mercredi 18 octobre 2017

L'erreur de Broca, de Hugues Duffau



 Avec ce titre faisant allusion à un classique de la psychologie, l'auteur, chirurgien, s'en prend à Paul Broca, ou plutôt à ceux et celles qui, pendant environ cent cinquante ans, se sont appliqué·e·s à ne pas remettre en question sa découverte. Broca a en effet été à l'origine d'une grande avancée dans les neurosciences en prenant l'initiative d'examiner, après son décès, le cerveau d'un patient surnommé "Tantan" car il était incapable (ce qui semblait passablement l'agacer, on le comprend) de verbaliser autre chose que cette syllabe. L'intuition du médecin fut payante : le cerveau avait en effet une lésion bien nette, dans une zone qui sera désormais appelée "aire de Broca" et associée à l'émission de la parole. Cette découverte constituera un arbitrage en faveur du localisationnisme, qui prêtait au cerveau des aires spécialisées consacrées à telle ou telle compétence, et qui jusqu'ici s'opposait au holisme, qui voyait le cerveau comme un tout... étape assez importante pour être racontée à tou·te·s les étudiant·e·s de L1 de psychologie. Autant dire qu'après avoir consacré un temps certain à tenter de retenir, avec plus ou moins de succès, quelle aire avait quelle fonction, c'est plutôt avec défiance que j'ai ouvert ce livre...

 Contredire Broca a pourtant un enjeu bien spécifique et on ne peut plus concret : Hugues Duffau a en effet pour spécialité d'extraire des tumeurs au cerveau à des patient·e·s éveillé·e·s, en testant au fur et à mesure de l'opération, avec l'assistance d'un·e neurologue, les compétences impactées selon l'ampleur de l'ablation, afin de pouvoir retirer le plus gros volume de tumeur possible tout en préservant au maximum la qualité de vie. Les découvertes successives de l'auteur et leurs enjeux nous sont expliqués à travers le récit de l'opération de Patricia, étudiante en droit souffrant d'une tumeur, des entretiens préalables dans le bureau du chirurgien à la procédure elle-même dans le bloc opératoire. La tumeur de Patricia a la spécificité de se trouver... sur l'aire de Broca. Ceci ne l'empêche pas de poser de nombreuses questions durant l'entretien, alors que la théorie voudrait qu'elle soit incapable de formuler un mot. L'auteur l'explique par le fait que la tumeur progresse lentement, laissant au cerveau le temps de se réorganiser en remplaçant les connections neuronales existantes par d'autres : il oppose au modèle localisationniste un modèle connectionniste. Le cerveau serait constitué de "réseaux délocalisés, parallèles et interactifs" et non d'aires spécialisées et figées. L'enjeu n'est donc pas de tenir le scalpel éloigné de tel ou tel secteur prédéterminé mais d'éviter d'endommager un hub, un point particulièrement central du réseau, comparable à une station de transports en communs qui réunirait de nombreuses lignes différentes.

 En dehors des détails techniques, le livre est particulièrement cohérent avec le titre dans la mesure où il constitue un plaidoyer pour le dépassement des dogmes dans la recherche. L'auteur évoque les encouragements qu'il a reçus, y compris de chirurgien·ne·s prestigieux·ses alors qu'il était étudiant, mais aussi l'adversité rencontrée dans sa carrière, qui selon lui n'a jamais porté de façon sérieuse sur les faits ("je me contente alors de dire : "je vous ai montré mes chiffres, basés sur un grand nombre de patients, qui tous ont bénéficié de tests objectifs après les interventions, et cela après vingt ans de recul : je ne crois qu'aux faits. Maintenant, je voudrais voir vos résultats à vous." Généralement, ma tirade coupe court à toute discussion superflue"). Il utilise souvent l'analogie entre les aires figées du localisationnisme et le dogmatisme, par opposition au mouvement créatif du cerveau selon le connectionnisme, peut-être parfois de façon un peu tirée par les cheveux ("il apparaît de plus en plus nettement que le modèle localisationniste du fonctionnement cérébral imposé par la société aux neurosciences depuis cent cinquante ans n'a jamais reflété l'organisation du système nerveux central. Cette méprise a sans doute fortement accentué la rigidité hiérarchique de notre société" : Broca passe de médecin-chercheur à organisateur de la société dans son ensemble!). On peut toutefois constater, dans ce récit qui reste celui d'une aventure individuelle, l'importance donnée au groupe : Hugues Duffau, lors des entretiens avant l'opération, ne reçoit le·a patient·e que s'iel est accompagné·e de ses proches, son récit de l'opération montre qu'il communique avec le·a patient·e bien sûr mais aussi avec le·a neurologue et les étudiant·e·s présent·e·s en observation, il oppose son organisation ("nous avons mis en relation plus de 350 centres dans plus de 50 pays, dont les responsables sont venus dans notre département et peuvent désormais communiquer entre eux par notre intermédiaire et de façon directe") au cloisonnement des savoirs qui peut exister dans le monde universitaire ("Vous pensez que les scientifiques, chercheurs ou cliniciens des différentes disciplines échangent beaucoup entre eux : leurs savoirs, leurs techniques? Détrompez-vous!", "les communautés de la recherche vivent cloisonnées à l'intérieur des lieux de pouvoir où elles ont émergé. La science transdisciplinaire n'existe que très peu dans les faits"), …

