dimanche 28 février 2021

La part rêvée, de Bernard Lahire


 

  Après un premier livre qui détaille la genèse et la méthodologie de sa méthode d'analyse de rêves, Bernard Lahire passe aux travaux pratiques (une configuration qui sera familière aux rôlistes qui ont l'habitude d'acheter un livre de règles qui leur servira à comprendre les autres livres pour pouvoir jouer) avec l'analyse, sur la longueur, des rêves de huit personnes (en plus de deux rêves d'enfants isolés étudiés en annexe), mais aussi de réactions aux critiques du premier volume. Le cœur du livre sera donc on ne peut plus concret, et les données nécessaires (retranscription des rêves et éléments de contexte) seront fournies aux lecteur.ice.s qui auraient envie de faire le travail d'interprétation eux.elles-mêmes.

 L'auteur prend la peine de prévenir que son livre ne se lit pas comme un roman (c'est bon à savoir, vu qu'il fait plus de 1000 pages), et en effet le contenu est assez répétitif : retranscription du rêve, puis analyse qui croise les éléments de contexte le plus souvent fournis par la personne qui rêve avec le récit, les éléments mis en lumière lors des entretiens sociologiques (c'est une estimation, mais je pense que pour ce travail, Bernard Lahire a totalisé à peu près 500 ans d'entretiens), et le travail, personnel ou collaboratif, d'interprétation, le tout avec, vous ne devinerez jamais, des problématiques, voire des images métaphoriques, souvent récurrentes. Pour autant, l'ensemble est loin d'être ennuyeux, en grande partie parce que si les rêves d'une même personne ont tendance à se ressembler entre eux (mais c'est aussi un moyen de mieux mettre en lumière les moments de changement, de bascule), les contenus, sur le fond comme sur la forme, sont très différents d'une personne à l'autre (ce qui permet de se rendre compte de l'efficacité de la méthodologie!). Certes, de la même façon que les blagues sur Freud qui voit de la sexualité partout sont légion, c'est souvent très tentant de faire des blagues sur Bernard Lahire qui voit des tensions entre classes sociales partout, mais l'auteur n'a aucun respect pour mes vannes puisque, par exemple, dans un rêve où il est question de cigares, il analyse les deux aspects.

 Si la lecture peut effectivement être difficile, ce n'est donc pas pour une question d'ennui, ni de complexité (les fondamentaux de la méthodologie sont simples à comprendre et clairement expliqués) mais parce que, il est connu pour ça depuis Freud, le rêve ne ment pas : pas seulement parce que (Lahire argumente de façon très convaincante son désaccord avec Freud sur ce point dans le premier volume) la censure y est absente (sexualité, violence... et même préjugés racistes -peu importe que la personne concernée soit fermement opposée au racisme par ailleurs- apparaissent sans filtre, en tout cas pas avec les filtres que le.a rêveur.se aimerait mettre), mais aussi parce que les préoccupations, les inquiétudes, les angoisses, les plus profondes et authentiques apparaissent encore et encore. De l'angoisse de l'examen scolaire à venir (et même passé!) aux violences sexuelles subies dans l'enfance (c'est le cas pour les deux dernières personnes étudiées) en passant par les conflits familiaux, la sensation de ne pas être à sa place, l'agressivité non exprimée, le plus présent, le plus fondamental émerge, et ce travail de recherche a parfois été source de vécus émotionnels intenses pour les personnes étudiées. La lecture m'a personnellement plusieurs fois rappelé l'effet des groupes de rencontre rogériens, où l'émotion de l'autre peut impacter, parfois par surprise, parfois de plus en plus fort.

 Le contenu est clair, la démarche est très originale et les enjeux, au-delà de l'enrichissement évident de la psychologie clinique ou même de la méthodologie de recherche (un point souvent abordé, pour ce sujet vraiment pas évident a priori à approcher de façon rigoureuse), sont nombreux (ce n'est rien de moins qu'une nouvelle forme d'entretien sociologique, avec tout ce que ça peut impliquer), et la quantité d'exemples est conséquente (la forme permet de se rendre compte de tout ce qu'apporte un travail sur la longueur!). Si ce volume et son prédécesseur apportent beaucoup en eux-mêmes, ils donnent surtout envie de voir la méthodologie être utilisée et s'affiner et se développer.

vendredi 12 février 2021

Musiques confidentielles, de Sabrina Lomel




 L'autrice m'a gentiment proposé la lecture de son roman, autoédité, que vous pouvez retrouver ici : https://www.librinova.com/librairie/sabrina-lomel/musiques-confidentielles

