jeudi 27 mai 2021

Working with resistance, de Martha Stark

 


 Le.a patient.e vient généralement en thérapie pour se débarrasser d'un problème. Hors, la réalité est têtue : le.a thérapeute ne disposant pas de pouvoirs magiques (même pas celui de lire dans les pensées!), il.elle ne pourra pas opportunément faire disparaître ledit problème dans un chapeau, et le remplacer par un lapin ou une colombe (ou un mouchoir en tissu si le.a patient.e est vegan). C'est donc le plus souvent dans un changement du.de la patient.e, et non de l'Univers, que résidera la solution. Seulement, changer, ça implique de passer d'un fonctionnement insatisfaisant mais sécurisant à un fonctionnement nouveau, c'est non seulement une prise de risque mais aussi un pas vers l'inconnu. Sans même parler de changer d'attitude, changer de perception, c'est aussi voir certaines réalités telles qu'on se refusait à les voir, qu'on a potentiellement mis pas mal de choses en place pour ne pas voir.

 C'est dans la traversée de ces interstices que Martha Stark propose d'aider les thérapeutes à accompagner les patient.e.s ("le patient comme le thérapeute doivent prendre conscience, en la respectant, de la présence active de deux ensembles d'énergies, les énergies saines qui poussent vers le "oui" et les forces résistantes qui insistent pour dire "non"). Le.a thérapeute doit répondre présent.e quand le.a patient.e a besoin d'être réconforté.e, mais aussi pour lui tenir la main pour passer de l'autre côté : ce n'est que quand toutes les forces contreproductives auront été écoutées, que leur deuil aura été fait, que le mouvement pourra avoir lieu. La notion de transfert est énormément sollicitée par l'autrice : le deuil à faire, c'est avant tout celui du parent que le.a patient.e aurait eu besoin d'avoir. Les attitudes génératrices de souffrance sont des adaptations à une situation passée, et la thérapie permet de se tourner vers le présent. Le.a thérapeute aura dans le transfert, selon les cas, le rôle de parent idéal (auquel cas ses défauts permettront progressivement au.à la client.e de mieux percevoir la réalité) ou de parent persécuteur (et là, au contraire, la thérapie consistera à confronter les perceptions du.de la patient.e à la réalité de la relation thérapeutique) (oui, tous les problèmes, semble-t-il, viennent de la relation avec les parents... n'ayez pas de parents, c'est une arnaque cette affaire). Plus concrètement, et ce sera illustré avec des vignettes cliniques commentées, la clef réside dans des relances, qui impliquent empathie et écoute attentive, qui prendront à la fois en compte le mouvement défensif et le besoin de changement ("Vous aimeriez vraiment avoir plus de reconnaissance dans votre travail, mais vous vous rendez compte que même en étant au bord de l'épuisement ce n'est pas ce que vous obtenez", "Je ne peux pas réparer vos blessures profondes en quelques séances, mais vraiment vous en auriez besoin, et vous trouvez ça tellement injuste que je ne le fasse pas", "Vous avez l'impression que je ne vous écoute pas, mais c'est parce que votre mère ne vous a pas écouté.e, et au fond vous savez que ce n'est pas ce qui se passe maintenant"). L'autrice proposera de nombreux développements sur les différences subtiles entre les différentes relances, en particulier sur quelle défense sera mise en valeur, et aussi sur l'ordre des propositions (est-ce que c'est préférable, dans tel ou tel cas, pour le.a thérapeute, de commencer par évoquer le mouvement défensif, ou le mouvement thérapeutique?).

