vendredi 11 décembre 2015

L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau, d'Oliver Sacks



 Sauf erreur de ma part le seul livre de neurologie qui a été adapté en opéra, L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau est constitué de différentes rencontres entre l'auteur et des patient·e·s, chacun·e faisant l'objet d'un bref chapitre.

 Un musicien et professeur de musique (qui donne son titre au livre) qui distingue parfaitement les détails mais ne parvient pas à percevoir un ensemble (il confond la tête de son épouse avec un chapeau, mais aussi son propre pied avec sa chaussure, des bornes à incendie avec ses élèves, …), une victime du syndrome de Korsakoff (forte amnésie due à l'alcoolisme) qui non seulement ne parvient plus à intégrer de nouveaux souvenirs (amnésie antérograde) mais a même oublié les 20 ans précédant sa pathologie et est convaincu d'être à la fin de la guerre en 1945 (il ne comprend pas comment on a pu envoyer une fusée sur la lune ni pourquoi ce type très âgé prétend être son frère), une femme âgée qui entend (assez fort pour avoir du mal à suivre une conversation) sans pouvoir le contrôler des balades irlandaises qui lui rappellent son enfance, des aphasiques (incapables de comprendre le langage verbal, iels parviennent à suivre la plupart des conversations avec les indices du langage non-verbal) hilares devant la télé diffusant un discours présidentiel qui n'a aucun sens, un jeune adulte souffrant d'autisme et de retard mental qui, bien que perturbé par l'aide-soignant qui le traite successivement d'attardé puis, sans se démonter, de photocopieuse, réalise des dessins spectaculaires à partir d'un modèle, un malade du syndrome de Tourette qui prend son traitement la semaine pour pouvoir travailler normalement et l'arrête le week-end pour garder la spontanéité qui lui permet entre autres des performances musicales, sont autant d'occasions pour l'auteur de nous présenter la neurologie et, à travers le biais particulier des dysfonctionnements du cerveau, l'esprit humain.

 Plus qu'un livre de vulgarisation de neurologie (les explications techniques n'occupent d'ailleurs pas beaucoup de place, contrairement par exemple à l'excellent Homme-thermomètre de Laurent Cohen), les effets insolites des lésions cérébrales sont en effet l'occasion de réfléchir sur ce qui constitue la personnalité, et plus largement sur le sens de la vie (une perception ou un comportement irrépressibles, est-ce forcément un handicap ou potentiellement un atout? quel projet de vie est envisageable quand on est incapable de former des souvenirs? les dons spectaculaires d'autistes ou d'handicapés mentaux, plus qu'une curiosité, ne seraient-ils pas la preuve d'une intelligence plus générale qui a besoin de certaines conditions pour s'exprimer?). La musique, la littérature, le dessin sont invités dans la conversation par un auteur qui aime l'art. La naïveté du neurologue qui découvre et cherche à délimiter les pathologies des patient·e·s présenté·e·s (le livre a été écrit en 1985 et parle de rencontres qui ont eu lieu parfois 20 ans plus tôt, à une époque où la science -et, accessoirement, la communication scientifique- étaient moins avancées) en devient parfois un atout. Et est-ce une coïncidence si le premier chapitre concerne un patient qui ne peut pas visuellement percevoir les ensembles (et confond tête et chapeau) et que, dans la dernière partie, Oliver Sacks déplore à plusieurs reprises que les tests découpent les compétences des patient·e·s en capacités et lacunes très spécifiques, faisant obstacle à une vision plus globale?

 Les qualités du livre comme initiation à la neurologie sont indéniables, peut-être plus pour allumer un feu que pour remplir un vase, pour reprendre la formule de Montaigne sur l'éducation, mais les questions qu'il pose sur l'enjeu de la neurologie (vécu des patient·e·s, différence entre normal et pathologique, …) enrichira potentiellement l'approche d'un·e praticien·ne expérimenté·e, et les enjeux plus généraux qui sont soulevés pourront intéresser la plupart des lecteur·ice·s.

dimanche 29 novembre 2015

Un conte


 Au hasard d'une promenade, un jeune homme découvre une lampe ancienne, comme celles des contes de fées. Par jeu, il ne peut s'empêcher de la frotter : une inscription Made in Taiwan apparaît sous la poussière mais surtout, ô stupeur, un génie en sort. Il grimace, s'étire les bras et la nuque, se tourne vers le jeune homme et déclame :
-Merci, étranger, de m'avoir libéré. ça fait bientôt trois mois que j'étais coincé là-dedans, et, tu peux me croire, ça ne passe pas vite. Mais laisse moi te récompenser : en effet, je suis un puissant génie, aussi je peux pour toi réaliser un souhait, tout ce que tu voudras! Par contre, j'aime autant le dire tout de suite, pas la peine de souhaiter avoir droit à 100 souhaits : on me fait le coup à chaque fois, et la réponse est la même, c'est niet!
-Mais ce n'est pas trois souhaits, normalement?
-Encore un qui a trop regardé les Disney! C'est un souhait, mais si tu n'es pas content ça peut être rien du tout, aussi!
-Non, Génie, je te prie d'accepter mes excuses, et ma gratitude. Cette rencontre sera probablement le plus beau jour de ma vie. Vois-tu, mon cœur saigne quotidiennement de voir les humains s'entretuer. Regarde cette carte du monde : combien d'innocents massacrés, combien de souffrances inutiles, alors même que nous parlons! Comment imaginer que quiconque ait vraiment envie de risquer sa vie pour tuer son prochain? Comment imaginer que les ressources humaines et matérielles ne seraient pas mieux utilisées pour résoudre les problèmes même qui causent les conflits? Mon souhait n'est pas original, je le crains, mais je veux simplement la paix dans le monde!
-Simplement? Ah parce que la paix dans le monde, ce serait simple? Je suis un puissant génie, mais il y a quand même des limites! Rien que le conflit entre Israël et la Palestine, ça fait 70 ans que ça dure, et encore je ne compte pas large, et tu voudrais que je résolve ça d'un coup de baguette magique? Et la guerre, ou plutôt les guerres, en Syrie, avec toutes les parties impliquées, il faudrait être un génie rien que pour comprendre ce qui se passe! Et on n'a parlé que de deux guerres, parmi les innombrables qui ont lieu, comme tu viens de le dire, en ce moment même. Tout ça sans compter les guerres civiles, sans compter les dirigeants qui oppriment, par la peine de mort, la torture, les violences policières, voire les exécutions extra-judiciaires, le peuple qu'ils sont par définition supposés servir, sans compter les mafias tentaculaires qui assoient leur pouvoir en répandant la mort! Allons, ton souhait est aussi noble que naïf, demande moi autre chose!
-Bon... comme je ne peux pas être aussi altruiste que je voudrais l'être, je vais me permettre d'être égoïste. Vois-tu, Génie, je suis étudiant en psychologie, à l'IED Par...
-Ah, n'en dis pas plus! Tu veux un bulletin de notes rempli de 20/20? D'un hochement de tête, je peux t'exaucer! A moins que tu ne préfères un panaché de 16 et de 18, ce serait plus crédib...
-Oh, non, je ne me le permettrais pas!
-Ah? Quelle idée! Mais ça y est, j'ai compris! Tu veux que je rende les cours, tous les cours, compréhensibles? ça aussi c'est à ma portée! Même les cours de stats ou ceux sur le fonctionnement cognitif! Je te l'ai dit, je suis un génie très puissant!
-Non plus, encore que je ne suis pas loin de me laisser tenter.
-Être millionnaire, alors?
-?
-ça te permettrait d'arrêter de travailler pour te consacrer entièrement aux études. Et même de recruter domestiques et baby-sitter pour dégager du temps. Voire de payer les frais d'inscription! Et une fois le diplôme obtenu, le surplus ne serait pas de trop, quand les postes de psychologues sont surtout des temps partiels et des CDD, et que le cabinet du débutant se remplit bien trop lentement..
-Ce n'est pas ça non plus.
-Que je t'aide pour la partie stats de ton mémoire, alors?
-Si seulement j'en étais là!
-Que je te trouve un stage? ça va être compliqué, mais je peux au moins essayer.
-Merci, Génie, mais je veux simplement...
-Mais QUOI???
-En fait, je veux juste faire mes études normalement... Les cours disponibles dès le début de l'année, des interlocuteurs, enseignants comme responsables administratifs, qui ont les moyens de faire leur travail correctement et qui sont tous disponibles, efficaces, et pourquoi pas aimables, des frais d'inscriptions au tarif universitaire normal, des changements de maquette faits dans le respect du travail des étudiants...
-C'est tout? C'est une plaisanterie ou quoi? Je propose monts et merveilles, et tout ce que Monsieur demande, c'est de faire des études normalement? C'est une insulte à ma puissance! Je te préviens, si c'est une feinte pour avoir un deuxième souhait parce que c'était trop facile, ça ne marchera pas! Je vais de ce pas m'en occuper pour être débarrassé, et j'espère être sorti de là par quelqu'un de plus sérieux la prochaine fois!

 Depuis ce jour, le jeune homme a attendu, attendu, sans nouvelles. Mais il a l'habitude, il est étudiant à l'IED. Quand, un beau jour, le Génie est revenu, à peine reconnaissable : le regard vide, de lourdes cernes sous les yeux, titubant bien qu'il soit en lévitation, vidant d'une main un tube de cachets d'aspirine dans une bouteille d'eau pleine tenue dans l'autre main, avant de boire à grandes gorgées... Réunissant ce qu'il lui reste de forces, il lève la tête vers le jeune homme et déclame : "Fais-voir ta carte du monde!"

jeudi 26 novembre 2015

Gestalt Therapy Verbatim, de Fritz Perls



 Ce livre est la retranscription d'une intervention orale de Perls, qui présente au public la Gestalt thérapie. Quatre courtes conférences permettent une présentation unilatérale de la théorie, et une seconde partie, bien plus conséquente, consiste en de brèves séances avec le public, pour une pédagogie plus axée sur la pratique. S'il est capable d'expliquer et de justifier solidement sa théorie au besoin, Perls donne en effet une plus grande importance à la pratique, au ressenti, à l'expérience, qu'à l'intellectualisation (ce qu'il appelle la partie "ordinateur" du psychisme) : il met par exemple sur le compte de l'immaturité ("je l'ai écrit en 1951") le fait que son livre Gestalt Therapy soit trop technique et difficile à comprendre, ou encore, à un moment où il demande au public si quelqu'un connaît un concept en particulier, il refuse que la réponse lui soit donnée avec les mots qu'il a lui-même utilisés, considérant que celui qui le fait recrache le concept, qu'il ne l'a pas digéré ("tant que vous ne comprenez pas le sens de ce qu'on fait vous le verrez comme une sorte de technique. Et une technique qui n'est pas comprise devient un truc"). Le livre s'achève sur des extraits d'un stage intensif, où les échanges sont plus complexes, et qui a l'avantage de montrer une même personne dans plusieurs séances consécutives.

