dimanche 26 février 2023

Folie et paranormal. Vers une clinique des expériences exceptionnelles, de Renaud Evrard

 



 Hallucinations visuelles et auditives (de la schizophrénie à la paralysie du sommeil), messages envoyés par les défunt·e·s, croyances de toutes sortes (le terme de croyance étant lui-même extrêmement subjectif, sans parler du fait de les considérer ou non comme pathologiques), les espaces où psychologie clinique et paranormal s'entrecroisent s'avèrent vite nombreux!

 Des liens entre psychanalyse et paranormal (Freud réticent mais ambivalent -"La pensée de cette pomme acide me fait frémir, mais il n'y a pas moyen d'éviter d'avoir à y mordre"-, Ferenczi et Jung s'engageant sur cette voie bien plus frontalement) aux enfants indigo en passant par les entendeur·se·s de voix militant·e·s et la recherche de critères fiables pour déterminer les risques de psychoses en fonction de la perméabilité à certains ressentis et croyances, les thèmes traités sont en effet variés (en revanche, des attentes de lecteur·ice·s seront probablement déçues, la réalité ou non des éléments paranormaux n'est pas discutée). Pourtant, le sujet commun de l'ouverture aux discours des patient·e·s s'avère vite central et récurrent : les entendeur·se·s de voix ont pu considérablement faire avancer la clinique en faisant du forcing pour faire entendre la leur, la croyance dans les enfants indigo rejoint les revendications des parents à la recherche de diagnostic par exemple de surdouance pour obtenir des explications ou des solutions là où l'institution ne les satisfait pas, et, élément crucial, l'auteur s'appuie sur son expérience clinique et sur la littérature scientifique (la bibliographie occupe une part très très conséquente de l'ouvrage, qui regroupe des travaux universitaires) pour rappeler à quel point il est important d'écouter les personnes relatant ces expériences extraordinaires, plutôt que de chercher à imposer une rationalité qui risque de les éloigner du soin et de les rapprocher de gourous bien trop ordinaires qui n'attendent que ça.

 Une anamnèse prenant le sujet au sérieux permet par ailleurs d'obtenir rapidement des éléments importants d'un point de vue plus orthodoxe : une préadolescente qui voit une petite fille fantôme qui la suit vit dans une famille où il est souvent question de médiums et de contacts avec l'au delà, une mère de famille qui estime avoir des pouvoirs de divination est renforcée dans ce sens par une amie proche, et surtout fuit un ex violent qui ne manque pas une occasion de dénigrer cet aspect de sa personnalité auprès de leur enfant (tout en ajoutant qu'elle doit "voir un psy", ce qui on l'imagine ne facilite pas la création d'une alliance thérapeutique ni pour elle ni pour l'enfant), ... L'équilibre à trouver reste délicat (l'auteur est pour le moins réservé sur l'idée de mentir aux patient·e·s en faisant semblant d'adhérer aux croyances), mais l'écoute ouverte doit rester un préalable. Le livre s'achève sur une proposition de psychopathologie extrêmement technique, structurée autour des notions psychanalytiques de psychose et de névrose, et qui relève explicitement d'une proposition appelée à être critiquée et à évoluer. 

 La diversité des chapitres fait que le traitements de chaque thème tend à être court, ce qui peut être frustrant (encore que, c'est souvent dense), mais les enjeux, pas nécessairement attendus, sont mis au centre avec efficacité.

vendredi 17 février 2023

Et Nietzsche a pleuré, d'Irvin Yalom

 


 Le prestigieux médecin Josef Breuer (dont la postérité posthume est due aux échanges avec un certain Sigmund Freud, en particulier sur son traitement d'Anna O., dont il a atténué certains symptômes en utilisant l'hypnose et l'association d'idées) est interpellé, en vacances, par une femme qui le marquera par sa très forte personnalité, du nom de Lou Andreas Salomé (psychanalyste connue pour sa proximité avec un certain Sig... bon je pense que vous avez compris) : l'un de ses amis est très malade, plusieurs médecins renommés ont échoué à l'aider, et pour ne rien arranger il évoque des pensées suicidaires. Certes elle a eu une relation intense (mais platonique) avec lui à laquelle elle a mis fin, mais au delà de leur lien, c'est rien moins que l'avenir de l'humanité qui est en jeu, parce que sa pensée va faire trembler le monde. Bon, il ne faut pas lui dire que ça vient d'elle parce que là ils sont en froid, d'autant que sa sœur déploie une énergie certaine à le monter contre elle, mais elle a un plan infaillible pour le faire rencontrer ce Friedrich Nietzsche (philosophe dont les idées, selon certain·e·s, ont été allègrement pompées par un certain S... oui bon d'accord j'arrête).

