mercredi 21 décembre 2022

La thérapie des schémas, de Jeffrey Young, Janet Klosko et Marjorie Weishaar

 



 Si les TCC ont rapidement fait leurs preuves pour de nombreuses pathologies de la santé mentale (axe I du DSM), ce modèle a été confronté à certaines limites, qui pourraient sembler extra-thérapeutiques (abandon de la thérapie, conflit avec le·a thérapeute, travail demandé entre les séances non fait, ...), dans le traitement des troubles de la personnalité (axe II du DSM). La thérapie des schémas propose des solutions passant par une identification très détaillée des fonctionnements sous-jacents : avec la construction de la personnalité (contexte social, familial, attentes et injonctions explicites et implicites, ...) se développent entre autres des conceptions des relations (amicales, amoureuses, professionnelles, ...), un rapport à la réussite ou à l'échec, une façon d'exprimer ou non ses besoins, qui auront nécessairement un impact sur la relation thérapeutique ("plus le schéma est lourd, plus les situations qui vont l'activer seront nombreuses").

 L'auteur et les autrices entreprennent dans ce livre de recenser et d'expliquer les nombreux outils de la thérapie des schémas pour cibler ces fonctionnements spécifiques, ce qui peut constituer une thérapie en soi ou permettre de mieux comprendre et surmonter des obstacles dans la thérapie. Lesdits schémas sont au nombre de dix-huit, classés dans quatre sphères : déconnexion et rejet (abandon, privation émotionnelle, défiance, ...), atteinte à l'autonomie et rapport à la performance (dépendance/sentiment d'incompétence, crainte du danger ou de la maladie, ...), atteinte du rapport aux limites (grandeur, manque de self-contrôle ou de discipline, ...),  focalisation sur l'autre (subjugation, sacrifice de soi, recherche d'approbation et de reconnaissance) et hypervigilance et inhibition (négativité et pessimisme, attitude hypercritique, attitude punitive, ...). Une même personne peut être concernée par plusieurs schémas, et les manifestations peuvent être diverses voire contradictoires (se comporter conformément au schéma, éviter par anticipation de s'exposer aux déclencheurs ou surcompenser, c'est à dire se comporter autant que possible à l'exact opposé du schéma). Inutile de préciser que le diagnostic sauvage, dans la relation thérapeutique et a fortiori en dehors du cabinet, n'a aucun début de pertinence : de mêmes éléments autobiographiques peuvent générer des schémas différents, un même schéma peut avoir plusieurs origines différentes (une attitude narcissique peut découler d'un dénigrement par les parents ou au contraire d'une éducation où peu de limites sont posées) et un comportement spécifique n'est en aucun cas une indication suffisante (certains comportements peuvent correspondre à plusieurs schémas différents, et dans le cas d'une surcompensation il sera même contradictoire avec le schéma du ou de la patient·e). Pour ne rien simplifier, ce point n'est pas sans évoquer l'analyse transactionnelle, une même personne peut passer par plusieurs modes (enfant vulnérable, abandon, adulte sain, protecteur distancié, ...) qui activeront des schémas différents. Et... les outils proposés sont eux-mêmes nombreux, et exigeants au niveau de la maîtrise par le·a thérapeute qu'ils demandent, concernant à la fois la sphère cognitive (la partie la plus normative, des éléments sont donnés au ou à la patiente pour réévaluer la pertinence de ses craintes et de ses attentes), la sphère comportementale (principalement des objectifs et des exercices proposés entre les séances) et la sphère expérientielle (avec des exercices très proches voire directement tirés de la Gestalt-thérapie). Autant dire que, malgré son épaisseur, le livre ne se substitue pas à une formation (mais, pour appliquer sur soi les principes de la thérapie des schémas, la même équipe propose un livre plus adapté au grand public, qui va probablement être résumé sur ce blog dans pas trop longtemps).

 Toutefois, même sans avoir l'intention de l'appliquer, la thérapie des schémas est extrêmement riche dans la compréhension du psychisme proposée, et offre entre autres une approche particulièrement intéressante du contre-transfert (des exemples spécifiques de schémas de thérapeute qui peuvent être activés par certains schémas du ou de la patient·e sont d'ailleurs donnés). Les enjeux sont particulièrement clairs dans les derniers chapitres, qui sont un guide pour accompagner respectivement un·e patient·e borderline et un·e patient·e narcissique : au delà de la marche à suivre étape par étape qui sera surtout utile au cas très spécifique qui concerne le chapitre, des indications précieuses sont données sur les changements parfois brusques à attendre dans la relation thérapeutique, les éléments de vigilance à surveiller dans le contre-transfert, ou encore, ce qui peut être particulièrement complexe a fortiori dans une situation éprouvante émotionnellement, les éléments importants pour poser un cadre qui protège à la fois le·a thérapeute et le·a patient·e.

lundi 28 novembre 2022

Existential Therapies, de Mick Cooper


 Si le terme de thérapie existentielle évoque des noms (Yalom, Frankl, un certain Carl Rogers, ...) et une approche spécifique de la thérapie (confrontation directe ou articulation de la demande initiale à des sujets tels que, par exemple, la peur de la mort ou de la solitude, constitutifs du statut d'être humain plutôt que d'un problème à régler), Mick Cooper constate que les choses se compliquent dès qu'on cherche à être plus précis·e. Il propose dans ce livre un survol (avec largement assez d'éléments pour approfondir de façon beaucoup plus technique) de différents modèles théoriques qui relèvent de la thérapie existentielle, et dont les différences expliquent que ce courant, s'il existe indéniablement, n'est pas si simple à définir.

De la Daseinanalyse très proche de la psychanalyse (mais qui s'en distingue par exemple en rejetant le déterminisme du passé) aux approches existentielles-phénoménologiques contemporaines (Van Deurzen et Spinelli) en passant par exemple par la logothérapie de Viktor Frankl et l'approche radicale de la psychatrie de Ronald Laing, les différents modèles théoriques sont détaillés, accompagnés d'une bibliographie commentée (ma liste de livres à lire a pris un peu de volume), des données scientifiques disponibles en particulier sur l'efficacité observée, des critiques les plus valides de chaque proposition et, pour rendre l'ensemble plus concret, de la thérapie (fictive) de Siân, qui exprime très peu ses émotions et semble avoir beaucoup de mal à s'y connecter, en souffrance dans sa relation avec sa compagne Hanako qu'elle trompe d'ailleurs avec son ex Rachel (elle va mieux à la fin et, heureusement, ne semble pas trop déstabilisée de se voir appliquer successivement différentes propositions thérapeutiques!).

 L'auteur situe les différences entre les approches sur neuf axes : l'expertise (est-ce que le·a thérapeute estime qu'iel sait mieux que le·a cliente quelle attitude adopter face à ces difficultés?), la directivité (est-ce que la thérapie va suivre un déroulement ou un programme strict ou est-ce qu'elle sera une co-création client·e-thérapeute), l'opposition explicatif/descriptif (est-ce que l'exploration de soi s'appuiera sur des explications du ou de la thérapeute ou, de façon plus phénoménologique, sur le récit du ou de la client·e), la pathologisation (tel ou tel fonctionnement est générateur de souffrance voire relève d'un diagnostic) ou son refus, l'utilisation ou non de techniques, la primauté ou non de l'ici et maintenant, les fondamentaux plutôt philosophiques ou plutôt psychologiques, l'appui sur ce qui convient à chacun·e individuellement ou sur des préceptes universels, et l'invitation à se centrer sur ou à se décentrer de ses perceptions subjectives. Il précise toutefois que chaque approche se situe sur un spectre et non un point de chaque axe et, pour les personnes qui trouvent que ce n'est pas assez compliqué comme ça, qu'à l'intérieur de chaque approche chaque thérapeute peut bouger sur chacun de ces axes en fonction de ce qu'iel estime pertinent selon le·a client·e ou la situation.

 Le livre s'ouvre en conclusion sur les défis qui attendent, selon l'auteur, les thérapies existentielles, dont une meilleure identification des protocoles thérapeutiques, des liens plus ambitieux avec la recherche scientifique (ce qui implique des méthodologies adaptées aux spécificités de la thérapie existentielle), ou une prise en compte ouverte et rigoureuse de la diversité (fluidité de genre, handicap, islamophobie, ...) (pour l'exemple du handicap, il propose une vision qui ne pathologise pas le handicap mais le manque d'adaptation du monde au handicap, un point de vue porté avec éloquence par exemple ici ) en indiquant que la thérapie existentielle a les outils pour porter ces sujets avec force ("peut-être que, dans les années à venir, les approches existentielles ne vont pas juste prendre en compte ces sujets, mais vont constituer une influence majeure pour s'y attaquer").

 La promesse de l'introduction, de présenter les thérapies existentielles dans leur diversité avec différents niveaux d'exigence selon l'ambition des lecteur·ice·s, est largement tenue, mais malheureusement réservée pour l'instant, si je ne me trompe pas, aux lecteur·ice·s anglophones.

lundi 21 novembre 2022

Transforming negative reactions to clients. From frustration to compassion, dirigé par Abraham Wolf, Marvin Goldfried et J. Christopher Muran

 

 A moins d'avoir une approche très spécifique, la neutralité bienveillante, ou encore l'approche positive inconditionnelle, dans le cadre de la thérapie, font plutôt consensus sur le papier. Pour autant, quel que soit le niveau de maîtrise du ou de la professionnel·le, la relation thérapeutique est une relation d'humain·e à humain·e et le·a thérapeute n'a pas le loisir, pour autant qu'iel le souhaite, de laisser à la porte ses limites et ses valeurs (d'ailleurs, si elles sont identifiées, c'est déjà pas mal!). De la peur, de l'ennui, de la frustration, un sentiment d'impuissance, voire de la colère, ont donc de nombreux espaces pour se glisser entre la posture théorique et la réalité de la pratique, au risque de parasiter la thérapie, peut-être encore plus quand ces émotions génèrent une culpabilité difficile à dépasser. Ce livre collectif propose, avec de nombreuses approches et dans de nombreux contextes, peut-être pas toujours de transformer en compassion comme le promet le titre des sentiments hostiles ou négatifs, mais au moins de faire avec.