 L'objectif de la Gestalt thérapie est assez similaire à celui de la thérapie centrée sur le client de Rogers : l'accomplissement de la personnalité, en dépassant des blocages. Rogers constate que la demande évolue au fil de la thérapie, Perls va dans ce sens en faisant remarquer que l'objectif initial réel des client·e·s est parfois, plutôt que de se débarrasser d'une pathologie, de mieux cohabiter avec cette pathologie. C'est peut-être sur ce point là qu'il est le plus critique de la psychanalyse qui peut consister en des cures extrêmement longues ("la psychanalyse est une maladie qui se fait passer pour un remède"). L'objet de la Gestalt thérapie est résumé dans la prière de la Gestalt thérapie, présentée en intro et qui, vous en conviendrez, n'est pas nécessairement limpide au premier abord (du moins pour en extraire une méthodologie thérapeutique) :
"I do my thing and you do your thing.
I am not in this world to live up to your expectations
And you are not in this world to live up to mine.
You are you and I am I,
And if by chance we find each other, it's beautiful.
If not, it can't be helped."
(traduction en essayant d'être le moins maladroit et approximatif possible : "Je fais ce que j'ai à faire et tu fais ce que tu as à faire. / Je ne suis pas présent au monde pour répondre à tes attentes / Et tu n'es pas présent au monde pour répondre aux miennes. / Tu es toi et je suis moi, / Et si par hasard on se rencontre, c'est magnifique. / Sinon, on n'y peut rien.")

 Les échanges avec le public consistent officiellement en un travail sur les rêves ("la fragmentation de la personnalité humaine ne transparaît nulle part aussi bien que dans le rêve"), mais des souffrances, des impasses, sont parfois identifiées et travaillées avant que le·a patient·e ne raconte son rêve (certains travaillent aussi sur l'oubli du rêve). Si le dispositif évoque un peu la démonstration, le spectacle, le cirque, Perls prévient d'office qu'il ne souhaite échanger qu'avec ceux ou celles qui veulent vraiment avancer... et invite plusieurs personnes à laisser leur place aux suivant·e·s car il identifie une volonté, consciente ou non ("le névrotique, plutôt que de mobiliser ses propres ressources, utilise toute son énergie pour chercher de l'aide en manipulant son environnement"), de le mettre en échec. Le·a volontaire s'assoit donc sur l'une des deux chaises disposées face à Perls, et commence à raconter son rêve. La consigne est de parler au présent (car seul existe réellement l'ici et maintenant, passé et avenir ne peuvent qu'être imaginés), à la première personne, en utilisant des affirmations (plutôt que des questions par exemple), des termes évoquant l'action ("il y a deux grands mensonges : "je veux" et "j'essaye" ") pour éviter de prendre trop de distance avec le contenu. La deuxième chaise n'est pas un élément de décoration : une grande partie du travail consiste en des dialogues, dans lesquels le·a client·e incarnera les deux parties, indiquées au fur et à mesure de la session par le thérapeute, changeant éventuellement de chaise. Il peut s'agir d'un dialogue avec des éléments du rêve (quelqu'un qui rêve qu'il est dans un train avançant en ligne droite et sans fin pourra ainsi successivement incarner les rails, le train, l'horizon, s'adressant soit au ou à la client·e soit à d'autres éléments du rêve -les rails expliquant au train qu'heureusement qu'ils sont là pour l'empêcher d'aller n'importe où, le train répondant avec colère que ce carcan est insupportable, ...-), avec des proches des client·e·s (parents, conjoint·e, …), avec le thérapeute, ce qui est une approche intéressante du transfert ("vous pouvez prendre votre Fritz personnalisé à vous et emmener tout ça avec vous. En plus il en sait beaucoup plus que moi parce que c'est votre création"), … L'extrait de My Mad Fat Diary qui a été pas mal diffusé sur les réseaux sociaux est assez proche de la Gestalt thérapie (on pourrait même dire que le personnage principal de Psychose fait de la Gestalt thérapie sans le savoir, mais pour lui ça ne se passe quand même pas super bien). Perls, comme un metteur en scène (il s'inspire explicitement du psychodrame de Moreno, mais estime que sa méthode est supérieure car le·a client·e, quand iel joue un dialogue, incarne lui ou elle-même différentes dimensions de son propre psychisme plutôt que d'échanger avec des inconnu·e·s) interrompt régulièrement le·a client·e pour lui donner des consignes. Si on peut lever un sourcil sceptique quand il dit qu'il n'interprète pas (pour prendre des distances avec les aspects de la thérapie analytique qui le rebutent) dans la mesure où, quand il demande à son interlocuteur·ice de jouer successivement tel ou tel rôle il a forcément une idée derrière la tête, il est en revanche très clair qu'il est guidé par les émotions et non par le symbolique. Ainsi, à un certain niveau d'avancement, il demande souvent aux client·e·s de répéter plusieurs fois une phrase importante ("Encore. Encore!", "je n'y crois pas") jusqu'à ce qu'elle soit crédible, voire cathartique. Il invite aussi généralement à un certain stade à s'adresser au public, par exemple pour exprimer la colère ou la dévalorisation ("C'est la règle d'or de la Gestalt thérapie : "Fais aux autres ce que tu te fais à toi-même" "), pratique qui a l'inconvénient d'être difficile à mettre en place en thérapie individuelle. Les échanges aboutissent souvent à l'identification des tenants et aboutissants d'une impasse ("c'est typique de l'impasse. On essaye absolument tout pour conserver le status quo, plutôt que de traverser l'impasse") ou d'un conflit, ou encore l'estime de soi. L'estime de soi est un enjeu important de la Gestalt thérapie, à travers les concepts importants de "topdog" (littéralement "le chien du dessus" donc je laisse topdog sinon vous conviendrez que c'est très moche), instance du psychisme perfectionniste qui ne supporte pas la faiblesse, et l'"underdog" (le chien du dessous, donc, mais "underdog" c'est aussi le contraire de "favori") qui cherche (et trouve) des excuses ("Une grande partie de notre lutte est purement imaginaire. On ne veut pas devenir ce que l'on est. On veut devenir un concept, un être imaginaire, ce qu'on devrait être. Des fois on a ce que les gens appellent toujours un idéal, ce que j'appelle une malédiction, de perfection, et alors rien de ce qu'on fait ne nous donnera satisfaction").

 Là comme ça on ne dirait pas, surtout que l'approche est originale donc pas forcément évidente à saisir (j'ai été perplexe à plusieurs reprises en lisant les quatre premiers chapitres, purement théoriques), mais la démarche est très claire quand on lit les applications concrètes, d'où l'intérêt d'y consacrer l'essentiel du livre. Reste un point d'interrogation sur la solidité des avancées faite par les client·e·s, l'intérêt sur le long terme, que ne permettent pas d'estimer une succession de vignettes cliniques/pédagogiques.


jeudi 12 novembre 2015

Auriez vous crié "Heil Hitler"?, de François Roux



 Ayant entendu parler du livre dans Cerveau et Psycho, je m'attendais plutôt à un ouvrage (certes copieux, 850 pages c'est beaucoup) sur les différents mécanismes qui orientent l'individu vers un comportement de bourreau, de complice actif·ve ou passif·ve, ou de résistance/désobéissance active ou passive (comme celui-ci, ou celui-là ). Si l'auteur a bien une formation en psychologie, et si le sous-titre ("Soumissions et résistances au nazisme, l'Allemagne vue d'en bas (1918-1946)") suggère que l'angle de réflexion sera bien la différence de comportements dans des contextes particuliers (multiples, comme l'indique ne serait-ce que l'amplitude de la période concernée), c'est pourtant plutôt d'un livre d'histoire qu'il s'agit (même s'il n'est pas écrit par un historien, contrairement par exemple, sur un thème semblable, à Croire et détruire de Christian Ingrao, qui a eu entre autres le mérite de me faire vite constater que je n'étais pas historien). Je le résume quand même ici parce que d'une part vu qu'il est super long ça fait longtemps que je n'ai pas posté de résumé sur ce blog, et d'autre part, comme le montre la structure plutôt particulière du classique The Lucifer Effect, qui encadre la partie sur l'état de la science sur le sujet (ce qui incite à un comportement de héros ou de bourreau) par deux autres qui décrivent un phénomène précis de façon très détaillée (respectivement l'expérience de Stanford sur les gardes et les prisonniers et l'utilisation massive de la torture par l'armée américaine en Irak et en Afghanistan), pour comprendre un phénomène, il importe d'avoir une connaissance précise des faits, le savoir sur les mécanismes n'étant qu'une grille de lecture. La partie purement historique a aussi le mérite de permettre de revenir sur un certain nombre d'idées reçues : la république de Weimar, qui a précédé le régime nazi, était plutôt progressiste (droit de vote aux femmes, indemnités aux chômeur·se·s, séparation des pouvoirs, …), il est exagéré de dire qu'Hitler est arrivé au pouvoir par les urnes (il a culminé à environ un tiers des voix, favorisé par la violente crise économique, et était plutôt en train de descendre quand il a été placé au pouvoir dans le cadre d'une cohabitation dans un contexte de crise politique, ce qui l'a mis suffisamment en position de force pour s'emparer des pleins pouvoirs par la négociation, la trahison et la violence), si ses projets de génocide, d'invasion et de totalitarisme étaient explicites dans Mein Kampf, le livre était peu lu et la surenchère était la norme dans les discours politiques (sans compter que le parti nazi variait beaucoup ses discours selon les interlocuteur·ice·s), peu d'observateur·ice·s s'attendaient donc à ce que fût le régime nazi même dans celles et ceux qui voulaient voir Hitler au pouvoir (beaucoup estimant en plus que ce serait provisoire), les frontières étaient ouvertes jusqu'au début de la guerre (en même temps pour organiser les JO c'est plus pratique) (mais fuir le régime n'était pas pour autant si simple... il a vite été imposé aux Juif·ve·s qui émigraient de laisser toutes leurs possessions en Allemagne, tous les pays n'étaient pas particulièrement enthousiastes en ce qui concerne l'accueil de réfugié·e·s -en France, pendant la "drôle de guerre", les réfugié·e·s allemand·e·s étaient arrêté·e·s en tant qu'allié·e·s potentiel·le·s des nazis, avant d'être livré·e·s à l'Allemagne en tant qu'ennemi·e·s des nazis au moment de l'Occupation-, sans compter que de plus en plus d'Etats ont été alliés des nazis ou envahis), la population allemande était très réticente à la guerre, les plus séduit·e·s par le discours suprémaciste sur le peuple allemand étant largement satisfait·e·s par l'annexion de l'Autriche et de la République Tchèque, certains humoristes étaient autorisés à critiquer assez directement le régime tant qu'ils ne s'en prenaient pas à Hitler qui avait une aussi haute idée de sa personne que ce que suggérait la propagande, les Jeunesses Hitlériennes, en plus d'être plutôt recommandées pour ne pas se faire repérer négativement par le régime, étaient très appréciées par les participant·e·s, mais les sessions d'endoctrinement étaient plutôt ressenties comme une partie ennuyeuse, …

 L'histoire n'étant pas particulièrement le sujet du blog (ce qui tombe plutôt bien vu que je ne suis pas du tout historien), je vais plutôt essayer de voir ici en quoi la psychologie (surtout la psychologie sociale) peut éclairer les événements racontés.

