samedi 19 mars 2022

Les états-limites, de Vincent Estellon


 

  Parfois état parfois structure parfois trouble, aussi nommé borderline... ou encore micropsychose, héboïdophrénie, schizophrénie fruste, caractère impulsif, dysharmonie évolutive ou schizoze (liste vraiment pas exhaustive), la définition même des états-limites est complexe, comme si la porosité psychique qui peut y être associée s'étendait à sa définition ("on comprend mieux les critiques de certains taxant de catégorie "fourre-tout" le diagnostic d'état-limite").

 L'auteur a la bienveillance de ne nous plonger dans cette confusion conceptuelle que dans un deuxième temps. Il commence par décrire les grandes lignes de ce profil qui potentiellement ne facilite la relation thérapeutique ni pour les thérapeutes ni pour les patient·e·s ("les cures ou thérapies deviennent souvent complexes, éprouvantes, difficiles"), "estime de soi alternant entre sentiment de toute-puissance et vide sidéral", fonctionnement "peu capable d'attente et de patience" "plus tourné vers l'agir que vers l'intériorisation", "monde psychique attaqué par de folles angoisses existentielles", vulnérabilité "à des débordements émotionnels, effondrements et états de détresse", puis permet à chacun·e de s'identifier en le rapprochant de situations plus familières, comme l'adolescence (avec au passage, c'est dommage, un discours décliniste qui pourrait avoir un semblant de crédibilité si on ne l'entendait pas depuis Socrate et s'il ne s'accompagnait pas d'une comparaison entre la société contemporaine et 1984 qui démontre uniquement que l'auteur n'a pas lu le livre -et c'est dommage, il est bien-), les transgressions ou encore les scènes de ménage ("la scène de ménage a pour fonction manifeste de communiquer sur l'incompréhension, tandis que sa fonction latente est de semer la discorde", "dans cette expérience fondée sur l'incompréhension, le but premier est de rendre coupable l'autre de la mésentente").

 Passés ces premiers propos, la complexité augmente de façon exponentielle lorsque l'auteur confronte plus finement les modèles théoriques (exclusivement psychanalytiques, à l'exception d'un bref passage par la thérapie systémique avec la notion d'injonction contradictoire) pour la définition, la compréhension, l'étiologie des états-limites. Certes, le livre n'est pas épais, mais il y a de quoi s'occuper, et des connaissances avancées en psychanalyse ne sont pas de trop. Il permet d'ailleurs presque autant de mieux comprendre la psychanalyse que les états-limites tant des enjeux clefs, et les confrontations théoriques qui les concernent, seront détaillés, tels que le traumatisme, la construction précoce de la personnalité, les notions d'objet et de clivage...

 Difficile avec une telle densité de contenu de donner en plus leur juste place à d'autres modèles théoriques, mais il aurait peut-être été plus juste d'intituler le livre "les états-limites selon la psychanalyse".

vendredi 18 mars 2022

Accompagner un proche en fin de vie, de Christophe Fauré


 

  Dans une situation aussi extrême, à laquelle il est d'autant plus difficile de se préparer qu'y penser ou échanger dessus est potentiellement éprouvant, de nombreuses questions peuvent se poser, à différents niveaux. Christophe Fauré fait dans ce livre l'exploit d'être complet, synthétique, accessible, et comme à son habitude chaleureux.