 L'interstice évoqué est magnifiquement présenté, il constitue le cœur du mouvement thérapeutique pour, j'imagine, l'essentiel des modèles cliniques, et pourtant tout au long de la lecture, j'avais un sentiment diffus de frustration. C'est peut-être parce que j'en attendais beaucoup, parce que la promesse non seulement de surmonter ce mécanisme pour le moins contre-intuitif (c'est celui où client.e et thérapeute... s'opposent, au moins sur la forme) mais de le transformer en force positive est tellement libératrice (au lieu de détester, consciemment ou non, le.a client.e, au lieu de m'autoflageller, je vais avoir un tremplin pour travailler encore mieux!), parce que j'adore le mantra "Un.e client.e pas motivé.e, ça n'existe pas" mais qu'avec des éléments pratiques pour le mettre en œuvre c'est quand même mieux, et qu'au final j'ai surtout lu pour l'essentiel des choses que je savais déjà (cette idée de permettre le mouvement en respectant les défenses de l'autre est le socle théorique de l'ACP depuis 1942, et le livre date de 1994)... en cas de difficulté face à une situation de résistance, je vais finalement plutôt me reporter à Traiter la dissociation d'origine traumatique, très riche sur le sujet, en particulier sur la résistance qui s'exprime envers le cadre, à peine évoquée ici. Je regrette aussi que le livre soit beaucoup, beaucoup constitué de redites, avec parfois une pauvreté théorique qui contraste avec l'ensemble (je l'ai déjà dit plus haut, les souffrances proviennent forcément de la relation aux parents, mais, encore mieux, si le.a thérapeute fait des erreurs, c'est la faute du transfert de la patient.e qui pousse à l'erreur, si si...). Impossible de détester le livre (l'interstice identifié est effectivement important, l'ensemble est bien argumenté et bien écrit, ...) mais... pourquoi? Pourquoi toutes ces redites dans un livre de 300 pages? Pourquoi pas plus de richesse théorique en 1994? L'impression d'être passé à côté d'une opportunité persiste.

mercredi 19 mai 2021

Restoring mentalizing in attachment relationships. Treating trauma with plain old therapy, de Jon G. Allen

 


 Dans un contexte d'augmentation exponentielle des classifications diagnostiques et  des modèles thérapeutiques mis à l'épreuve de la validation scientifique, l'auteur propose et surtout argumente pour un retour aux fondamentaux. S'il reconnaît qu'il n'y a pas de frontière nette entre une thérapie spécifique même extrêmement structurée et "la thérapie la plus classique" (il l'a constaté en tant qu'étudiant, quand le premier patient qu'on lui a confié s'obstinait à vouloir parler de ses problèmes pendant les séances au lieu de le laisser appliquer le protocole strict demandé), s'il met en avant sa subjectivité, son propos sera extrêmement documenté et détaillé : en plus d'être un plaidoyer convainquant, le livre est une vulgarisation particulièrement exigeante de psychopathologie du traumatisme.

 Lorsque l'auteur ironise sur l'invasion de la psychothérapie par des sigles, c'est une rhétorique adroite, mais qui peut laisser perplexe sur le fond : certes, dire que "l'EMDR a une efficacité reconnue pour le TPST mais n'est pas particulièrement recommandée pour le TDI", ça fait sourire, ça ne sonne pas très chaleureux, mais c'est une affirmation concrète (une fois qu'on l'a décodée), qui n'implique par ailleurs à aucun moment de négliger l'aspect relationnel. Pourtant, les classifications, quand on les observe de près, ont bien des défauts, en particulier, paradoxalement, celui de... manquer de précision. Par exemple, la dépression est une conséquence plus fréquente du traumatisme que... le trouble de stress post-traumatique! A l'inverse, les symptômes de trouble de stress post-traumatique peuvent survenir sans traumatisme spécifique identifiable. Il arrive donc que les thérapeutes cherchent un évènement traumatique qui n'existe pas forcément, tout en négligeant des pistes parfaitement accessibles ("non, ce.tte patient.e n'a pas vécu d'accident de voiture ni de tentative de meurtre, par contre ce serait peut-être intéressant d'explorer la maltraitance parentale donc il.elle a déjà parlé plusieurs fois?"), au risque, dans des cas extrêmes, de générer des faux souvenirs (Allen insiste : le.a thérapeute doit faire avec ce qu'il.elle a). Les pathologies peuvent également être liées les unes aux autres (addictions, troubles du comportement alimentaire, ...), ou ne pas l'être... or, chercher d'emblée la meilleure thérapie implique de mettre le.a patient.e dans une case dès que possible, et négliger de prendre le temps du questionnement. Inconvénient supplémentaire de l'hyperspécialisation : aucun.e thérapeute ne peut maîtriser toutes les méthodes, et dans ces conditions la flexibilité des thérapeutes ne pourra pas suivre celle des symptômes dans la mesure où les classifications, on l'a vu, sont très imparfaites ("les symptômes ne sont pas rangés bien proprement. Tel que je le perçois, les boîtes ne sont pas hermétiques : leur contenu déborde et se mélange, et c'est souvent difficile de déterminer dans quelle boîte il faut mettre tel ou tel contenu (symptôme)"). Pour autant, l'état de la science est un guide précieux, que la "thérapie la plus classique", si classique soit-elle, n'est pas dispensée de prendre en compte ("je pense que les généralistes que nous sommes, au même titre que les spécialistes, devons baser notre travail sur les preuves fournies par la recherche scientifique").

