mardi 31 janvier 2023

Serre-moi fort!, de Susan Johnson

 


 

 Les livres sur le couple ou la thérapie de couple ne manquent pas, mais celui-ci a la spécificité de s'appuyer sur deux postulats forts, en réponse aux frustrations de l'autrice thérapeute débutante et étudiante/chercheuse, qui avait la sensation de passer à côté de quelque chose, au niveau pratique comme au niveau théorique, lorsqu'elle avait affaire à des couples. D'une part, si la théorie de l'attachement, qui reconnaît la relation comme un besoin vital au sens propre, s'est surtout, en particulier dans un premier temps, développée autour de l'enfance voire la petite enfance, Susan Johnson estime que les besoins sont tout aussi primordiaux à l'âge adulte ("les partenaires se comportaient comme si ils se battaient pour leur survie en thérapie parce que c'est exactement ce qu'ils faisaient"). Elle ajoute que dans la société contemporaine plus individualiste, un poids d'autant plus important repose sur la relation amoureuse. D'autre part, élément qui rapproche énormément sa méthode, l'Emotionally Focused Therapy, de l'Approche Centrée sur la Personne (qui n'est pas évoquée là mais l'est dans cet autre livre), les émotions ne sont pas un aspect superficiel de la relation voire un mal nécessaire qu'il faut apprendre à brider pour que les disputes ne prennent pas des proportions impossibles, mais le cœur, l'essence, de la relation amoureuse (sur ce point, elle a mis un temps certain, malgré des preuves empiriques qui s'accumulaient, à être entendue par ses collègues et à se voir accorder une légitimité).

 Du fait que la relation soit un besoin primaire, ce qui génère la tension, l'éloignement, puis la douleur, ce sont paradoxalement des tentatives de se rapprocher, l'expression de la peur de ne pas être aimé par l'autre ("derrière toute la détresse, chaque partenaire demande à l'autre : est-ce que je peux compter sur toi, me reposer sur toi? Est-ce que tu es là pour moi? [...] Est-ce que je suis important pour toi? Est-ce que j'ai de la valeur pour toi, est-ce que tu m'acceptes pleinement? Est-ce que tu as besoin de moi, comptes sur moi?"). Les solutions proposées n'auront donc pas vraiment pour but d'apaiser l'objet des conflits, qui en général n'est pas le vrai sujet, mais de se rapprocher vraiment, d'exprimer les sentiments et les craintes qu'il y a derrière puis, à terme, la vulnérabilité, étape qui certes constitue un risque mais si la personne répond amènera à un rapprochement bien plus profond. L'autrice appelle les Dialogues Démon les mécanismes qui se mettent en place et font que les conflits ne rapprochent pas mais éloignent ("le changement débute en observant les schémas, en concentrant l'attention sur le match plutôt que sur tel ou tel échange") : "trouver le coupable", qui consiste à s'attarder sur les faits et démontrer que l'autre est en tort ("la plupart d'entre nous sommes doués pour faire des reproches"), la Polka de la Protestation, qui sur le mode de l'activation d'un attachement insécure va pousser à des réactions défensives d'agressivité ou au contraire de retrait émotionnel ("en voyant des partenaires exiger et se mettre en retrait, je voyais les concepts de Bowlby sur la détresse provoquée par la séparation"), de manifestation d'indifférence ("les relations d'attachement sont les seuls liens sur la planète où n'importe quelle réaction vaut mieux que pas de réaction"), et la Paralysie ou la Fuite, lorsque les mouvements de la Polka de la Protestation ne sont plus supportables et que la personne ou le couple se coupe de ses émotions. Les Dialogues Démon sont à remplacer progressivement par l'ARE, pour Accessibilité (rester ouvert·e à ce que l'autre communique, malgré les désaccords potentiels et les réactions émotionnelles défensives), Réactivité (montrer que les émotions de l'autre, en particulier les manifestations de vulnérabilité ou qui concernent le lien, ont un impact) et Engagement ("l'attention particulière qu'on ne donne qu'à une personne qu'on aime").