 Depuis toute petite, Gabrielle Turet a l'oreille musicale, "cette étrange manie de faire résonner des mots plus que d'autres et de transformer les sentiments en de singulières musiques". Son attirance pour l'écoute est d'ailleurs remarquée par son entourage ("c'est ainsi qu'ont commencé mes premières consultations, au Balto, entre le flipper et le baby-foot"). Une rencontre avec Freud plus tard, la vocation de psychanalyste s'impose comme une évidence, jusqu'à franchir les étapes ardues des études de psychologie et surtout de la recherche épique de premiers postes. Autant dire qu'avec sa collègue infirmière Sarah, qui situe plutôt son talent dans la sphère olfactive ("ses airs brusques et son vocabulaire fleuri pourraient laisser supposer qu'elle manque de finesse et de discernement, pourtant, il n'en est rien", "elle flaire la souffrance, la perversion, la discordance comme un chien de chasse et inutile de lui parler de théorie, ça la barbe"), elles forment une équipe rodée dans l'hôpital où elles travaillent. Et pourtant, à un retour de vacances en Grèce, la musique a disparu. Le feu que Gabrielle cherche à rallumer pour arriver à la fin de sa journée de travail n'est même pas le feu de la passion mais un simple carburant. Elle fait probablement bien semblant ("je souris, les regarde, incline légèrement la tête en signe de compassion ou la secoue pour souligner que j'ai bien entendu"), mais elle fait semblant ("toujours les mêmes mots, les mêmes histoires, les mêmes demandes"). Et elle constitue un dossier pour préparer un CAP de fleuriste.

 C'est à ce moment qu'elle rencontre Oscar, étudiante aussi engagée qu'introvertie, qui vient échanger avec des patient.e.s de façon informelle à l'hôpital, parce qu'elle a envie d'apprendre la rencontre, l'humanité, avant que l'Université ne lui remplisse la tête de théorie, plutôt que de faire le chemin inverse. Gabrielle et Oscar, dans une dynamique opposée, ne se rencontreront de façon intime qu'après quelques échanges à la machine à café, alors même que les conversations superficielles leur insupportent, et se confieront mutuellement le poids insoutenable qu'elles portent à ce moment précis de leur vie. Si son aboutissement est cette rencontre, cette expression, tous artifices disparu, de vulnérabilité mutuelle, le roman fait partager au.à la lecteur.ice le parcours professionnel de Gabrielle. Les difficultés certes, le contenu parfois frustrant des enseignements de la fac (d'orientation très très psychanalytique), les problèmes matériels posés par la nécessiter de financer son analyse personnelle en parallèle de l'Université, puis par la bagarre, une fois le diplôme obtenu, pour des postes mal payés et à temps très partiel, mais aussi la recherche d'authenticité, de rencontre, ces moments où la théorie (parfois même qualifiée de paravent) ne suffit pas, comme cet appel reçu de nuit sur une ligne d'astreinte, depuis le confort de son canapé, d'un opposant politique en Côte d'Ivoire qui entend, pendant la guerre civile, des coups à sa porte, recherche d'authenticité qui s'exprime aussi dans des moments de colère lors des entretiens d'embauche, où il faut séduire l'employeur.se dans un rapport de force tellement déséquilibré, non pas par amour du poste en particulier mais parce que la situation fait que, pour n'importe quel poste, il faut se battre contre d'autres candidat.e.s qui subissent la même pression.

 "Pour pouvoir aider les autres, il faut avoir des ressources, beaucoup de ressources", rappelle Gabrielle à Oscar du haut de son parcours. Et pourtant, elle a énormément donné, à deux patients en particulier. Le premier par nécessité (humaine? professionnelle?), parce que personne n'était là pour le faire à sa place. Jules, enfant de douze ans qui grandit en foyer, vient de perdre ses deux sœurs dans un accident de minibus, en plus d'avoir subi une grave blessure à la main qui va nécessiter des soins douloureux. C'est elle qui va devoir annoncer ces décès, et qui va prendre la responsabilité d'être là pour lui, de l'accompagner, physiquement, humainement, malgré les heures sups que ça implique à des horaires improbables et surtout malgré l'hostilité grandissante du personnel qui l'estime responsable des colères violentes de Jules. C'est à ce moment qu'elle va rencontrer Sarah, qui va l'épauler dans ce besoin de présence, l'aider à construire cette relation qui consiste à être là pour que sur le long terme Jules puisse se construire sans elles. Mais c'est surtout dans l'accompagnement de Vincent qu'elle ne s'est peut-être pas suffisamment préoccupée de ses ressources. Pour cette première thérapie à domicile, configuration d'abord choisie pour des raisons économiques (les loyers parisiens d'un cabinet pour faire du libéral à temps partiel... ouch!), Gabrielle s'est bien posée des questions sur le cadre, mais après tout, elle a expérimenté assez de déclinaisons de ce fameux cadre (du téléphone la nuit au self de l'hôpital quand son bureau était pris) pour tenter l'expérience. Cet ancien trader amputé du bras suite à une tentative de suicide, à l'humour particulier, lui aussi à la recherche d'une rencontre d'humain à humain plutôt que de professionnel.le à usager, va lui faire vivre l'expérience la plus intense qu'elle ait vécu professionnellement, peut-être au delà de ses limites, comme elle le confiera à Oscar, alors qu'elle n'avait rien dit même à Sarah.

