vendredi 29 décembre 2023

La méthode Schopenhauer, d'Irvin Yalom

 


 La nouvelle tombe. Julius, psychiatre, a de nombreux médecins de différentes spécialisations dans sa patientèle, et a donc pu demander à son interlocuteur, de confiance, d'être direct : les examens complémentaires faits suite à ces premiers symptômes un peu inquiétants confirment les pires craintes. Tous ses efforts pour préserver sa santé ne l'ont pas empêché d'être atteint d'un cancer grave. Il ne lui reste plus qu'environ un an à vivre.

 Poussé brutalement à s'interroger sur le sens de sa vie, ce thérapeute passionné pense à ses patient·e·s, et le fil de ses pensées le pousse à s'interroger sur ceux et celles qu'il n'a pas pu aider. Un nom se démarque nettement, celui de Phillip, chercheur en chimie séduisant qui cherchait à ne plus être à la merci de sa sexualité compulsive, d'autant qu'il avait bien identifié l'insatisfaction permanente dans laquelle il était maintenu : le moment de plaisir à peine passé, un sentiment de vide revenait, qui l'amenait à partir à la recherche d'une nouvelle conquête qui ne pouvait que renouveler le cycle, et ce parfois trois fois dans la même journée. Julius a investi toute son énergie et sa créativité, avec acharnement, pendant trois ans, et ce sans résultat. Comment va Phillip aujourd'hui?

 Phillip accepte de le rencontrer. Il va mieux, et a décidé de... devenir thérapeute! Non, ce n'est pas Julius qui l'a aidé, même de façon différée, il le dit de façon extrêmement directe et sans montrer le moindre signe de sympathie pour la situation. Il a pourtant trouvé le clinicien qui pouvait le comprendre vraiment, celui qui a su trouver toutes les réponses, son sauveur. C'est... Arthur Schopenhauer. Mais il reconnaît que Julius est objectivement un excellent thérapeute, et aimerait l'avoir comme superviseur. Julius pose une condition : qu'il intègre le groupe thérapeutique qu'il suit en ce moment. C'est un choc culturel : nouveau dans ce groupe de personnes qui se connaissent, dans cet espace dédié à l'expression des ressentis alors qu'il ne lui arrive jamais d'être surpris à ne serait-ce que lever un sourcil, il ne montre pourtant aucun signe du stress que chaque nouveau·elle a nécessairement. Ce groupe où il n'avait pas demandé à être s'avère pourtant vite riche en opportunités de partager la sagesse indépassable de Schopenhauer, en interrompant les échanges pour citer doctement des extraits de son œuvre magistrale. A la grande surprise (un peu teintée d'agacement) de Julius, c'est très apprécié, et il trouve vite sa place. C'est tout de même ce sage qui l'a libéré, qui lui a enfin fait comprendre que la vie était faite de souffrance et qu'il fallait se tenir à distance de tous espoirs et tentations, et surtout des créatures méprisables que sont les autres bipèdes. La moindre des choses, c'est de diffuser une parole si précieuse (de la façon la plus inexpressive possible, semble-t-il).

 Une absente du groupe refait alors surface, comme prévu, et elle s'y connaît aussi en mise à distance de tous espoirs et tentations puisqu'elle rentre d'un séminaire de méditation intensif en Inde, envers lequel elle a des sentiments partagés. Il s'avère qu'elle connaît Phillip, et elle fait savoir de façon pour le moins directe que ses sentiments envers lui sont infiniment moins nuancés : elle et sa meilleure amie ont fait partie de ses élèves quand il enseignait la philosophie, il y a 15 ans. Il a eu une liaison avec sa meilleure amie, d'environ deux semaines. Il l'a séduite en même temps, et s'est débarrassé, comme à son habitude, de ces personnes bien encombrantes dont il n'avait plus l'utilité. Sa meilleure amie, qui pensait débuter une relation sérieuse, l'a très mal pris, et elle a encore plus mal pris quand elle a vu une liste de ses conquêtes pendant cette période, avec le nom de Pam tout en haut (Phillip juge important de faire savoir que la liste n'avait pas vocation à être publique, et que ce n'était pas un tableau de chasse mais un outil mnémotechnique parce qu'au bout d'un moment il avait du mal à suivre et c'est quand même mieux de se souvenir des prénoms de ses différentes partenaires et de qui aime quoi).