 C'est beaucoup de jargon, beaucoup de références à la théorie de l'attachement, mais l'ensemble est rendu extrêmement concret et accessible par l'abondance de vignettes cliniques. Le mouvement (l'autrice parle souvent de danse) amène à un déplacement de l'enjeu, à une nouvelle rencontre lorsque ce qui était vécu comme une incompréhension, une injustice, révèle une angoisse, une volonté de se rapprocher. Certains éléments spécifiques donnent lieu à un développement, comme les blessures du passé qui ne passent pas, et devront être prises au sérieux et se voir accorder une attention spécifique. L'autrice donne l'exemple de la réaction idéale avec un client qui s'excuse en cinq étapes : elle est d'autant plus admiratrice qu'elle n'a elle-même pas réussi à en faire autant quand elle en a eu besoin ("Il a fallu m'y reprendre à trois fois pour arriver ne serait-ce qu'à la moitié de ce que Ted a intégré dans ses excuses lorsque j'ai vraiment fait du mal à ma fille"). Ce type de blessures, comme les traumatismes qui ne sont pas liés au couple, demandent une vigilance particulière car les réactions peuvent sembler disproportionnées, et la cause ne sera pas forcément identifiée par la personne même (l'autrice elle-même a ressenti une colère explosive en voyant les yeux de son mari qui se fermaient pendant une discussion, avant de comprendre qu'elle avait ressenti cette émotion parce que son ex faisait ça régulièrement pour fuir les conversations importantes), et dans le cas d'un traumatisme ça peut être particulièrement difficile d'en parler car trop douloureux voire honteux. Un chapitre est également consacré à la sexualité, qui pour l'autrice à la fois renforce et mesure l'intensité du lien.

 Les explications théoriques, les très nombreux exemples qui seront forcément parlants, sont renforcés, dans ce livre destiné au grand public, par un guide de questions à se poser et de pistes de réflexion pour chaque problématique évoquée. L'autrice précise que ce livre ne concerne pas les relations abusives, ce qui est le cas pour tout ce qui concerne la thérapie de couple mais peut-être plus encore pour l'EFT qui a pour objet d'ouvrir pleinement à la vulnérabilité.

dimanche 29 janvier 2023

Goupil ou face, de Lou Lubie

 


 

  Depuis la fin de l'adolescence, Lou connaît des périodes sombres, très sombres. Dépression, pas dépression? Les avis des proches ("C'est dangereux de s'autodiagnostiquer" "Impossible, voyons! Elle est trop jeune") et même des professionnel·le·s ("Je ne vais quand même pas vous prescrire des antidépresseurs, si?") divergent. Toujours est-il qu'elle a besoin d'aide, vraiment, et que c'est compliqué d'en trouver ("-Vous êtes jeune, jolie et intelligente. Ça va vite s'arranger. -Et mes crises d'angoisse, comment on les prévient que je suis jeune et jolie?" "La prochaine fois, on va travailler sur le bonheur. CB?"). Certes, il y a des périodes où ça va mieux, et même beaucoup beaucoup mieux, mais la rechute, brutale, reste une menace constante. Une psychologue orientée TCC, la première, pense à un trouble de l'humeur de type cyclothymie (ce qui expliquerait l'échec des traitements précédents), et oriente vers un psychiatre, disponible 2 semaines plus tard, pour une médication appropriée. Entre temps, une nouvelle rechute survient, plus violente que les précédentes, au point qu'une pulsion suicidaire particulièrement forte pousse Lou à se faire hospitaliser en psychiatrie. Nouvelles frustrations ("J'espérais beaucoup de l'hôpital psychiatrique. J'allais avoir une horde de psychiatres à portée de main! En fait, la seule chose qu'on tuait là-bas, c'était le temps"), nouveaux avis contradictoires ("Mais enfin mademoiselle, tout le monde a des variations d'humeur! Les vrais bipolaires, on les remarque très vite. Leur comportement est excessif et risqué. Ils font des achats impulsifs sans en avoir les moyens, ils sortent nus dans la rue... Par exemple. Vous avez déjà acheté deux voitures d'un coup. Non? Vous voyez, vous n'êtes pas bipolaire" "Test infaillible élaboré par une psychiatre : Avez vous déjà acheté deux voitures d'un coup? Oui -->  Vous êtes bipolaire. Non --> Vous n'êtes pas bipolaire"), Lou a toujours urgemment besoin d'aide mais elle en a surtout marre, vraiment marre, des soignant·e·s ("VOS GUEULES! Nan mais c'est dingue! Je vous pose à tous la même question, et chacun me donne une réponse différente!").