 La force du roman est qu'il reprend, avec intensité, de nombreux questionnements propres à ce métier, matériels mais surtout internes, là où on engage son humanité, où nos limites peuvent être brusquement atteintes quand on ne s'y attend pas nécessairement. Le point de départ, la volonté de reconversion, parlera particulièrement, j'imagine, aux étudiant.e.s qui comme moi se sont inscrit.e.s à l'IED pour faire une reconversion dans l'autre sens!

jeudi 11 février 2021

La thérapie par la Chozif', dirigé par Cécile Wyler



 Ce livre présente la Chozif', méthode à part entière ou complémentaire avec, d'après la couverture, l'hypnothérapie, la psychanalyse, la PNL ou l'accompagnement existentiel. La recherche de spontanéité, l'aspect ludique, ont vite évoqué pour moi la play therapy rogérienne, mais le.a thérapeute Chozif' est plus proactif.ve (même si chacun.e a sa sensibilité, selon sa formation de base) et, surtout, le.a patactif.ve (rien à voir, sauf erreur de ma part, avec les patates, c'est un néologisme constitué de patient.e et actif.ve) peut parfaitement être un.e adulte : les atouts, tels que l'implication potentielle des cinq sens (la vue bien sûr, mais les objets symboles peuvent parfaitement être olfactifs ou gustatifs), l'écoute du ressenti plutôt que du mental, le décalage permis par l'aspect ludique, sont nombreux. Bien qu'une ancienne co-étudiante de l'IED ait participé à l'écriture, il va de soi que ce résumé va être parfaitement objectif, puisque je suis évidemment objectif en toutes circonstances.

 J'ai parlé de mes pensées qui pendant la lecture s'orientaient vers la play therapy (L'analogie, cœur de la pensée s'est aussi invité plus d'une fois)... mais j'étais le plus souvent pris au dépourvu, théoriquement parlant, au début du livre. Les influences majeures semblent en effet être l'hypnose ericksonienne (d'ailleurs très souvent utilisée dans les vignettes cliniques), la PNL, et surtout la psychanalyse jungienne dont les archétypes sont très souvent évoqués, autant de modèles théoriques que je ne fréquente pour l'instant que de loin (surtout Jung)... sans parler des nombreuses références à l'ésotérisme, qui personnellement me parlent peu (bon, Cécile Wyler conseille aussi de se nourrir au maximum de contes de fées de toutes époques et origines, initiative que je ne peux que trouver enrichissante). Difficile, donc, de me raccrocher à quelque chose de concret pendant la première partie de la lecture, exemples de protocoles détaillés ou non. Mais... c'est au moment des vignettes cliniques que les choses sérieuses commencent! La richesses des utilisations possibles du stock d'objets (figurines, plumes, bracelets, huiles essentielles, ...), de la façon dont les patactif.ve.s présenté.e.s dans les exemples, enthousiastes ou réticent.e.s, se laissent toucher profondément par une proposition (parfois après de nombreux échecs thérapeutiques, comme Chloé qui écrit un court texte évoquant le conte correspondant à chaque séance rapportée, dont un sur les tentatives de transformer son trouble du comportement alimentaire qui s'est incarné en ogre difforme), les perceptions et mouvements possibles (observer le positionnement respectif des objets -qui regarde qui-, les ressentis lorsqu'un objet négatif se rapproche, s'éloigne, est dissimulé, ...), les options offertes quand la séance prend fin (prendre une photo, garder un objet... voire en balancer par la fenêtre, sous réserve que ça ne risque pas d'atterrir sur des passant.e.s). Derrière un aspect ludique, bac à sable, la Chozif' permet d'apaiser des situations douloureuses, des souffrances graves.