 Breuer, à sa propre surprise (pour une fois il était en vacances, nanmého), accepte, fasciné par la personne de Lou Andreas Salomé (mais pas assez pour oublier d'être fasciné par Anna O., pour laquelle il a des sentiments et une attirance envahissants qui n'ont pas le bon goût de diminuer alors même qu'elle n'est plus sa patiente). Et le challenge s'avère encore plus relevé que prévu : les symptômes énigmatiques qui ont laissé les médecins perplexes, c'est une chose, mais Nietzsche, s'il semble vaguement intéressé par la procédure médicale, n'est pas en demande d'aide. Les migraines? Ce qui ne tue pas rend plus fort (il en parle dans son livre). Les troubles de la vision? Ça lui évite de se disperser à lire d'autres philosophes. Les pensées suicidaires? Il ne les évoque pas, et Breuer ne peut lui faire savoir qu'il est au courant (et il va se vautrer lamentablement à chaque tentative d'aborder le sujet de façon indirecte, mais en même temps quelqu'un qui répète qu'être vivant c'est regarder la mortalité en face ne facilite pas vraiment les choses) puisque ce serait divulguer ses échanges avec Lou Andreas Salomé, autant l'inviter directement à claquer la porte... Alors que Nietzsche refuse gentiment mais de plus en plus fermement une cure qui permettrait plus de temps pour chercher des solutions (il préfère faire face à sa mortalité au soleil que sous le climat autrichien), Breuer a une idée de génie : il va dire que lui a besoin d'aide, il est en pleine crise de la quarantaine même si ça ne s'appelle pas encore comme ça et les réflexions existentielles du philosophe arrivent à point nommé. En mettant ses préoccupations au service de l'autre, ce drôle de moustachu qui rejette de façon épidermique toute proximité émotionnelle finira bien par baisser sa garde et parler de lui.

 Comme dans les parties d'échecs disputées en réfléchissant à ce patient très particulier, Breuer manque plusieurs fois se prendre les pieds dans sa stratégie. S'il est le chef d'orchestre de cette configuration, il ne saura souvent plus qui est thérapeute et qui est patient, tant les échanges finissent par lui être précieux à lui, recherchant avec une obstination particulière l'origine, puis le sens (Nietzsche finit par découvrir triomphalement que derrière l'origine de tel ou tel symptôme ou préoccupation, c'est le sens qui compte vraiment) de ses sentiments insurmontables pour Anna O. Articulation des regards, rencontres, incertitudes... les quelques écrits post-séance ne sont que la confirmation qu'il y a pas mal de points commun entre cette relation et celle-ci. Au delà du jeu de miroir complexe (on ne sait pas toujours qui est le thérapeute de qui, mais les questionnements sur les transferts lui donnent une dimension supplémentaire : est-ce que la Anna O. de Breuer est la Lou Andreas Salomé de Nietzsche, est-ce que c'est Breuer qui est Anna O. pour Nietzsche... multipliez par toutes les configurations possibles) de cette thérapie qui est une création en direct et mêlera, en plus, c'est un passage obligé, d'esquisses de la thérapie existentielle et de la psychanalyse (association libre, analyse de rêves, ...), des outils de systémique (prescription du symptôme), de TCC (la thérapie aversive aura un succès très très limité) ou encore de Gestalt thérapie, des questionnements sur la relation thérapeutique ou encore sur l'authenticité : Breuer avait la sensation de pouvoir être authentique avec son beau-frère Max ou encore avec Sigismund, cet interne sympathique qui a des idées bizarres sur le psychisme, mais rien de comparable avec ce qu'il vit avec son "patient". Pour autant, cette sensation d'être pleinement authentique est nécessairement faussée par la situation même où il lui dissimule tant de choses, et même en oubliant ça, que faire de ce qu'on se cache à soi-même?

Cet exercice avec des personnages historiques (l'auteur fait un point à la fin sur ce qu'on peut savoir de ce qui a vraiment eu lieu... on peut par exemple savoir que Nietzsche n'a jamais été le patient de Breuer ou, plus surprenant, que Breuer cessant d'être le médecin d'Anna O. après un épisode hystérique où elle a pensé être enceinte de lui relève peut-être de la mythologie), qu'on peut estimer ludique ou improbable ("alors c'est une Suissesse et un Autrichien qui sont en Italie et qui rentrent dans un bar") permet donc de couvrir de nombreux sujets, avec au delà de la résolution du problème principal des questionnements qui risquent d'animer de nombreux·ses thérapeutes et qui donnent l'impression d'avoir mis en difficulté l'auteur lui-même à un moment ou à un autre.

vendredi 10 février 2023

Diriger les consciences, guérir les âmes, d'Hervé Guillemain

 



 Ce travail historique, adaptation de la thèse de doctorat de l'auteur, articule les évolutions respectives de l'influence de la psychiatrie laïque et ecclésiastique sur une période d'environ un siècle. Plus encore que le sujet traité, le titre préfigure ses travaux à venir (un exemple ici ) : au delà du statut de soignant, le statut d'autorité morale sera interrogé en longueur. 