 Sans même concerner la relation thérapeutique directement, des différences de valeurs entre thérapeute et client·e peuvent prendre beaucoup de place, en particulier quand plusieurs client·e·s sont impliqué·e·s et qu'une part importante du travail consiste précisément pour le·a thérapeute à offrir une neutralité, ne pas prendre partie. La situation peut se présenter dans la thérapie de couple (le chapitre consacré est écrit par Julie et John Gottman, rien que ça, et s'articule sur des vignettes cliniques où l'auteur et l'autrice ont dû plus d'une fois, disons, respirer profondément), mais plus encore dans la thérapie familiale (chapitre de Laurie Heatherington, Myrna Friedlander et Valentin Escudero), qui va forcément mettre en jeu des valeurs (égalité homme-femme, religiosité, éventuellement relations interculturelles, rapports entre les générations, principes éducationnels) plus ou moins inflammables rigides. Même des situations a priori beaucoup plus simples peuvent devenir plus difficiles qu'elles ne devraient idéalement l'être, comme l'évoquent Phillip Levendusky et David Rosmarin à propos des thérapies TCC classiques (les TCC 3ème vague impliquent un travail émotionnel, donc les difficultés transférentielles sont moins inattendues). En effet, le projet thérapeutique doit résulter d'un accord entre thérapeute et client·e, et la simple (ou presque!) élaboration d'un programme laisse en soi pas mal d'espace pour des difficultés relationnelles (thérapeute qui n'écoute pas suffisamment la demande, client·e qui ne fait pas le travail demandé alors qu'iel a participé activement à toutes les étapes de sa création, ...). Les auteurs donnent l'exemple d'une personne dépressive qui voulait perdre du poids : le diagnostic (fait par le thérapeute) a bien évidemment allumé un signal d'alarme, et il a axé la thérapie sur le soin de la dépression. Le client, pas si préoccupé que ça par son trouble de l'humeur, a mal vécu que sa demande de perte de poids ne soit pas entendue, et s'est peu impliqué. Il a fallu pas mal de frustration de part et d'autre pour qu'un échange plus personnel finisse par avoir lieu, et que des solutions cohérentes aux yeux du client (qui a fini par aller mieux tant au niveau du poids que de l'humeur) soient proposées.

 Certaines pathologies en elles-mêmes peuvent rendre la relation thérapeutique plus exigeante, que ce soient suite à l'impact qu'elles ont sur la personnalité (une personne dépressive va plus facilement se dévaloriser, et imaginer que le·a thérapeute a aussi peu d'estime pour elle, une personne narcissique risque de réagir très vivement à l'idée de se remettre en question) ou aux stéréotypes très forts associés, comme dans le cas de l'addiction. Pour ce dernier cas, l'auteur, Frederick Rotgers, fait remarquer que non seulement la catégorisation d'une substance comme problématique ou non tient plus de la stigmatisation sociale (avec souvent des racines racistes) que de la dangerosité effective de la substance (sinon l'alcool serait interdit et le cannabis autorisé), mais aussi que les attitudes dictées, y compris chez les professionnel·le·s, par les préjugés (posture autoritaire, présomption de malhonnêteté), sont contradictoires avec ce que la littérature scientifique désigne comme efficace. Le trouble borderline se voit consacrer une partie entière avec non pas un mais deux chapitres, ce qui me fait un peu grincer des dents : j'ai du mal à ne pas voir cette mise en valeur comme un renforcement, au contraire, d'un stéréotype existant (d'autant que les stéréotypes, comme le rappelle l'excellent chapitre de Laura Brown qui y est consacré -il y a de bonnes chances que des résumés de livres de Laura Brown arrivent sur ce blog dans quelques temps-, on ne s'en débarrasse pas sur commande) qui fait pas mal de dégâts en soi. Certes la dépendance affective associée à une hypersensibilité émotionnelle qui est souvent la conséquence de ce trouble peuvent rendre des moments de la thérapie éprouvants, mais ce sont des sujets intimement liés à la relation et au travail sur soi en général : bien entendu "les thérapeutes disent souvent être effrayé·e·s quand les client·e·s menacent de se suicider, menacent dans un accès de colère dans le cabinet du ou de la thérapeute de casser quelque chose, stalkent le·a thérapeute entre les séances, ou menacent au téléphone le·a thérapeute ou son personnel", mais ça peut arriver avec d'autres pathologies, donc pourquoi ne pas centrer toute une partie sur ce type de comportement plutôt que de renforcer une stigmatisation?

 Sans grande surprise, les conseils reviendront généralement à prendre conscience de la gène, l'accepter (Hannah Levenson relève que les étudiant·e·s, peut-être trop empressé·e·s d'atteindre un état d'approche positive inconditionnelle inébranlable qui n'existe pas vraiment, ont tendance à détourner leur attention de ce qui se passe chez le·a thérapeute pour la focaliser sur ce que fait le·a client·e quand quelque chose d'inconfortable émerge, même quand le·a thérapeute est leur enseignant·e dans le cadre du visionnage d'une vidéo pédagogique), identifier ce qu'elle veut dire et comment l'intégrer de façon constructive dans l'espace thérapeutique (ce qui inclut généralement d'en prendre la responsabilité, y compris lorsque le cadre n'a pas été indiqué assez directement), sauf qu'il y a une infinité de façons de le faire, comme le rappelle la diversité des chapitres, qui vont du plutôt léger tout en restant riche (les vignettes cliniques de Julie et John Gottman) au très dense (le chapitre de Robert Eliott qui comprend de nombreuses listes dont 14 "principes à suivre centrés sur la personnes et expérientiels pour communiquer au client les réactions négatives du thérapeute de la façon la plus efficace"). La conclusion, étonnamment, s'inscrit dans les chapitres plutôt denses, avec un récapitulatif fin des différences entre les approches dans chaque chapitre articulé à une revue de la littérature scientifique.

samedi 12 novembre 2022

The Practice of Emotionally Focused Couple Therapy, de Susan Johnson

 


 Si l'EFT (cette EFT ci, à ne pas confondre avec cette EFT là) a de nombreuses racines théoriques et alimente et se nourrit abondamment de la littérature scientifique, son essence peut se saisir sans connaissances encyclopédiques puisqu'il s'agit d'accompagner le couple, émotionnellement, dans l'ici et maintenant.

 J'ai entendu parler pour la première fois d'EFT ici , et la proximité avec l'ACP est en effet marquée, au point que l'autrice, qui s'appuie aussi énormément sur la théorie de l'attachement, souligne la proximité entre les fondamentaux de Rogers et ceux de Bowlby. La méthodologie est certes détaillée, avec des éléments à identifier et des attentes à avoir selon les étapes de la thérapie, mais elle peut presque se résumer à une reformulation de ce qui se déroule dans l'interaction du couple, avec une attention particulière portée à l'aspect émotionnel : le point de départ est l'ici et maintenant, associé au non-jugement. Le principe est que les dysfonctionnements du couple ne viennent pas des défaillances de l'un·e ou de l'autre mais du blocage dans une dynamique d'interaction néfaste : la douleur déclenche, par exemple, de l'agressivité, un retrait affectif, qui va accentuer la douleur de l'autre et provoquer en retour des réactions semblables. Il est donc important que les observations actives et accompagnées se portent sur la personne qui exprime son vécu mais aussi sur la réaction de l'autre, en particulier non-verbale, pendant cette expression, avec un encouragement à partager les émotions qui émergent. Pas la peine de faire un dessin : il faut s'attendre à des premières séances, ou du moins de premiers échanges, intenses, et l'autrice utilise l'expression très parlante de "chuchoter à l'oreille de l'amygdale" (celle-ci, pas celle-là) pour désigner l'attitude apaisée et surtout patiente qui sera nécessaire pour que les messages soient entendus dans leur dimension positive, au delà des réactions défensives voire de détresse.

 Si la thérapie se déroule bien, les conflits devraient s'apaiser dans un premier temps (et, pour les conflits qui persistent, le message implicite qui sera entendu de part et d'autre, donc l'enjeu, ne sera plus le même) et dans un deuxième temps, l'autrice insiste sur le fait que c'est une étape indispensable pour des résultats durables, le couple devrait se rapprocher (il s'agit d'une thérapie de couple et non de la négociation d'un traité de paix, l'objectif est donc bien de renforcer le lien). C'est à partir de cette étape que l'association entre la dimension relationnelle de la théorie de l'attachement et la dimension existentielle de l'ACP donnent une puissance unique à l'EFT : certes, la cliente, c'est la relation, mais la relation à l'autre parle aussi de soi, a fortiori quand une relation aussi fondamentale est menacée. Les mécanismes du conflit, alors que les défenses sont identifiées et surmontées, finissent par mettre à jour des enjeux beaucoup plus intimes : est-ce que je peux vraiment être aimé par quelqu'un d'autre? est-ce que je peux faire, en confiance, le pari que l'autre tient à moi? quelles insécurités profondes la relation vient révéler (besoin de prouver quelque chose, enjeu d'estime de soi voire honte existentielle, ...)? L'autrice, à l'origine plutôt spécialisée dans la thérapie individuelle, dit avoir été plusieurs fois surprise par l'intensité des évolutions personnelles dans la thérapie de couple.