 Entre invectives et soutiens, les différentes personnalités du groupe vont évoluer et se faire évoluer au fil des rencontres, les espaces les plus rigides devenir très progressivement plus malléables, comme en thérapie individuelle mais dans un espace qu'on pourrait plutôt penser défavorable à ces processus (confrontations parfois virulentes, multiples regards extérieurs qui ne se sont en rien engagé à avoir la bienveillance du thérapeute, ...), le tout en accompagnant Julius vers ses derniers jours, lui-même continuant à s'observer comme thérapeute, s'interroger sur ses points aveugles, perturbé par ses difficultés, se réjouissant de ses réussites. La vie et l’œuvre de Schopenhauer, misanthrope boursouflé d'orgueil mais aussi inspirateur de figures majeures comme Nietzsche et Freud, sont commentées de façon intercalée avec la vie du groupe. Le philosophe allemand ne changera pas, même dans ses dernières heures, d'attitude ni de vision, mais il n'a jamais, c'est le moins qu'on puisse dire, participé à un groupe thérapeutique. Est-ce que Phillip, après un an de rencontres intenses, va être conforté dans sa vision, ou est-ce que quelques fissures vont apparaître dans son imposante armure de dogmatisme?

 En général je finis les résumés en disant si j'ai apprécié le livre et pourquoi, mais, bon... c'est Yalom! L'éloge est aussi évident que superflu.

jeudi 28 décembre 2023

Déraillée, de Jo Mouke et Julien Rodriguez

 

 

  Le·a lecteur·ice suivra le parcours de Pénélope Renard (qui est Jo Mouke, sauf quand ce n'est pas elle : "s'agissant d'un récit purement autobiographique, tout est vrai sauf ce qui a été inventé") dans l'univers perturbant et labyrinthique de l'HP-Kistan.

 Le jour de la Saint-Valentin, Pénélope prend son courage à deux mains ("Y a pas de review Google des meilleurs HP du monde", "Peur qu'on me dise qu'il n'y a pas de problème. Qu'on ne m'accepte pas") et se présente aux urgences psychiatriques de l'hôpital Saint-Anne, prononce pour la première fois le mot de "toxicomanie", parle de ses pensées suicidaires et de ses tentatives, et est hospitalisée avec son accord ("Le fait d'habiter au quatrième étage semble un élément favorable à ma candidature"). Transférée au service Maison Blanche, elle restera longtemps au service psychiatrie, jusqu'à ce que son combat pour être admise au service addictologie... un étage plus bas, ne finisse par aboutir. Quelques pages seulement seront consacrées au séjour dans le nouveau service, où le travail thérapeutique (groupes de parole avec des personnes concernées, interventions adaptées aux besoins, ...) semble commencer vraiment.

 La bande-dessinée rend extrêmement bien la sensation de confusion régnant à l' "HP-Kistan" : interlocuteur·ice·s, traitements, projets, changent, de même que l'état mental, les procédures recommandées (sinon qu'un séjour onéreux en clinique privée est très très souvent suggéré pour une meilleure prise en charge), l'espoir de Pénélope, celui de ses proches (qui ont par ailleurs un avis chacun·e sur ce qu'il convient de faire), ... Un immobilisme pesant s'articule avec le mouvement constant des rencontres, de la façon d'envisager l'étape suivante... Les rapports avec l'extérieur sont complexes aussi. Comment passer du temps avec ses parents en continuant de leur cacher ce qui a mené à l'hospitalisation? Est-ce qu'il faut dire oui ou non à ce projet pro séduisant qui va se matérialiser dans un avenir proche? Est-ce que c'est possible de faire face à la tentation violente du message d'un dealer ("Mes symptômes portent un nom : LE CRAVING. C'est le désir ultraviolent de consommer quoi qu'il en coûte, de chercher comment se procurer le produit sans capacité d'autorégulation, en totale perte de contrôle") alors qu'on commence enfin à aller mieux, et combien de fois ce sera possible?