 Le livre couvre à la fois les aspects extrêmement pratiques (à qui s'adresser pour quelle demande, comment interpréter telle ou telle manifestation d'une personne qui potentiellement ne peut plus s'exprimer rationnellement voire verbalement, quelles différences entre soins palliatifs et euthanasie, quelle forme va prendre la dégradation progressive jusqu'au décès, ...), et les aspects plus intimes, qui concernent l'aspect délicat de l'adieu. Concernant les aspects pratiques, le·a lecteur·ice apprendra par exemple que le traitement de la douleur est aujourd'hui plutôt efficace même s'il faudra potentiellement faire appel à une unité spécialisée, ou qui prend les décisions quand la personne concernée n'est plus en mesure de s'exprimer (la rédaction de directives anticipées est possible, les modalités sont détaillées). Des détails seront aussi donnés sur ce qui se passe, y compris physiologiquement, quand les fonctions corporelles, progressivement, ne répondent plus... le livre est certes accessible mais la franchise est de mise, et s'il est difficile de faire autrement pour préparer à cet aspect potentiellement impressionnant d'un sujet par ailleurs plutôt tabou, la lecture peut être éprouvante. C'est aussi l'occasion d'apprendre que l'audition et le toucher sont les derniers sens à disparaître, donc qu'on peut encore communiquer avec la personne même dans les dernières heures (tout en prenant soin du fait qu'elle ne peut pas répondre!), mais aussi qu'elle a généralement besoin de calme et d'apaisement (l'explosion de tensions entre proches, même si elles peuvent être nécessaires, doivent donc de préférence avoir lieu hors de la pièce).

 Le sujet de la communication est d'ailleurs traité en longueur, sans surprise pour cette période où c'est le moment d'échanger les derniers mots. Plus facile à dire qu'à faire, il est rappelé qu'il importe d'être attentif aux besoins de la personne mourante plus qu'aux siens (l'auteur donne l'exemple d'un proche qui diffuse des chants bouddhistes pour sa mère avant que sa compagne lui rappelle que sa mère est chrétienne, ou encore, plus délicat, du besoin d'éloigner les proches que la personne mourante ne veut pas voir). Le pardon, s'il peut éventuellement ne pas être d'actualité, peut aussi s'exprimer fortement par le non-verbal ("Vous pouvez l'énoncer dans le silence de votre cœur, alors que vous tenez la main de votre proche qui profite de votre présence pour sommeiller quelques instants. Vous pouvez le signaler par une étreinte qui dure quelques secondes de plus") voire, pour éviter de réactiver un conflit dans ces moments où le besoin de calme est si intense, s'exprimer après le décès (le livre donne l'exemple d'un homme qui va quotidiennement, 5 jours de suite, rendre visite à sa mère a la morgue pour lui exprimer ce qu'il porte, lui permettant d'être plus serein au moment de l'enterrement et de se libérer d'un poids qui aurait été particulièrement douloureux pendant la période de deuil). Plus simple et potentiellement tout aussi libérateur, l'auteur rappelle l'importance de dire "merci" à la personne.

 Une annexe importante concerne la conduite à tenir avec un enfant. Si tentant que ce soit en particulier lorsqu'on est soi-même démuni, la minimisation est risquée, l'enfant pourrait même avoir ensuite un manque de confiance durable (certes on l'a rassuré en lui disant que la personne qu'il aime allait s'en sortir, mais finalement elle est morte quand même). Le deuil étant difficile pour lui aussi, l'idéal est de le diriger vers un·e adulte qui peut l'écouter, éventuellement un·e psy. Une vigilance particulière est à porter sur une culpabilité qui peut naître à ce moment là ("j'ai souhaité la mort de ma sœur et c'est arrivé, est-ce qu'elle est morte à cause de moi?"). Concernant la vision du corps ou la présence à l'enterrement, l'idéal est d'écouter ses demandes et besoins et surtout de lui expliquer à quoi s'attendre. 

 Clair, synthétique et honnête, le livre semble idéal pour se donner les moyens de prendre soin et de l'autre dans ce moment si intense, voire pour se préparer à sa propre fin de vie.

mercredi 16 mars 2022

J'ai choisi la vie. Être bipolaire et s'en sortir, de Marie Alvery et Hélène Gabert

  


