jeudi 30 janvier 2014

Psychologie des préjugés et de la discrimination, de Bernard Whitley et Mary Kite


 
 Surpris de constater, au moment de préparer un cours, qu'il n'existait aucun ouvrage de synthèse sur le sujet malgré l'abondance de contenu, les enseignant·e·s-chercheur·e·s Bernard Whitley et Mary Kite, expert·e·s dans ce domaine, ont décidé de faire le travail directement (un seul des 12 chapitres est écrit par une tierce personne!). On a donc à disposition les bases et le reste expliqués par des spécialistes (qui se souviennent qu'iels ne s'adressent pas à des spécialistes, c'est mieux mais ça ne va pas de soi), ce qui implique a priori des exemples plus pertinents, une sélection plus fine des concepts importants, que dans une synthèse rédigée par un·e universitaire plus généraliste. Et comme si tout ça ne suffisait pas, la publication originale a moins de 10 ans (2006)! Les données fournies sont donc cohérentes avec l'avancée de la recherche, et les zones à éclaircir qui sont mentionnées sont probablement en cours d'éclaircissement mais pas au point que les questions soient obsolètes.

 Comme précisé plus haut, le livre, extrêmement complet, reprend les bases (définition de préjugé, stéréotype et discrimination, différents outils des chercheur·ses en psychologie sociale -questionnaire, mesures physiologiques, observation, expérimentation, ...-), explique comment fonctionnent les outils (concepts, méthodologie,...) importants, et nous amène jusqu'aux questionnements non résolus (en précisant pourquoi ils ne sont pas ou pas encore résolus). Impossible bien entendu de détailler le contenu ici, sont traités l'aspect très théorique (distinction fine entre différents concepts, mécanismes principaux et leurs nuances détaillés à travers des expérimentations) comme l'aspect très concret (exemples tirés d'entretiens de recherche ou de récits autobiographiques, données chiffrées, informations sur la situation dans les écoles ou dans les entreprises, ...), les conditions pour créer comme pour diminuer les tensions entre groupes, le préjugé en fonction du sexe, de l'origine ou de l'orientation sexuelle mais aussi en fonction, par exemple, de l'âge, ce que ressentent celles et ceux qui subissent (les expressions "mort par mille égratignures" ou "porter une tonne de plumes" sont reprises pour évoquer les petites choses qui peuvent sembler anodines de l'extérieur mais d'une part le sont moins pour la personne qui les subit, et d'autre part sont oppressantes par leur fréquence) mais aussi celles et ceux qui possèdent les préjugés, ...

 L'auteur et l'autrice sont américain·e·s, l'écrasante majorité des données concerne donc les Etats-Unis, mais ça pose peu de problèmes (la France n'est pas non plus radicalement différente, en tout cas du point de vue des préjugés et discriminations). Une notion à ce sujet est particulièrement intéressante : l'auteur et l'autrice présentent deux objectifs idéaux de la lutte contre les préjugés, le colorblindness (les différences ne seraient pas perçues) et le multiculturalisme (les différences sont très perçues mais très acceptées). La France, qui interdit les statistiques ethniques, se rapproche plutôt du premier objectif... et on peut constater que la pratique rejoint la théorie présentée dans le livre : la xénophobie n'a certainement pas disparu (après, savoir s'il y en aurait plus, ou moins, avec des statistiques ethniques autorisées, c'est une excellente question), et l'effet pervers est qu'elle est plus difficile à identifier, à mesurer. Une chercheuse (Janet Schofield) a fait une étude à ce sujet dans un lycée où il était complètement interdit de parler de couleur de peau : les différences subsistaient dans la pratique (tendance des Blanc·he·s et des Noir·e·s à rester entre eux·elles, majorité écrasante de Blanc·he·s dans les classes de plus haut niveau et majorité écrasante de Noir·e·s dans les classes moins ambitieuses), et comme ne pas parler de couleur de peau implique aussi de ne pas parler de préjugés, impossible de désamorcer des situations ambigües. L'inconvénient majeur du fait que l'auteur et l'autrice soient américain·e·s est en fait que le livre ait du être traduit... les erreurs vont de la créativité lexicale et erreurs sur les faux-amis ("virtuellement" au lieu de "quasiment"... ouch) qui sont anecdotiques mais dont l'accumulation rend la lecture parfois inutilement agaçante aux erreurs sur les concepts techniques ("communial", le contraire d' "agentique", est remplacé par "communautaire", qui ne veut absolument pas dire la même chose), ce qui est pour le moins ennuyeux dans un livre destiné aux étudiant·e·s.

 Une des grandes qualités du livre est qu'il est vraiment adapté à tout type de public. Certes il est très volumineux (souvenir émouvant à l'ouverture du carton -"tiens, pourquoi ils ont rajouté un bottin dans ma commande de livres?"-) et le fait qu'une version numérique soit proposée (moyennant un code fourni sur la première page) est un argument en soi pour acheter une liseuse (à moins d'aimer joindre l'utile à l'utile et de profiter de l'occasion pour faire de la musculation en isométrie tout en se cultivant), mais chaque chapitre est résumé à la fin sur deux pages, les mots importants sont rappelés et il y a, c'est formidable, un glossaire, on peut donc en profiter sans pour autant le lire de A à Z. Les explications sont extrêmement claires, même si, comme l'auteur et l'autrice ne sont pas magicien·ne·s (ils sont chercheur·se·s et on ne peut pas tout faire) les passages complexes restent complexes (ça, c'est encore cette manie de la réalité de ne pas s'adapter au confort de celles et ceux qui cherchent à la comprendre). Les bases sont reprises, l'enjeu citoyen important, donc le livre peut être lu utilement même par quelqu'un qui ne s'y connait pas particulièrement en psychologie sociale. Le contenu est exhaustif, rédigé par des expert·e·s actif·ve·s en tant que chercheur·se·s, donc le·a spécialiste ne perdra pas son temps non plus. De très nombreuses expériences sont évoquées et référencées, ce qui permet d'en parler dans un mémoire sans passer sa vie prendre un temps conséquent à les lire en entier, c'est particulièrement pratique quand on n'est pas anglophone ou quand on vit dans un univers où les journées ne durent que 24 heures. Les chapitres peuvent se lire séparément (un renvoi à un chapitre précédent est fait quand c'est nécessaire) même si ce n'est pas l'idéal.

 L'enjeu citoyen n'est pas caché derrière l'enjeu théorique : l'ouvrage se termine sur 3 pages de conseils pour lutter contre ses propres préjugés (ça consiste principalement à les admettre, y compris quand c'est quelqu'un d'autre qui nous les fait remarquer) et, plus difficile, lutter contre ceux des autres (expliquer avec diplomatie et pédagogie que telle attitude est limite quand ce n'est pas flagrant, protester plus vigoureusement quand pour le coup c'est flagrant, envoyer des courriers aux entreprises qui font des pubs stéréotypées, encourager la mixité dans les groupes qu'on fréquente, multiplier les sources d'information et les échanges pour limiter l'ethnocentrisme, ...) tout en annonçant d'entrée que c'est laborieux. La dernière phrase est d'ailleurs un encouragement, sous la forme d'un proverbe chinois qui lui-même s'inspire (en avance) de la théorie de l'engagement : "Un voyage de mille lieues commence par un premier pas"

 Vous l'aurez compris, je recommande ce livre. Vraiment. Même si il est intimidant.