 Le diagnostic se confirmera finalement... par un article du Nouvel Obs  sur la cyclothymie dans lequel elle se reconnaîtra fortement. Son problème, jusque là représenté par une sorte de loup terrifiant, sera désormais incarné par un renard ("-Tout ça... tout ça à cause d'un petit renard de rien du tout? -Tu voulais quoi, une baleine? -Mais tu faisais deux mètres de haut et t'étais tout noir et t'avais plein de dents! -Forcément, si tu t'intéresses à moi seulement quand je vais mal!"), pas facile à vivre et encore moins à contrôler pour autant. Le tempérament cyclothymique concerne 6% de la population, mais il peut être plus ou moins intense (le renard de Lou est "un gros relou" selon elle, "beau et vigoureux" selon lui), et constitue non pas seulement un tempérament cyclothymique mais un trouble cyclothymique, un type de bipolarité, aux côtés, dans la classification présentée dans la BD, de la bipolarité de type 1 (celle qui fait acheter deux voitures d'un coup) et de type 2. Au niveau neurologique, elle se caractérise par une instabilité de l'activité de la dopamine, qui alternativement grimpe en flèche, provoquant des crises d'hypomanie (très forte énergie, euphorie ou irritabilité, projets qui se multiplient, besoin intense de nouveauté, ...), ou chute brutalement, faisant basculer dans une période de dépression. Dans la liste des co-morbidités, ou des "(pas) super pouvoirs" du renard, peuvent figurer la boulimie, les troubles obsessionnels compulsifs, la phobie sociale ou les troubles anxieux, ainsi qu'un risque suicidaire extrêmement élevé. Il est a priori impossible de se débarrasser du renard, mais il peut être plus ou moins contrôlé, avec un traitement et une hygiène de vie (alcool, drogues, café, sommeil décalé, stress et antidépresseurs accentuent les symptômes) adaptés et surtout en le connaissant bien et en sachant expliquer aux proches à quoi s'attendre et comment réagir (ne pas prendre personnellement les moments de dépression où la personne se renfermera sur elle-même voire sera agressive, par exemple). Dans l'édition de 2021, 9 pages supplémentaires sont d'ailleurs consacrées aux proches de personnes souffrant d'un trouble cyclothymique.

 Le support de la bande dessinée et l'humour et la pédagogie de l'autrice, l'aspect très incarné de ce récit autobiographique permettent de rendre extrêmement claires certaines informations assez techniques, et alors que le livre rentre vraiment dans le détail des symptômes et de comment y faire face, on ne s'ennuie pas une seconde, aspects dont on mesure d'autant plus l'importance après l'errance diagnostique particulièrement dure décrite dans la première partie.

mercredi 25 janvier 2023

Vaincre la codépendance, de Melody Beattie


 

 Ayant grandi dans un climat de violences familiales, addicte, jeune, à de nombreuses substances (ces aspects sont plus largement développés dans la réédition, toute neuve -2022, soit près de 35 ans après la première!-, donc ne sont peut-être pas encore intégrés aux éditions françaises), l'autrice a été pendant de nombreuses années usagère puis conseillère de groupes de soutien (elle fait un éloge particulièrement marqué d'Alcooliques Anonymes, dont les 12 étapes sont pour elle le seul vrai chemin de guérison). Son expérience a vite été marquée par les proches de personnes dépendantes, qu'elle jugeait manipulatrices, dont elle ne comprenait pas la souffrance. Un premier mariage, idyllique sur le papier, avec un homme alcoolique, alors qu'elle même était sobre, lui a progressivement permis de mieux les comprendre, et de mieux se comprendre elle-même.

 La codépendance est en effet nécessairement difficile à comprendre puisqu'elle est difficile à... définir. Je défie quiconque de lire attentivement la liste de symptômes caractéristiques, étalée sur plus de 10 pages, dont certains, c'est mis en valeur, sont contradictoires, sans s'en sortir avec une migraine. L'autrice s'aventure tout de même à en donner une définition :  "une personne codépendante est une personne qui a laissé le comportement d'une autre l'impacter et qui a pour obsession de contrôler le comportement de cette autre personne". Il sera énormément question d'addiction dans le livre, mais l'autrice rappelle que la codépendance n'y est pas nécessairement liée, et qu'elle peut être plus ou moins intense. Un aspect important est qu'il s'agit souvent d'un apprentissage, une adaptation sur le long terme, et qu'il faut s'attendre à ce que la libération de ses différentes dimensions prenne du temps.