 Ce livre croise les récits autobiographiques, depuis l'enfance et même l'héritage familial (les premiers chapitres ne sont pas sans faire écho à la psychogénéalogie), de Marie et Hélène, respectivement atteintes d'un trouble bipolaire de type I (plutôt constitué de "crises violentes") et de type II ("un quotidien d'oscillations permanentes entre les hauts, les bas et les milieux acceptables"). Peut-être à cause de la confusion causée par les états extrêmes provoqués souvent brusquement par le trouble bipolaire (ou alors, de façon plus pragmatique, parce que les chapitres, écrits respectivement par l'une et l'autre, sont courts et se succèdent rapidement), difficile de ne pas parfois se mélanger les pinceaux entre Hélène et Marie, ce qui est aussi une façon de donner un aperçu de la difficulté de s'y retrouver lorsqu'on passe par tous ces états (sans compter qu'en plus des atteintes de l'humeur, les traitements peuvent diminuer cognitivement). "Une personne atteinte de troubles bipolaires pourrait faire un bon personnage de cirque. Tour à tout, et parfois même simultanément, le clown qui rit, le clown qui pleure. Le lanceur de torches qui joue avec le feu. Le magicien capable de faire apparaître ou disparaître soudainement les choses les plus extraordinaires. Le contorsionniste capable de se mettre en boule pour s'éclipser et mieux réapparaître. Le dompteur maîtrisant ses tourments, phobies, addictions ou troubles obsessionnels compulsifs, alimentaires ou de l'attention. Le trapéziste qui se lance dans le vide pour enfin rebondir. Le funambule en équilibre au péril de sa vie."

 Si les parcours sont différents, les échos sont nombreux, comme la vie d'adolescente ou de jeune adulte où un moment difficile implique le risque de s'effondrer, les études et la vie professionnelle où les performances ("s'intéresser à une personne malade, ce n'est pas la démunir de ses ambitions") alternent  avec le besoin de s'arrêter, parfois longtemps, la vie amoureuse ("Guillaume est resté... de même que je ne suis pas partie") et surtout parentale (l'inquiétude pour les enfants exposés au différents états... sans compter le risque d'hérédité de la maladie, mais aussi la gestion particulièrement délicate du traitement au moment de la grossesse), le diagnostic, tardif, à la fois coup de poignard ("le diagnostic me choque", "je déambule dans la rue comme une alcoolique titubante", "je pensais être au bout du combat. Et pourtant, ce jour là, je compris qu'il n'en était rien") et soulagement ("je m'accorde des circonstances atténuantes"), la difficulté de vivre avec le traitement ("trois régulateurs d'humeur, cela fait trois pages d'effets "indésirables", comme on dit") même quand il est bien ajusté ou encore, pour Marie, les hospitalisations particulièrement éprouvantes (" "Profite de ton temps pour lire et écrire!" me dit naïvement mon mari. Mais si j'étais dans cette forme, qu'irais-je faire dans un hôpital? Les médicaments m'assomment littéralement"). Sont aussi comparés les mérites respectifs, des TCC (qui permettent, complémentaires avec les médicaments, de mieux faire face aux symptômes) pour Hélène, et de la thérapie freudienne très orthodoxe pour Marie, qui lui a certes permis de mieux se connaître mais jamais d'évoquer sa maladie, bien que son psychanalyste soit également psychiatre.

 Ces récits secouent, à l'image des vécus évoqués, et s'ils ne nient pas les difficultés (les risques de suicide, d'invalidité professionnelle, sont mentionnés), montrent qu'on peut vivre avec le trouble bipolaire, tout en étant très clairs sur les épreuves à traverser, le poids au quotidien, que ça implique.

mercredi 9 mars 2022

L'antirégime, de Michel Desmurget


 

 Après avoir vu des régimes démarrés brusquement entamer sa santé (un comble quand la motivation de départ était de limiter les risques!), son bien-être et surtout lui faire prendre du poids (les kilos vite perdus ont été vite repris, avec un supplément), l'auteur a décidé d'utiliser ses compétences de chercheur pour étudier la littérature scientifique plutôt que les propos des leaders médiatiques de la perte de poids. Il partage les principes qu'il a retenus et appliqués, et qui lui ont permis de sortir de l'obésité et même du surpoids, et ont de façon plus générale amélioré son confort de vie.