 Un parcours intense qui se termine par une dédicace "à la vie", mais qui contient aussi le rappel que la guérison, même partielle ("Dix ans!!! Et il se définit toujours comme dépendant!"), n'est pas l'issue pour tout le monde.

mardi 26 décembre 2023

Mal de mère, de Rodéric Valambois

 

  Dans ce récit autobiographique, l'auteur parle de l'alcoolisme de sa mère, de la prise de conscience ("la révélation"), quand il minimise ce que lui dit sa (petite!) sœur ("alcoolique, c'est quand t'es bourré! Enfin, je sais même pas si tu sais ce que ça veut dire, être bourré. Je t'expliquerai quand tu seras plus grande") avant de se sentir bête quand elle brandit, comme preuve, une bouteille cachée sous le matelas du lit parental, à sa mort, "à l'hôpital, dans son sommeil. Elle n'a pas du souffrir", apprise par téléphone, et à l'ambiance étrange du jour de l'enterrement ("Tu n'y es pour rien mais ça ressemble tellement à ta vie. C'est moche, nul, pathétique, sans dignité").

 Le parti pris est extrêmement clair : il s'agit de parler de la vie d'une personne alcoolique, et non de tenir un propos sur l'alcoolisme en général. Cette distance est renforcée par le fait que le récit n'est pas fait par la personne alcoolique elle-même. C'est précisément un objet de frustration intense pour l'auteur : les tentatives de comprendre, de dialoguer, sont réduites à néant (même si la piste d'une sensation d'enfermement dans la vie de famille, de frustration, se détache régulièrement). Le père qui sort au milieu d'un entretien avec un psychiatre qui plutôt qu'apporter le regard extérieur professionnel qu'il attendait répète les propos de la mère, bien trop familiers, y compris des détails intimes, devant les enfants, la tentative d'échanger vraiment ("Dis. On est là pour ça. On peut comprendre. On peut t'aider") lors d'une soirée qui avait particulièrement mal commencé ("Tu ne nous a pas parlé de la semaine! Tu viens nous voir uniquement pour nous faire chier!"), utilisée pour tenir des propos plus blessants et choquants que constructifs (insatisfaction sexuelle, tentative d'avortement pour la plus jeune des enfants qui est là au moment de la conversation, ...) ou encore la fois où, alors que l'espoir revient quand elle revient d'une cure de désintoxication ("c'était sûr, ma mère avait changé. Elle était plus belle et plus gentille"), elle descend continuellement du linge à la cave alors même que l'auteur l'encourage à ne plus rechuter ("on va faire des efforts. On va tous faire des efforts"), attitude qui s'éclaire bien trop rapidement quand il s'avère qu'elle y a caché une bouteille ("On a rempli trois coffres de voiture de bouteilles vide. Celle-là, tu l'as achetée cet après-midi"). 

 Cette situation s'inscrit bien entendu dans un environnement. Le conflit entre les parents est très explicitement instrumentalisé (la mère accuse régulièrement les enfants d'être contre elle à cause d'une alliance montée par le père), mais les interactions peuvent être plus complexes, comme avec les grands-parents. Ceux-ci vont d'abord, à l'occasion d'une annonce faite par surprise dans une ambiance plutôt orageuse, héberger la mère en estimant que la libérer de la mauvaise influence de son mari réglera le problème ("Si ma fille boit, c'est que vous la rendez malheureuse! Ici, elle ne boit pas!"). Ils vont renoncer en l'espace de deux jours en trouvant une bouteille cachée dans le garage, mais resteront dans une alliance avec leur fille, y compris contre leurs petits-enfants ("-Ça fait plusieurs mois qu'on a de nouvelles de personne et pendant ce temps-là, ils passent te voir en cachette! -J'ai tout de même le droit de voir ma mère"). A ces jeux d'union et de désunion s'ajoutent les colères non-dites : pourquoi le père n'est pas plus ferme en arrêtant de lui donner de l'argent? pourquoi le boucher continue d'accepter de lui vendre de l'alcool alors qu'il est nécessairement au courant de la situation? pourquoi l'auteur lui-même n'a pas toujours le courage de vider les bouteilles qu'il trouve?

Un texte de présentation de la BD montre une prise de distance avec la colère du passé ("Elle n'était pas seulement ma mère, elle était aussi une femme, une épouse, une institutrice. Je ne l'avais d'abord jugée que comme mère, alors que c'est d'abord à elle-même qu'elle avait infligé tout cela", "certains événements me sont apparus sous un autre angle") et en effet, même dans les passages qui pourraient sembler les plus cyniques, le regret, l'amertume, semblent dominer.

jeudi 21 décembre 2023

La montagne escarpée, de Léanne et Pioc

 

 Cette bande dessinée raconte le parcours d'une personne (un canard, semble-t-il) schizophrène, les premiers symptômes (enfin, les premiers symptômes ostensibles, le personnage principal en identifie d'autre a posteriori qui datent de la sixième), l'hospitalisation après une tentative de suicide, le diagnostic que le psychiatre accepte finalement de donner du bout des lèvres, puis le traitement et la rémission, enfin, les rémissions...