 Le livre est probablement très nourri de la très longue expérience d'intervenante de l'autrice : l'aspect fortement autobiographique donne la sensation d'un échange, et les explications comme les conseils sont directs, la structure du livre permet de l'ouvrir régulièrement pour relire tel ou tel passage, ce qui sera probablement un besoin à divers moment pour une personne qui utilise ce livre pour accompagner le long cheminement de la sortie de la codépendance (ça, et les autres livres de l'autrice sur le sujet). Dans une démarche qui n'est pas sans rappeler ce livre là, il est souvent question de restituer à chacun·e (y compris à soi) ses responsabilités, changer la perception de ses droits (j'ai le droit de ne pas faire confiance en particulier si la personne m'a menti plusieurs fois, j'ai le droit d'exprimer de la colère, de dire non, ..) et ses devoirs (préserver ses propres ressources, que mes "oui" et "non" signifient réellement, respectivement, "oui" et "non"), reprendre progressivement le pouvoir sur soi en renonçant au pouvoir sur l'autre, en particulier en intégrant que l'on est pas responsable du comportement de l'autre (en particulier la consommation de l'autre et ses conséquences, dans le cas de l'addiction). L'autrice fait un lien particulièrement parlant avec le triangle de Karpman : la personne codépendante va dans un premier temps prendre le rôle de sauveur·se en essayant de protéger l'autre de ses propres comportements, puis de persécuteur·ice lorsqu'elle est allée au delà de ce que ses ressources lui permettaient sans résultats et le plus souvent sans gratitude, et enfin de victime lorsque la colère est passée et laisse place à l'impuissance et la culpabilité.

 Le livre est riche théoriquement malgré, c'est largement souligné, la difficulté de circonscrire précisément le concept de codépendance, et surtout le fait qu'il soit largement axé sur la pratique. Son objet est toutefois, c'est assez ostensible, de d'abord accompagner les personnes concernées.

dimanche 22 janvier 2023

Petit guide de l'amour heureux, de Stéphanie Hahusseau

 



 L'autrice passe un bon moment avec Paul. Elle et lui sont déjà en couple, il n'y a donc pas a priori d'ambigüité, et pourtant, elle est de plus en plus à l'affut de ses SMS, mails... et finit brisée lorsqu'elle apprend que ses sentiments, qui sont allés croissants de façon exponentielle, ne sont pas réciproques. Plus tard, elle rencontre Hugues. Même contexte (bon moment passé ensemble, mais pas de recherche d'un côté ni de l'autre d'une relation amoureuse), même niveau d'attirance physique (sans plus), et pourtant, cette fois, ni étincelle ni brasier... enfin, pour elle, parce que des sentiments naissent et s'amplifient de son côté à lui, et c'est cette fois-ci elle qui mettra fin à ses espoirs (elle en parlera plus tard, dans la relation amoureuse, on aime en grande partie être aimé·e, mais là ça ne suffira pas). Deux vécus qui avaient de quoi interpeller une psychiatre, par ailleurs spécialiste des émotions, et qui ont donné naissance à ce livre. Dans la mesure où "si commencer une relation amoureuse est l'un des évènements de vie qui rend le plus heureux, y mettre un terme fait partie de ceux qui ont le plus grand impact négatif sur le bonheur", il y a en effet un sujet!

 De la naissance de la passion qui génère ce fameux sourire niais (mais réveille aussi pas mal de douleurs et d'anxiété si on a eu des expériences éprouvantes) au coup difficile à encaisser de la séparation, en passant par la séduction, la naissance de la relation et son grand huit émotionnel, la sexualité, la consolidation du couple au moment où la bamboche c'est terminé "les hormones, c'est fini" et la parentalité (qui est selon l'autrice une épreuve et non une rampe de lancement, épreuve qui peut s'atténuer proportionnellement à l'implication du père), des explications techniques et des conseils éclaireront de fond en comble l'ensemble des étapes de la relation amoureuse. Les thérapies comportementales et cognitives (principalement) guideront sur la façon de s'emparer du positif, de traverser les épreuves, rendre les conflits (indispensables à la solidité de la relation) moins douloureux et plus constructifs, avec souvent des méthodes précises qu'il faudra prendre le temps d'appliquer (d'autres accessibles plus immédiatement, comme être vigilant·e au fait que vouloir réprimer une émotion -"ne pensez pas à un ours blanc"- va avoir tendance à l'amplifier), et la théorie de l'attachement, entre autres, permettra de mieux comprendre ses attentes et attitudes et celles du ou de la partenaire.