  L'objectif est ambitieux  et le livre est assez complet sur les moyens (à quelles mécaniques être attentif? qu'attendre de telle ou telle étape? comment surmonter les difficultés fréquentes?), tout en étant clair sur le fait qu'on ne peut pas faire l'économie de la pratique et en conseillant fortement d'enregistrer et revisionner les séances, ou à défaut d'utiliser d'autres entretiens retranscrits ou filmés, avec un guide des questions à se poser pour que l'observation soit active. Il n'est malheureusement, à ma connaissance, pas disponible en français, mais sa version à destination du grand public l'est, et pour les personnes qui maîtrisent l'anglais et voudraient aller plus loin, pas mal de ressources sont disponibles sur le site de l'autrice et surtout sur celui de l'EFT, comme elle le rappelle beaucoup dans son livre.

samedi 29 octobre 2022

Escape from Babel, de Barry L. Duncan, Mark A. Hubble et Scott D. Miller



 Ce livre est, les auteurs l'indiquent dans l'intro, un binôme de celui-ci. Frustrés par les quelque 250 approches recensées au moment de la publication du livre (en 1997), nombre qui tend à gonfler plutôt que l'inverse, et plus encore par le fait que cette multiplicité tende à réduire le dialogue au lieu de le favoriser (certain·e·s thérapeutes semblant plus préoccupé·e·s par la démonstration de la supériorité de leur approche que par ce que pourrait leur apporter les autres, ce qui a d'autant moins de sens que de toute évidence l'ACP surpasse de loin tout le reste), ils proposent donc l'élaboration d'un langage commun en s'appuyant sur les recherches, point de départ de leur démarche, qui ont démontré que l'apport de chaque technique est limité, et en s'intéressant aux autres aspects dont l'efficacité a été révélée. 

 L'appel à l'humilité suggéré par le sujet est confirmé par un ton particulièrement ferme (les différentes approches sont même comparées à un moment à des rituels dont les tenants et aboutissants sont plus ou moins maîtrisés), puis par un éloge des client·e·s, "héro·ïne·s non célébré·e·s de la thérapie". Ce sera en effet le fil conducteur, régulièrement sourcé, du livre : se mettre au service des client·e·s ne consiste pas à les éblouir de notre maîtrise technique et encore moins à les secouer, ce qui sera peut-être plus satisfaisant mais selon la recherche scientifique moins efficace, mais à désigner avec elle ou lui, en respectant son rythme, ses ressources. Une vignette clinique particulièrement éloquente souligne ce qu'il ne faut pas faire : un thérapeute explique à une cliente en détresse à quel point ses différente réactions avec son conjoint étaient inappropriées, et après cette leçon lui promet à la prochaine séance une liste de solutions brillantes... la cliente est partie en larmes, et n'est pas revenue chercher ces solutions si merveilleuses (je vous rassure, les autres vignettes cliniques s'attardent plutôt sur ce qui est recommandé). Les client·e·s ne viennent pas tant parce qu'iels ont un problème que parce qu'iels ne parviennent pas à le régler. Ce constat n'est pas seulement une invitation à se centrer sur l'écoute plutôt que sur la technique, qui éloigne de la personne pour régler son problème à sa place, mais aussi une invitation à lui rappeler qu'elle a des ressources, ce qui peut passer, selon son état mental au moment de la consultation, à demander ce qui a déjà été mis en place et dans quelle mesure ça a marché ("ça a marché un peu", c'est techniquement le même constat mais offre un point de vue différent de "ça n'a pas suffi"), à relever les progrès depuis la dernière séance (une vignette clinique spectaculaire évoque un client qui entame une séance en insistant avec amertume sur le fait que rien n'a changé depuis la semaine dernière alors que quelques questions permettent de révéler qu'il y a en fait eu des changements majeurs), ... Le simple fait d'avoir un·e thérapeute optimiste peut faire une différence, même si elle ne sera pas nécessairement aussi radicale que pour ce couple auquel un thérapeute épuisé au bout d'une séance a émis le souhait que la suivante se passe mieux, avant de proposer par habitude la séance suivante en question : il a été le premier surpris lorsqu'il a revu le couple non seulement de voir une réconciliation très bien engagée, d'autant plus spectaculaire après l'ambiance orageuse voire sismique de la dernière fois, mais aussi appris qu'iels avaient retenu de cet échange d'une part qu'il avait un espoir que ça se passe mieux la prochaine fois, et d'autre part qu'il comptait sur elle et lui pour revenir.

 Si les conseils donnés restent dans l'ensemble sur la même ligne, ils sont appuyés, comme indiqué plus haut, sur des résultats de recherches scientifiques, et ils peuvent sembler simplistes tels que je les ai relevés rapidement mais les auteurs, en plus de donner d'abondantes illustrations pour rendre le tout concret, rentrent dans le détail et je pense que chaque thérapeute pourra en bénéficier selon le niveau de complexité qui lui convient et, c'est l'idée, quelle que soit son approche. Ils finissent d'ailleurs par estimer que la diversité des approches a un bénéfice dans la mesure où elle permet de varier ce qui est proposé aux client·e·s, appliquant sans le citer (pour ne pas faire de pub à la thérapie systémique?) l'un des préceptes fondamentaux de la PNL "Si quelque chose ne marche pas, fais n'importe quoi d'autre".

jeudi 20 octobre 2022

Un rien peut tout changer, de James Clear

 


 

 "Si vous avez manqué d'assiduité dans la noirceur des petites heures du matin, eh bien, vous en subirez les conséquences à ce moment, sous la lumière vive des projecteurs", disait Joe Frazier, qui s'y connaissait en projecteurs puisqu'il a affronté trois fois Mohammed Ali. Si vous voulez donner du fil à retordre à Mohammed Ali (ou à Israel Adesanya, si vous n'êtes pas porté·e sur le spiritisme), devenir polyglotte, créer l'entreprise qui fera de vous un·e millionnaire (ou, si vous venez de finir votre formation de thérapeute, créer l'entreprise qui ne fermera pas en l'espace de quelques mois), apprendre la cornemuse, réduire significativement votre empreinte carbone ou avoir une meilleure hygiène de vie, James Clear vous invite précisément à concentrer vos efforts sur la partie "petites heures du matin" plutôt que sur la partie "projecteurs".

 Les habitudes dont il parle sont atomiques parce que l'atome est à la fois infiniment petit et potentiellement générateur d'une énergie conséquente. Pour accomplir des objectifs ambitieux, l'assiduité permettra d'aller plus loin qu'un effort spectaculaire mais réduit dans le temps : essayer de courir 42 kilomètres d'un coup n'est pas la meilleure façon de préparer un marathon. Dit comme ça, ça peut paraître évident, mais si l'auteur estime qu'il y a besoin d'écrire un livre pour le préciser, c'est que ça va beaucoup plus vite d'avoir des ambitions que de se donner le moyen de les réaliser, en particulier quand le long terme implique que les progrès seront potentiellement invisibles dans un premier temps. Il donne l'exemple du glaçon qui fond entre 0 et 1 degrés : un écart d'un seul degré aura un effet spectaculaire, mais l'effet produit par les précédentes augmentations d'un degré seront invisibles (c'est ce que j'ai vécu en licence de psycho quand j'ai enfin trouvé une méthode pour réviser efficacement, augmentant mes notes d'à peu près 50%... pour la dernière session d'examens!). Il fait aussi une analogie mathématique pour illustrer l'aspect exponentiel de l'amélioration : une amélioration quotidienne d'1% pendant un an, c'est une amélioration de 3778% et non de 365% (et encore, imaginez si c'est une année bissextile!).

La première condition pour qu'une habitude vous permette d'aller dans la bonne direction est qu'elle soit... une habitude, d'où l'intérêt de commencer doucement. Certes, vous aurez une meilleure condition physique si vous courez 10km par jour que si vous courez 10km par mois, mais vous aurez une bien meilleure condition physique si vous courez effectivement 10km par mois que si vous prévoyez de courir 10km par jour (c'est là que la force de caractère peut paradoxalement jouer des tours : mieux vaut courir 10km par mois jusqu'à se sentir capable de faire mieux tout en restant assidu que courir 10km par jour pendant trois ou quatre semaines et arrêter d'un coup). L'auteur propose même, quand l'habitude qu'on cherche à intégrer est particulièrement rébarbative, de se fixer un maximum plutôt qu'un minimum ("je mets le nez dans mes leçons de russe tous les jours mais je n'y passe pas plus de dix minutes"). Il va jusqu'à dire que ce qui fait vraiment la différence, ce sont précisément les jours où on n'est pas en forme : certes la valeur ajoutée de ces jours en particulier est limitée, mais ça ancre, élément important, l'identité qu'on cherche à créer à travers l'objectif (par exemple, passer de "j'ai du mal à me bouger mais je vais essayer d'aller à la salle de temps en temps" à "je suis quelqu'un qui a une bonne hygiène de vie"), et si l'habitude a tenu dans ces conditions, c'est qu'elle est solide.

 Les raisons qui viennent se glisser entre l'intention et l'action ne sont pas seulement le décalage entre l'objectif (spectaculaire, pour l'instant inaccessible) et le moyen (une succession de petits pas qui ne changeront pas grand chose pris séparément), mais aussi le fait que les automatismes sont bien plus omniprésents et puissants qu'on ne tend à le croire. Si vous allez vous coucher plus tôt tous les jours, vous allez être plus en forme de façon générale dans à peu près quelques semaines, mais si vous regardez encore deux (ou quatre) (ou douze) épisodes de Friends, vous allez passer un moment agréable (qui a l'avantage non négligeable de ne pas impliquer de bouger du canapé)  maintenant. Pour les habitudes les plus difficiles à mettre en place, l'auteur propose de travailler en groupe ou même en binôme : vous devrez rendre compte de l'atteinte ou non de l'objectif, avec si il y a besoin d'en arriver là une sanction que vous vous êtes fixée à mettre en place (porter une casquette d'une équipe de foot que vous détestez pendant la journée, écouter 10 fois Si j'avais un marteau, ...). Toutefois, pas besoin en général d'en arriver là : une clef efficace est d'intercaler cette habitude avec d'autres, déjà en fixant un moment et un lieu précis pour consacrer un espace déterminé (je peux témoigner de mon propre échec cuisant quand j'ai décidé de faire de la méditation "trois fois par semaine" sans autre précision), mais aussi éventuellement en accolant ledit espace à des automatismes déjà bien ancrés que vous pouvez donc être sûr·e de ne pas rater (avant ou après le café du matin, avant de regarder un film, ...-). La flemme peut aussi être utilisée à votre avantage : débranchez la télé, mettez le paquet de cigarettes (ou votre smartphone!) à un endroit difficilement accessible, et les automatismes qui parasitent vos ambitions seront beaucoup moins automatiques.