 La psychologie sociale identifie quatre conditions pour agir en direction d'un changement, que je vais illustrer avec l'exemple vraiment pas original (oui, bon, ça va, hein!) de la cigarette. 1°) identifier le fait qu'il y a un problème (continuer de fumer risque de provoquer un cancer du poumon), 2°) être ennuyé par le problème (je ne veux pas avoir de cancer du poumon), 3°) identifier une solution (si j'arrête de fumer, je ne vais pas avoir de cancer du poumon), 4°) estimer que la solution est réalisable (je suis capable d'arrêter de fumer). A l'exception de la seconde condition, l'extrême violence du régime nazi, semant la terreur dès l'arrivée au pouvoir d'Hitler (arrestations massives et passages à tabac voire meurtres de membres du parti communiste et autres opposants politiques), organisant rapidement un référendum à la gloire du régime nazi où les auteur·ice·s des votes négatifs étaient clairement identifiables et fichables, interdisant de communiquer et a fortiori de s'unir (être à plusieurs était une circonstance très aggravante pour les actes d'insoumission) contre le régime, recommandant fortement d'appartenir à une organisation du parti et de montrer ostensiblement sa dévotion (une loi de 1933 invite les amputé·e·s du bras droit à utiliser le bras gauche pour le salut nazi), n'encourageait pas tout à fait à résister, et ce d'autant plus que, si les résultat d'un acte de résistance étaient incertains, les risques, pour les auteur·ice·s et leurs proches, étaient clairs. Il est malgré tout arrivé que le régime plie, qu'une revendication aboutisse dans un contexte où le rapport de force était provisoirement en défaveur du pouvoir : des ouvrier·ère·s (essentiel·le·s dans le contexte d'effort de guerre) ont obtenu des concessions sur les sacrifices qui leur étaient demandés en terme de quantité de travail et de salaire suite à un ralentissement du travail (ce qui ne doit pas faire oublier que de nombreux ouvrier·ère·s, dans des tentatives similaires, ont subi la répression nazie sans rien obtenir), l'évêque August Von Galen, identifiant un contexte favorable (besoin du soutien populaire pendant l'offensive contre la Russie), s'oppose publiquement à l'Aktion T4 (meurtre des handicapé·e·s physiques et mentaux·ales, les "incurables" selon la terminologie nazie, principalement en chambre à gaz) et obtient un recul, des Juifs ont été sauvés de la déportation par leurs épouses non-juives suite à une manifestation de trois jours, qui avait l'avantage d'avoir lieu en ville donc en public (ce qui n'a pas empêché la police de charger les manifestantes en Jeep), …

 Associé au danger constant et bien palpable, la confusion est également un obstacle à l'action, et constitue un aspect important du régime nazi (n'oublions pas que son idéologie du surhomme grand et blond était portée par un hypocondriaque brun et chétif, qui déclamait avec un fort accent autrichien des discours enflammés sur la supériorité du peuple allemand). Hitler, élément central du régime selon son slogan "Ein Volk, ein Reich, ein Führer" ("on peut comprendre le fonctionnement du système soviétique sans connaître la biographie de Staline, tandis que Hitler a inventé le national-socialisme, l'a incarné, et est mort avec lui", rappelle l'auteur avant d'entamer une biographie vraiment pas flatteuse), méprise ouvertement la culture, laissait déjà aux autres les aspects pratiques quand il n'était à la tête que de son parti, et n'aime pas se compliquer la vie avec tout ce qui tient sur du papier (au point de n'avoir jamais officiellement abrogé la république de Weimar!), ce qui lui permet de n'accorder aucune importance à ses engagements, de pouvoir nier ensuite avoir donné tel ou tel ordre (vous avez je pense déjà fait le lien avec le génocide juif) ou encore d'exiger sans se préoccuper de la hiérarchie, du pouvoir officiel de son interlocuteur·ice, à charge pour elle ou lui de se débrouiller pour obtenir un résultat (la Shoah par balles a débuté alors que la consigne était donnée d'expulser les Juif·ve·s du territoire polonais, sans préciser où les envoyer... l'interprétation de l'ordre comme une autorisation du génocide était cohérente avec la façon de faire nazie). Ce flou constant, où l'interprétation individuelle remplace une hiérarchie stricte, n'est pas cantonné au haut commandement nazi : l'allégeance remplace la compétence dans les nominations de fonctionnaires, les différentes institutions ne coordonnent pas nécessairement leur fonctionnement, … Les risques courus par ceux et celles qui sont surpris·es à résister au régime sont eux-mêmes aléatoires ("s'il était en effet possible d'accomplir certains actes de résistance sans risque excessif, toute désobéissance, même minime, si elle était découverte, pouvait mener à la torture, au camp de concentration ou sur l'échafaud"). S'ajoute à cela des années de propagande constante (l'auteur rappelle que sous une dictature, ou en situation de guerre, tout est propagande, ce qui donne une idée de la situation des Allemands au moment de la guerre -la confusion était telle que la population, plutôt solidaire avec les Juif·ve·s victimes de persécutions du moins pour celles et ceux qui en étaient témoins, croyait sincèrement que les bombardements alliés étaient des représailles commanditées par lesdit·e·s Juif·ve·s-, sans compter qu'à l'approche de la défaite allemande, les bombardements délibérés de civil·e·s et les massacres et viols de l'armée russe -représailles aux comportements similaires de l'armée nazie sur le front Est- n'aidaient pas à accueillir les Alliés en libérateurs -une Juive qui suivait avec enthousiasme sur la radio étrangère l'avancement de l'armée rouge a été violée par des soldats à leur arrivée, alors que son époux, touché d'une balle dans la hanche, agonisait à côté d'elle-). Les discours ou tracts subversifs pouvaient être l'œuvre d'agents du régime pour tester la ferveur des sujets qui risquaient alors d'être enlevés s'iels ne dénonçaient pas. La doublepensée est un élément central du régime de Big Brother, dans l'incontournable ouvrage 1984, de George Orwell : l'aboutissement de la propagande est de faire accepter deux idées contradictoires comme des vérités (les trois institutions les plus importantes y sont le Ministère de la Paix, le Ministère de l'Amour -où les opposant·e·s sont incarcéré·e·s et torturé·e·s- et... le Ministère de la Vérité, où travaille le personnage principal). Si les chercheur·se·s en psychologie sociale qui parlent de 1984 ont plutôt tendance à en faire l'éloge, la doublepensée n'a jamais été, à ma connaissance, étudiée scientifiquement en tant que telle. Un concept fondateur s'en rapproche toutefois : la dissonance cognitive, identifiée par Léon Festinger. Des étudiant·e·s sont invité·e·s à effectuer une tâche ennuyeuse, certain·e·s sont payés 1 Dollar, d'autres 20 Dollars. Les moins bien payé·e·s expliqueront ensuite que la tâche n'était pas si ennuyeuse, qu'elle avait en fait des intérêts (bien) dissimulés, ce qui ne sera pas le cas des autres : dans une situation incohérente, l'individu retient, au moment de la rationalisation, l'explication qui l'arrange le plus, ce qui peut amener comme dans cet exemple à expliquer la cause par sa conséquence. L'explication, une fois faite, est en revanche bien intégrée : dans une autre expérience, il était demandé à des étudiant·e·s de rédiger un texte en faveur d'une descente de police dans l'Université (événement plutôt impopulaire...). Ceux qui avaient été payé une somme symbolique avaient après la rédaction un avis plus favorable sur la descente de police que les autres. Avant les expériences de Festinger, Robert Antelme, déporté, avait identifié un phénomène similaire chez les gardes : l'état des prisonniers démontrait selon eux qu'ils étaient des sous-hommes, donc que les camps de concentration étaient justifiés! Stanley Milgram, dans sa célèbre expérience sur la soumission à l'autorité, a constaté que lors du débrief après l'expérience, les sujets étaient prompts à estimer que c'était le faux scientifique qui donnait les ordres, voire le faux élève qui ne répétait pas comme il fallait, qui était le·a vrai·e responsable. On imagine facilement les justifications qu'ont pu trouver les Allemand·e·s sous le nazisme, pour lesquel·le·s le risque en cas de désobéissance était explicite et réel, pour se convaincre qu'iels agissaient pour le mieux ou du moins le moins pire, en particulier quand les tenants et aboutissants des éventuelles initiatives étaient difficilement identifiables. La foule d'une centaine de personne qui assistait en tremblant au saccage d'un commerce juif par quatre excités avec une barre de fer craignait plus les représailles du régime que les vandales en question. Malgré ces conditions, de nombreux Allemand·e·s ont été condamnés en tant qu'opposant·e·s par le régime, y compris dans les forces armées (les soldats n'ayant que deux alternatives extrêmes : la désertion ou résistance directe ou la soumission totale).

 En constatant l'épaisseur du livre, je m'étais dit que vu le titre, l'auteur aurait pu gagner du temps en écrivant juste "oui" ou "non" selon le·a lecteur·ice. La réponse aurait en fait probablement été "oui", quel que soit le·a lecteur·ice : résistant·e acharné·e ou adorateur·ice de Hitler ne bronchant pas quand il se compare au Christ, ne pas montrer publiquement son enthousiasme revenait à courir un risque bien peu rentable (une alternative était de remplacer l'acclamation par "Drei Liter"). Cependant, chaque compromis revient à mettre le pieds dans un engrenage ("le premier renoncement enclenche un processus difficilement réversible. Chaque pas dans la soumission est une petite avancée qui ne justifie pas la révolte à elle seule mais rend plus difficile le retour en arrière"). Ce type de mécanisme est décrit en détail (dans des contextes moins extrêmes!) par Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois dans leur Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens ou dans La soumission librement consentie (ou sinon ici... allez-y, vraiment, c'est 55 minutes mais ça les vaut!). Le "pied dans la porte", par exemple, est le fait que demander quelque chose de peut contraignant aide à ensuite avoir une réponse positive à une demande plus contraignante. Plus problématique, sur le modèle de la dissonance cognitive, l'action peut avoir un effet... sur l'opinion, qui renforcera ensuite la tendance à agir dans le même sens.