 La méthode, si j'ai bien compris, est récente, difficile donc d'avoir du recul sur les promesses qu'elle peut tenir (et, comme le monde est bien fait, Cécile Wyler, qui dirige le livre, propose également des formation aux thérapeutes qui voudraient approfondir), mais les vignettes cliniques, tant pour leur résultat que pour la façon d'y arriver, sont pour le moins enthousiasmantes, et l'outil semble particulièrement adapté aux thérapeutes qui voudraient inviter le jeu, la créativité, dans leur pratique.

jeudi 4 février 2021

Comment faire rire un paranoïaque? de François Roustang


  Si le titre est pour le moins intrigant (c'est vrai, ça, comment on fait pour faire rire un.e paranoïaque?), il semble pourtant viser un public extrêmement restreint (admettez que vous ne vous posez pas cette question très souvent...), d'autant que le livre ne s'adresse pas aux humoristes mais bien aux thérapeutes (plus particulièrement aux psychanalystes). Hors, c'est explicité dans l'avant propos, cet instant désigne en fait l'essence même de la thérapie : c'est l'instant où le.a thérapeute a suffisamment abaissé ses propres défenses, levé le masque du statut et de la technique, permettant au.à la patient.e, même paranoïaque, d'être suffisamment sécurisé.e, de se permettre d'abaisser en retour ses propres défenses, et de rire avec le.a psychanalyste. C'est l'instant où la rencontre véritable peut enfin advenir.

 Ce signe "égal" entre la rencontre véritable et la guérison est fait par l'auteur suite à un travail important sur la notion de transfert : le.a thérapeute, du point de vue du.de la patient.e, est d'abord (et, potentiellement, longtemps) un.e thérapeute imaginaire, correspondant à ses représentations. Cette représentation prolonge l'enfermement dans les symptômes, dans la plainte, qui avaient initialement motivé la thérapie ("tant que demeure le transfert nous sommes tendus vers l'autre tout-puissant auquel nous demandons la reconnaissance"), et il sera d'autant plus difficile d'en sortir que la guérison en profondeur implique un saut du connu vers l'inconnu ("la tentation de se plaindre vient d'être retirée à l'analysant, celle d'attribuer ses malheurs", "il est désormais seul au monde face à la vie"), loin du confort du symptôme puis du transfert ("il s'agit pour commencer de distraire le patient de ce qu'il est venu explicitement demander, et de faire porter son attention sur ce qu'il est venu implicitement demander et qu'il fait tout pour ne pas considérer"). Hors ce saut dans l'inconnu nécessite, pour sortir de l'éventuel enlisement dans le transfert, un mouvement de l'analyste lui.elle-même : pour toucher le.a patient.e, il.elle doit se laisser toucher aussi ("la fin de l'analyse commence par la modification de l'analyste"), et renoncer au confort que peut avoir le statut de thérapeute ("faire de l'autre peut donc consister à produire un automate, et c'est pratiquement toujours ce que ne peut pas s'empêcher de viser un éducateur (ou un analyste) avec toutes les justifications d'usage").

 Si le propos, la thématique sont assez constants dans la série d'articles qui constitue ce livre, ils voisinent avec d'autres articles (un en particulier, "Sur l'épistémologie de la psychanalyse") qui critiquent fermement la psychanalyse. Il y a pourtant une continuité qui devient rapidement assez claire : lorsqu'il écrit que la psychanalyse est un mythe et non une science car les concepts développés ne servent qu'à créer une légitimité aux concepts précédents (on tire, par exemple, telle ou telle conclusion de l'existence de l'inconscient, mais lesdites conclusions ne démontrent pas l'existence de l'inconscient), que le passage de Lacan par la linguistique n'est que le même tour de passe-passe en plus élaboré, quand il constate que la première génération de psychanalystes s'est démarquée de Freud alors que la tendance, plus tard, était au contraire d'être d'accord avec ses propres maîtres ("nous prenons le discours de Freud si nous sommes freudiens, celui de Mélanie Klein si nous sommes kleiniens, celui de Lacan si nous sommes lacaniens, pour des discours qui disent le vrai, et que nous aurions seulement à assimiler, à reproduire et, éventuellement, à développer"), est-ce que ce n'est pas une invitation à renoncer activement à notre orgueil, à la confiance dans nos propres fondations, et à rechercher le mouvement? La relation thérapeutique proposée par François Roustang consiste à avoir comme objectif, quand c'est le moment, l'explosion plutôt que la continuité, de renoncer à la stabilité quand elle n'a plus sa place, ce qui ressemble furieusement à son attitude épistémique.