 Le livre est au final un objet étrange, qui mêle des explications sur un sujet extrêmement spécifique (les opérations du cerveau sur des patient·e·s éveillé·e·s, dont l'intérêt n'a pu être perçu qu'en dépassant l'approche localisationniste, qui n'avait été que très peu remise en question malgré ses lacunes) à une ode à la créativité et à la ténacité bien plus générale qui, il faut le dire, n'est pas extrêmement originale ("L'anéantissement des dogmes réclame de longs et laborieux efforts"... on pourrait presque ajouter un paysage de mer ou de montagne derrière et le partager sur les réseaux sociaux), mais c'est peut-être cet assemblage improbable qui rend le livre si personnel, sans compter que les messages peu contrariants sont incarnés par le parcours de l'auteur, qui a surmonté des obstacles bien réels grâce à sa confiance en sa capacité de briser les dogmes.   

mardi 10 octobre 2017

Alzheimer : la construction sociale d'une maladie, de Laëtitia Ngatcha-Ribert




 L'idée de proposer l'approche sociologique d'une pathologie peut prendre au dépourvu : c'est a priori surtout un problème organique, on imagine difficilement une personne clouée au lit avec 40° de fièvre, s'étant vrillée le genou après avoir eu la drôle d'idée de faire du sport ou encore atteinte d'une maladie grave aller d'urgence rechercher les éclairages de sociologues. La société est pourtant pleinement impliquée dans la maladie, bien entendu à travers les moyens consacrés aux soins et à la prévention mais aussi dans l'identification de la pathologie, la perception des malades et des aidants, l'évaluation pour les personnes bien portantes du risque d'être concernées, …

 Ce livre permet de constater à quel point ces enjeux sont présents dans la maladie d'Alzheimer, le terme même de maladie d'Alzheimer n'allant par ailleurs pas de soi : le diagnostic spécifique est complexe et coûteux à effectuer, ce qui implique de généralement utiliser ce mot pour l'ensemble des troubles similaires (il est plus précis de parler de "maladie d'Alzheimer et maladies apparentées"), le terme de démence à ses inconvénients aussi, … Passé dans le langage courant, le patronyme du célèbre neurologue va parfois jusqu'à désigner toute perte cognitive associée au vieillissement, au risque d'oublier qu'on peut vieillir en conservant l'essentiel de ses capacités ou encore que cette dégénérescence ne touche pas nécessairement des personnes très âgées : la patiente formellement identifiée par Alois Alzheimer au début du siècle dernier était âgée de 51 ans (ce qui n'empêche pas cet enjeu de santé publique d'être rendu bien plus pressant par le vieillissement général de la population).