 L'essentialisme (déduire que la personnalité d'un individu est déterminé par nature par son appartenance à telle ou telle communauté -couleur de la peau, sexe, religion, orientation sexuelle, ...), difficile de passer à côté, est une composante essentielle de l'idéologie nazie. L'univers nazi est composé de peuples destinés à être dominants ou à être dominés, ce qui débouche sur une doctrine eugéniste où le meurtre n'est rien d'autre qu'une forme d'écologie (et où il est justifié d'arracher des enfants à leurs familles pour les élever dans des centres spécialisés parce qu'ils sont blonds aux yeux bleus). Le gazage des "incurables" (handicapé·e·s physiques et mentaux·ales), la déportation des tziganes, des homosexuels, le génocide juif (selon la propagande nazie, les Juif·ve·s commettaient l'exploit d'être à la fois le bras armé de la finance, s'enrichissant indûment au détriment des vrai·e·s travailleur·se·s, et des marxistes), les pillages, viols ("en dépit de l'interdiction des relations sexuelles avec les Slaves, sous peine de "délit racial", et contrairement aux affirmations ultérieures des anciens combattants, le viol était si répandu que, si l'on avait voulu le réprimer, la moitié de l'armée [aurait du] passer en jugement"), massacres, réductions en esclavage de la population des territoires occupés à l'Est pour exploiter les ressources, peuvent ainsi passer pour l'ordre souhaitable des choses, Himmler se permettant même de s'estimer plutôt bienveillant ("Nous autres Allemands, qui sommes les seuls au monde à nous montrer corrects avec les animaux, nous le serons également à l'égard de ces bêtes humaines, mais ce serait un crime à l'égard de notre sang de leur apporter des idéaux"). Si, sous le régime nazi, l'essentialisme était probablement plus exacerbé qu'il ne l'a jamais été, cette vision du monde n'était pas le fait de cette seule dictature, et l'a même indirectement servie... A une époque où la démocratie n'était pas la norme partout en Europe, où même dans la démocratie la plus exemplaire la police pouvait être envoyée pour réprimer à balles réelles les mouvements populaires, Hitler, une fois au pouvoir, n'était pas si mal vu diplomatiquement qu'on n'aurait pu le croire... beaucoup estimaient que la dictature convenait bien au tempérament du peuple allemand, jugé peu friand de démocratie. Ce même essentialisme du peuple allemand a fait que la résistance allemande a eu bien du mal à être reconnue après la guerre ("Gerhard Leo fut fait chevalier de la Légion d'Honneur en 2004. Il n'avait attendu que 60 ans. Maurice Papon avait reçu la même distinction en 1948"), y compris en Allemagne ("La réhabilitation par l'Allemagne des résistants aux nazismes fut à peu près achevée en 2004"), et si de nombreux procès de "dénazification" organisés par les alliés ont eu lieu dans des conditions pas forcément optimales (d'ancien·ne·s nazi·e·s qui avaient beaucoup à se reprocher achetaient des témoignages pour pouvoir dire au tribunal qu'iels avaient caché des Juif·ve·s, au péril de leur vie bien sûr, les citoyen·ne·s ordinaires coopéraient peu, jugeant hypocrite l'attitude des libérateurs, …), d'anciens membres zélés du parti hitlérien ont pu par la suite retrouver des postes de pouvoir. S'il devait y avoir une particularité du peuple allemand qui le rendait réceptif au discours nazi, il serait plutôt à rechercher dans le traumatisme de la première guerre mondiale : entre l'endettement colossal à supporter en temps de crise économique, l'humiliation du traité de Versailles, les territoires perdus,  le "coup de couteau dans le dos" des ennemis intérieurs qui avaient osé signer l'armistice (bien pratique en période électorale pour calomnier l'adversaire), les ennemis à désigner étaient nombreux, le désir de revanche facile à éveiller (l'auteur, après avoir rappelé que dictature et crimes contre l'humanité n'ont pas été le seul fait de l'Allemagne nazie ni du peuple Allemand, concède que la culture allemande, imprégnée de "l'esprit d'ordre et d'économie", a pu favoriser la montée du nazisme... j'ai du mal à le suivre là-dessus : comme je l'ai expliqué plus haut -parce que l'auteur me l'a expliqué avant, d'ailleurs-, l'ordre n'était pas tout à fait une caractéristique du régime nazi -c'est un euphémisme-, et à supposer que le fanatisme de l'ordre ait imprégné le peuple allemand, l'ensemble de la classe politique, et pas seulement le NSDAP, aurait été porteur de promesses d'organisation impeccable).

 La violence et l'incohérence, l'essentialisme, le "tout ou rien" (à l'approche de la défaite, Hitler s'emportait contre ce peuple qui ne le méritait pas) ne sont toutefois pas sans évoquer la personnalité autoritaire... même le bref passage sur le cynisme et l'opportunisme des proches d'Hitler font écho au livre (gratuit) (en ligne) (je dis ça je dis rien) de Robert Altemeyer. Mais, comme le précisait le même Robert Altemeyer, "les gens sont plus compliqués que les psychologues aimeraient qu'ils ne le soient". Des soutiens importants du régime nazi ou du moins d'une partie de son idéologie (August Von Galen, évoqué plus haut, n'était pas tout à fait un progressiste) se sont ouvertement rebellés quand ils estimaient qu'une frontière avait été franchie, y compris des responsables militaires ("dans la guerre, la mort des hommes peut sembler naturelle, jamais celle des femmes et des enfants"). La personnalité autoritaire pouvait également motiver la résistance contre le régime nazi, comme le rappellent les récits presque difficiles à croire des témoins de Jéhovah refusant de tenir un fusil après avoir été recrutés de force dans l'armée, ou encore dont la ferveur dans les camps de concentration allait jusqu'à effrayer les gardes (un témoignage rapportent par exemple une scène où les gardes avaient eu bien du mal à éloigner des témoins de Jéhovah d'un peloton d'exécution car ils résistaient et hurlaient de toutes leurs forces pour... être fusillés eux aussi et finir en martyrs, notion de martyr qui faisait même que la torture semblait parfois les renforcer).

 Comme je l'ai déjà précisé, le livre est un peu (limite beaucoup) long, et quelqu'un qui vient de le lire risque de trouver mon résumé plus simpliste que synthétique. On ne peut pourtant pas accuser l'auteur d'être bavard : l'écriture est claire, va plutôt à l'essentiel (on peut même estimer qu'il manque des pages : l'auteur n'explique pas pourquoi les dénonciations pleuvaient tellement au début de la prise de pouvoir nazi que la police était débordée -certes, dénonciation ne veut pas dire ferveur nazie, c'est aussi un moyen bien pratique de se débarrasser de quelqu'un, mais quand même ça ferait beaucoup de gens qui ont des ennemis-, ni pourquoi universitaires et médecins étaient plutôt favorables au régime nazi alors qu'en théorie tout les oppose), mais la période couverte est longue et les détails sont importants. Un point fort du livre est que les chapitres sont clairement délimités : on peut sans problèmes les lire séparément (par exemple la biographie d'Hitler jusqu'à sa prise de pouvoir, l'histoire de la place de telle ou telle institution dans la résistance, la perception du régime par la population trois ans après, …). N'étant pas historien moi-même, je ne peux pas trop me prononcer sur sa fiabilité, ni savoir si l'auteur prend une position particulière sur un éventuel sujet litigieux, mais le fait que les sources, diverses, soient données voire commentées, et le refus du manichéisme (sauf en ce qui concerne les dirigeants nazis, mais bon, là, en même temps, ...), mettent plutôt en confiance. C'est en tout cas un bon moyen d'en savoir plus sur une période de l'Histoire très commentée, ou de voir dans un contexte extrême que l'éthique interdit heureusement de reproduire en laboratoire comment des gens peuvent être poussés à risquer le pire et prendre les armes, que ce soit contre ou au service du totalitarisme.

jeudi 5 novembre 2015

Vacances forcées


 Recalé (sans trop de surprises, vu mes notes) au M1 clinique, j'attendais d'avoir entre les mains (enfin, entre le clavier... enfin, sur l'écran... enfin bref) le guide d'étudiant du M1 Troubles de l'enfance et de l'adolescence pour donner un panorama de l'année à venir, pour dire que c'était mon deuxième choix mais que j'étais enthousiaste quand même parce que ça allait me forcer à m'attarder sur un aspect plus technique de la psychologie qui est utile mais dont l'approche n'est pas forcément évidente (acquisitions des connaissances comment et à quel âge, diagnostic différentiel en prenant en compte le développement attendu à tel ou tel âge, ...), qu'il fût même un temps où, comme énormément de choses se jouent dans l'enfance, j'envisageais de faire un M1 clinique ET un M1 développement (mais ça, c'était avant que je comprenne qu'un M1 impliquait un stage et un mémoire), que les prochains livres résumés sur le blog allaient donc bien sûr concerner principalement l'enfance et l'adolescence mais pas seulement parce que l'individu enfant et adulte ne sont pas non plus séparés hermétiquement par une frontière, et une thérapie ou une approche qui permet de mieux comprendre l'individu adulte peut aussi être utile avec un·e jeune patient·e...

 Sauf que... sauf que si pour le M1 Troubles de l'enfance et de l'adolescence, il n'y a pas de sélection sur dossier, il y a des places limitées (mais ça, l'IED ne le dit pas au moment de l'inscription, il laisse la surprise aux étudiant·e·s qui ne seront pas pris·es). Ayant fait l'erreur de m'inscrire tard parce que j'attendais une réponse pour ma candidature au M1 clinique et que, connaissant l'IED, je craignais l'apocalypse s'iels devaient gérer deux inscriptions en même temps, je me retrouve, à l'instar de 29 autres étudiant·e·s, dans le wagon des refoulé·e·s, invité à me réinscrire l'année prochaine (eh oui, il ne faut pas seulement anticiper que l'IED va faire n'importe quoi, il faut aussi anticiper COMMENT il va faire n'importe quoi). Bon, il y a pire dans la vie (si j'avais imaginé me plaindre un jour d'être en vacances!), ça ne m'empêche pas de faire de la psycho cette année (j'ai par exemple une belle pile de magazines qui m'attend, et ça peut être l'occasion de faire une formation plus spécifique), mais sans parler du fait qu'avec l'inventivité de l'IED rien ne dit que je vais effectivement avoir une place l'année prochaine, un tel manque de considération pour les étudiant·e·s c'est quand même un peu énervant .

mardi 15 septembre 2015

Les Voix, d'Aimée F. et Nicole Anquetil


 Psychiatre, Nicole Anquetil reçoit un jour une patiente avec une drôle de demande : souffrant d'hallucinations auditives (le terme d'hallucinations est utilisé dans le livre indifféremment de celui de voix, mais Polo Tonka, par exemple, fait une distinction entre les deux : "les hallucinations sont des images, des odeurs ou des sons produits par le cerveau et qui paraissent réels, alors que les voix sont souvent des pensées qui nous sont propres, inaudibles mais bien réelles, et dont on ne se reconnaît pas la paternité"), elle arrive avec un texte de 30 pages sous le bras et la prie d'en écouter la lecture, ce qui se fera sur une période d'environ 3 ans au rythme d'une séance toutes les deux ou trois semaines, le texte s'épaississant avec le temps. Le texte avait été écrit dans un premier temps pour lutter contre ces voix qui la tourmentaient, et était destiné non pas à la publication en librairie ni même à un·e professionnel·le de la santé mentale mais à un prêtre, dans l'optique d'un exorcisme : très croyante, Aimée F. ne souffre en effet pas de troubles psychiques autres que ces voix persécutrices (pas de délire, poursuite de ses loisirs, de sa vie sociale et conjugale, pas de poursuite de sa vie professionnelle mais en même temps c'est normal elle est retraitée, …) et se voit plus comme victime d'une entité diabolique (ce que confortent les propos des voix) que comme folle, d'où sa réticence à entamer une thérapie de façon classique même en ayant choisi de consulter.