 Ce dernier passage donne tout son sens au titre : l'euphorie d'aller mieux alterne avec la douleur des rechutes, le tout coloré par l'état de confusion qui peut être propre à la schizophrénie. Il y a un vrai mieux être, un vrai élan, surtout quand le personnage principal publie et dédicace sa BD dans laquelle d'autres se reconnaîtront ("La plume a compris mon urgence. Elle a convoqué le ciel, les anges. Le soleil était enterré, la plume l'a exhumé"), mais tout ce qui précède rappelle à quel point les moments compliqués peuvent ressurgir.

 Si j'ai bien compris, le récit n'est pas autobiographique, mais j'en ai laborieusement pris conscience tant il ressemble aux autres récits autobiographiques de personnes schizophrènes que j'ai lus (et que j'ai résumés sur ce blog). La confusion croissante des premiers symptômes est particulièrement bien rendue, au point que le glissement d'une écriture, d'une pensées floues, aux premiers délires et mises en danger est presque imperceptible en temps réel. La BD se lit très rapidement, mais le travail qu'il y a eu derrière est probablement conséquent.

mardi 19 décembre 2023

Ça n'a pas l'air d'aller du tout! de Olivia Hagimont et Christophe André


 Olivia Hagimont a des crises de panique, de plus en plus fortes, dont l'appréhension croissante l'empêche souvent de sortir ("-nous sommes très intéressés par des illustrations, on vous paierait 12000 Euros les 3 illustrations, nous sommes à Balard, vous êtes libre quand? -Hum! J'aimerais, mais un poney m'a écrasé le pied et je ne peux pas marcher... On peut faire ça par mail?"), et parfois de rentrer (au point une fois de rester plusieurs heures sur le parking d'un magasin de peinture, pour le plus grand bonheur de sa mère qui l'accompagnait). La crise de panique de trop (avec envies de mort, à 3 heures du matin, et surtout au domicile qui n'est même plus une protection) la décide à aller en hôpital psychiatrique, puis à entamer une psychothérapie (l'herboriste et le magnétiseur avaient été des réussites plutôt mitigées).

 L'autrice est aussi dessinatrice, c'est donc par la BD qu'elle décrira son parcours avant, pendant et après l'hôpital psychiatrique (elle partagera aussi des peintures réalisées pendant son parcours de guérison), et ses dessins donnent une bonne idée de l'état mental dans lequel on peut se trouver dans les périodes difficiles! Quelques pages de la BD dispensent des explications sur le trouble, mais c'est surtout dans la partie qui suit, rédigée par Christophe André, que des informations complètes seront données : définitions, comment fonctionne la thérapie (en faisant semblant qu'il n'y a que les thérapie comportementales et cognitives qui existent), comment faire face au quotidien, est-ce qu'on peut guérir définitivement, ... L'idée est d'apprendre à accepter les réactions physiologiques qui indiquent une montée de l'angoisse (il est même recommandé de faire du sport -trois fois une demi-heure de marche rapide par semaine- pour s'habituer par exemple à l'accélération du rythme cardiaque, à l'essoufflement, ...), et de s'entraîner en parallèle à la maîtrise d'exercices de relaxation. Il faut aussi s'attendre à des rechutes, qu'on imagine particulièrement difficiles à accepter quand en plus il ne faut pas paniquer en observant qu'on re-panique!