 Qu'ils l'affichent ou non, regarder de près les régimes médiatiques permet de constater qu'ils sont d'abord... restrictifs. Que ce soit en privilégiant certains aliments sur d'autres (dans les faits, même si ce n'est pas l'objectif annoncé, des aliments qui contiennent moins de calories sur d'autres qui en contiennent plus) ou en favorisant la monotonie alimentaire qui est très efficace pour couper l'appétit, lorsqu'on fait les comptes, ces régimes conduisent souvent à générer des carences, brusquement. L'effet à court terme est effectivement une perte de poids proportionnelle au changement d'habitude ("c'est bien là l'origine du désastre, toutes ces méthodes fonctionnent à merveille au début"), mais quand l'euphorie est passée et que l'organisme, qui perçoit une situation de famine et met en place des défenses radicales (augmentation de la sensation de faim et de l'appétence pour le gras et le sucré, optimisation de la conservation d'énergie), se réveille, l'effet est inversé, avec la double-peine que constitue l'attribution éventuelle de l'échec à un manque de volonté alors que le problème ne vient vraiment pas de là. Mais, dans une société qui préconise la minceur de façon plus ou moins virulente ("les médias visuels (télévision, magazines, affiches publicitaires, etc.) modèlent, en profondeur, notre perception de ce qu'est une apparence "normale","seules 3% des actrices sont obèses, contre 33% dans le monde réel", la propre fille de l'auteur, à 7 ans, a du jour au lendemain refusé de manger du pain parce que "ça fait grossir" et, encore adolescente, a une méfiance avancée envers un certain nombre d'aliments malgré un poids de 33 kilos pour 1m48 et surtout les protestations que l'on imagine venant de son père), et plutôt plus que moins envers les personnes effectivement en surpoids (l'auteur évoque les humiliations qu'il a lui-même vécues mais aussi les discriminations économiques et médicales confirmées par la littérature scientifique... pour sensibiliser à ce sujet, je ne peux que recommander le travail du collectif Gras Politique ), la promesse du miracle rapide avec la solution magique à laquelle les autres méthodes n'ont pas pensé est d'une redoutable efficacité commerciale (la comparaison entre les promesses, les bases théoriques et leur vérification permet de mieux comprendre pourquoi Dukan qualifie les scientifiques d' "affameurs de rats"). L'auteur précise d'ailleurs (et donne les détails nécessaires pour prendre une décision) que la perte de poids n'a pas nécessairement d'intérêt pour la santé. Au passage, entamer un régime (serait-ce un "antirégime") est une décision personnelle... si vous souhaitez diriger une personne vers ce livre ou même ce résumé, assurez-vous qu'elle ait l'intention de faire cette démarche et qu'elle ait envie de vos conseils.

 Mais, est-ce que l'auteur ne se moquerait pas un peu du monde? Après tout, il nous vend (avec une couverture médiatique significative, qu'il reconnaît) une méthode qui va réussir là où toutes les autres ont échoué, avec un nom qui claque ("antirégime", rien que ça!), et va même, cliché au propre et au figuré, nous gratifier d'une photo avant/après! Par plusieurs aspects , ça ressemble à exactement ce qu'il critique. Pourtant, sans être moi-même en mesure de me prononcer sur l'efficacité de la méthode (à l'instant où j'écris, je suis en train de faire une joyeuse effraction à plusieurs de ses recommandations, et je n'ai pas spécialement l'intention d'y faire quoi que ce soit), il faut admettre que le terme d'antirégime, en tout cas par opposition aux régimes qu'il décrit et qu'il a pour certains hélas testés, est approprié : entre les changements d'habitudes et les carnets à tenir, les débuts sont laborieux et la perte de poids lente (l'idée est de modifier son quotidien et non de faire des sacrifices transitoires avant de les arrêter quand l'objectif est atteint), et c'est seulement dans un second temps que les préconisations deviennent plus faciles à suivre ("quand le pli est pris et que l'effort volontaire a été intériorisé sous forme d'habitude, tout devient bien plus simple et facile", "les goûts alimentaires s'infléchissent progressivement sous l'effet de la répétition") et que la perte de poids devient importante. Autre aspect antirégime : l'auteur propose des principes et des astuces, mais (certain·e·s lecteur·ice·s l'ont déploré) pas de guide clef en main (menus, emplois du temps type, ...), chacun·e pourra (et devra) adapter au mieux les recommandations à ses possibilités et ses besoins.