 En parlant d'épistémie, difficile d'évaluer l'efficacité de la proposition, d'autant que peu (euphémisme) de vignettes cliniques sont proposées pour savoir comment il s'y prend concrètement. La démarche provocatrice de s'adresser à des expert.e.s (revues de psychanalyse, conférences, ...) pour critiquer avec virulence les limites de l'expertise reste intéressante, et constitue un plaidoyer très énergique pour une thérapie constituée d'ouverture authentique, de mouvement, de rencontre.

lundi 1 février 2021

Psychologie existentielle, dirigé par Rollo May


 Ce livre à plusieurs voix, dont des très grands noms tels que Rogers ou Maslow (même si 60% du contenu est rédigé par Rollo May!), est comme un entretien d'embauche de l'existentialisme par la psychothérapie ("l'existentialisme n'est pas un système thérapeutique mais une attitude envers la thérapie"). Le titre du chapitre d'Abraham Maslow, "Quel intérêt pour nous, les thérapeutes?", pourrait en effet être le titre de l'ouvrage.

 Si des critiques envers l'existentialisme sont formulées de façon très transparente (Gordon Allport déplore par exemple que les textes philosophiques fondateurs sont presque incompréhensibles, ou encore constate que l'existentialisme européen insiste plus sur les aspects sombres, alors que les applications américaines vont plus s'orienter vers les leviers positifs), si des limites sont désignées, ce sont surtout les insuffisances des modèles thérapeutiques existants qui sont pointées du doigt : de la même façon qu'expliquer l'art ou la religion ne permet pas d'en contacter l'essence, que ce soit en psychanalyse ou dans les approches comportementales naissantes, prédire, comprendre, ce n'est pas rencontrer la personne ("le dogme technique protège le psychologue et le psychiatre de sa propre anxiété"). Herman Feifel regrette, tout en accompagnant son argumentation de pas mal de données, qu'on ne donne pas suffisamment de place à la mort (ironiquement, la dernière édition du livre aura lieu la même année que la sortie de celui d'Elisabeth Kubler-Ross, qui va faire beaucoup pour combler cette lacune).

 Intégrer l'existentialisme à la psychothérapie, heureusement, ne se limite pas à clamer la main sur le cœur des mots très élégants comme "anxiété" ou "liberté radicale" tout en se rappelant de temps en temps que personne n'échappe à son destin final. Rollo May donne le ton dès le début en rappelant à quel point, lorsqu'il a souffert d'une tuberculose, les écrits de Freud, si importants soient-ils (ils sont tellement importants qu'il prend la peine de traduire, par exemple, le concept psychanalytique de transfert en langage existentialiste), l'ont beaucoup moins aidé, ont beaucoup moins aidé ses patient.e.s en souffrance, que les écrits de Kierkegaard. Des exemples plus concrets sont donnés, comme celui, accompagné d'une vignette clinique, qui distingue la névrose selon la psychanalyse (une adaptation pathologique au réel) à la névrose d'un point de vue existentiel, soit une façon fonctionnelle de se préserver ("et c'est bien ce qui pose problème. C'est un ajustement nécessaire qui permet de préserver son centre, une façon d'accepter le non-être, si on me permet d'utiliser ce terme, pour qu'une petite part d'être puisse se préserver"). Et trop d'adaptation peut déboucher sur la peur d'être vraiment soi quand le travail thérapeutique l'a finalement rendu possible (la cliente dont il est question a peur de sombrer dans la psychose au moment de s'accomplir, May ajoute que, selon son expérience de thérapeute, ce n'est pas la seule). Rogers donne un autre exemple concret, s'opposant cette fois-ci au comportementalisme : il a observé, et propose des axes pour le confirmer expérimentalement, que c'est lorsqu'il laisse de l'espace à l'autre, qu'il est lui-même le plus authentique possible, que la personne concernée s'accomplit, que ce soit dans le cadre de la thérapie ou de la pédagogie, et non lorsqu'il propose un programme ultra sophistiqué ne laissant rien au hasard (et comme c'est Carl Rogers, il ne peut s'empêcher de se demander au passage comment se sont eux-mêmes émancipés les créateurs de ces programmes prometteurs d'émancipation étroitement guidée).

 Le livre se lit rapidement et, c'est même une de ses caractéristiques centrales, ne s'adresse pas à une école de psychothérapie en particulier. Tout.e thérapeute qui veut enrichir sa pratique pourra trouver des éléments, à intégrer ou à rejeter, pour dépasser la surenchère théorique ou la simple proposition de solutions. Ça permet aussi une première approche de l'existentialisme sans passer par les écrits européens qu'Allport présente comme si obscurs et redoutables, ou encore de retrouver quelques fondamentaux de la psychothérapie humaniste.