 Le livre est extrêmement pédagogique, la boîte à outils tient en quelques pages (et est illustrée aussi!) et me semble plutôt complète, c'est parfait pour les personnes concernées et leurs proches.

jeudi 14 décembre 2023

Gaslighting, de Stephanie Sarkis


 

 Manipulation bien spécifique caractéristique des relations abusives, le gaslighting tire son nom d'un film de 1944 (Gaslight, Hantise en français, et je viens de voir qu'il était sur Dailymotion je vais enfin pouvoir le voir) lui même tiré d'une pièce de théâtre racontant l'histoire d'une femme manipulée par son époux qui veut lui faire croire qu'elle est folle. Le gaslighting consiste à faire douter de la réalité en niant des faits, en changeant de version, ... Un phénomène relativement facile à comprendre de loin, mais plutôt complexe à saisir dans sa spécificité. Par exemple, qu'est-ce qui fait la différence entre du gaslighting et un mensonge, voire de la mauvaise foi? Pourquoi est-ce que ça peut être aussi dévastateur, spécifique au point d'avoir immortalisé un film que probablement personne ne connaît sinon parce qu'il a donné un nom à cette pratique? Comment s'en défendre?

 Stephanie Sarkis est spécialiste des troubles de l'attention, elle a donc les compétences rêvées pour aider à comprendre finement ces manipulations qui exploitent les failles des compétences cognitives. Dans l'intro, elle rappelle que le gaslighting ne concerne pas que les relations abusives, mais peut concerner l'espace intrafamilial (qui n'a jamais entendu parler de parents qui dénigrent leur enfant tout en lui répétant à quel point iels sont bienveillant·e·s et aimant·e·s?), l'espace professionnel (harcèlement moral, entretien de rumeurs, appropriation du travail des autres, ...), voire les relations amicales (enfin, du coup, "amicales") et de voisinage. Autant dire qu'après la lecture de l'intro, j'étais extrêmement enthousiaste! Et... ça n'a pas duré. Vraiment pas.

 La première déception est que le livre ne va pas particulièrement parler de gaslighting (hop, envolées les promesses d'analyses précises de mécanismes) mais de relations abusives en général (en utilisant "gaslighteur·euse" plutôt qu'un autre terme pour parler des personnes qui ont ledit comportement abusif, ce qui ne change absolument rien sur le fond à part une perte de précision qui va, et c'est là que la lecture est pénible, être au service d'un manque de rigueur sur l'ensemble du texte). C'est ballot, parce que j'avais acheté le livre exactement pour ça. Allez savoir pourquoi, le fait que le titre soit Gaslighting m'a induit en erreur. L'autrice tire son autorité sur le sujet de son expérience de clinicienne auprès de personnes souffrant de troubles de l'attention ou de maladie chronique, qui lui a permis de constater que les personnes vulnérables étaient particulièrement ciblées par les gaslighteur·euse·s (ou pas, ça dépend des passages), et aussi d'une chronique qui a été virale. Elle aurait du en rester là (je dis ça parce que je n'ai pas lu la chronique, donc je peux encore supposer qu'elle est bien).

 Sur ce sujet pour lequel il existe énormément de vulgarisation de qualité, le manque de rigueur est criant. Comme il se doit, presque aucune information n'est sourcée, c'est embêtant quand on ne sait pas d'où elle sort ses connaissances (ce n'est pas son sujet d'étude, elle n'a pas d'expérience professionnelle directe, ...). Pire, l'autrice balance le plus tranquillement du monde une chose et son contraire (ce qui est au passage un comble dans un livre sur... le gaslighting!) selon l'humeur du moment (les gaslighteur·euse·s selon les passages ne s'aperçoivent pas de ce qu'iels font -elle dit donc le plus sérieusement du monde que des personnes enlèvent des collègues de mailing lists puis le nient, marmonnent des insultes en passant devant puis font comme si de rien n'était, sans s'en apercevoir-, sont au contraire froides et manipulatrices, puis à un autre moment sont la proie d'émotions incontrôlables...). Ça pourrait être drôle (mention spéciale dans le chapitre sur la séduction sur "les gaslighteur·euse·s habitent dans de grandes villes", un conseil qui va énormément aider à savoir si on s'engage dans une relation dangereuse ou non), si ce n'était pas un sujet grave, où des informations imprécises pouvaient mettre en danger les personnes concernées. Et là où l'agacement devient stratosphérique et où ça devient vraiment difficile de trouver l'ensemble drôle, malgré les efforts et, disons le, la performance de l'autrice, c'est qu'elle est titulaire d'un doctorat, donc parfaitement capable d'être précise sur les concepts et de sourcer ses informations (et comme elle est née avant la honte, elle prend bien soin de le rappeler sur la couverture).