 Le socle de la méthode consiste à, ce n'est certes pas bouleversant, diminuer l'apport de calories et augmenter les dépenses, mais à appliquer ce changement d'équilibre de façon légère et quotidienne, en maintenant les apports nécessaires en micro-nutriments, pour éviter que l'organisme ne soit perturbé : si vous avez faim, c'est qu'il y a des ajustements à faire. Selon sa revue de la littérature scientifique (toutes les affirmations sont sourcées, au point que la bibliographie ne rentre pas dans le livre papier et est accessible en ligne), l'auteur indique qu'on peut aller jusqu'à 15% de diminution de consommation de calories et jusqu'à 20% d'augmentation des dépenses (il conseille fortement d'associer les deux) sans générer de phénomènes de carence. Cela implique dans l'idéal de tenir des comptes, mais pour les plus réticent·e·s à se lancer là dedans, l'essentiel est de surveiller ses habitudes : certains gestes si anodins qu'on ne les repère pas nécessairement (prendre l'ascenseur au lieu des escaliers, se resservir machinalement alors qu'on n'a plus faim, prendre quelques cafés... avec un sucre dedans, ou accompagnés d'un carreau de chocolat) peuvent avoir un impact significatif dans la mesure où ils sont quotidiens (l'auteur convertit plusieurs fois ce type d'habitude en kilos perdus si on y renonce). Et, l'auteur ne parlera pas de neurosciences bien qu'étant directeur de recherches dans ce domaine, mais plusieurs expériences de psychologie sociale rappellent que pas mal de gestes obéissent à des motivations invisibles (jusqu'à l'humeur des client·e·s dans la file d'attente d'un restaurant qui va influencer la quantité de gâteaux apéritifs consommés!) : changer ses habitudes prend du temps, la bienveillance est de mise ("je ne saurais dire combien de fois je me suis retrouvé, le soir, en rentrant chez moi, à l'intérieur de l'ascenseur plutôt que dans l'escalier, sans l'avoir voulu"), et l'auteur donne des conseils précis pour hacker ces pièges du cerveau.

 L'équilibre entre autobiographie et scientifique est particulièrement pertinent dans ce livre qui se veut à la fois personnel et accessible. Il manque peut-être, en particulier pour une deuxième édition... une évaluation scientifique.

jeudi 3 mars 2022

Vérités et mensonges de nos émotions, de Serge Tisseron


 

  Les émotions, bien que profondément personnelles (parfois au point qu'on peut être réticent·e à écouter ce qu'elles disent vraiment de nous), se construisent dans l'interaction, en particulier les interactions entre le bébé et son entourage proche : non seulement leurs manifestations sont interprétées, de façon plus ou moins adaptée et bienveillante, par l'adulte dans ce premier apprentissage de la communication, mais le bébé lui même, c'est une question de survie, identifiera les signes que l'adulte est plus ou moins disposé à le prendre en compte ("certains se détournent de leur parent accaparé dans ses pensées et s'investissent ailleurs, d'autres tentent de le ranimer à tout prix, et d'autres encore manifestent des signes de tristesse ou de désarroi. Dans tous les cas, aussitôt que le parent reprend un comportement de communication normal, l'enfant a besoin de temps pour accepter la nouvelle donne"). Dans une construction ancrée à ce point dans l'échange, qui plus est asymétrique, il n'est finalement pas si surprenant qu'il soit difficile dans certains cas de faire le tri entre ce qui nous appartient vraiment, et ce qui a été, parfois sur plusieurs années, induit par l'autre.