 Mais au fait, c'est quoi, la "thérapie la plus classique"? D'ailleurs, l'auteur admet avoir été provocateur, dans la mesure où il aurait tout autant pu parler de thérapie par la parole. Plus qu'un appel nostalgique à la tradition, la formule désigne deux piliers : la mentalisation et l'attachement. La mentalisation, c'est l'action de se représenter ce que pense l'autre, et d'expliciter à l'autre ses propres pensées. Chacun le pratique au quotidien, les thérapeutes probablement plus que les autres, et il se peut même que certain.e.s le fassent correctement (la théorie est simple, la pratique est exigeante, l'auteur l'a même vécu dans une thérapie particulièrement laborieuse qui s'est débloquée quand... le patient l'a invité à mentaliser!). L'attachement est aussi un domaine riche qui désigne avant tout la confiance dans la qualité de la relation : la relation thérapeutique étant, comme son nom l'indique, une relation, difficile d'en faire abstraction quel que soit le modèle théorique. La thérapie idéale sera donc constituée par un cadre sécurisant, un.e thérapeute qui cherche à comprendre le.a patient.e et qui exprime de façon maîtrisée son propre vécu, et une gestion apaisée des conflits. Même s'il a quelques réserves (par exemple l'idée que la qualité de la relation soit une garantie suffisante de l'efficacité de la thérapie), l'auteur estime que l'Approche Centrée sur la Personne, de Carl Rogers, se rapproche énormément de cet idéal, et je trouve qu'il a bien raison (mais non, je ne dis absolument pas ça parce que je me forme à l'ACP).

 D'accord, se spécialiser a ses limites, mais quel rapport entre la mentalisation et l'attachement de cette fameuse "thérapie la plus classique" et le traumatisme? Le résumé sera forcément brouillon par rapport à la technicité du livre, mais certains éléments sont assez frappants. Par exemple, selon la chercheuse Ronnie Janoff-Bulman, le traumatisme détruit trois présupposés : le monde est bienveillant, le monde a un sens, j'ai de la valeur. Le premier et le troisième présupposé sont des préoccupations directes de la théorie de l'attachement : plus la bienveillance de la figure d'attachement principale est inconditionnelle (donc, plus je suis valorisé.e pour ce que je suis et non selon ce que je fais), plus je vais me sentir en sécurité. Le second présupposé peut être réparé par la mentalisation, qui permet de redonner du sens. L'une des conséquences fréquentes du traumatisme est qu'y repenser revient à le revivre, ce qui génère souvent des comportements d'évitement (des stimuli externes -sons, odeurs, lieux qui rappellent l'évènement- et internes -émotions, sensations semblables à celles qui ont alors été vécues-). La mentalisation est un travail d'élaboration qui permet de passer progressivement de la sensation à la rationalisation. L'auteur reconnaît pleinement l'efficacité des thérapies basées sur l'exposition (qui sont même supérieures à la mentalisation sur un aspect : le protocole initie la confrontation redoutée, là où une thérapie non directive permet l'évitement pour une durée indéterminée), mais constate aussi un taux d'abandon élevé. En plus de la différence de méthode, une subtile différence d'objectif existe : l'idée n'est pas de se confronter directement au traumatisme jusqu'à ce qu'il ne soit plus douloureux, mais à rendre le.a client.e capable d'y repenser, donc ne pas être contraint.e à des comportements d'évitement eux-mêmes potentiellement insupportables.

 Le livre se clôture sur des aspects existentiels qui surviennent souvent en thérapie, en particulier en thérapie du traumatisme (bien et mal, religion et spiritualité, et espoir), mais ces thèmes extrêmement vastes (ils peuvent chacun occuper à peu près l'éternité, en faisant appel à plusieurs disciplines) sont expédiés en quelques pages avec une superficialité qui contraste fortement avec le reste du livre, et cette partie à mon avis appauvrit le livre plus qu'elle ne le sert.