 D'autres éléments viendront de la psychologie évolutionniste, pas toujours très fiable, et renforceront, en insistant sur les traits spécifiquement masculins et féminins, l'aspect très hétérocentré du livre (les couples homosexuels se verront consacrer une phrase, qui indique que pour elles et eux c'est à peu près pareil). Et, si l'ensemble des informations sont sourcées, et que la plupart des sources sont des articles de revues scientifiques (encore que, pour l'accroissement du désir les week-ends de pleine lune pour 30% des femmes, il faudra se contenter de "la rumeur dit que"... c'est 30%, ni 15% ni 40% ni même un tiers, elle est précise, la rumeur!), certains extraits s'apparentent à un bombardement de faits, sans hiérarchisation de leur fiabilité, avec parfois des affirmations contradictoires : ça peut être l'intégration de l'écoute de l'autre à ses propres revendications rejetée de façon sarcastique -avec une blague sur le fait de gifler, ce que je trouve extrêmement douteux-, avant d'être développée de façon plus convaincante, moins caricaturale et... recommandée dans un autre chapitre, ou encore, mon passage préféré : "Si vous vous sentez sexy, vous l'êtes. Quittez ce vieux survêt et cette vieille culotte certes très confortables, mais réellement moches. Soyez sûr de votre charme, bien dans votre corps, un corps propre, doux, parfumé, entretenu par une activité sportive régulière". Ben oui, soyez sûr·e de vous, mais seulement si vous faites du sport, portez de la lingerie et/ou êtes parfumé·e et confiant·e, si vous vous laissez complètement aller (votre quotidien n'est pas un sujet) attendez vous quand même à ce que votre partenaire trouve que vous ne ressemblez à rien! Un aspect inégal particulièrement frustrant dans un livre clairement axé sur la vulgarisation et l'accessibilité, donc où le·a lecteur·ice n'est pas censé·e s'attendre à devoir faire du tri.

 La synthèse est efficace, la lecture agréable, des outils à la fois de compréhension ("l'amour a ses raisons que la raison ignore", mais a surtout des émotions que la raison permet de bien éclairer) et d'action sont proposés pour une multiplicité de situations, mais je garde des regrets pour les passages qui m'ont fait grincer des dents, pour les raisons exposées plus haut.

lundi 16 janvier 2023

Politicizing the person-centred approach, dirigé par Gillian Proctor, Mick Cooper, Pete Sanders et Beryl Malcolm

 



 Si l'Approche Centrée sur la Personne a tardé à être explicitement politique (il a fallu attendre 35 ans entre le premier livre de Carl Rogers et son Manifeste personnaliste), elle l'est par essence depuis ses débuts, en supprimant le statut de sachant du ou de la thérapeute ce qui n'est pas sans enjeux, et cet aspect est allé en se renforçant, en particulier avec des prises de positions radicales et des actions allant dans ce sens dans le domaine de la pédagogie, ou encore quand Rogers se demande pourquoi la société a la drôle d'idée de centrer les relations amoureuses autour du couple, au point qu'il s'approprie le qualificatif de "révolutionnaire tranquille" (et j'ai d'ailleurs fait mon mémoire sur cet aspect du travail de Rogers) (mon mémoire est fini, yay!!!).

 Ce livre est constitué de nombreuses interventions dans l'ensemble brèves qui rendent hommage à, mais surtout se proposent de renforcer, que ce soit au niveau théorique ou au niveau pratique, cette dimension, se demandent comment décentrer l'Approche Centrée sur la Personne de la personne et plus l'orienter vers la société. En effet, quand "un enfant meurt toutes les 15 secondes du fait du manque d'eau potable, plus de 30 000 décès quotidien sont évitables, la moitié de la population d'Afrique sub-saharienne vit avec moins d'un Dollar par jour -soit la moitié des subventions accordées pour une vache européenne-, un sixième de l'humanité vit dans des bidonvilles", faire des groupes de rencontres, ça peut paraître manquer d'ambition. Plusieurs articles sont d'ailleurs consacrés à l'aide aux personnes les plus démunies économiquement. L'un, écrit à quatre mains, décrit la mise en place d'écoute gratuite auprès d'une population très défavorisée au Brésil : contrairement à certaines idées reçues (qui ont d'ailleurs été opposées aux organisateur·ice·s du projet), même dans les pires conditions matérielles, cette assistance psychologique a un vrai intérêt (dans d'autres articles, des éléments sont donnés pour aider à répondre à la question d'aider matériellement -ce qui renforce la relation thérapeutique en confirmant très concrètement l'engagement du ou de la thérapeute- ou non -pour éviter de créer ou renforcer une verticalité dans la relation-).