 L'auteur va ainsi, par exemple, évoquer les émotions prescrites ("quel parent n'a pas imposé un jour à son enfant de se réjouir d'une perspective pourtant pénible, comme d'aller dans un lieu qu'il n'aime pas ou de rendre visite à quelqu'un avec lequel il ne s'entend pas"), ou encore les émotions de proximité (dans ce cas, l'émotion n'est pas imposée à l'enfant par l'adulte, mais l'enfant s'approprie de lui-même, généralement de façon inconsciente, l'émotion de l'adulte), ce qui lui permettra de donner des clefs pour mieux comprendre la transmission intergénérationnelle des traumatismes. Cette transmission peut bien entendu avoir lieu par le non-dit (réactions intenses dans certains contextes, évitement ou récurrence de certains sujets indirectement liés, répétition de certaines expressions très spécifiques, ... un cas particulièrement parlant est celui d'une victime de viol qui lit très régulièrement La chèvre de Monsieur Seguin à son fils... qui lui-même réclame cette lecture, voyant à quelle point elle anime sa mère, mais sans savoir pour autant, jusqu'à l'apprendre directement, ce qui se joue derrière, secret qui conduira selon l'auteur à des comportements dangereux à l'adolescence, en particulier à l'âge où sa mère elle-même avait été agressée), mais aussi par un récit trop direct, sans mise à distance des émotions ni prise en compte des limites psychiques des interlocuteur·ice·s.

 Une part importante du propos de l'auteur consistera à indiquer comment intégrer de la façon la plus saine possible, que ce soit au niveau autobiographique ou familial, un évènement insupportable, en partie en évitant les fausses bonnes idées (interdire de parler n'est bien entendu pas la meilleure chose à faire, mais trop encourager une personne qui n'y est pas prête, voire l'héroïser et se faire relais d'une injonction à aller bien en considérant que ce qui ne tue pas rend plus fort -le concept de résilience, avec une argumentation plus ou moins solide, en prend pour son grade-, n'est pas non plus sans dangers). Le respect du rythme de la personne (ça peut être, au niveau familial, en étant flou·e -évoquer un secret sur "quelque chose" qui s'est passé "un jour" laisse la liberté aux personnes qui savent quelque chose de livrer ce qu'elles sont prêtes à livrer-), le passage par des métaphores pour permettre de symboliser, permettent progressivement d'intégrer ce qui faisait effraction.

 Le propos est malheureusement livré dans un ensemble extrêmement inégal... le contraste est particulièrement rude entre un premier chapitre précis, nuancé et sourcé et un second (sur la honte) qui ressemble une invitation très insistante à l'interprétation sauvage en désignant tout un ensemble de comportements (avoir honte de ses parents à l'adolescence -eh oui....- ou encore réussir socialement) comme l'expression d'une honte profonde et inconsciente (de façon extrêmement ironique, l'auteur invite dans le chapitre suivant à se méfier des grilles de lecture trop faciles à plaquer en prenant ses distances avec une interprétation freudienne qui pourrait être tentante... et l'ironie atteint un cran supplémentaire lorsqu'il déplore, au milieu d'un festival de caricatures sur la façon dont les autres professionnels -heureusement que lui est là pour ramener un peu de raison dans tout ça- percevraient la résilience, "un public séduit par les jugements en terme de tout ou rien"). Certains exemples interpellent particulièrement voire sont dangereux, comme l'explication du génocide rwandais par le déni d'une agressivité (toute ma compassion aux historien·ne·s qui sont tombé·e·s sur ce passage, qui ont du ressentir bien des émotions pour le coup très identifiables), l'explication boîteuse d'une prédisposition de la part des victimes de violences conjugales (en oubliant, un détail, de préciser que c'est d'abord un contexte activement construit par l'agresseur), ou encore le récit d'un khmer rouge qui se serait particulièrement acharné sur une victime parce qu'il était amoureux (qu'un ado soumis à une propagande totalitaire et contraint au quotidien de commettre des actes inhumains ne soit pas au clair sur la différence entre être amoureux et vouloir posséder me semble pour le moins explicable, mais ça me plonge dans des abîmes de perplexité quand c'est le cas d'un psychiatre, sauf erreur de ma part adulte... dans le cadre d'un livre sur les émotions!). Si le cœur du propos semble sensé, le fait que la rigueur soit à géométrie aussi variable n'aide malheureusement pas à savoir dans quelle mesure l'ensemble des propositions sont dignes de confiance, ce qui est particulièrement regrettable sur un sujet aussi sensible que celui du traumatisme.