 Le livre est extrêmement riche, et ouvre sur énormément de dimensions de l'attachement et de la mentalisation, mais aussi (un comble avec l'appel dans le titre à revenir à l'essentiel) de la complexité de la clinique du traumatisme. Ceux.elles qui recherchaient un étendard à brandir contre les thérapies les plus récentes seront d'ailleurs probablement déçu.e.s : le propos est solide mais nuancé, l'auteur insiste sur l'importance de la recherche scientifique et du mouvement constant vers de meilleures solutions, et rappelle que ce sera compliqué de trouver un.e thérapeute, quelle que soit sa méthode, qui n'attache pas d'importance à la relation (par contre, sans surprise, il est plus que réservé envers les thérapies sur ordinateur... et, certes elles peuvent avoir des qualités, mais sur l'aspect relationnel, difficile de contre-argumenter). Malheureusement, il ne semble pas y avoir de traduction française à l'horizon.

dimanche 16 mai 2021

L'intime désaccord. Entre contrainte et consentement, dirigé par Patrick Faugeras

 


 Plus que constituant un interstice, contrainte et consentement se confondent parfois : la vie pacifiée en société implique par exemple des règles, des obligations et des interdictions, qui à la fois sont acceptées et n'ont de valeur que si elles sont imposées. Cet espace, si difficile à délimiter, donne une idée de la difficulté à définir la notion de liberté. Ce paradoxe, sous cet angle et sous beaucoup d'autres, sera décliné dans vingt-cinq textes environ, d'auteur.ice.s différent.e.s, pour ce recueil très pluridisciplinaire (les contributeur.ice.s sont psychanalystes, historien.ne.s, philosophes, psychiatres, spécialistes du monde du travail, ...).

 En dehors de l'aspect directement individuel (Alain Badiou recontextualise par exemple la dialectique du maître et de l'esclave, en rappelant la dimension avant tout phénoménologique -c'est une approche de l'altérité, une entrée en contact avec l'autre qui se fait par la hiérarchisation- et en concluant qu'il s'agit plus d'une opposition entre ceux qui gagnent leur vie par leur travail et ceux qui gagnent leur vie par leur statut qu'une réflexion sur les véritables esclaves, opprimés au point d'être déshumanisés), plusieurs institutions sont directement critiquées. Jean-Christophe Coffin rappelle à travers une perspective historique que la tension entre contrainte et soin en psychiatrie questionne depuis la fin du XVIIIème siècle (juste après lui, Eric Bogaert estime que, toujours en psychiatrie, la contrainte, le plus souvent, est une solution de facilité pour le professionnel, surtout s'il est psychiatre). Pierre Johan Laffitte s'en prend de façon virulente à l'école qui est et devient de plus en plus une institution de l'évaluation ("qu'apprend-on à l'école? A être évalué, et cela prend de plus en plus de temps"), tout en déplorant que les modèles véritablement émancipateurs (Freinet et Oury sont beaucoup cités) sont souvent vampirisés de leur substance quand ils sont récupérés à plus grande échelle. Danièle Linhart montre comment la dépossession des employé.e.s de leur savoir-faire, qui a commencé avec le taylorisme, se poursuit dans les organisations du travail les plus modernes (au lieu d'astreindre le.a professionnel.le à une fraction de tâche répétitive, il.elle.s sont exposé.e.s à des changements de procédures et d'objectifs fréquents, décidés en haut lieu).

 Il est aussi énormément question, sous l'angle historique, philosophique, clinique, du nazisme, incarnation insoutenable s'il en est à la fois de la contrainte la plus radicale et du consentement (Hitler, avant d'être un dictateur, s'est constitué une crédibilité démocratique, a proposé un projet qui a su convaincre une part considérable de la population). Certain.e.s auteur.ice.s recontextualiseront ledit projet pour mieux faire comprendre comment il a pu être accepté (propositions novatrices dans un contexte de crise économique grave, suivie par ailleurs d'une amélioration due en grande partie à des facteurs extérieurs qui a coïncidé avec la prise de pouvoir d'Hitler, mauvaise compréhension de Darwin qui a été exacerbée au lieu de disparaître après la défaite de la 1ère guerre mondiale -il a été conclu non pas que cette lecture démontrait que le peuple allemand était inférieur, la rendant inacceptable, mais qu'il était urgent de renforcer la race allemande pour assurer son invulnérabilité future-, chronologie des tensions autour du projet d'extermination des handicapés mentaux, ...), d'autres s'appuieront en détail sur Eichmann à Jérusalem pour leur analyse de l' "intime désaccord", comme la psychanalyste Marilia Aisenstein qui constate à quel point le fonctionnaire nazi n'était pas contrariant et associe l'expérience de Milgram, le personnage fictif Bartelby et un texte assez confidentiel de Freud ("La négation", dans Résultats, idées, problèmes) pour avancer que le "non" est l'affirmation d'une identité propre ("La négation pour Freud n'est pas un simple refus mais la racine du sujet", "Dire "non" serait avant tout une revendication identitaire : non ceci est de "l'étranger à moi", ceci n'est pas moi, ceci ne vient pas de l'intérieur de moi, donc "je ne l'ai pas pensé", je ne veux pas me reconnaître dans cela"). On se serait bien passé en revanche du texte de Giovanni Sias où la stupidité le dispute à l'obscénité, quand l'auteur non content de trouver pertinent se poser en juge d'un hypothétique manque de rébellion des Juifs victimes du génocide ("C'est l'exemple de celui qui choisit la normalité face à la situation dans laquelle il se trouve plongé, et qui est convaincu qu'il vaut mieux obéir que se rebeller. Et il ne s'agit pas d'une question de conscience mais du fondement d'un consentement opportun et illusoire"), ne s'arrête pas en si bon chemin alors que la barre est déjà placée tellement haut qu'elle est largement hors du champ de vision de la décence, et compare tranquillement le statut des psychanalystes en Italie à celui desdites victimes (parce que oui, tout à fait, être critiqué et être déporté en camp d'extermination c'est exactement la même chose, il fait cette comparaison sérieusement).