 L'enjeu de la communication est aussi difficilement contournable, dans la mesure où la conflictualité est un des aspects constitutifs des enjeux politiques. Rosemary Hopkins observe par exemple sa difficulté à concilier le partage de la colère des victimes et l'empathie, l'approche positive inconditionnelle, envers les bourreaux qui sont de fait aussi des êtres humains (mais leur redonner leur humanité, c'est aussi les responsabiliser, ce qui dans certains cas ne facilite pas nécessairement l'empathie). Fiona Hall décrit un projet pédagogique prometteur qui a connu une fin frustrante, ce qu'elle attribue entre autres à la difficulté de trouver un équilibre entre écouter vraiment les personnes disons les moins enthousiastes, et ne pas leur donner une place disproportionnée. Dave Mearns fait part de son dilemme, avec des exemples concrets, lorsqu'il organise des choses qui nécessitent un soutien institutionnel : certes se draper de pureté idéologique a l'avantage du confort mais l'inconvénient d'amener à l'immobilisme, mais rentrer dans des cases pour obtenir des moyens indispensables, est-ce que ce n'est pas légitimer et renforcer les cases en question ("les services d'assistance sont d'abord là pour avoir l'air d'aider")? Il ajoute que les critères quantitatifs, pour justifier de l'intérêt d'un projet, peuvent être remplacés ou contournés par le récit de parcours de vie liés au projet en question ("les administrateurs aussi sont des personnes").

 Un point commun entre l'objectivité affichée de critères administratifs ou de la recherche en général et la subjectivité de l'Approche Centrée sur la Personne est le risque de voiler les inégalités insidieuses. En effet, la société contemporaine est extrêmement inégalitaire, et les inégalités, les discriminations, ne se limitent pas à la sphère économique. De la même façon que l'objectivité de la recherche n'est pas si objective et ne permet pas d'échapper à un point de vue par défaut raciste et sexiste (des exemples concrets sont donnés en ce qui concerne le sexisme), la focale portée sur le développement individuel peut détourner l'attention de la diversité des contextes. Rogers s'est incontestablement emparé de cette question ("Rogers, avec son histoire de la pomme de terre, reconnaît clairement l'existence d'environnements différents (et inégaux), ce qui a une forte résonance avec beaucoup de réflexions féministes et anti-racistes"), mais pour autant cet enjeu peut vite être oublié, surtout lorsqu'il rappelle des réalités inconfortables ("les thérapeutes ont plus de chances d'être blancs et de classe moyenne"). Les conséquences concrètes sont détaillées dans plusieurs articles du livre, par exemple la frustration de ne pas être représenté·e, les introjects différents en particulier en ce qui concerne l'expression de la colère (Bea White décrit l'équilibre délicat, pour les femmes victimes de violences passées ou présentes, entre renforcer l'horizontalité -en particulier en ne répondant pas aux questions posées pour rappeler que le·a thérapeute n'aura pas de meilleure réponse que le·a client·e- pour redonner du pouvoir et nommer les situations de violences car ne pas le faire risque de légitimer le discours intégré de culpabilisation des victimes), la difficulté à comprendre ce que signifie "plus de pouvoir" pour la personne (c'est le cas de Suzanne Keys avec un étudiant handicapé) et la sensation d'être jugé·e. L'un des articles constitue en un rappel technique sur la notion de privilège, s'appuyant fortement sur ce texte, que pour l'anecdote j'ai traduit (je peux donc vous l'envoyer en français si vous me le demandez par mail).

 Voisin mais distinct de la discrimination, le sujet de l'interculturalité est également abordé, rappelant en particulier que le rapport à l'horizontalité est encore plus compliqué dans certaines cultures et que dans cette mesure la non-directivité peut être mal vécue (en général elle est mal vécue par tout le monde au début, mais là encore plus) ou encore que des personnes issues de cultures plus collectivistes auront plus de mal à s'impliquer dans le développement de leur personne. Dans un article particulièrement intéressant, Rundeep Sembi, Sikh, raconte comment elle s'est débattue avec la connotation presque opposée du pronom "je" dans l'Approche Centrée sur la Personne (subjectivité, responsabilisation, affirmation de liberté, ...) et parmi ses proches (orgueil mal placé, égoïsme, ...). Les beaux principes universels ne sont pas nécessairement si universels que ça...