mardi 1 mars 2022

La maladroite, d'Alexandre Seurat

  


 Si le nom n'est pas mentionné dans le livre (ni dans le corps du texte ni dans une préface ou sur le 4ème de couverture), la "maladroite" du roman est Marina Sabatier, que les lecteur·ice·s qui comme moi ont été marqué·e·s par cette affaire reconnaîtront immédiatement, en cas de doute, à l'évocation dès la 2ème ligne de "ce visage gonflé" sur l'avis de recherche. Si le roman, qui fait parler les différentes personnes (grand-mère, tante, personnel scolaire, social et judiciaire, mais aussi plus discrètement le frère qui a grandi dans ce contexte) qui ont tenté d'intervenir avant que les maltraitances ne deviennent meurtrières, reprend assez fidèlement les faits, Marina est rebaptisée Diana, "l'image d'une princesse dans une tôle carbonisée, froissée la nuit contre un pilier, dans un tunnel".

 Si c'est d'abord Diana qui se désigne comme maladroite, pour répondre aux questions des adultes sur toutes les blessures qui apparaissent sur elle quotidiennement et qu'une institutrice finira par noter systématiquement ("6 décembre, une trace au cou, un centimètre, et des rougeurs aux poignets et aux avants-bras. 9 décembre, un gros bleu à la cuisse, un centimètre et demie de diamètre. 15 décembre, son pouce lui "fait mal", elle dit être "tombée de vélo les deux mains en avant" "), c'est aussi la maladresse tellement incompréhensible de la société qui se dessine, alors que rien n'a été fait malgré le caractère ostensible de la gravité de la situation, malgré l'attitude particulièrement proactive de certain·e·s adultes qui parfois n'en dormaient pas. Une maladresse qui contraste avec l'adresse des parents, qui désarment par leur attitude ("ils m'avaient déstabilisée avec leur apparence de politesse, leurs faux airs de réserve et de spontanéité -qui leur donnaient l'image de ne pas maîtriser les codes, alors qu'ils les contournaient tous"), ont réponse à tout ("Quelques années auparavant, alors qu'ils faisaient des travaux dans une maison où ils venaient d'emménager et qu'ils refaisaient le plâtre, un morceau du plafond était tombé par accident sur elle. Elle avait des séquelles, il y avait eu l'hospitalisation, les visites médicales. Bref, Diana n'avait, jusqu'à présent, jamais été scolarisée"), déménagent quand la situation devient critique ce qui permet de considérablement ralentir les investigations, le tout avec l'application de Diana (elle ne commencera à parler à demi-mot qu'à la fin) à dissimuler la réalité ("J'avais déjà mené de nombreux interrogatoires de ce genre, et toujours réussi à trouver les réponses dans les contradictions qui permettaient de déstabiliser l'enfant et avec ça, après, on pouvait travailler. Mais avec cette petite, il n'y avait pas de brèche -que ce rire incessant, qui secouait ses réponses", "Son ton était innocent, ou cherchait à paraître innocent, et j'ai tout de suite compris que ç'allait être difficile, plus difficile que je n'avais imaginé, car la difficulté n'était pas mon angoisse comme je l'avais pensé mais le nœud d'énergie, de résistance, dans ce petit corps sur cette chaise").

 Malgré de nombreux signalements appuyés par des faits venant de plusieurs personnes, après une enquête classée "faute d'éléments suffisants" et pendant une enquête sociale ("Je lui ai expliqué que peut-être un suivi d'ordre psychologique ou un appui social pourraient leur être profitable, si leur patience était mise à l'épreuve, afin que son mari et elle se trouvent mieux en mesure d'exercer leur fonction parentale en toute sérénité"), Diana mourra ("Un jour, un gros morceau d'émail de la baignoire était parti, ils ont dit que quelque chose était tombé, mais moi je savais bien que non. Je l'entendais parfois, Diana, à travers la trappe, puis pendant plusieurs jours tout à été plus calme"), à l'âge de 8 ans.