 Le texte est ainsi livré tel quel, Nicole Anquetil ayant l'humilité et l'idée heureuse de garder ses interprétations et commentaires pour la post-face, laissant le·a lecteur·ice l'aborder avec sa propre sensibilité et/ou ses propres référentiels théoriques. Aimée F. raconte dans l'ordre chronologique (mais sans repères temporels, ou alors rarement, ce qui n'aide pas forcément) et de façon détaillée les interventions des voix dans sa vie quotidienne. Les voix se manifestent pour la première fois à travers un merle, ce qui donne à l'autrice l'impression de communiquer par télépathie, mais les interlocuteur·ice·s se multiplient et se diversifient rapidement, et l'agressivité et la violence s'accroissent. Les voix font semblant de faire parler les objets ("il ne fallait brusquer aucun objet, sans quoi j'étais copieusement insultée") voire les légumes, répètent ses pensées, cherchent à donner une impression d'omniscience (mais l'autrice constate que, si elles disent des choses justes sur le présent ou le passé, elles sont incapables de prédire l'avenir), dénigrent l'autrice ("tu es l'esclave de la maison", propos obscènes ou scatologiques, remises en question du bien-fondé de sa foi, …), menacent de l'emporter ou de la violer, se réjouissent des guerres ou soutiennent les dictateurs en entendant l'actualité à la radio, amplifient certains sons (mains dans les cheveux, bruits de vaisselle, de vagues) jusqu'à les rendre difficiles à supporter, ou la torturent en évoquant les événements négatifs les plus pesants que sont ses viols entre l'âge de trois et six ans par son père (qu'elle ne reverra plus après le procès) ou ses deux avortements pour raisons de santé (Aimée F. n'a pas d'enfants), en cherchant en particulier à la culpabiliser. Si les traitements (peu efficaces et de surcroît mal supportés pour cause de problèmes de foie) ou les tentatives d'évitement de certaines situations où les voix sont particulièrement présentes sont évoqués dans le texte, la religion est la principale forme de résistance de l'autrice, en particulier en réaffirmant vigoureusement qu'elle est une créature de Dieu. La religion sera aussi sa référence principale dans sa tentative d'interprétation, qu'elle propose dans un texte séparé. L'autrice finit par arrêter de rédiger le texte car elle a la sensation de se répéter, les provocations des voix ayant souvent des thématiques semblables.

 Aimée F. est un pseudonyme, : non seulement il y a en fait plusieurs lettres à son nom de famille, mais Aimée est son deuxième prénom, et F. est la première lettre du nom de jeune fille de sa mère, ce qui, fait troublant comme le fait remarquer Nicole Anquetil dans l'épilogue, est la seule trace ou presque de sa mère dans le récit. Sa mère l'ayant envoyée et surtout maintenue pendant sa scolarité dans un internat maltraitant (logement insalubre, violences, nourriture insuffisante, …) puis l'ayant logée après sa scolarité dans une chambre hors du logement familial, on peut s'interroger sur la part de rancœur inexprimée dans sa vie psychique (de la même façon, lorsqu'elle parle de son époux dans son texte, elle n'évoque jamais les disputes ni les séparations passées). Si comme je l'avais précisé plus tôt, le témoignage brut a l'avantage de permettre à chaque lecteur·ice d'interpréter les faits avec son propre référentiel théorique (j'ai par exemple constaté que les voix avaient une forte tendance à court-circuiter le Surmoi, culpabilisant l'autrice sur sa religion, sa docilité dans sa vie de couple, l'accusant de cruauté, mais le concept de mémoire traumatique apporte aussi un éclairage conséquent), la psychiatre, non sans avoir livré le diagnostic de psychose hallucinatoire chronique, prend le temps dans l'épilogue de livrer elle même quelques tentatives d'explications, en particulier à travers la psychanalyse lacanienne ou la linguistique, s'attardant sur le contenu des voix mais aussi sur le concept même des voix.

vendredi 21 août 2015

Dialogue avec moi-même, de Polo Tonka



 Souffrant de schizophrénie, Polo Tonka partage son expérience, soucieux de lutter contre les stéréotypes associés à cette pathologie (selon le psychiatre Philippe Jeammet, qui fait partie de celles et ceux qui ont soigné l'auteur et qui a participé au livre en rédigeant une introduction et une postface, le diagnostic est assez stigmatisant pour que même ses confrère·sœur·s hésitent à le dévoiler pour ne pas aggraver la situation), qui se sont modifiés avec l'amélioration des traitements mais sont toujours existants ("si nous sommes aussi fous que nos pères, il n'y a plus personne pour le croire. Avant, frappé de stupeur, on disait : "Mais c'est un fou!" Maintenant on se rassure en disant "C'est un paresseux, un faible d'esprit..." ") et de donner une idée de l'intensité de la souffrance qu'elle peut provoquer ("le psychisme torturé recèle des expériences de douleurs paroxystiques comme autant de tortures invisibles et inexprimables"), tout en sachant que c'est impossible de le faire parfaitement (lire, ce n'est pas ressentir, quelle que soit la qualité du texte).

 Le récit est fait dans l'ordre chronologique, selon la forme annoncée dans le titre : l'auteur reçoit chaque jour la visite de lui-même et lui raconte l'épisode prévu au cours d'une interview. Si les interlocuteurs se vouvoient au début, ils sont de plus en plus proches et ont depuis le début l'espoir de finir par ne faire qu'un. Des délires de persécution sont présents dès l'enfance ("j'ai élaboré une croyance complexe et paranoïaque par laquelle je pensais que les membres de ma famille étaient d'authentiques monstres ayant pour objectif de m'assassiner et qui, selon mon idée, conversaient dans un langage obscur que j'essayais d'intercepter"), mais la première rencontre avec un psychiatre ("cheveux lisses et gominés, des lunettes rectangulaires acérées comme des lames de couteau et un visage plutôt inexpressif", "ce médecin était et demeure un très grand praticien", "sa réputation vaut pour toute l'Île-de-France") a lieu après le lycée. Dans son foyer étudiant, l'auteur est pris d'une apathie et d'une violente tristesse qui ne le quittent jamais ("une sorte de raisonnement en boucle fermée me trottait chaque soir dans la tête et m'empêchait de dormir avant les deux ou trois heures du matin", "je dormais parfois pendant quatorze ou quinze heures d'affilée et je ne me nourrissais que de cappuccinos en sachets", "sont survenues une tristesse sans fondement et une anesthésie de ma volonté"), qui finissent par alerter suffisamment ses parents pour que, pourtant pas trop fans de psys, ils s'empressent de l'emmener consulter. Lors de l'entretien, le psychiatre demande avec insistance à l'auteur s'il entend des voix. Alors que c'était le cas, il répond que non, ne les ayant pas lui-même identifiées comme des voix ("j'étais tellement d'accord avec elles qu'elles me paraissaient normales, logiques, faisant partie intégrante de mon système de pensée"), malgré les souffrances qu'elle provoquaient ("elles me disaient : "Tu es moche! Tu es bête! Tu n'as aucun talent! Personne ne t'aime! Suicide-toi! Tu es nul!"). Le psychiatre le diagnostique donc borderline... et lui indique qu'il est dépressif. Il est en effet plutôt amateur de secret, puisqu'il n'expliquera pas à l'auteur le principe ni le fonctionnement des séances de thérapie (la première année de séances consistera donc à regarder le psy en silence pendant une heure) mais lui dira par contre de ne pas se renseigner de lui-même sur sa pathologie (d'un côté ne pas chercher d'infos sur la dépression quand on souffre de troubles borderline, en soi ça a un sens, mais bon... euh... bon). Malgré plusieurs hospitalisations, qui seront racontées en détail, suite à des crises, la schizophrénie ne pourra être identifiée que quand les troubles dépressifs auront été guéris, presque du jour au lendemain, par... une expérience religieuse à l'occasion d'un séminaire ("Ce qu'il y a de sûr, c'est que ce groupe charismatique - Le Verbe de Vie - animait ces chants de louange en proposant aux fidèles de battre la mesure en tapant des mains, les bras tendus aussi haut que possible, et que, entraîné par la foule, je me suis retrouvé à louer Dieu, alors même que mon mal, comme une écorce intime et persistante, me brûlait encore le fond de l'âme. Je me suis mis à pleurer comme une madeleine en frappant des mains en cadence, et l'émotion me gagnait chaque seconde davantage jusqu'à me brûler au cœur et à l'âme en un brasier tout autour de moi et en moi. C'est ce jour-là que mes symptômes dépressifs ont disparu et qu'ils m'ont quitté pour ne plus jamais m'envahir de nouveau"). La schizophrénie se manifestera à nouveau suite à une phase maniaque (débordement d'énergie, sensation de toute puissance... c'est généralement suivi par un contre-coup) à laquelle le psychiatre, n'étant pas alarmé par l'épisode, réagira par un faible ajustement du traitement. Une crise plus spectaculaire suivra, alors que l'auteur, se figurant une ligne invisible (qu'il identifie a posteriori comme la ligne entre névrose et psychose correspondant à son diagnostic -finalement révélé, donc- de trouble borderline), interdit à sa famille de la franchir, assortissant même l'interdiction de menaces de mort ("après avoir eu peur de ce dont j'étais capable si un de mes frères m'avait contredit, je crois sincèrement que j'aurais été incapable de lui faire quelque mal que ce soit"), avant de demander lui-même des soins ("c'est moi qui lui ai ordonné [à son père] de téléphoner à l'hôpital de Quimper pour trouver une solution et c'est moi qui ai avalé le Tercian dans l'espoir que le délire s'arrête"), non sans avoir entre temps frappé une bibliothèque en bois massif (qui a dû s'en remettre). Quelques jours plus tard, lors d'une nouvelle crise (causée par un ordinateur qui n'arrêtait pas de bugger, phénomène qui tend par ailleurs à provoquer des crises même quand on n'est pas schizophrène), c'est lui qui appelle ses parents pour qu'ils contactent une ambulance. Après cette nouvelle hospitalisation, les symptômes les plus marquants étaient des crises d'angoisse. La persistance a poussé les parents de l'auteur à changer de médecins, et c'est à ce moment que le diagnostic de schizophrénie a pu être fait, non sans passer par une autre hospitalisation. Si les symptômes sont maintenant stabilisés grâce à un traitement adéquat, qui a par ailleurs pu diminuer grâce à des thérapies cognitivo-comportementales, la situation de l'auteur reste difficile : constamment diminué par les traitements et par son incapacité à faire face à trop d'incertitude ou de stress, il est par exemple incapable de reprendre une vie professionnelle ou de trop sortir de chez lui, sans compter les souvenirs des épisodes douloureux voire insoutenables que la schizophrénie lui a fait subir.