 Je n'ai relayé ici que quelques conseils de ce livre qui en contient un certain nombre, dont l'essence tient en quatre clefs : que l'habitude devienne une évidence, qu'elle donne envie, qu'elle soit facile (en particulier le premier pas, qui est à la fois le plus important et le plus tentant à éviter) et qu'elle génère de la satisfaction (pour un objectif de long terme ça peut être compliqué, mais l'auteur témoigne que laisser une trace même aussi minime que faire une croix sur un calendrier ou mettre un trombone dans une boîte peut faire une grosse différence). L'ensemble m'a bien parlé parce que ça correspond de façon générale à ce qui m'a aidé parmi ce que j'ai mis en place spontanément au fil des années en faisant une fac par correspondance parallèlement à un travail à plein temps (certes ça ne m'a pas non plus permis de décrocher brillamment un Master 2 et d'être un psychologue de renommée internationale puisque mon parcours s'est arrêté, donc, à la licence, mais déjà ça m'a permis d'aller jusque là -et de tenir ce blog qui j'en suis sûr illumine votre quotidien-). Les trois derniers chapitres sont consacrés à des conseils pour viser l'excellence, mais, entre le conseil de rester dans une zone qui relève du challenge sans pour autant être hors de portée (sans blague!) et celui qui dit que dans travail et talent il y a aussi talent et que donc pour aller loin il faut se consacrer à un domaine pour lequel on a des capacités innées, qui glisse sur une pente extrêmement douteuse (il ouvre quand même le chapitre sur les différences de physiologie entre un nageur olympique et un coureur olympique) sans pour autant dire comment on devine les capacités innées en question (quand il dit par exemple que le métier d'humoriste de stand-up n'est pas adapté aux personnes timides, faisant un gros contresens sur la timidité puisqu'il parle certes d'une activité devant un public mais dans un contexte très maîtrisable et spécifique qui sera un peu, mais pas beaucoup, plus difficile pour une personne timide que pour une autre, ça ne rassure pas tout à fait sur ses propres compétences pour faire le tri), ils ne relèvent eux-mêmes pas tout à faire de l'excellence.

 Le livre se lit vite et facilement, les conseils sont très nombreux, certains sont contre-intuitifs, et pour autant que je puisse en juger ils sont pertinents dans l'ensemble. C'est donc un bon outil, peut-être pas pour décrocher une médaille d'or olympique, mais pour s'engager dans une voie sans se décourager quand c'est laborieux, trop écouter la culpabilité, ou tout faire reposer sur la force de caractère.

jeudi 13 octobre 2022

L'attachement au cours de la vie, de Raphaële Miljkovitch


 

  Avec un recul d'une vingtaine d'année, Raphaële Miljkovitch, chercheuse spécialiste du sujet, fait une synthèse critique de l'état de la recherche sur la théorie de l'attachement, ses apports, ses limites et les questionnements à explorer, dans un livre qu'on pourrait bien considérer comme le volume 4 de la trilogie de l'attachement.

 Des connaissances sur le concept de John Bowlby ne sont certes pas indispensables dans la mesure où les fondamentaux sont repris, mais une familiarité avec les enjeux de l'attachement sécure ou les différents types d'attachement identifiés par le test de la Situation Etrange facilite la compréhension, dans la mesure où ils sont repris et surtout approfondis rapidement. Certaines critiques de ce dispositif expérimental sont d'ailleurs prises en compte mais réfutées (des mesures physiologiques ont établi que les comportements d'exploration de l'environnement visaient bien à atténuer le stress et n'étaient pas la marque d'un tempérament plus ou moins curieux, la comparaison entre une cohorte gardée au domicile et une autre en crèche a confirmé que l'habitude de -l' "entraînement à"- la séparation n'avait pas d'influence sur les résultats, ...). Mais, comme le titre l'indique, la richesse du livre va surtout consister dans les connaissances disponibles sur l'attachement à l'âge adulte et ses conséquences identifiables sur la parentalité, le couple, le deuil, ... (j'aurais été curieux du résultat de recherches sur l'influence ou non de l'attachement sécure sur la peur de la mort, mais le livre ne va pas aussi loin que ça dans "le cours de la vie")

La question qui est probablement la plus critique, celle de la transmission du style d'attachement de parents à enfants, est longuement traitée, à différents niveaux, du mode de garde (si l'autrice semble peu préoccupée par l'enjeu social des inégalités professionnelles entre hommes et femmes, reproche par ailleurs régulièrement fait à Bowlby, la conclusion des différentes études commentées est que ça dépend énormément de la qualité du mode de garde utilisé -si stupéfiant que ça puisse paraître, une crèche sous-staffée sera un milieu moins épanouissant- et de la façon dont les parents présentent le mode de garde aux enfants) à l'éventuelle corrélation entre le style d'attachement de la mère et celui de l'enfant. Sur ce dernier point, s'il serait exagéré de dire que le style d'attachement ne se transmet pas du tout (le critère est estimé à 25% de la variance), l'autrice appelle à se méfier des corrélations entre le score de l'adulte à l'Adult Attachment Interview et celui de l'enfant à la Situation Etrange, qui ne mesurent pas exactement la même chose ("nous pensons qu'il serait plus approprié de considérer que les mères d'enfants sécures sont sécurisantes plutôt que sécures"), et fait par ailleurs plusieurs rappels qui invitent à prendre de la distance avec cette approche déterministe (l'attachement à la mère n'est souvent pas identique à l'attachement au père, les styles d'attachement peuvent différer dans une même fratrie, le style d'attachement tend à être de plus en plus stable au cours de la vie -même s'il reste modifiable à l'âge adulte- ce qui implique qu'il est flexible dans l'enfance, ...).

 Certains développements pourront intéresser y compris des thérapeutes qui ne sont absolument pas spécialisé·e·s dans l'attachement, comme ce que l'élaboration de l'Adult Attachment Interview a permis d'identifier sur la construction de récits en particulier autobiographiques, par exemple un attachement sécure est associé au respect des maximes conversationnelles de Grice (la qualité -"n'affirmez pas ce que vous croyez être faux", "n'affirmez pas ce pour quoi vous manquez de preuves"-, la quantité -ne donner ni trop d'informations ni pas assez-, la relation -la tendance à garder le fil du récit- et la modalité -la clarté, le manque de confusion-) ou le fait qu'une personne ayant un attachement évitant tendra à occulter les éléments autobiographiques négatifs (ainsi, un récit nuancé sera a priori un meilleur signe d'un passé épanoui qu'un récit ne présentant aucun nuage ou s'empressant de relativiser les éléments négatifs), ou encore les nombreux (et complexes!) effets que peut avoir le style d'attachement sur la vie amoureuse (sur ce sujet là en particulier, l'autrice propose un livre plus détaillé encore).

 Le livre commence à dater (il a été édité en 2001!), et la curiosité est parfois grande de savoir si les questions qui y sont posées ont eu des réponses depuis, mais il est extrêmement riche et garantit de beaucoup s'occuper l'esprit, que ce soit en découvrant les sujet évoqués et en les adaptant à sa pratique ou, pour les personnes plus orientées vers la recherche, en reprenant dans le détail les nombreuses références fournies.

lundi 10 octobre 2022

Les frontières dans les relations humaines, d'Anné Linden

 


 Si le titre lui-même est peu engageant, le sous-titre ("pour être soi et ensemble, séparé et connecté") est plus rassurant mais garde une dimension paradoxale : des frontières pour être connecté, ça peu paraître à première vue être une drôle d'idée.

 L'autrice clarifie cette notion ("boundaries" en VO, que j'aurais spontanément traduit par "limites", mais l'autrice elle-même fait référence au terme français "frontières", ça a le mérite d'aider à trancher) en distinguant la situation idéale évoquée (séparé·e et connecté·e) d'une situation où les frontières sont hermétiques (elle parle alors de mur) ou de la situation opposée où elles sont absentes, où la distinction entre deux entités manque. Et le sujet est vaste, très vaste, tant les entités potentielles en question sont nombreuses. Elles peuvent concerner, comme le titre l'indique, les relations interpersonnelles (frontière entre soi et l'autre bien sûr, entre désirs propres, demandes de l'autre et injonctions sociales, ou encore entre les différentes sphères relationnelles -familiale, amicale, professionnelle, ...-) mais aussi les nombreuses dimensions du psychisme (frontière entre passé et présent -par exemple si un conflit anodin prend des proportions envahissantes, c'est probablement qu'il fait écho à un conflit du passé non résolu-, entre émotion et réalités sensorielle, matérielle et/ou rationnelle, entre deux valeurs contradictoires -ou plus si affinité-, entre attentes et réalités, ...).

 Le livre, vous l'aurez compris, couvre un éventail large, et pourtant, ma sensation à la lecture, plus que celle de subir un inventaire interminable, a été de percevoir à quel point le sujet était central. L'autrice est formatrice en PNL et son cadre théorique est clair, mais pour autant son travail m'a évoqué (ou a évoqué directement!) des domaines aussi divers que la théorie de l'attachement bien sûr (où l'attachement sécure s'oppose à une tendance à un attachement fusionnel ou à une fuite des relations), le traumatisme (le chemin vers sa résolution implique à la fois d'intégrer le souvenir traumatique comme autobiographique et de le situer dans le passé), l'ACP (la congruence est une cohérence intra-psychique), la Gestalt (qui permet à différentes instances psychiques de dialoguer), les TCC (en particulier les TCC 3ème vague où les exercices de tri tendent à être importants), ... Au delà des (nombreux) exercices proposés, que je n'ai pas testés, l'autrice propose donc une clef de compréhension du psychisme extrêmement riche, qui ouvre de nombreuses portes. En plus de potentiellement élargir la vision de n'importe quel·le thérapeute, le livre est accessible aux non spécialistes : les développements théoriques ne demandent pas de connaissances spécifiques et sont ancrés sur des situations concrètes.

mardi 4 octobre 2022

Inpatient group psychotherapy, d'Irvin Yalom

 


 En complément de son livre sur la thérapie de groupe souvent réédité (et qui sera sûrement un jour résumé ici) (un jour), Yalom donne ici de nombreux éléments, comme à son habitude sans langue de bois, pour s'adapter à la situation bien spécifique des groupes thérapeutiques (ce qui peut concerner de nombreux types de propositions) en institution psychiatrique.