 Les approches sont nombreuses, le sujet difficilement contournable (c'est surprenant en lisant l'introduction de se dire que le livre a été écrit avant le mouvement des Gilets Jaunes et surtout avant les innombrables tensions entre contrainte et consentement qu'ont posées l'état d'urgence sanitaire), et cette diversité a à la fois le défaut de ne proposer que des approches distinctes mais rapides et la qualité d'ouvrir et de proposer autant de pistes de réflexion.

lundi 10 mai 2021

Becoming the narcissist's nightmare, de Shahida Arabi

 


 Le.a narcissique (terme employé dans ce livre, qui s'ouvre sur des informations très détaillées sur la distinction entre narcissique, psychopathe et sociopathe, mais qui évoque concrètement les relations abusives en général -amoureuses surtout mais aussi parent/enfant, dans le monde du travail, ...- et ne se limite pas à une définition stricte) cherche à posséder sa cible, dans le plus de sens du terme possible, et à utiliser sa souffrance et sa détresse comme autant de confirmations de son importance, de son égo jamais pleinement satisfait. Le cauchemar du.de la narcissique que l'autrice propose de devenir, c'est une personne pleinement épanouie, qui se donne à elle même l'importance qu'elle mérite, désormais invulnérable aux manipulations et autres gesticulations de l'ancien bourreau.

 La partie qui détaille l'état de la science est assez claire... sur les zones d'ombres. S'il y a des pistes argumentées pour établir un profil du.de la narcissique, les vulnérabilités spécifiques des victimes, les données (et l'expérience personnelle de l'autrice, victime plusieurs fois et très active dans plusieurs groupes de partage qui lui ont beaucoup apporté), le profil type n'existe pas. Certain.e.s agresseur.se.s correspondent au profil identifié par certain.e.s chercheur.se.s de l'ancien enfant roi auquel ses parents ne refusaient rien, d'autres semblent correspondre au profil identifié par d'autres chercheur.se.s d'un trait de personnalité consécutif à un ou des traumatismes. Certaines victimes ont des vulnérabilités identifiables (parents narcissiques, forte tendance à chercher à se conformer au désir de l'autre avant de s'écouter soi, ...), d'autres pas du tout et pour autant ont vécu des situations semblables. Le tronc commun réside surtout dans l'absence de bienveillance du.de la narcissique, et ses techniques de manipulation, au service de son égo et du contrôle de l'autre, en particulier le cycle des violences : idéalisation (l'agresseur.se se présente sous son meilleur jour, le visage agréable et séduisant visible de l'extérieur, et multiplie les déclarations les plus flatteuses), dénigrement (la victime devient soudain méprisable, ce qu'elle fait n'est jamais satisfaisant, les qualités d'hier deviennent des défauts -l'ambition devient prétention, le physique avantageux devient la preuve d'une personnalité superficielle et/ou d'un besoin malvenu de séduire, ...-), l'abandon (rupture brusque, potentiellement en la rendant délibérément blessante), la destruction (renforcement de l'étape précédente, ça peut être une campagne de diffamation, s'afficher avec un.e nouveau.elle partenaire, ...), et la récupération -hoovering en anglais, qui évoque l'aspirateur-, qui consiste à relancer la victime, et qui tout en ayant l'apparence d'une volonté de tirer un trait sur le passé, ou plutôt de revenir au passé d'avant les violences, est en fait une tentative pour l'agresseur.se de maintenir son pouvoir.