 L'auteur donne des détails plus techniques en listant huit symptômes, "les huit manifestations de délire qui furent les miennes ". La première manifestation est le repli autistique, provoqué par un trop plein d'angoisses ("le corps se regroupe sur lui-même, les épaules vont vers l'avant, le corps est assis et la tête se met à se balancer d'avant en arrière selon l'image classique d'un autiste qui ne sait s'exprimer autrement que par ce balancement", "ce n'est pas le mouvement en lui-même qui rassure, mais la répétition"). L'auteur a également été victime d'hallucinations, à ne pas confondre avec les voix ("les hallucinations sont des images, des odeurs ou des sons produits par le cerveau et qui paraissent réels, alors que les voix sont souvent des pensées qui nous sont propres, inaudibles mais bien réelles, et dont on ne se reconnait pas la paternité", "j'ai eu des pensées impossibles à contrôler pendant presque toute la durée de mes troubles, alors que l'hallucination auditive, je ne l'ai entendue qu'une fois") ou d'obnubilation, sensation d'avoir l'esprit scindé en deux parties, dont une qui a perdu le contrôle ("ce n'est qu'en rentrant chez moi et en prenant rapidement mes médicaments que je peux rétablir l'équilibre"), ainsi que de paranoïa ou de la sensation d'être parcouru d'insectes (la description de l'auteur laissera probablement un souvenir impérissable aux lecteur·ice·s qui ne sont pas spécialement fans d'araignées ou de frelons même quand ces dernier·ère·s ne leur rampent pas dessus), de la sensation de vivre dans un univers surnaturel ou de la croyance en un jumeau maléfique, ce qui explique partiellement le titre.

 Bien que causant parfois un repli dans l'univers du ou de la patient·e, la psychose n'empêche pas que, comme pour les personnes bien portantes, l'environnement joue un rôle d'une extrême importance. L'auteur exprime ainsi régulièrement sa gratitude pour ses parents, dont l'amour lui paraît avoir été capital dans le fait qu'il n'ait pas cédé à la tentation récurrente du suicide. Et, s'il admet que certains aspects de l'hospitalisation sont difficilement évitables (le traitement est indispensable -"j'ai pu le tester par ignorance pendant deux jours chez mes parents, ma vie sans psychotiques est juste complètement invivable"- bien que les effets secondaires puissent être terribles -"je n'avais pas encore mon traitement de choc et j'ai vu une armée de zombies, traînant les pieds avec presque de la bave aux commissures des lèvres, me toisant de leurs regards glauques"-, "cela peut se comprendre, par ailleurs, que les soignants, afin d'avoir des repères stables, fassent bloc dans ce milieu si difficile qui est le leur"), cela ne l'empêche pas d'être critique ("vos moindres réactions seront analysées sous le spectre de votre folie", gestion inadaptée du tabac -interdiction de fumer à l'intérieur alors qu'il n'est pas autorisé de sortir les premiers jours, imposant de fait un calvaire supplémentaire aux patients dépendants, manque de protection contre ceux et celles qui demandent des cigarettes jusqu'à une centaine de fois par jour, ...-) voire de dénoncer la cruauté de certain·e·s soignant·e·s, en particulier d'une certaine Madame T ("j'ai vécu dans ce pavillon particulier un enfer absolu", "quel plaisir serait le mien de lui faire exploser à la tête tout ce que j'aurais voulu lui dire à l'époque et que j'ai du taire").

 Le livre est complété par des explications plus techniques dans la postface de Philippe Jeammet, qui plutôt que de ce contenter de dire dans la postface "ce livre est super, du coup je fais en sorte qu'il y ait mon nom sur la couverture pour qu'il intéresse plus de monde", reprend et met en perspective des extraits précis du livre. Ce livre est très proche de celui de Philippe Cado, mais Polo Tonka décrit peut être un éventail plus large de symptômes, donc donne une idée plus précise de ce que peut être la schizophrénie en général (mais il faut quand même lire le livre de Philippe Cado!). S'il se lit vite, il est assez riche, l'auteur dit pas mal de choses en peu de temps, et ce résumé élude hélas pas mal de sujets (donc il faut lire le livre) (et le livre de Philippe Cado).

vendredi 14 août 2015

Les thérapies familiales systémiques, de Karine et Thierry Albernhe


 L'auteur et l'autrice, respectivement pédopsychiatre en CMPP (et accessoirement formatrice en thérapies familiales) et chef de pôle de psychiatrie infanto-juvénile, relèvent le défi de présenter en un seul livre l'histoire, le fonctionnement théorique et le fonctionnement pratique de cette méthode qui s'inspire de sciences aussi diverses que la philosophie grecque (pour la maïeutique en particulier), la biologie, la cybernétique (notion de rétrocontrôle par exemple), la linguistique, ou encore de branches diverses de la psychologie.

 Les écoles, les penseurs, sont nombreux, les outils même sont d'une grande diversité (conte systémique -à ne pas confondre avec le travail, cependant jugé fondateur, de Bettelheim dans Psychanalyse des contes de fées : le conte systémique fait le mouvement inverse de partir du particulier pour s'étendre à l'universel-, glace sans tain, psychodrame -un peu différent de celui-ci mais pas tant que ça-, adaptation du jeu de l'oie, génosociogramme qui n'est pas sans rappeler le travail d'Anne Ancelin Schützenberger, visionnage a posteriori de la séance en DVD par les patient·e·s et les soignant·e·s, ...), et il est vite clair que, malgré la rigueur de l'auteur et de l'autrice, la présentation n'est que sommaire et que chaque point est plutôt une invitation à approfondir. Il y a toutefois des points communs entre les méthodes, une spécificité de la thérapie systémique. L'intérêt, par exemple, est porté sur un groupe (une famille, quoi, sauf exception... enfin une famille ça peut vouloir dire le couple, les parents et les enfants, les parents, les enfants et les grands parents, ... et on peut même s'intéresser aux ancêtres!) plutôt que sur l'individu ("Un systémicien est toujours gêné pour parler d' "individu" ou de "niveau individuel", puisqu'il considère que l'individu n'a de sens et ne se conçoit que dans l'interrelation"), ce qui a d'autant plus d'intérêt que, du moins le temps de la thérapie, le·a thérapeute s'inscrira dans le groupe, et le modèle systémique lui fournit alors différents outils pour observer l'effet du cadre sur la situation. Autre spécificité, alors que la demande du groupe est en général plutôt de débarrasser un·e de ses membres d'un problème spécifique, le systémicien conçoit le symptôme comme s'inscrivant dans un fonctionnement (le terme de "jeu" est parfois utilisé) collectif, qui implique une remise en question plus générale ("le symptôme n'est pas le problème : c'est le problème (familial) qui crée le symptôme (individuel)", "la famille fut comparée à un système ouvert, à l'état d'équilibre, soumis à des lois de fonctionnement internes très précises, mais susceptible parfois de présenter des problèmes équivalents aux symptômes"). Le risque de jugement, de stigmatisation de la famille, n'est pas éludé : l'auteur et l'autrice sont clair·e·s sur le fait que le risque est réel, et que cette attitude n'est pas souhaitable ("Les thérapeutes familiaux sont parfois accusés d'une fâcheuse tendance à culpabiliser les familles, en particulier les parents, comme si ces derniers étaient implicitement responsables des troubles présentés par leurs enfants. On répondra que responsabilité ne signifie pas pour autant culpabilité, mais recherche de ce en quoi on a été auteur dans un événement. De plus, tous heureusement n'agissent pas ainsi..."), le thérapeute ayant plutôt dans l'idéal un rôle d'éclairage (faire prendre conscience à la famille d'une certaine dynamique, et de l'existence d'autres fonctionnements valides) que de prescription ("le thérapeute n'a pas à préjuger d'un éventuel "bon chemin" que la famille aurait à prendre ; il doit révéler aux membres de la famille les compétences qu'ils possèdent -et méconnaissent- pour sortir d'une crise, d'une impasse, ou d'un jeu relationnel très inconfortable").

 Comme précisé plus haut, au delà de la spécificité de la thérapie systémique toutes méthodes confondues, ce terme concerne des modèles théoriques, des applications, riches et variés, et ce livre ne suffit bien entendu en aucun cas, même si on l'apprend par cœur, à en maîtriser toutes les subtilités, mais tout juste à savoir que ces subtilités existent ("il faut d'abord apprendre de cet immense espace de travail et d'élaboration dont résultent ces modèles : ils sont destinés à nous faciliter les choses, à nous ouvrir des chemins de raisonnement thérapeutique, à nous intéresser à leur diversité"). Le contenu reste rigoureux et ne peut jamais être taxé de superficiel, au point qu'il intéressera probablement plus, malgré les efforts de pédagogie de l'auteur et de l'autrice (résumé de chaque partie, lexique, présentation des grands noms... il ne manquait plus qu'une bibliographie conseillée et c'était parfait!), quelqu'un qui est plus familier avec la systémique (pour approfondir, avoir un aide-mémoire, ...) que quelqu'un qui voudrait découvrir de quoi il s'agit.

lundi 27 juillet 2015

Ego, Hunger and Agression, de Fritz Perls


 Le livre date un peu, puisque le père de la Gestalt-thérapie l'a publié en 1947... et écrit dans la préface de 1969 qu'il est en grande partie obsolète. En d'autres termes, aborder la Gestalt-thérapie en commençant par lire les ouvrages les plus anciens de son créateur est à peu près aussi malin que d'aborder la psychanalyse en commençant par lire Etudes sur l'hystérie. Mais, comme il n'y a pas de raisons que je sois le seul à perdre mon temps, je vais quand même en faire un résumé O:)

 La théorie développée est extrêmement (et explicitement : Freud, Adler, Jung et d'autres sont régulièrement cités) proche de la psychanalyse, au point qu'on peut penser que si l'auteur n'avait pas créé la Gestalt-thérapie, on aurait probablement pu parler de psychanalyse perlsienne. Perls attache une importance particulière à la dimension économique de la psychanalyse (qui n'a rien à voir avec les séances courtes... tsss, mauvaises langues!) : les souffrances proviennent d'un déséquilibre entre différentes injonctions internes, réduire une pulsion au silence amène à ce qu'elle se manifeste autrement. Il estime ainsi, par exemple, que la guerre est en grande partie le résultat du refus d'accepter la part animale de notre psychisme, mais insiste principalement sur le mécanisme de la projection, et selon lui la partie sémiotique de la psychanalyse (analyse des symboles) est le plus souvent inutile. Les exemples de situations cliniques qui vont suivre illustrent sa démarche. La thérapie d'un patient impuissant, centrée sur la recherche d'une peur de la castration, est infructueuse jusqu'à ce que le thérapeute ne réalise (et n'explique au patient) qu'avant d'être impuissant sexuellement, il se sent surtout impuissant tout court, le problème n'a donc au départ rien à voir avec la sexualité mais est le résultat de la projection par le patient de son problème sur une partie de son corps. Un autre patient évite soigneusement de passer à proximité de tuiles (ce qui on lui accorde ne doit vraiment pas être pratique) car il a peur qu'une tuile ne lui tombe sur la tête. Le thérapeute lui expliquant que quand même objectivement il ne risque pas grand chose, le patient finit par brandir triomphalement un article de journal qui évoque une personne tuée par une tuile malicieuse (si ça avait été une thérapie cognitivo-comportementale, la partie cognitive aurait probablement pris du temps). Sa crainte venait en fait de sa propre envie de balancer des tuiles sur les gens, qui était en effet plus palpable que le risque qui le terrifiait. Sa colère, difficile à accepter socialement, avait été attribuée à d'autres donc transformée en peur.