 L'auteur évoque le fait que son livre est souvent appelé par erreur "impatient group psychotherapy" (je ne me sens pas concerné parce que je n'ai absolument pas fait cette erreur une bonne dizaine de fois), ce qui a du sens parce que, dans ce contexte spécifique, il faut viser l'efficacité : les groupes se font et se défont au gré de pas mal de critères que les thérapeutes peuvent difficilement anticiper et contrôler (état de santé des participant·e·s, entrées et sorties de l'institution elle-même, ...) au point qu'il vaut mieux considérer que chaque groupe tel qu'il est constitué ne se réunira qu'une fois, l'espace n'est pas nécessairement valorisé par l'ensemble des professionnel·le·s, ... Pour optimiser ce cadre qui ne permet pas de prendre son temps de la même façon qu'avec la plupart des propositions hors institution, Yalom insiste sur l'importance de sacraliser l'espace (refuser les retards même de quelques minutes pour éviter que la session ne s'ouvre sur une série d'interruptions, refuser également que les patient·e·s ne quittent le groupe car c'est l'heure de leur thérapie individuelle, ce qui implique généralement d'être ferme avec... les thérapeutes) et, en impliquant de façon active les participant·e·s, d'être précis sur les objectifs. Le simple fait de rendre une personne responsable de prévenir les autres de l'horaire et/ou du lieu a de bonne chance d'entraîner une meilleure présence de sa part pendant la session. La définition de l'objectif doit être individuelle (l'un des aspects acrobatiques est que chacun·e doit avoir l'opportunité de participer dans l'espace disponible) et réaliste par rapport au cadre ("soigner ma dépression", ça ne marche pas -malheureusement!-). Pour y contribuer, l'auteur propose de centrer sur le spécifique et l'ici et maintenant. La personne veut, par exemple, surmonter sa timidité? Par quelle personne du groupe est-elle intimidée en ce moment?

 Le fait d'impliquer d'autres personnes a l'avantage supplémentaire de favoriser les interactions. On l'imagine facilement, ça peut être explosif, mais Yalom propose de nombreuses solutions, appuyées sur des situations concrètes, pour que les conflits deviennent productifs et pour apaiser des moments potentiellement angoissants ou pesants (dans l'un d'eux, une patiente effrayée par la colère d'un autre qui a quitté la pièce après avoir balancé quelques chaises finit, avec le questionnement guidé du thérapeute, par identifier qu'elle a surtout eu peur non pas pour lui comme elle l'avait dit au départ mais de sa propre colère, de ce qu'elle pourrait faire à la personne qui l'a violée). Des exemples de solutions sont aussi donnés pour amener à participer des personnes réticentes. Le moment du debrief est également capital (en impliquant les observateur·ice·s quand il y en a) : un recul mis en mots sur ce qui s'est déroulé permet de mieux l'intégrer. C'est aussi l'occasion pour les thérapeutes de partager les questionnements et difficultés (la transparence est de façon générale très encouragée dans le livre, avec des éléments pour permettre de la communiquer dans de bonnes conditions) et d'échanger sur la façon dont leurs interventions ont été perçues, ce qui, point de vigilance à garder en tête, peut certes fragiliser certain·e·s participant·e·s qui pour diverses raisons se sentent mieux en surestimant les ressources des soignant·e·s, mais a en général des conséquences très positives. Autre spécificité de cet espace court : le cadre doit être plus valorisant, les interventions doivent se concentrer sur les aspects positifs ("je vois que tu es en colère contre xxx, j'ai l'impression que ça vient d'une envie de l'aider"), règle encore plus importante quand les groupes concernent des personnes particulièrement en difficulté (psychotiques, ...) pour lesquelles la participation à un groupe est une épreuve en soi.

 Le livre est à la fois accessible et riche, et pourra profiter bien entendu aux soignant·e·s mais aussi, probablement, aux personnes institutionnalisées et à leurs proches, pour éventuellement avoir des attentes plus spécifiques.

mardi 27 septembre 2022

There and back again

 


 Depuis dimanche soir, j'atterris doucement du Workshop annuel d'ACP France, qui se trouve être la dernière partie expérientielle (où le travail va consister à vivre une expérience plutôt qu'à apprendre une technique ou de la théorie) de ma formation. Certes, ma formation en soi est loin d'être finie, pas seulement parce qu'être thérapeute c'est se former toute sa vie mais aussi, de façon bien plus terre à terre, parce qu'il me reste la soutenance de mémoire (ce qui implique de finir le mémoire, ça me paraît être un préalable intéressant) et des heures (beaucoup) de thérapie personnelle (eh oh, commencez pas à écrire "ça se voit" dans les commentaires!) et de supervision, et pourtant j'ai une double sensation de fin (une façon de me raconter que le mémoire sera une formalité? hum...). La sensation d'être enfin en haut d'un escalier qui a parfois été franchement abrupt et que j'ai commencé à monter en m'inscrivant en fac de psychologie à distance pour... septembre 2009, mais surtout la sensation, plus déstabilisante, d'arriver au bout de l'aventure entamée il y a 5 ans. C'était aussi la dernière fois que je voyais les personnes de mon groupe de formation en tout cas dans ce cadre mais, pour ça, j'étais tout à fait dans l'acceptation et la sérénité, vous n'avez aucune preuve du contraire.

 Une aventure qui a commencé, le monde est bien fait (ou alors j'aime bien faire des liens artificiellement pour permettre des analogies), en marchant dans la brume (sachant que c'était tôt le matin donc j'étais déjà bien embrumé à la base) sur un drôle de chemin qui allait me mener au lieu de formation, accompagné, le monde est bien fait, par la personne du groupe dont je suis devenu le plus proche (j'aimerais bien dire qu'une connexion s'est créée immédiatement mais, non, on a échangé des banalités). Tout ça pour dire que je suis passé directement de la fac de psychologie par correspondance (force aux étudiant·e·s de l'IED qui me lisent) à une formation qui consiste pour les deux premières années en des groupes de rencontre en résidentiel, autant dire qu'il y a eu comme un choc culturel. Et aujourd'hui, plusieurs années calendaires après cette première session de formation dont j'ai l'impression qu'elle s'est à la fois terminée hier et il y a une éternité, une page se tourne et c'est compliqué de réaliser que je ferme ce tome. Pour autant, difficile de revenir sur ce qui s'est passé entre temps (même si j'ai fait une tentative ici et ici) : je ne saurais pas l'exprimer aussi bien que Rogers donc je vais faire simpliste mais, l'expérientiel, ça se vit. Si je cherche à mettre des mots sur ce que j'ai vécu ces cinq dernières années, il y a de fortes chances, en particulier si vous n'avez jamais vécu ce type d'expérience (à travers par exemple les groupes de rencontre, la Gestalt, le focusing, ...) que vous ayez l'impression que j'exagère (voire que je me fiche de vous) ou que j'écrive sous l'influence de substances euphorisantes (je veux dire, plus que le café).

 Pour parler de choses plus objectivables, j'ai fait des rencontres précieuses (à l'IED aussi, d'ailleurs, j'ai fait des rencontres précieuses), appris à pratiquer parallèlement à l'acquisition de théorie (mais je continue à m'intéresser à la théorie!) et laborieusement progressé sur la communication entre ma partie mentale et ma partie émotionnelle, avancé sur des sujets et mesuré que ça allait être compliqué sur d'autres, eu, Graal ultime, de vrai·e·s client·e·s, et en plus en me sentant légitime comme thérapeute (j'espère que les personnes que j'ai écouté·e·s et qui me lisent éventuellement ne sont pas en train de soupirer fort en lisant ça... oops), commencé une thérapie personnelle (la précédente datait du lycée et disons qu'elle ne m'avait rien apporté de flamboyant), appris à parler moins vite et plus posément (non, ça ce n'est pas vrai ^^), fait l'expérience (que je continue à faire) de l'écoute bénévole à laquelle je tiens énormément, rédigé un mémoire avec moins de contraintes en particulier temporelles qu'à l'IED ce qui m'a permis d'y mettre plus de sens, et même parlé à peu près volontairement en public (c'était vendredi dernier) (ça s'est bien passé... enfin, après le moment où je me suis mis à perdre le fil et bégayer avec un stress ostensible). Je l'ai réalisé en écrivant, mais ce vécu fait bien écho au propos de Rogers qui associe le développement du ou de la thérapeute à un développement personnel. A l'IED aussi, j'ai évolué en tant que personne, à la fois en allant chercher des ressources pour surmonter des difficultés dont certaines n'étaient probablement pas indispensables et dans ce que m'ont apporté les apprentissages de façon plus classique (c'est une expérience bien particulière d'intégrer la théorie de l'attachement quand on s'est construit avec un tempérament asocial classe et ténébreux très introverti), mais ça reste loin de l'expérience vécue à ACP France (ce post n'est pas (encore) sponsorisé).

 C'est, j'ai insisté dessus, une fin, mais d'un autre côté ce n'est pas pas la fin (ça sonnerait super bien de dire que c'est un nouveau début, mais ce serait très artificiel vu que je n'ai pas prévu de m'installer avant septembre 2023). Dans les chantiers qui m'attendent, sur fond de caféine, il y a, donc, la fin et la soutenance du mémoire, et aussi, en vue de m'installer, la découverte de l'univers administratif qui va avec, qui me paraît pour l'instant aussi accueillant qu'un concert de marteaux piqueurs et aussi accessible que le programme de stats de L3. Et le blog va bien sûr poursuivre son œuvre, avec si tout va bien un rythme plus soutenu que cet été.