 Ces mécanismes créent et exploitent des vulnérabilités (dont par exemple la faible estime de soi, la recherche d'une belle relation mais aussi les vulnérabilités, non négligeables dans cette situation, que sont l'empathie et la bienveillance) pour aboutir au contrôle et à la destruction, le plus longtemps possible (faire du mal, c'est exercer un pouvoir). Comprendre que la personne qui nous a fait vivre de si belles choses au début est un masque, que la personne qui agresse est la vraie personne, et non l'inverse, comprendre que célébrer et dénigrer les mêmes qualités n'est pas contradictoire (c'est selon si, en ce moment, l'égo du de.la narcissique est gonflé, par procuration, ou menacé par ces qualités), comprendre que la personne qui revient vers nous après avoir dit tout le mal possible n'a pas changé d'avis sur nous mais a le comportement qui sert le mieux son envie immédiate, comprendre éventuellement que les violences ne sont pas la conséquence d'une pathologie mentale ou d'un traumatisme (qui peuvent par ailleurs être bien réels) mais d'une vision de la relation, ça demande du recul, particulièrement difficile à prendre dans ces circonstances, et surtout ça demande de penser au pire, ce qui n'est généralement pas spontané et qu'on peut n'avoir aucune envie de faire, en particulier quand le début de la relation était si beau. L'autrice donne d'ailleurs quelques clefs pour être vigilant.e en début de relation. Ses attentions semblent disproportionnées par rapport à l'état de la relation? Il.elle vous laisse très peu d'espace personnel (parce que, bien sûr, il.elle ne peut pas se passer de vous et a besoin d'être avec vous tout le temps)? Posez explicitement des limites, sa réaction devrait être parlante. Son ex est folle? Vous serez probablement la prochaine "ex folle".

 Et la meilleure solution, sur laquelle l'autrice insistera le plus (d'où le titre), est de vous éloigner et de vous concentrer sur vous. La solution qui l'a le plus aidée, c'est de couper le contact ("go No Contact") ou, quand c'est impossible autrement (enfants ou entreprise en commun, par exemple), passer au contact minimum ("low contact"). Le contact minimum implique de limiter les échanges aux stricts aspects pratiques, de poser des limites claires et les maintenir (horaires pour les appels par exemple, ou interdiction d'entrer dans le domicile), éventuellement imposer un canal unique pour les communications (l'écrit est idéal car ça permet de garder des traces, et limite les risques d'entrer dans un jeu de manipulation). Dans les témoignages, certain.e.s disent aussi que l'aide d'un tiers (avocat.e, conjoint.e actuel.le) pour relire les échanges et limiter l'impact émotionnel ou la manipulation peut aider. En ce qui concerne le "No Contact", si l'autrice célèbre son efficacité (tout en disant qu'il faut attendre à peu près deux mois pour commencer à en bénéficier pleinement), elle ne prétend pas que c'est facile. Il ne s'agit pas seulement de résister à la tentation de répondre au téléphone ou de lire les SMS, voire d'appeler ou écrire soi-même, mais aussi de ne pas aller regarder les publications du.de la narcissique sur les réseaux sociaux, éventuellement ne pas être en contact sur les réseaux sociaux avec des ami.e.s commun.e.s (d'autant que le.a narcissique sera le.a premier.ère à s'en emparer pour envoyer des messages directs ou implicites), et, surtout, dans les moments difficiles, s'occuper activement de soi (faire une activité agréable, ou épanouissante, ou qui a du sens, même si c'est juste faire une série d'abdos ou lire un poème si on a pas beaucoup de temps). Reconnaître que c'est difficile, c'est aussi se féliciter quand certains paliers de durée ont été atteints (et être indulgent.e avec soi-même en cas de rechute : le dénigrement, on le laisse au.à la narcissique). Le "No Contact", s'il a l'air simple (d'ailleurs le concept tient en trois syllabes), est un parcours qui va beaucoup dépendre de la personne et des circonstances, et va plus ou moins aider, comme les très nombreux témoignages présentés dans le livre permettent de se rendre compte.