 La projection est un phénomène particulièrement subjectif, ce qui explique probablement que Perls parle beaucoup dans les premiers chapitres de l'importance du point de vue. Un signe rond sera un chiffre s'il est intégré dans un nombre, une lettre s'il est intégré dans un mot. Un champ de maïs est un point de repère pour un·e pilote, une ressource pour un·e agriculteur·ice, un endroit pour s'isoler (le terme est de Perls) pour un couple, un élément à dessiner pour un·e peintre, … Préciser que quelqu'un est un acteur peut vouloir dire qu'il n'est pas réalisateur, qu'il n'est pas le personnage qu'il joue, qu'il n'est pas une actrice, qu'il n'est pas au chômage, … Modifier son point de vue peut également permettre de se déresponsabiliser : l'auteur reprend la plaisanterie de Freud "l'obscurité m'a pris ma montre". Sans aller jusqu'à cet exemple, il arrive d'entendre "le temps est passé trop vite", "la colère m'a envahi" : dans ces situations, dire "je n'ai pas pris le temps de faire ce que j'avais à faire" ou "je me suis énervé" est déjà un progrès. Un autre aspect sur lequel Perls insiste beaucoup est le ressenti. Dans une illustration clinique, il explique à un patient souffrant d'une névrose du cœur (je ne sais pas non plus ce que ça peut bien être) qu'il souffre en fait d'anxiété. Le patient sourit et répond qu'il y a erreur, il n'est vraiment pas quelqu'un d'anxieux, d'ailleurs il peut s'imaginer dans un avion en flammes sans la moindre once d'anxiété. Perls lui demande alors s'il peut s'imaginer ce qu'il ressentirait dans ledit avion en flammes... et déclenche une belle attaque d'anxiété.

 Si le terme de gestalt apparaît bien dans le livre, ce n'est le cas que deux ou trois fois. En revanche, la notion de holisme (voir l'être -psychisme et corps- comme un ensemble) est très présente, ce qui a déjà été évoqué avec l'importance de la notion d'équilibre. La notion d'énergie ou fonction liante, opposée à son contraire, est proposée dès les premières pages (l'affection est entièrement constituée d'énergie, la défense -ou destruction- de son contraire, le sadisme est consitué des deux dans les mêmes proportions, l'agressivité est constituée à 75% de l'anti-énergie, …) et revient à plusieurs reprises. Perls présente la novatrice pulsion de faim, qu'il considère comme la plus importante de toutes (contrairement à ce qu'avance Freud en donnant ce rôle à la pulsion sexuelle), et prolonge cette notion avec l'inconscient dentaire (oui, c'est le terme utilisé). Selon Perls, l'individu tend trop souvent à avaler les informations, les ressentis, donc les digère mal, alors qu'il faudrait prendre le temps de les mâcher. Allant au delà de la métaphore, il propose même un exercice thérapeutique qu'il estime essentiel et qui ressemble à s'y méprendre à... la méditation de pleine conscience : s'habituer, lors des repas, à faire l'effort conscient de mâcher, se concentrer sur les morceaux de nourriture que l'on déchire, sur la saveur, la température, la consistance des aliments... Une séance de méditation plus orthodoxe permet également, en s'intéressant cette fois-ci aux moments d'inconfort qui surviendront probablement, d'identifier par le corps ce qui va mal dans le psychisme. Ce lien surprenant entre méditation de pleine conscience et psychanalyse est illustré de façon particulièrement concrète... dans un chapitre qui explique comment guérir de la constipation, d'une part en acceptant qu'il y a effectivement quelque chose dont on ne veut pas se débarrasser et éventuellement en l'identifiant par introspection, d'autre part en se concentrant sur les processus de l'excrétion au lieu de se concentrer sur autre chose et d'en fuir les sensations.

 La structure du livre de Perls est beaucoup moins holiste que sa conception du psychisme : les éléments décrits plus haut et d'autres encore sont éparpillés dans de brefs et nombreux chapitres, ce qui explique en partie que le résumé est un peu décousu. Le livre est peut-être obsolète mais certainement pas orthodoxe, en plus de couvrir de nombreux aspects du psychisme, et reste intéressant à lire.

dimanche 12 juillet 2015

The time paradox, de Philip Zimbardo et John Boyd

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 Non, vous n'avez pas rêvé, l'un des deux auteurs est bien Philip Zimbardo, celui de l'expérience de Stanford (sur les gardes et les prisonniers), médiatique chercheur en psychologie sociale (autant qu'un·e chercheur·se en psychologie sociale puisse être médiatique) depuis quelques millions d'années, et vous vous demandez peut-être ce qu'il vient faire là. Si le livre est clairement plutôt orienté sur une perspective clinique de la psychologie, certaines recherches en psychologie sociale ont pourtant poussé Zimbardo à s'intéresser à la perception du temps, en particulier l'expérience de Stanford (les prisonniers ayant la sensation que le temps s'écoule particulièrement lentement, amplifiant d'autant leur souffrance... on peut faire le lien avec la garde à vue en France) ou les recherches sur les auteurs d'attentats suicide. En dehors de ça, vous imaginez bien que le thème m'a interpellé : j'ai souvent fait état ici de mes problèmes avec le temps, en particulier à l'approche des partiels...

 La problématique du livre est introduite pour le moins brusquement, par un voyage dans la Crypte des Moines Capucins de Sante Maria della Concezzione, décorée d'ossements humains et ornée de l'inscription : "Ce que vous êtes, ils l'ont été. Ce qu'ils sont, vous le serez". Je mets fin au suspense tout de suite : les auteurs n'apportent pas de solutions à ce problème pourtant bien embêtant. L'outil principalement utilisé pour expliquer comment optimiser notre perception du temps est sa division en six dimensions, que vous pouvez mesurer (le résultat est noté sur 5) par un test en ligne (et, hélas, en anglais seulement) : http://www.thetimeparadox.com/zimbardo-time-perspective-inventory/ . Je vous fais partager mes propres scores (d'ailleurs, je serais curieux de les comparer à mes scores avant d'entrer en fac de psycho, et après l'obtention du Master 2 à supposer que je l'obtienne un jour), que vous pourrez vendre une fortune à un magazine people quand je serai devenu une star :
Passé-négatif : 2,20
Passé-positif : 2,89
Présent-hédoniste : 3,33
Présent-fataliste : 2,33
Futur : 3,62
Futur-transcendantal : 1,50

 Selon les recherches des auteurs (leurs scores sont tout comme il faut quand il les dévoilent, ce qui est d'autant plus surprenant que, du fait qu'ils aient élaboré le test, ce n'est pas du tout, mais alors pas du tout biaisé), l'idéal est d'avoir un score très élevé en passé-positif, élevé mais pas trop en futur et en présent-hédoniste, bas en passé-négatif et en présent-fataliste ("Travaillez à fond quand c'est le moment de travailler. Amusez-vous à fond quand c'est le moment de vous amuser. Profitez des vieilles histoires que vous raconte Mamie tant qu'elle est encore en vie."). Bon, ça va quand même être plus clair si j'explique ce que veulent dire ces drôles de termes.

 La perspective passé-négatif est le fait de ressasser les événements douloureux du passé, et de les considérer comme déterminants (se souvenir d'un conflit et en déduire que la personne concernée nous déteste, se souvenir d'un échec et y voir la preuve qu'on est nul·le, …). Les auteurs confirment, pour celles et ceux qui en douteraient, que c'est plutôt un obstacle à la joie de vivre (dépression, agressivité, instabilité émotionnelle plus élevées, moins d'énergie et d'estime de soi, …) et proposent des solutions sans prétendre qu'elles soient faciles ("Ceux qui subissent des événements difficiles mais s'en souviennent de façon positive peuvent devenir résilients et optimistes", "Les attitudes négatives peuvent être dues à l'expérience bien réelle d'événements négatifs ou à la reconstruction négative actuelle d'événements passés qui ont pu être bénins. Si personne ne peut changer les événements du passé, tout le monde peut changer ses attitudes et croyances envers ces événements", "Ce qui est vraiment arrivé est important, la façon dont vous interprétez et codez les événements et leur donnez un sens émotionnel l'est aussi",  …). Philip Zimbardo raconte par exemple qu'à cinq ans, il a été hospitalisé cinq mois pour une coqueluche et une double-pneumonie, avec un timing assez améliorable puisqu'à l'époque (1939), les sulfamides et la pénicilline n'existant pas, il n'y avait pas spécialement de traitement : l'hospitalisation était plutôt une mise en quarantaine (enfin, une mise en quarantaine d'avec les gens pas malades, parce que les enfants malades étaient entassés dans la même salle et pouvaient joyeusement s'entre-contaminer), et si, quand un lit devenait vide le matin, l'infirmière expliquait aux autres enfants que leur ami était rentré chez lui, elle oubliait de précisait que "chez lui", c'était désormais un minuscule appartement 1 pièce en sous-sol. De ces moments terribles, Zimbardo a pourtant aussi retenu qu'il avait fait partie des survivant·e·s, qu'il s'était fait des ami·e·s avec lesquel·le·s il avait inventé des jeux (parce qu'il n'y avait pas non plus des dizaines d'activités possibles à la base), qu'il y avait appris à lire et à écrire avant d'aller à l'école, ...

 La perspective passé-positif consiste à revivre mentalement les plaisirs du passé, être nostalgique, interpréter le passé comme positif (éventuellement écrire ses mémoires), conserver les traditions, se renseigner sur l'histoire familiale, ... L'intérêt est de donner un sens à sa propre existence en s'inscrivant dans une histoire familiale, culturelle, de créer un pont avec le présent et l'avenir, ...