 

lundi 19 septembre 2022

Couples en difficulté, accepter ses différences, de Andrew Christensen, Brian Doss et Neil Jacobson

 

 Debra en a marre de l'attitude renfrognée de Frank, qui semble plus préoccupé de retrouver la télé plutôt qu'elle quand il rentre du travail. Quand elle cherche à en parler, il met fin à l'échange en disant qu'il est "fatigué". Frank trouve ces reproches injustes, il a d'autres qualités mais Debra semble accorder une importance démesurée à ce trait de caractère qui ne lui convient pas. En plus, ses journées de travail sont stressantes et il a effectivement besoin de s'affaler devant la télé en rentrant. Iels ont par ailleurs une différence de tempérament : Debra est assez émotive, et Frank, qui aime plutôt quand tout est calme, a souvent du mal à la suivre. Iels passent une soirée au restaurant avec un couple d'ami·e·s. Leur complicité, par contraste avec son propre couple, est douloureuse à voir pour Debra (et le contraste entre leurs réussites professionnelles n'arrange pas particulièrement son ressenti). Ce n'est plus possible, il faut faire quelque chose. Ce soir, pas de "je suis fatigué", on en parle, un point c'est tout. Frank a passé une bonne soirée, et est surpris de se faire encore tomber dessus. Là il n'a pas envie de subir encore une colère de Debra avec son cortège de reproches, si même une soirée entre ami·e·s peut servir de déclencheur il ne va jamais avoir la paix. Pour signifier que la conversation est close, au cas où son attitude ne serait pas assez claire, il se couche et met son oreiller sur ses oreilles. Debra répond à cette provocation en rallumant la lumière et en haussant le ton. La colère a maintenant atteint un certain niveau des deux côtés, et des mots agressifs, blessants, sont échangés qui ne reflètent certainement pas l'état d'esprit initial de Frank ni de Debra ni ce que chacun·e ressent pour l'autre.

 Un livre de thérapie de couple (c'est la version destinée au grand public de celui-ci) qui s'ouvre sur la description d'une dispute qui n'a absolument rien d'original, mais pour quoi faire? Sauf que les auteurs commencent par présenter le point de vue unilatéral de Debra puis de Frank, et ça change tout. Debra n'a aucune idée du ressenti de Frank sur leur sujet récurrent de conflit, puisqu'il refuse d'en parler. Frank ne mesure pas la violence de son geste quand il met son oreiller sur ses oreilles, puisque s'il a bien vu venir qu'il y aurait "encore" une dispute, il n'a pas réalisé que du point de vue de Debra il y avait "encore" un évitement et que, ce soir où elle avait décidé de ne pas laisser passer, ce geste revient à la réduire au silence. Lui sortait d'une soirée légère et agréable, elle d'une prise de conscience douloureuse. L'essentiel des lecteur·ice·s (à part peut-être celles et ceux qui ne se sont jamais disputé·e·s avec leur conjoint·e) reconnaîtront probablement de nombreux mécanismes dans cette introduction : quand les sujets conflictuels prennent de l'ampleur, ça devient de plus en plus évident que le problème, c'est l'autre, et c'est très important de lui faire comprendre, puisque la solution, tout aussi évidente si ce n'est plus, c'est qu'iel se décide enfin à changer, selon les modalités qu'on s'évertue à répéter et pas autrement. Maintenant. Sans surprise, ce point de vue, et les réactions qui tendent à aller avec (critiques, reproches, sarcasmes), enveniment les choses plus qu'elles ne les arrangent.

 Si le diagnostic est rapide, l'éventail des solutions proposées relève plus du guide d'escalade de l'Everest que du catalogue de baguettes magiques. Les auteurs affirment explicitement que les solutions simples sont rarement efficaces. Ils donnent l'exemple d'un couple dont le conflit porte sur les tâches ménagères : une solution simple consiste à lui demander de faire les corvées qu'elle lui demande de faire. Mais cette solution, qui certes ressemble à un juste milieu, n'est satisfaisante ni pour elle (elle doit toujours aller le chercher derrière son journal pour qu'il s'occupe de quelque chose), ni pour lui (ses exigences de propreté à elle ne sont pas ses exigences à lui, elle sera frustrée du résultat et lui fera savoir, et lui récoltera des reproches alors qu'il a fait des efforts). Pour ne rien arranger, les progrès ne seront probablement pas linéaires : faire un pas vers l'autre, c'est s'exposer, avec les risques que ça implique, en particulier dans un contexte tendu, avec des rancœurs accumulées potentiellement depuis des mois ou des années. Les conseils donnés couvrent un éventail large, sont précis et s'inscrivent chacun dans une démarche clairement décrite, mais s'il fallait les synthétiser (ce qui va forcément en donner une image simpliste et faussée, pardon les auteurs), ils consistent à gagner en bienveillance, envers soi et envers l'autre, et prendre de la distance, inscrire les échanges difficiles dans une vision plus générale, en particulier en identifiant au mieux les émotions impliquées et la demande derrière le message. En effet, paradoxalement, les émotions exprimées sont généralement plus agressives que les émotions ressenties (par exemple, "tu passes ton temps sur ton téléphone" pour exprimer le besoin de passer plus de temps avec la personne).  Les personnes familières avec la CNV seront souvent en terrain connu (de nombreux chapitres détaillent comment aider l'autre à exprimer son besoin, comment identifier le sien, comment reformuler la situation dans des termes neutres et faire une demande claire, parler de son ressenti ...), mais les outils qui concernent directement la communication ne seront pas les seuls proposés. Identifier les différences de tempérament et de mode d'expression, être vigilant·e aux difficultés extérieures qui peuvent exacerber les tensions (maladie, conflit avec la famille, difficultés financières, ...) et leur laisser leur juste place, travailler l'acceptation et ne pas la confondre avec la résignation, font partie des nombreuses propositions (et pour les personnes qui finiraient par vouloir jeter l'éponge devant l'ampleur de la tâche, les auteurs donnent des indications à la fin pour choisir un·e thérapeute de couple).

 Le livre s'achève sur la conduite à tenir quand certaines limites significatives ont été franchies, à savoir les violences physiques, les violences verbales, et l'adultère. Les auteurs sont extrêmement clairs : les situations de relation abusive ne relèvent pas de la thérapie de couple, et s'il est vital (potentiellement au sens propre) de se faire aider, les outils proposés dans le livre ne sont pas appropriés (d'autres ressources sont proposées, dont ce livre là ). Pour les violences physiques qui ne relèveraient pas de la violence conjugale (qui relèvent de l'exception plutôt que de la continuité, et bien sûr qui sont plus légères que des coups de poing ou un jet d'objet sur la personne -pousser, intimider physiquement, casser des effets personnels, ça relève de la violence physique-), la tolérance zéro est préconisée, d'une part pour le risque d'escalade en cas de récidive et d'autre part pour l'effet évidemment traumatogène pour la victime. Concernant les violences verbales, elles sont dans certains cas évidentes à identifier (menaces!, propos humiliants, ...), dans d'autres moins, auquel cas la solution est de poser et s'approprier (ça évite d'entrer dans le débat de savoir si le propos est objectivement intolérable ou non) ses limites ("pour moi ce terme est une insulte/n'est pas acceptable, ne l'utilise pas avec moi"), et d'effectivement couper court à l'échange (en sortant de la pièce, par exemple) si le·a partenaire persiste à l'utiliser (je rappelle que cette marche à suivre ne concerne pas les relations abusives, où les attentes ne peuvent pas être les mêmes). La réconciliation post-adultère est complexe (une section des ressources en fin de livre y est d'ailleurs consacrée) et je ne peux pas la résumer de façon satisfaisante ici. Le point commun entre ces trois éléments est que la seule personne responsable quand ces limites sont franchies, c'est la personne qui les a franchies : qu'elle dise ou même pense qu'elle a agi "pour" telle ou telle raison ou en réaction à telle ou telle action ne doit pas occulter que c'est une réaction possible parmi d'autres, qui relève d'un choix.

 Le livre est accessible, du moins autant que possible vu son ambition et son exhaustivité, et appuyé à la fois par des évaluations quantitatives et par l'expérience clinique des thérapeutes. Il permet d'explorer en profondeur la partie qui fait moins rêver des relations amoureuses, et donne de bonnes pistes (même si elles sont exigeantes) pour se sortir d'un enlisement douloureux.

samedi 27 août 2022

L'énigme des tueurs en série, de Daniel Zagury


 

 S'il a lui-même vécu de plein fouet cette fascination, cette subjugation, pour le monstre absolu qu'est dans l'imaginaire collectif le serial killer (s'écriant "je viens de voir le diable!" à quelques amis qu'il a appelés pour récupérer de son entretien avec Julien, qui lui a raconté entre autres comment il avait bu quelques verres avec des amis avec la tête de sa deuxième victime dans un sac à dos), Daniel Zagury insiste sur le fait qu'il écrit ce livre pour assurer le rôle nécessairement frustrant d'expert (en tant que psychiatre, il l'a assuré pour de nombreux procès donc certains très médiatiques), apportant des réponses qui pour être sérieuses se doivent d'être humbles et partielles. S'il déconstruit le mythe que le tueur en série est par essence un avatar d'Hannibal Lecter ("allez donc dire à d'éminents enquêteurs qu'ils ont passé des années à pourchasser un imbécile"), s'il va obstinément chercher l'humain derrière le monstre sans être lui-même, loin de là, invulnérable à l'horreur de la rencontre (le·a lecteur·ice se verra épargner les détails les plus sordides, que lui s'est parfois vu raconter par leur auteur même), ce n'est pas pour excuser ou relativiser mais pour fournir de meilleurs outils face à cette forme de criminalité ("transformer un assassin en machine programmée pour tuer, c'est très exactement rejoindre et renforcer le fantasme de toute puissance du criminel"). Il appréhende d'ailleurs qu'une ultra-médiatisation, un phénomène de fan-clubs sur le modèle de ce qui existe aux Etats-Unis, fasse augmenter le nombre de tueur·se·s en série en France.

