire que l'objectif du ou de la psychologue est de dépsychiatriser (ne pas considérer la détresse du ou de la patient·e et de l'entourage comme pathologique) et de dépsychologiser (ne pas délimiter un processus psychologique standard de la personne mourante) dans ce champ clinique où "nous serions tentés de dire que le savoir n'existe pas" (les différentes étapes décrites par Elisabeth Kübler-Ross -déni, colère, marchandage, dépression, acceptation, pas forcément dans cet ordre et pas forcément les cinq- sont toutefois rappelées). "Ce qui est d'abord demandé au psychologue, c'est un cheminement d'être". La conclusion va dans ce sens : "parfois, la poésie, la littérature, la danse, le cinéma, les arts plastiques ou la musique nous font parfois mieux penser la mort que des essais spécialisés". Bon, personnellement, cette conclusion me laisse quelques réserves (l'art est d'abord quelque chose qui touche personnellement, c'est selon moi un outil précieux mais certainement pas un aboutissement, et ça me paraît -certes, c'est plus facile de dire ça de l'extérieur- saugrenu de penser à faire partager notre perception de la mort aux patient·e·s, ou alors si c'est important il faut remplacer le·a psychologue par un·e philosophe... et puis, sérieusement, la danse?), mais l'autrice en a aussi puisqu'elle écrit "parfois" deux fois dans la même phrase.

 Le·a psychologue clinicien·ne en libéral s'expose à de nombreuses difficultés, les premières étant administratives ("les procédures sont nombreuses et pas toujours très conviviales") et financières ("l'expérience montre que "tourner en moyenne à une dizaine de séances par semaine" est, du moins pendant la première année d'exercice, un bon résultat pour le psychologue installé en libéral", "le rapport à l'argent du psychologue en libéral doit donc être particulièrement serein"). De plus, si l'avantage de travailler seul·e est qu'on n'a personne pour nous casser les pieds à discuter nos choix orienter la thérapie dans une direction qui ne nous paraît pas souhaitable, le manque de soutien technique quand on est pris au dépourvu par une situation thérapeutique peut poser problème. De nombreux conseils sont donnés dans ce chapitre qui clôt le livre pour s'en sortir dans les nombreuses démarches administratives ou pour constituer un réseau (pour envoyer ou se faire envoyer les patient·e·s... dans l'intérêt des patient·e·s! -le risque financier est un fait, pas une excuse-). On peut être surpris·e par une vignette clinique qui indique de façon très spécifique (traitement psychanalytique) ce qu'il faudrait faire alors que précisément le psychologue en libéral a l'opportunité de se spécialiser dans un type de traitement, mais l'ensemble est clair et utile.

 Le livre n'est pas exhaustif, ni dans les situations présentées (même si il y en a déjà beaucoup) ni, bien entendu, dans les informations données dans chaque chapitre (une quarantaine de pages maximum)... mais il y a à chaque fois de nombreuses pistes pour approfondir, et c'est un bon outil si on a l'intention de se spécialiser dans un des secteurs mentionnés, que ce soit pour un stage, un mémoire, un premier poste, ... Un autre volume concerne la clinique auprès des enfants et des adolescents.