 Le pendant positif du "No Contact", c'est que ça laisse d'autant plus d'espace pour être en contact avec soi. L'autrice insiste là-dessus, les circonstances, si sombres soient-elles, sont aussi une opportunité pour grandir, tout en acceptant la patience nécessaire pour récupérer. Prendre soin de soi, c'est acter qu'on le mérite, récupérer activement, c'est acter qu'on ne subit plus. La psychothérapie (l'autrice fournit un éventail d'exemple), le contact avec d'autres victimes à travers les réseaux sociaux ou des associations, l'investissement dans des activités professionnalisantes ou artistiques, sont autant d'outils pour contrer le manque de ce qui a été perdu, le temps passer à douter, à ruminer (ce qui ne signifie certainement pas que la culpabilisation est justifiée quand la douleur est trop forte pour faire quelque chose). Plus spécifiquement, Shahida Arabi insiste sur le sport, les comédies ou spectacles comiques, la méditation, pour contrer les effets physiologiques du stress vécu et du manque de la relation amoureuse passée.

 S'il fallait faire un reproche au livre, c'est qu'il est assez inégal. Les contenus sont variés sur la forme (articles d'auteur.ice.s invité.e.s, liens, témoignages, chapitres détaillés, interventions extrêmement brèves) et pas toujours intégrés de façon organisée, la structure est parfois confuse, il y a pas mal de redites alors que le livre... fait 500 pages. Les chapitres qui concernent l'aspect neurologique et hormonal du traumatisme, et de la fusion traumatique ("traumatic bonding"), étaient clairement une mauvaise surprise : l'avalanche de terme techniques qui sont certes impressionnants mais n'aident pas en soi à la compréhension (c'est classe de dire -plusieurs fois- qu'un effet du traumatisme sur l'aire de Broca, qui contrôle le langage, a été démontré, mais pourquoi ne pas dire un mot sur l'effet concret du traumatisme sur la maîtrise du langage?) cohabitent avec des mythes pseudoscientifiques comme le cerveau reptilien (ironiquement rangé dans la section "faits sur le cerveau"... les faits, c'est surtout que ça n'existe pas  ), le syndrome de Stockholm souvent évoqué (pour le syndrome de Stockholm, "pseudoscientifique", c'est gentil) ou encore la sécrétion de dopamine comparée à l'addiction à la cocaïne parce que, bien sûr, le-circuit-de-la-récompense... Pourquoi pas, en cas de réédition, revoir la structure du livre et confier la partie qui concerne l'aspect biologique à des expert.e.s, vu qu'il y a déjà pas mal d'invité.e.s? Mais cette critique ne me dissuade absolument pas de recommander le livre, pédagogique et riche au niveau factuel, et qui communique une force nettement intensifiée par la quantité de témoignages recueillis sur Self-Care Haven, le site de l'autrice (elle a aussi une chaîne YouTube), qui peuvent aussi contribuer à briser la potentielle sensation de solitude qui peut s'immiscer après un tel vécu. Comme le livre est un best-seller, je ne désespère pas de voir un jour une traduction en français (et même dans d'autres langues).

samedi 1 mai 2021

Counselling a survivor of child sexual abuse, de Richard Bryant-Jefferies

 


  Même si l'auteur précise à plusieurs reprises (tout en étant extrêmement réservé envers les TCC) que selon lui, plus que la méthode utilisée, c'est la qualité de la relation thérapeutique qui compte, ce livre sera consacré à l'accompagnement des victimes de violences sexuelles dans l'enfance avec la très spécifique Approche Centrée sur la Personne (la méthodologie, les concepts, seront régulièrement évoqués). Dans les débuts de sa vie professionnelle, Richard Bryant-Jefferies était spécialisé dans l'accompagnement de personnes alcooliques, ce qui n'est peut-être pas pour rien dans l'écriture de ce livre là puisqu'il mentionne dans l'intro une étude établissant que les violences sexuelles dans l'enfance sont l'un des plus grands prédicteurs de l'alcoolisme. La diminution de la consommation d'alcool (comme le processus thérapeutique en lui-même) peuvent par ailleurs faire émerger des vécus enfouis.