 Si la couverture est, je pense qu'on peut le dire, racoleuse, et que l'auteur a sollicité l'assistance de la journaliste Florence Assouline pour rendre son propos accessible, le contenu reste parfois complexe et, même avec une licence de psychologie dans mes bagages, j'ai parfois franchement froncé les sourcils lors de la lecture. Zagury annonce dans l'intro qu'il tient à prendre des distances avec la mythologie caricaturale répandue auprès du grand public, mais il a, tôt dans sa carrière, pris d'autres distances avec les conceptions de collègues expert·e·s qu'il jugeait tout aussi simplistes et néfastes (Julien, évoqué plus haut, a tué un gardien de prison, l'auteur pense que ça aurait pu être évité si on l'avait mieux écouté et si des soins psychiatriques et une surveillance adaptée avaient accompagné l'incarcération). Il s'appuie en particulier sur les travaux des psychanalystes Paul-Claude Racamier et René Roussillon. Pour lui, trois caractéristiques, à des degrés divers, sont communes aux tueurs en série : un pôle psychopathique ("leur capital compassionnel est comme calciné", "ils sont vulnérables aux décompensations psychiatriques", "ils vivent au jour le jour dans le défi"), un pôle psychotique (si l'expert judiciaire qu'est Zagury rappelle régulièrement que le fait de prendre des précautions pour ne pas se faire prendre exclut la psychose à proprement parler, le délire reste proche dans la violence du passage à l'acte, et les justifications, la rigidité du psychisme en particulier dans des mouvements défensifs, évoquent l'état psychotique) (je rappelle en passant que psychose ne veut pas dire violence et que les personnes psychotiques en général sont bien plus exposées aux violences qu'autrices de violences) et un pôle pervers, relevant à la fois de la perversion narcissique ("éradiquer en soi le gouffre de la déréliction, cette détresse des premiers temps, en la transformant en jouissance de toute-puissance au détriment de l'autre") et de la perversion sexuelle (si le terme appelle à des contresens -"on ne saurait confondre celui qui ne peut être satisfait que si la dame met des chaussures à talon rouge et celui qui sodomise le cadavre de la femme qu'il vient de tuer"-, le concept a une signification bien spécifique : la dimension sexualisée des meurtres ne donne pas lieu à une excitation sexuelle à proprement parler -du moins, si ça arrive, ce n'est pas au centre, ni la motivation première- mais "la recherche d'une toute-puissance qui sauve de la menace d'anéantissement", une expression cathartique qui protège de l'effondrement psychique).

 Un autre élément fort est le clivage : comme le grand public, les tueurs eux-mêmes semblent avoir du mal à s'identifier au monstre qui passe à l'acte, sur le modèle de Jekyll et Hyde, livre très souvent cité par l'auteur. Qu'ils soient d'un abord sympathique comme Guy Georges ("après son arrestation, il a gardé de nombreux amis qui, même s'ils ont en horreur "le tueur de l'Est parisien", n'ont pas abandonné ce copain assez sympa par certains aspects") ou dans une manipulation malsaine comme Michel Fourniret ("Il glace de bout en bout, même quand il pleure. Tout est calculé, et ce qui ne l'était pas le devient"), ils prennent une distance presque hermétique avec leurs passages à l'acte, au point de se dire incapable de les expliquer (Guy Georges répète que s'il savait ce qui l'amenait à tuer, il ne l'aurait pas fait). Par ailleurs, contrairement à l'idée reçue, le serial killer ne voue pas un culte à ses victimes mais au contraire leur déshumanisation permet et donne un sens au meurtre ("c'est parce que la victime n'est "rien" à ses yeux que précisément il est "tout" "). Cette toute-puissance est d'ailleurs une autre expression du clivage : l'échec est extrêmement pénible, et dans le discours du concerné n'existe pas ("monsieur l'expert, j'ai décidé de me faire prendre, mais je ne vous dirai pas pourquoi"). Les explications ad hoc volent au secours des moments qui pourraient être embarrassants  : si telle victime s'est échappée, par exemple, c'est parce que le tueur, pris d'indulgence pour telle ou telle raison, a finalement décidé qu'il le voulait bien, peu importe si ce n'est pas vraiment cohérent avec les faits. Cet élément psychique rend aussi difficile la confrontation à la réalité de l'acte, en particulier lorsqu'elle n'est plus intime mais publique : loin de l'image du génie du mal mégalo, Guy Georges supportait mal la médiatisation de ses meurtres, et Pierre Chanal, dont la présomption d'innocence est régulièrement rappelée pour des raisons juridiques, s'est suicidé avant son procès. Le concept de clivage nourrit une hypothèse de l'auteur : il suspecte chez le serial killer un matricide impensé, interpellé en particulier par l'idéalisation de la mère, l'impossibilité de lui faire le moindre reproche, résistante même aux questionnements orientés du psychiatre. L'auteur est particulièrement marqué par Guy Georges, qui idéalise non sa mère biologique mais sa mère adoptive, mais répétant qu'il ne peut pas en vouloir à sa mère biologique de l'avoir abandonné (tout en ayant gardé son frère) car c'est "une étrangère". Sans sembler faire le lien, il dit aussi qu'il ne peut pas compatir avec ses victimes car ce sont "des étrangères".

 Si cette représentation du matricide peut ressembler à un cliché, l'ensemble du livre permet en revanche de prendre des distances avec le cliché du traumatisme fondateur. Si la personnalité psychopathique favorise les passages à l'acte violents en général (délinquance, violence physique, ...), les tueurs interrogés ont souvent aussi grandi dans un environnement traumatogène, exposés à des violences intrafamiliales, sexuelles, ou encore aux foyers de l'ASE. De même, le parcours de serial killer se construit : le premier meurtre est souvent d'opportunité, et ce n'est qu'ensuite qu'une habitude, des rituels se mettent en place. L'auteur estime par exemple que Michel Fourniret ne serait jamais devenu Michel Fourniret sans Monique Olivier, qui a fait gagner ses meurtres en sophistication et les a inscrits dans une mythologie personnelle. Par ailleurs, si le potentiel hollywoodien est indéniable, le meurtre comme répétition, partage au monde et sublimation d'un traumatisme originel est particulièrement peu plausible selon Zagury, dans la mesure où selon ses observations, si traumatisme originel il y avait, il serait occulté par le phénomène de clivage ("un traumatisme allégué en cache un autre"). 

 Parfois complexe mais rendu accessible par des exemples tirés de l'expérience de l'auteur, le livre conforte certaines représentations mais permet de prendre des distances avec d'autres, et permet de mettre des éléments de sens derrière des actes, qu'on le veuille ou non, bien humains mais entourés d'une aura de monstruosité qu'il est difficile de relativiser.

mercredi 24 août 2022

Tu comprendras ta douleur, de Martin Winckler et Alain Gahagon


 Dans ce livre qui a l'ambition explicite d'être mis à jour régulièrement à travers des rééditions (les auteurs fournissent une adresse e-mail destinée spécifiquement à recueillir les critiques et suggestions), de nombreux outils sont fournis pour comprendre, soulager, éventuellement accompagner l' "expérience personnelle, intime et non comparable" qu'est la douleur. 

 Si l'expérience de la douleur est d'abord sensorielle, elle est en effet aussi psychique ("tout ce qui se passe dans le cerveau peut agir (en bien ou en mal) sur la douleur, et la douleur "colore" tout ce qui se passe dans le cerveau"), et dans le cas où elle est le plus éprouvante (maladie grave, douleurs chroniques, ...), l'enjeu relationnel est également important. Le sujet est technique, et entre les outils diagnostics et le détail des traitements possibles avec leurs avantages et inconvénients le livre n'en fait pas l'économie (les deux auteurs sont médecins) mais, c'est rappelé à de nombreuses reprises, la relation thérapeutique est importante, que ce soit pour ajuster au mieux le diagnostic et le traitement ("ne pas croire ce que dit un·e patient·e est l'une des principales causes de mauvais traitement, d'erreurs de diagnostic et d'accidents thérapeutiques"), ou même pour éviter un effet nocebo bien mesurable. Il va sans dire que minimiser n'est pas recommandé non plus : "il y a infiniment plus de personnes qui souffrent et qui ne sont pas bien soulagées que de personnes à qui on donne des antidouleurs pour rien".

 En plus des outils pour mieux comprendre, mesurer, soigner et interpréter la douleur (y compris chez des personnes qui ne sont pas forcément en mesure de l'exprimer verbalement, comme les enfants ou les personnes âgées), le livre porte une vision exigeante de la relation thérapeutique, qui semble adressée aussi bien aux patient·e·s qu'aux soignant·e·s, évoquant par exemple le prolongement des discriminations de la société dans le domaine médical (le racisme, le sexisme, conscients ou non, ont une influence sur la prise au sérieux de la douleur par le·a soignant·e, le surpoids peut être source de remarques déplacées ou d'erreurs de diagnostic... les personnes souffrant de troubles psychiatriques, si je ne me trompe pas, ne sont pas nommé·e·s mais auraient pu, ...), le droit d'être correctement informé·e et de voir sa souffrance prise en compte (certains procédures inutiles sont listées de façon critique) ou encore le droit de refuser un traitement ou une procédure ("vous devriez toujours vous sentir libre de cesser une thérapie qui ne vous convient pas pour des raisons physiques ou morales").

 Certains éléments intéresseront encore plus spécifiquement les psychothérapeutes, comme les détails, de l'historique et théorique au très pratique, de l'effet placebo ou encore les recommandations pour accompagner psychologiquement les personnes souffrant de douleurs (pour un effet directement antalgique, l'hypnose et les TCC sont particulièrement plébiscitées, mais tout ce qui détourne l'attention, met en mouvement, remet en contact avec le plaisir, a des effets positifs).

mardi 16 août 2022

Notre corps ne ment jamais, d'Alice Miller

 


 Alice Miller s'intéresse ici à une injonction sociale qui prolonge les violences intrafamiliales (ce qu'elle nomme "pédagogie noire"), celle d'aimer ses parents, qui devient une injonction contradictoire dans les cas de parentalité maltraitante, et qui est si ancienne et ancrée que l'autrice s'y réfère souvent sous sa forme biblique, en parlant de Quatrième Commandement (elle suspecte par ailleurs que la religiosité renforce, généralement, cette injonction). Pour Miller, non seulement c'est néfaste, mais c'est un non sens, dans la mesure où les sentiments ne se décrètent pas. Et c'est, précisément, le sens du titre : si on peut se dissimuler une réalité difficile à supporter, a fortiori si cette dissimulation est conforme à une injonction sociale souvent implicite mais forte, la contradiction reste ancrée quelque part, et peut se manifester avec violence.