 Le livre est riche et exigeant, et la diversité des interventions est fortement au service du propos. Il n'existe malheureusement qu'en anglais, et profitera plus, je pense, aux personnes qui ont déjà de bonnes connaissances sur l'ACP (c'est plus intéressant d'être sensibilisé aux espaces de fragilité de l'édifice après en avoir constaté dans un premier temps la solidité), même si je pense que beaucoup de questionnements peuvent rejoindre ceux d'autres approches voire de l'engagement en général.

mardi 10 janvier 2023

Le bourreau de l'amour, d'Irvin Yalom


 Avec 10 chroniques de thérapie, Irvin Yalom rend plus vivants encore les thèmes explorés dans Thérapie Existentielle : la peur de la mort et du vieillissement, le sens de la vie, la solitude existentielle, la liberté (et l'insécurité effrayante qu'implique le fait de lâcher prise pour s'en emparer), seront tout ou partie des thèmes incarnés, parfois après avoir surmonté un blocage conséquent (souvent manifesté par une focalisation sur les aspects factuels du problème qui a motivé le début de la thérapie, ou l'absence d'émotions autres que superficielles dans les échanges malgré les tentatives parfois désespérées du thérapeute), par les client·e·s dont le parcours est raconté. 

 Une ancienne danseuse qui s'accroche douloureusement à la parenthèse enchantée d'une brève liaison avec son thérapeute bien plus jeune qu'elle il y a 8 ans (Yalom est particulièrement remonté contre le thérapeute en question avant de le rencontrer et de voir que la situation n'était pas ce qu'elle semblait furieusement être), un chercheur qui souffre de symptômes de dépression et d'anxiété extrêmement graves à l'idée d'ouvrir trois lettres de l'Université que pour autant il n'ouvre pas malgré les efforts répétés de son thérapeute, plus d'une fois lui-même à bout, un homme qui souffre d'impuissance sexuelle et de migraines paralysantes à l'approche de la retraite mais ça n'a rien à voir d'ailleurs pourquoi ça aurait quelque chose à voir sa seule raison de travailler c'était de financer sa retraite (son incapacité initiale à parler de ses émotions contraste avec un univers onirique particulièrement vif), figurent parmi les passagers de ce voyage marquant (qu'Irvin Yalom a d'ailleurs écrit alors qu'il était lui-même en voyage).

 En plus des thèmes forts de la thérapie existentielle, et de la difficulté, malgré la souffrance initiale, de lâcher ses défenses et s'en emparer pour changer vraiment (aller mieux suppose souvent dans un premier temps d'aller encore moins bien), le livre est aussi marqué par les difficultés épiques ("la rationalité et la précision sont rarement récompensées dans la thérapie"), racontées avec beaucoup de transparence, de Yalom, personnage commun aux dix histoires racontées. Impatience, orgueil, focalisation sur un objectif au détriment d'autres, voire répulsion envahissante envers une cliente obèse (il apprend avec horreur, en fin de thérapie, qu'elle s'en était aperçue depuis le début... la transparence dans ce chapitre spécifique n'est d'ailleurs pas sans inconvénient, l'obésité en particulier féminine étant violemment stigmatisée socialement sans qu'il n'en rajoute en détaillant de façon crue ses représentations, ce qui a été vertement reproché à l'auteur par plusieurs lectrices), et lutte intérieure pour assurer le travail thérapeutique en espérant très fort que tout ça ne se voie pas :  si on assiste à de magnifiques moments de thérapie, l'auteur est lui-même souvent en mouvement, et l'exigence de son implication et de l'authenticité qu'implique son modèle thérapeutique, l'un des piliers du livre, est rappelé avec humilité.

 Les histoires sont à la fois prenantes, accessibles et riches, elles peuvent parfaitement constituer une introduction plus accessible à Thérapie Existentielle, et je ne serais pas surpris que plusieurs lectures permettent d'en découvrir autant d'aspects.

samedi 7 janvier 2023

Classic Writings in the Person-Centered Approach, dirigé par David Cain


 Le terme de "classiques" est peut-être un peu fort puisque le livre est une compilation d'articles de la revue Person-Centered Review (deuxième moitié des années 80, soit sur la fin de la vie de Rogers, sachant qu'il a été actif à peu près jusqu'au bout) et non un recensement de textes fondateurs venant de différents supports, mais vu que le livre regroupe 58 articles (dont plusieurs de Rogers himself!), il y a de quoi s'occuper, au niveau de la quantité mais aussi au niveau de la qualité.