 Peut-être de façon contre-intuitive, que ce soit le long du XIXème siècle ou au début du XXème, c'est le plus souvent une continuité entre médical et religieux qui est observée, au point que la citation de Groddeck qui introduit la conclusion, "J'ai expérimenté et utilisé toutes sortes de traitements médicaux que ce fût d'une manière ou d'une autre et j'ai découvert que tous les chemins mènent à Rome, ceux de la science comme ceux de la charlatanerie", ne surprendra pas le·a lecteur·ice. S'il y a bien des espaces de concurrence, entre la psychiatrie laïque et les institutions religieuses mais aussi entre catholicisme et protestantisme, les évolutions seront dans l'ensemble conjointes, aspect renforcé par le fait que des figures religieuses seront soucieuses d'efficacité dans leur approche de l'encadrement ou de la thérapie  ou que des médecins influents sont par ailleurs croyants. Si au XIXème siècle, par exemple, les institutions religieuses ont plus tendance à relier la maladie mentale aux pêchés capitaux, la différence est avant tout quantitative, et n'est pas si considérable, d'autant que médecins comme prêtres se préoccuperont beaucoup de possession démoniaque et d'exorcismes, avec des désaccords portant plutôt sur les détails de la psychopathologie (quels symptômes correspondent à quelle forme de possession) et des procédures thérapeutiques concrètes. Même des figures encore relativement influentes, telles que Pierre Janet, estiment parfois pratiquer une forme d'exorcisme ("la technique du prêtre est fondée sur la parole, les symboles (noms, dates, objets) et sur une forme de transfert du mal sur l'exorciste. Nommer le mal, l'exorciser, puis le bannir : les projets exorcistique et psychothérapeutique sont similaires"), et des figures ecclésiastiques justifient leur pratique par le pragmatisme ("alors de deux choses l'une, ou bien admettre que ces personnes ont été réellement possédées, puisque l'exorcisme les a guéries, ou bien admettre que l'exorcisme est le meilleur remède pour certains états nerveux que la médecine ne guérit pas"). Le niveau de preuve scientifique a par ailleurs une influence nette sur l'acceptation ou le rejet de telle ou telle approche par l'Eglise : l'hypnose donne certes lieu à des débats (est-ce que sa puissance antalgique est compatible avec une religion qui donne une dimension morale à la souffrance? est-ce qu'un état modifié de conscience ne pose pas question du point de vue de la dualité corps/âme?) mais est prise au sérieux contrairement au magnétisme qui l'a précédée, l'approche localisationniste de la neurologie (une zone du cerveau=une fonction) est incompatible avec la conception moniste de l'âme mais son acceptation s'accroît avec la solidité des éléments apportés (il y a un fossé, de ce point de vue, entre la phrénologie de Gall et la découverte de l'aire de Broca).

 La psychanalyse, arrivée tardivement en France ("Cinq leçons sur la psychanalyse (1909), Psychopathologie de la vie quotidienne (1901) et La Science des rêves (1900) ne sont traduits respectivement qu'en 1921, 1922 et 1926"), est bien entendu objet de débats qui ne sont pas toujours d'ordre strictement psychiatriques (certain·e·s, dans cette approche nouvelle portée par un Juif athée, sont plus préoccupé·e·s par le fait qu'elle soit portée par un Juif athée que par son caractère d'approche nouvelle). De nombreux échanges sont détaillés, y compris certains qui amèneront Freud à adapter quelques points pour une meilleure acceptation. Si sans surprise certains éléments font grincer des dents aux plus conservateur·ice·s (la bisexualité psychique qui postule que l'homosexualité est constitutive du psychisme humain, l'existence d'une sexualité chez l'enfant et même le bébé "pervers polymorphe", ...), d'autres sont au contraire dans la continuité de la pratique religieuse ("l'influence des préoccupations sexuelles est tellement connue que depuis deux mille ans bientôt les prêtres, qui ont la notion sinon du pansexualisme du moins du sexualisme, font de la psychanalyse dans le confessionnal"). C'est l'objet d'une des dernières sous-parties du livre qui suit un ordre chronologique et s'étend jusqu'à 1939, une psychanalyse chrétienne finit par se développer. Dans la période de 110 ans couverte, la possession démoniaque, de centrale, devient marginale, mais ne disparaît jamais tout à fait (l'auteur n'évoque pas les exorcismes encore pratiqués aujourd'hui, mais fait un lien -que je lui laisse- avec le trouble dissociatif de l'identité).

 Ce regard en longueur et documenté sur un passé qui peut sembler lointain et deux institutions qu'on aurait pu attendre bien plus en opposition rappelle à quel point l'équilibre entre science et croyance est une question de degré et à quel point il est difficile de s'en affranchir. Les valeurs morales contemporaines, les normes (la société contemporaine, donc sa psychiatrie, est par exemple patriarcale, postcoloniale et validiste, ce qui a des conséquences particulièrement fortes pour un secteur qui concerne des personnes vulnérables), sont influencées par et influencent l'état de la science, ce qui a des conséquences, à travers le débat public comme à travers les pratiques thérapeutiques concrètes, sur les personnes souffrant de problèmes de santé mentale ou jugées comme telles. Si ce n'est pas l'objet du livre, c'est par ailleurs frustrant de ne pas avoir accès du tout au point de vue des "âmes" désignées dans le titre, même si l'auteur relayera leurs vécus dans d'autres livres.