 Maladie somatique (de l'asthme au cancer), suicide, anorexie, boulimie, alcoolisme, schizophrénie, une liste interminable de malheurs vous attend si vous ne laissez pas sa juste place à votre colère, selon Alice Miller, qui n'a pas vraiment développé de sens de la nuance depuis C'est pour ton bien. En plus, ça va de soi, de maltraiter vous-mêmes vos enfants (oui, tous les enfants maltraitants deviennent des parents maltraitants, elle a décidé -certes les données disponibles ne disent pas ça, mais est-ce que quelqu'un qui se compare sérieusement à Galilée a bien le temps de s'embarrasser de ce genre de détails?-), et d'éventuellement devenir dictateur ou tueur·se en série (d'ailleurs, il ne faut surtout pas pardonner aux parents, mais au tueur·se·s en série, si, apparemment, puisqu'iels ont été victimes de maltraitance -les parents aussi, si on la suit, mais ça ne compte pas, je suppose-). Avec sa méthodologie bien particulière qui consiste à tirer des traits entre les éléments qui vont dans son sens et à mettre tout le reste de côté, Miller appuie son propos sur des biographies de personnes célèbres, en ayant souvent besoin de préciser, on se demande bien pourquoi, que ni les personnes concernées (y compris des artistes ayant exploré très finement leur propre psychisme), ni les biographes ne sont parvenus à ses propres conclusions (et, si les données sont manquantes, c'est qu'elle vont dans son sens -oui, elle dit vraiment ça-, je vais désormais appeler ça "faire un Alice Miller").

 En dehors de cette attitude caricaturale (ne faites jamais lire ce livre à un·e sociologue -c'est souvent une gymnastique particulière de se rappeler que le livre a été publié en 2004 et non en 1904, et que de nombreuses affirmations disons surprenantes sont vérifiables-), le propos est pourtant riche et intéressant, et l'enjeu fort. Les nombreuses vignettes cliniques illustrent les chemins complexes que peut prendre le psychisme pour s'accommoder d'un passé de maltraitance, la façon dont des parents peuvent maintenir délibérément ou non une emprise malsaine, ou encore... les dégâts que peuvent faire, avec de fausses bonnes idées, des thérapeutes a priori bien intentionné·e·s. L'injonction à pardonner, se réconcilier (ce qui peut sembler en effet sembler pertinent lorsque, par exemple, la personne à pardonner est mourante ou affaiblie par la vieillesse ou la maladie), à prendre en compte la souffrance probable des parents, ou encore à nuancer la souffrance passée en la contrebalançant avec les bons moments, peut être vécue, en particulier quand elle vient de la personne de confiance qu'est le·a thérapeute, comme une prolongation de la maltraitance, une invitation à encore prioriser l'autre sur soi, à minimiser ses souffrances, à souscrire jusqu'au bout au tabou de la haine contre ses propres parents. Si c'est, l'ensemble du livre est limpide là-dessus, extrêmement facultatif, Alice Miller précise d'ailleurs que selon elle, même le pardon ne peut être vrai (et non rester au niveau externe pour donner le change) que quand la colère a été pleinement acceptée et intégrée.

 Au delà de la forme parfois grotesque du propos qui peut hélas avoir de vraies conséquences (jusqu'à preuve du contraire -et les preuves, ce n'est pas la grande passion d'Alice Miller-, toutes les maladies ne sont pas psychosomatiques, avoir été maltraité ne transforme pas automatiquement en mauvais parent), le livre explore donc un tabou bien réel et insidieux et donne de nombreux exemples des formes qu'il peut prendre. Dommage que le propos, riche et original, soit desservi avec une telle énergie.

lundi 25 juillet 2022

The surprising purpose of anger, de Marshall Rosenberg

 


 Marshall Rosenberg, créateur de la Communication Non Violente, focalise ici sur l'aspect qui concerne la gestion de la colère. S'il n'encourage pas à l'utiliser de la manière qui est, de façon assez consensuelle, la plus intuitive ("tuer des gens, c'est trop superficiel"), ou du moins de ne le faire que dans un premier temps (écouter l'envie de tuer des gens, pas être violent pour de vrai, ça même dans un premier temps il n'invite pas à le faire!), il déplore que ce sentiment soit souvent un tabou, et va jusqu'à dire que ce tabou est aussi une injonction à supporter des violences ("quand on apprend aux autres que la colère doit être évitée, ça peut être utilisé pour opprimer des gens en les amenant à tolérer tout ce qui leur arrive").

 La colère est un signal d'alarme qui indique qu'on n'est pas connecté·e à ses besoins. Pour sortir d'une conflictualité qui est contreproductive (une concession obtenue sous la contrainte risque d'être moins stable dans le temps, sans compter les dégâts sur la relation) en plus d'être moyennement agréable, Rosenberg propose plusieurs étapes qui conformément à l'ensemble de la CNV sont faciles à comprendre, beaucoup moins à mettre en œuvre en particulier en direct. Le postulat principal de Rosenberg est que ce qui déclenche la colère n'est pas l'action de l'autre personne, ni même les besoins auxquels une obstruction est faite (ce qui peut en soi déclencher bien des émotions, mais pas de la colère), ni, encore plus surprenant, l'interprétation qu'on fait des motivations de la personne qui nous énerve, mais les conclusions qu'on tire sur sa personnalité ou ses intentions à partir de cette interprétation. Rien que dans ce postulat, une distinction est faite entre sentiments, besoins, faits et interprétation, tri qui reconnaissons-le n'est pas systématiquement fait dans le feu de l'action. Ce tri constitue d'ailleurs les trois premières étapes (sur quatre!) de la proposition de Rosenberg, soit 75% du travail. Pour les deux premières, prendre conscience que le déclencheur de la colère n'est pas sa cause directe, puis que la colère naît d'une interprétation particulière de ce qui vient de se passer. La troisième étape, qui peut prendre un certain temps, consiste à identifier la vraie racine de la colère, la colère étant l'expression mal dirigée d'un besoin ("quand on n'est pas directement connecté à notre besoin, on passe à une étape plus mentale et on commence à se demander ce qui ne va pas chez ces gens qui ne remplissent pas nos besoins"). Une connexion, hostile, à l'autre remplace une connexion à soi. 

 C'est après ces trois étapes, internes, que vient le moment de faire un pas vers l'interlocuteur·ice : évoquer le stimulus (qui n'est pas, donc, la cause directe de la colère), dire ce qu'on ressent (ce qui sera a priori fait de façon plus constructive après avoir fait les trois premières étapes), puis parler de notre besoin non rempli et expliquer ce qu'on attend de l'autre (la demande claire est un sujet à part entière, Rosenberg le détaille à d'autres reprises par exemple ici). Dit comme ça, ça peut sembler naïf (oui, je vous vois, ricaner en imaginant cette procédure dans des situations tendues que vous avez vécues), mais l'auteur l'a testé dans de nombreuses situations, et a même réussi, à travers un jeu de rôles retranscrit dans le livre, à convaincre un prisonnier qui pourtant n'attendait sa libération que pour se venger. Si le livre est extrêmement court, au point que c'est presque litigieux de parler de livre (50 pages... dont une bonne partie consacrée à de la pub pour des institutions ou des livres de CNV), les exemples sont nombreux, avec des solutions pour surmonter les difficultés les plus évidentes. Reste à passer, c'est plus délicat, à la pratique.




samedi 23 juillet 2022

Psychothérapie centrée sur la personne et expérientielle, dirigé par Emmanuelle Zech, Gaston Demaret, Jean-Marc Priels et Claire Demaret-Wauters



 Je regrettais en présentant le manuel anglophone de l'ACP qu'il n'ait pas été traduit en français mais, encore mieux, une version francophone a depuis vu le jour! En plus de donner la voix à des expert·e·s francophones, la démarche permet en particulier de recenser les lieux de formations, ce que même la meilleure des traductions aurait difficilement permis.

 Si le terme de "manuel" ne figure pas dans le titre, le livre reprend bien, dans le détail, l'histoire et les concepts fondamentaux de l'ACP, en rentrant dans la complexité et les évolutions, et présente les applications spécialisées (travail en groupe -avec en particulier des éléments pour mieux faciliter les groupes-, thérapie de couple ou thérapie pour les enfants) et dérivées (focusing, pré-thérapie, art-thérapie centré sur la personne, ...) du travail de Carl Rogers. Les chapitres sont courts mais denses (ce qui permet de les lire lentement ou plusieurs fois, ou les deux, si on veut aller loin sur un sujet en particulier), et en plus d'une présentation exigeante de la théorie, présentent souvent l'état de la science (un chapitre spécifique est d'ailleurs dédié à la validation scientifique de l'ACP et des méthodes proches), ce qui annonce probablement des rééditions. Le chapitre sur la formation entre particulièrement dans la complexité, interrogeant l'équilibre délicat entre théorie et pratique ou encore la nécessité de suivre une thérapie personnelle. Le dernier chapitre concerne l'évolution possible de l'ACP, avec en particulier le développement de la visioconférence qui a des intérêts pratiques difficiles à nier en période de pandémie et qui permet, selon l'une des références mobilisées, de mieux gommer la perception des inégalités sociales que le présentiel. L'enjeu de l'accès est aussi particulièrement souligné pour l'assistance aux migrant·e·s, souffrant à la fois des traumatismes liés à la migration elle-même et des difficultés à reconstruire leur vie dans un univers potentiellement très différent (langue, culture, ...) de celui dans lequel iels vivaient auparavant.

 Pour découvrir l'ACP, l'idéal est probablement de lire les livres de Carl Rogers, mais pour les personnes désirant connaître l'approche plus finement, pratiquer voire enseigner, il y a largement de quoi s'occuper avec ce livre, qui propose aussi de nombreuses références (une bonne partie, par contre, sont en anglais) pour approfondir (j'en ai relevé à peu près 350, avec le sens de la mesure qui me caractérise).