 L'aspect financier est bien entendu traité par l'autrice, aspect qui avant une mobilisation plus ambitieuse des pouvoirs publics a connu une réticence avec parfois des arguments qui font dresser les cheveux sur la tête ("le directeur de l'APF m'a dit "Une personne de 60 ans n'a pas de projet de vie, vous n'allez pas nous prendre nos crédits, quoi" ", "je suis allée voir tous les élus, conseiller régional, ou conseiller général, politiques. Il y en a un qui m'a dit, c'était il y a un peu plus d'un an [en 2001] : "Vous êtes combien ? Il y a combien d'adhérents dans votre association ?" Je crois qu'il y en avait 84, je lui ai dit 84, et cette personne-là m'a dit "Oh bah les paralysés de France, ils sont 400" ", ou encore l'argument que les personnes atteintes de cette pathologie ne votent pas), réticence aujourd'hui largement dépassée, parfois même trop largement ("maintenant des tas de gens, y compris des requins parce que c'est devenu un sujet médiatique, à la mode, ils prononcent Alzheimer pour se faire ouvrir les portes, vous comprenez dans l'effet inverse"). Dans une autre démarche, les laboratoires pharmaceutiques ont également été prompts à saisir l'enjeu financier, hurlant au déni de la souffrance des malades quand les premières molécules ont été refusées par la Food and Drugs Administrations américaine pour une balance bénéfices/risques négative.

 Les mobilisations ont aussi été marquées par des conflits entre les différents acteur·ice·s, entre les différentes approches. Le médecin Jean-François Girard, pour rédiger un rapport commandé par l'Etat, a préféré écouter les spécialistes séparément car les conflits, lorsqu'ils étaient réunis, nuisaient à la communication ("les gens dans ce milieu là s'empoignent particulièrement, les luttes des professionnels contre les autres, alors les médecins contre les sociaux, les médecins, les gériatres contre les neurologues, ..."). On imagine aisément que, dans ce contexte, les premier·ère·s concerné·e·s ont eu du mal à prendre la parole ("un gériatre a constaté que, il y a encore dix ans, aucun malade n'était présent aux groupes de parole dans lesquels il intervenait") : certains ont pourtant mené avec succès ce combat, que ce soit à petite échelle (témoignage d'un gériatre en 2002 : "écoutez quand même cette femme a fait preuve d'un cran étonnant! alors qu'elle était dans un lieu d'une quarantaine de personnes qui visiblement ne voulaient pas qu'elle prenne la parole, elle s'est imposée alors qu'elle avait un défaut de communication et qu'elle a réussi à faire passer un message pour lequel elle a eu une réponse : je dis chapeau!") ou à plus grande échelle à travers l'écriture autobiographique (par exemple Christine Byden, Who will I be When I die?) ou encore, dans le cas de John MacKillop, la participation à l'élaboration d'un code de bonne conduite pour la passation des questionnaires de recherche à des personnes atteintes.

 Au delà de la visibilité, la question de la représentation (médiatiser sans stigmatiser), directement militante (campagnes de sensibilisation) ou plus générale (cinéma, littérature, …), est également complexe. Si des combats sont menés pour que la maladie cesse d'être automatiquement associée à la vieillesse, le fait, dans le film Se souvenir des belles choses, de représenter un personnage principal de moins de 40 ans a été mal vu : il est certes important de rappeler que cette pathologie ne concerne pas uniquement des personnes de plus de 80 ans, mais les personnes atteintes si jeunes tiennent plutôt de l'exception. Dans le cadre d'une campagne de sensibilisation une affiche montrant un vieil homme urinant dans les rayons d'un supermarché a également subi des critiques car donnant une image dégradante, jusqu'à finalement être retirée. L'association a argumenté qu'il semblait important de rappeler que la maladie d'Alzheimer pouvait également provoquer des troubles du comportement.

 L'approche sociologique, si elle n'est pas la première à laquelle on pense, a donc de nombreux enjeux bien concrets. Un travail de même ampleur sur la schizophrénie, par exemple, pourrait s'avérer particulièrement intéressant (mais peut-être qu'il existe déjà?). Les sujets traités sont détaillés très clairement, les termes techniques de sociologie sont réservés à l'intro (et puis ils sont expliqués, mais bon ça peut intimider quand on n'y connaît strictement rien... enfin, pas moi bien sûr, hum hum...). En plus des problématiques rapidement évoquées dans ce résumé, le livre s'attarde par exemple sur l'histoire des connaissances scientifiques sur la pathologie, détaille les annonces et mesures successives de l'Etat français, … Si l'autrice propose elle-même des pistes d'approfondissement ("la situation des proches endeuillés après le décès de la personne malade, l'intimité et la sexualité des malades d'Alzheimer, l'inter-culturalité dans la relation de soins et d'accompagnement , la démence en prison, la fin de vie, l'accompagnement des besoins spirituels et religieux des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer, la lutte contre leur exclusion ou bien plus généralement l'intégration des malades dans la Cité"), l'information proposée est déjà conséquente.