 La perspective présent-hédoniste est forte chez ceux et celles qui apprécient le moment présent, ce qui est plutôt sympathique quand ce n'est pas au détriment du reste... aimer avoir des sensations, ça peut aussi passer par trop dépenser au goût de son ou sa banquier·ère, arriver souvent en retard, boire plus que de raison, ne pas s'embêter avec un préservatif, ...

 Celle et ceux qui ont un score élevé sur la perspective présent-fataliste peuvent avoir des comportements semblables, mais sont plus guidé·e·s par un sentiment d'impuissance que par la joie de vivre et la recherche de plaisir intense à court terme. Etre très axé·e sur la perspective présent-hédoniste a des inconvénients mais aussi des avantages, la perspective présent-fataliste en a beaucoup moins.

 La perspective futur concerne la tendance à se préoccuper de l'avenir, à accepter des récompenses différées, à s'inquiéter des conséquences de ses actes. Un score élevé sur cette perspective veut généralement dire une meilleure santé, un meilleur niveau de vie, mais, comme pour la perspective présent-hédoniste, n'a pas que des avantages : regarder devant soi c'est mieux, regarder où on est ça peut servir aussi ("Beaucoup de futurs sont des control freak qui se mettent dans un état impossible quand ça ne va pas comme ils veulent et ont peur que des choses négatives arrivent ou que des choses positives n'arrivent pas", "Un point de suture fait dans les temps peut éviter d'en avoir neuf à faire. Le sacrifice de soi, toutefois, n'est pas une stratégie pertinente sur une durée de plusieurs années. A un certain stade, ça cesse d'être une stratégie pour devenir un mode de vie").

  La perspective futur-transcendantale désigne la perspective de la vie après la mort. Cette notion a été créée après les autres, c'est probablement pour ça qu'elle est évaluée sur un questionnaire séparé (http://www.thetimeparadox.com/transcendental-future-time-perspective-inventory/ ). Les auteurs s'en sont préoccupés au cours de leurs recherches sur les attentats suicide de terroristes, en supposant qu'il y avait quelque chose à comprendre au niveau de la perception du temps qui pourrait compléter les modèles explicatifs existants (qui sont détaillés dans le chapitre sur le futur transcendantal du livre mais aussi bien sûr dans The Lucifer Effect, même si j'en parle pas spécialement dans mon résumé parce que je peux pas non plus parler de tout). Cette stratégie militaire, qui a l'avantage d'être économique (pas de trajet retour à prévoir, faible risque de captivité donc de partage d'informations, ...), ne peut par définition être acceptée par ceux qui vont faire le sacrifice que s'ils espèrent une récompense posthume, ce qui est favorisé certes un peu par la religion (et encore... "les porteurs de ceinture d'explosifs tendent en effet à être religieux, mais certaines données indique qu'en règle générale, il ne sont pas plus religieux que d'autres membres de leur société") mais aussi, selon les auteurs, par un contexte géo-politique qui laisse peu d'espace aux autres perspectives temporelles (passé et présent d'oppression, sentiment d'impuissance en ce qui concerne l'avenir, ...). A l'heure où la perspective de la fin du monde fait partie intégrante de la propagande de recrutement d'une armée qui s'autoproclame Etat Islamique (c'est bien expliqué entre autres dans cet article très détaillé sur le sujet, par contre, comme le livre que je suis en train de résumer, c'est en anglais... mille excuses... une partie de cette émission en parle aussi, cette fois en français, mais c'est payant), leur explication semble malheureusement pertinente. Si c'est un phénomène tragique qui a amené les auteurs à travailler sur le futur transcendantal, cette perspective a aussi des aspects positifs, comme la croyance dans la vie après la mort qui donne dans une certaine mesure un sentiment d'immortalité ou encore, du fait que ça veut aussi dire se préoccuper des générations futures (bon, dans leur questionnaire, pas trop quand même), pousse par exemple à un plus grand respect de la planète. 

 L'essentiel du livre, dont l'objet est quand même d'avoir des préoccupations pratiques, concernera l'équilibre entre présent et futur, au niveau personnel mais aussi interpersonnel. Les auteurs estiment par exemple que, les décisions collectives étant en général prises par des gens tournés vers le futur (puisqu'ils se préoccupent plus de leur carrière, donc possèdent en règle générale les postes importants quel que soit le domaine), elles ne sont pas pertinentes pour les gens tournés vers le présent : si expliquer que fumer c'est mauvais pour la santé a une efficacité proche de zéro même quand on met une fortune pour faire une super campagne de prévention, c'est parce que les futurs de toutes façons sont réticents à fumer, et que les présents se sentent moins concerné·e·s par une dépendance ou un cancer qui viendront plus tard peut-être que par le plaisir de fumer, si augmenter la sévérité de la justice ne fait pas baisser la délinquance, c'est parce que les délinquant·e·s auront tendance à ne se préoccuper de la justice que lorsqu'iels seront dans le tribunal, ... Les difficultés de communication entre présent et futur peuvent également s'infiltrer au sein du couple et mettre en péril la vie conjugale, d'autant plus que la source du problème ne sera pas forcément identifiée (surtout dans les couples hétérosexuels selon les auteurs, parce que les couples d'hommes seront plus tournés vers le présent et les couples de femmes plus tournés vers l'avenir... ... ... gné? une étude au moins pour justifier ça? ben non, pourquoi faire, on va pas s'embêter avec une étude alors qu'on a déjà un cliché...). Comme dans l'exemple que je viens de donner, les descriptions de gens qui tendent à être tournés vers le présent et tournés vers le futur laissent parfois perplexe... On en a un avant-goût quand les auteurs expliquent que l'équipe de football du Ghana, pays pauvre mais passionné par ce sport, qui jouait "avec férocité et grâce, faisant preuve de créativité athlétique autant que d'un mépris ouvert pour la discipline, l'ordre et la coordination", incarnant "les plaisirs de vivre une vie relâchée, présent-hédoniste", est devenue une équipe parmi les meilleures du monde en recrutant comme entraîneur le Serbe Ratomir Dujkovic qui, en bon Européen, a mis de l'ordre dans tout ça.  D'autres justifications, des éléments plus précis qu'un alignement de clichés en dehors de déclarations de l'entraîneur, d'autres faits mesurables que les résultats à la Coupe du Monde 2006? Bonne nouvelle pour mes lecteur·ice·s qui prévoient de faire de la recherche en psy sociale ou qui en font : lire L'Equipe, c'est un recueil de données parfaitement acceptable, c'est un chercheur de l'Université de Stanford qui vous le dit! C'est quand même super bon à savoir si vous êtes très juste niveau délai. Je comprends mieux comment les auteurs ont pu écrire plus tôt que leurs tests ont été validés "aux Etats-Unis, en France, en Espagne, au Brésil, en Italie, en Russie, en Lithuanie, en Afrique et dans d'autres pays" (un conseil, si vous voyez un livre de géographie écrit par Boyd et Zimbardo, ne l'achetez pas!). J'ai plusieurs fois arrêté ma lecture pour regarder la couverture, pour vérifier que je n'étais pas en train de lire Tintin au Congo. Enfin, il fallait bien un tel échauffement avant de se voir expliquer qu' "on devient tourné vers le futur en naissant au bon endroit et au bon moment", ce qui inclut entre autres vivre dans une famille et un contexte géopolitique stable, faire des études supérieures (en même temps, on fait aussi des études supérieures parce qu'on est tourné vers le futur à la base, si j'ai suivi), vivre en milieu tempéré parce qu'en milieu tropical doux la vie est trop confortable (je vous jure que je ne plaisante pas, ils ont vraiment écrit ça!), être protestant ou juif (bon ça à la limite ils l'ont testé, en comparant les résultats au ZPTI selon les religions), avoir un travail (mais faire du sport, non, tant pis si ça implique de l'assiduité et une volonté certaine les jours où l'appel du canapé se fait plus séduisant encore que ne le serait l'appel d'un ticket de loto gagnant... et élever des enfants non plus -sauf j'imagine ceux des autres parce que là c'est un métier-, c'est vrai qu'élever des enfants c'est le truc typique où il n'y a jamais rien à anticiper et où la vie n'est qu'une suite infinie de plaisirs immédiats... dans l'univers de Boyd et Zimbardo, les mères au foyer passent leurs journées à prendre l'apéro et jouer de la guitare -ah ben non, pas de la guitare, c'est trop compliqué- avec les sportif·ve·s de haut niveau, les athées et les musulman·e·s). Ils aiment tellement les clichés qu'ils balancent, au moment où ils parlent de la chute d'une entreprise qui a grossi trop vite parce que la temporalité de la Bourse n'est pas celle de la prospérité, que ce n'est pas étonnant que ce soit une femme qui ait tenté de tirer la sonnette d'alarme en interne parce que les femmes sont plus tournées vers le futur! Bon, alors on reprend les bases (par exemple, c'est ultra bien expliqué -dans le livre, dans le résumé je sais pas- ): les individus, ce n'est pas des statistiques. Par exemple, c'est un fait que les hommes sont en moyenne plus grands que les femmes. Pourtant, je peux personnellement vous le confirmer de façon très très sûre, ça ne veut vraiment pas dire que si vous prenez un homme et une femme au hasard dans la population, l'homme sera plus grand que la femme, et ce parce que, c'est dingue, les gens sont différents entre eux! Dans le comité de direction (donc normalement tou·te·s très tourné·e·s vers le futur à la base) d'une entreprise qui fonce dans le mur et appuie sur l'accélérateur, on peut imaginer que d'autres critères que le port d'ovaires ou non agit sur les comportements individuels, même si quand on a très peu d'infos on est tenté de se contenter des infos qu'on a pour expliquer ce qui se passe. C'est quand même dommage que les auteurs n'aient pas une formation universitaire en psychologie sociale, parce que sinon ils maîtriseraient ce genre de truc sur le bout des doigts. Bon, je râle mais d'autres moyens sont donnés pour consacrer plus d'attention à l'avenir (porter une montre, se donner des objectifs précis à court et moyen terme, remplir un bol de choses tentantes -chocolats, ...- et se le réserver pour plus tard, lire de la science-fiction -???-, prendre des rendez-vous pour des bilans médicaux, ...), ou au présent (plaisanter, faire de la méditation, du yoga ou de la randonnée, perdre du temps en faisant volontairement des trucs qui ne servent à rien, accepter les invitations, ...).

 En dehors de ces conseils plus généraux, des chapitres sont consacrés à l'application des perspectives temporelles dans des contextes précis : la vie de couple, l'investissement financier, la politique (le fait que le·a candidat·e qui veut garder sa place a intérêt à axer sa campagne sur le passé, et son adversaire sur l'avenir, explique le succès de slogans comme "Yes we can" ou "Le changement c'est maintenant"), la santé, le bonheur, ... L'approche est originale, et rendue opérationnelle par un test qu'on peut même faire en ligne. Je laisse le soin aux chercheur·se·s et aux clinicien·ne·s de dire à l'usage si c'est un outil théorique précieux ou un gadget.