 Les sujets, les approches (du très concret au très philosophique), sont très divers, concernant des thèmes aussi variés que les rapports de Rogers avec l'ACP (9 articles quand même, dont deux de Rogers, l'un particulièrement intéressant où il explique que le reflet des sentiments n'est pour lui pas une tentative de "faire un reflet des sentiments" mais de s'assurer qu'il a bien compris la personne, ce qui de fait aboutit à un reflet des sentiments, avec l'effet thérapeutique qui fait l'essence de l'ACP), la psychothérapie (oui, ça peut servir), enfance et famille (thème d'autant plus intéressant qu'il est peu abordé directement par Rogers) avec des comparaisons avec l'approche systémique ou un article de Charles O'Leary, l'éducation (un incontournable!) et la recherche (avec des articles qui auraient probablement gagné à moins se donner l'impératif de diaboliser l'approche positiviste - hypothèse-expérimentation-adapation de l'hypothèse aux résultats-nouvelles hypothèses-etc... -, démarche d'autant plus surprenante que l'ACP s'est construite comme ça du moins dans un premier temps, et de faire l'éloge peu nuancé des approches plus phénoménologiques -le livre de Clark Moustakas, auteur d'un des articles, sur cette méthodologie devrait trouver son chemin sur ce blog, mais je ne sais pas quand-, mais le propos reste riche et documenté dans son ensemble), et s'achève sur une partie consacrée aux débats.

 Un premier débat constitué de trois articles concerne le thème de la non-directivité. L'un, particulièrement intéressant, de Barry Grant, distingue la non-directivité par principe (je suis non-directif·ve parce que ma raison d'être en tant que thérapeute est de redonner le pouvoir aux client·e·s en leur offrant cet espace) et la non-directivité instrumentale (je suis non-directif·ve parce que ça marche), tout en précisant que les textes de Rogers ne permettent pas de trancher, même si les tenant·e·s de l'une ou l'autre approche pourront estimer par leur interprétation qu'il leur donne raison. Le second débat porte sur le diagnostic, ce qui interpelle en soi puisque le diagnostic n'est pas censé concerner l'ACP (un point commun partagé, par exemple, avec le triathlon, et pourtant, alors qu'un article et a fortiori un débat sur le triathlon n'auraient pas particulièrement eu de sens, le débat sur le diagnostic en a assez pour occuper plusieurs auteur·ice·s), et le troisième sur le transfert, constitué d'un article très étayé de John Shlien (qui est plutôt défavorable à son utilisation dans la thérapie) sur la genèse du concept en psychanalyse, de réponses à cet article (dont une de Carl Rogers), et de sa réponse détaillée à l'ensemble des réponses. L'un des aspects qui fait la richesse des deux débats est la difficulté, pour des éléments qui vus de loin semblent aller de soi, d'identifier ce qu'ils constituent vraiment. Critiquer le diagnostic, ça peut être critiquer la difficulté de faire un diagnostic précis (donnant une fausse impression d'objectivité alors que plusieurs psychiatres ne seraient pas nécessairement d'accord pour indiquer que telle personne souffre de telle pathologie) ou critiquer le concept de diagnostic en soi (avec par exemple l'argument, que je n'ai par ailleurs toujours pas compris depuis ma L1, que faire un diagnostic reviendrait à réduire la personne à sa pathologie). Critiquer le transfert, ça peut être comme Rogers estimer que le transfert est un mouvement émotionnel à prendre en considération au même titre que les autres, être réticent·e à estimer que quelque chose qui se manifeste dans l'ici et maintenant est un copié-collé plus ou moins nuancé du passé, se demander si ce concept n'est pas un transfert de responsabilité un peu facile qui éloigne de la relation réelle entre client·e et thérapeute, ou encore, plus concrètement, comment répondre à un·e client·e amoureux·se ou attiré·e physiquement par le·a thérapeute qui exprime une envie de passer à l'acte (ce qui revient à faire l'exercice d'équilibriste de rester dans l'écoute empathique, et de donner une réponse négative ferme tout en restant attentif·ve à l'impact sur la relation thérapeutique).

 Le livre dans son ensemble constitue donc un outil imposant mais riche, malheureusement pas traduit en français, qui révèle et renforce la richesse et la vitalité de l'ACP.