 La forme que prend l'ouvrage est très originale, et pourtant semble vite évidente au fur et à mesure que ses potentialités didactiques se dévoilent. Le.a lecteur.ice suit la thérapie, imaginaire (mais l'auteur précise que ses propres personnages l'ont plusieurs fois surpris, et que l'écriture a été intense émotionnellement), de Jennifer par Laura, ainsi que les séances de supervision avec Malcolm (et Malcolm évoque parfois des moments qu'il devra reprendre en supervision, mais le détail n'est pas poussé jusqu'à raconter ces séances là!). Le procédé permet d'explorer quand c'est pertinent l'intérieur de l'esprit des protagonistes, ce qui, la science est tellement limitée, est compliqué à faire à partir d'une retranscription, et le fait de s'appuyer sur une seule thérapie s'avère vite bien plus riche qu'on ne pourrait s'y attendre, tant de nombreuses questions centrales sont évoquées : que faire de l'émergence de souvenirs en thérapie? comment agir quand le.a client.e semble dissocié.e ou même s'évanouit en séance? quand et comment exprimer sa présence dans les moments les plus difficiles? jusqu'où rester dans l'approche non-directive?

 Jennifer est plutôt épanouie dans sa vie professionnelle mais boit et consomme de la cocaïne. Elle a réussi à diminuer l'alcool et arrêter la cocaïne, est en couple suite à une belle rencontre alors que ce n'était pas dans ses projets, et sa thérapie se passe bien, au point qu'elle a pu créer un lien presque amical avec sa thérapeute, Laura. Mais, au détour d'une séance qui s'annonce légère (il est question de ses vacances de la semaine prochaine, d'ailleurs Laura connaît le coin et inhibe la tentation de basculer dans une conversation classique en lui demandant plus de précisions sur le lieu), Jennifer s'interrompt, se sent mal ("je ne sentais rien. C'est comme si mon corps était assis là et que je n'étais pas dedans", "Ooh, c'est bizarre"), mais est incapable de comprendre, encore plus d'expliquer, ce qui vient de se passer et n'est d'ailleurs pas tout à fait fini. Quelques instants plus tard, elle a trop chaud, semble perdre conscience mais rouvre vite les yeux. Epuisée, elle préfère rentrer chez elle... c'était peut-être tout simplement une grosse journée, et la fatigue l'aura rattrapée d'un coup. Laura a la sensation persistante que quelque chose est survenu, mais n'insiste pas ("si c'est important, je suis sûre que ça va revenir plus tard"). Et en effet, ce malaise (épisode dissociatif) est le début de quelque chose de colossal, qui surprendra à plusieurs reprises Laura et Jennifer. Cauchemars d'abord, flashbacks de plus en plus explicites (Jennifer à 10 ans, puis Jennifer à 4 ans, prendront la parole en séance), Jennifer réalise progressivement qu'elle a été violée par son père, l'amenant dans une extrême douleur à augmenter sa consommation d'alcool et dépasser la dose de tranquillisants prescrits par son médecin. L'auteur insiste énormément sur l'importance de respecter le rythme du.de la client.e, d'une part pour ne pas induire de faux souvenirs ("parfois la spéculation peut nous faire partir loin, et nous éloigner de la réalité de ce qui est vécu par le.a client.e et par nous-même dans la relation thérapeutique") et d'autre part parce que la partie du psychisme qui ne veut pas voir est importante à écouter aussi ("c'est comme apprendre qu'il y a quelque chose d'effrayant derrière une porte - une partie de moi veut savoir ce que c'est, et l'autre veut que la porte soit fermée, pas juste fermée, condamnée pour que ce qui est dedans ne puisse pas sortir", "quelque chose de dérangeant ou de trop menaçant peut provoquer un retrait, et potentiellement la perte d'une opportunité thérapeutique"). La difficulté d'appliquer ces conseils est particulièrement saillante quand Jennifer doute, après les dénégations fermes de son père lors d'une première confrontation : Laura accompagne avec empathie le doute et la souffrance, mais ne se prononce pas sur la réalité des souvenirs malgré l'enjeu et tous ces éléments dont elle dispose. "Le doute fait partie du processus d'acceptation", comme le disent Ellen Bass et Laura Davis citées par l'auteur, et le rôle de la thérapeute est alors d'aider la cliente à trouver sa propre conviction intérieure. Ce ne sera pas linéaire, ça passera par des souffrances terribles, mais Jennifer, sans être parfaitement rétablie (même les excuses de son père, difficilement obtenues, ne porteront que sur une partie des faits), finira par aller mieux. 

 Le livre est à la fois fort émotionnellement et exigeant techniquement, mettant en valeur les subtilités de l'accompagnement aux moments les plus sensibles et, bien sûr, l'importance de la supervision. Le sujet est pour le moins spécialisé (un accompagnement précis pour une pathologie précise), mais tout.e thérapeute ACP ou tout.e thérapeute spécialisé.e dans les violences sexuelles peut à mon avis en bénéficier.