 Elle demande par exemple aux personnes dans une relation abusive de fuir pour sauver leurs enfants d'éventuelles tentatives de meurtre en oubliant de préciser que le risque de passage à l'acte violent augmente au moment de la séparation. Elle invite aussi, après la séparation (toujours s'il y a des enfants en commun), à entamer une thérapie à deux avec le·a gaslighteur·se (la thérapie de couple est fortement contre-indiquée pendant une relation abusive, inutile de préciser qu'après une séparation, où l'agresseur·se est souvent obsédé·e par les opportunités de représailles, c'est la dernière chose à faire). L'autrice va encore plus loin avec certains passages qui sont clairement au service de la cause masculiniste (donc des personnes qui estiment que la source des malheurs contemporains c'est qu'il n'y a pas assez d'inégalités de genre, en particulier que les femmes ne sont pas assez exposées aux violences) comme quand elle parle sérieusement du syndrome d'aliénation parentale (une mythologie relayée comme propagande masculiniste et qui a empêché des enfants d'échapper à des violences intrafamiliales et à des incestes) ou quand elle explique, sans la moindre source évidemment, que dans les couples hétérosexuels, les hommes sont tout autant victimes que les femmes de relations abusives mais on ne le sait pas parce qu'ils n'osent pas en parler (ce qui sous-entend que les femmes qui en parlent sont généralement écoutées et soutenues, encore un propos dangereux). Cette dernière affirmation est appuyée par le rappel que les hommes victimes de violences sont tout aussi légitimes dans leur recherche de soutien (sauf que vu que personne ne dit le contraire, c'est un homme de paille, c'est redoutable en rhétorique, ça l'est beaucoup moins si on veut parler sérieusement), et qu'il y a des violences dans les couples LGBT donc c'est bien la preuve que des femmes peuvent être violentes (sauf que l'affirmation de départ était qu'il y avait autant d'hommes victimes de violence par des femmes que de femmes victimes de violence par les hommes, donc là on est carrément dans le... gaslighting!).

 Certes il y a de bons passages, mais on peut trouver l'équivalent ailleurs, sans propos dangereux voire nauséabonds autour. En anglais je recommande fortement celui-ci ou celui-ci par exemple (le second est inégal, mais être pseudoscientifique en parlant de cerveau gauche-cerveau droit ça n'a pas le même enjeu que conseiller une thérapie de couple post-séparation avec une personne manipulatrice et violente!), et en français celui-ci (traduit depuis peu!) ou celui-ci. Et si jamais vous avez un livre sur le gaslighting qui parle effectivement du gaslighting à me recommander, je suis preneur parce que, vous l'aurez compris, je n'ai pas tout à fait trouvé les infos que j'étais allé chercher dans ce livre là.

jeudi 7 décembre 2023

Nouvelles aventures

 

 Comme je l'ai annoncé sur ce blog une fois ou deux (ou douze), cette fin d'année a été un moment de changements monumentaux pour moi puisque j'ai quitté après 13 ans le travail de nuit pour rejoindre l'univers des gens normaux (si vous vous posiez la question, oui, la vie sans fatigue chronique c'est plus sympa), quitté le salariat que j'avais toujours connu depuis que je travaille pour me mettre à mon compte (j'ai un logo que j'aime de façon disproportionnée, un cabinet, une carte de visite et j'ai même édité des factures) (moment d'excitation hier en remplissant ma première déclaration à l'URSSAF... bon, je pense que ça ça va vite passer!), et j'exerce enfin le métier pour lequel je me forme depuis... longtemps, comme l'ancienneté des premiers posts de ce blog peut en témoigner (envoyez-moi des client·e·s).

 On dirait que je n'aime pas l'immobilité (ou alors c'est une façon adroite pour me dissimuler à moi-même que je flippe parce qu'un cabinet c'est compliqué à remplir), puisque pour fêter la fin de ma formation je me suis inscrit à deux formations. Deux formations qui vont être à peu près au pôle opposé de ma zone de confort (oui, encore plus que quand je me suis retrouvé au milieu d'un groupe de rencontres de bon matin, avec mon tempérament introverti renforcé avec la vie sociale qu'on peut imaginer avec un travail de nuit et 6 ans de fac par correspondance), puisque je vais me former à la thérapie de groupe (avec le même organisme que ma formation initiale) et à la partie commerciale du métier de thérapeute (ce blog oscille en général entre 15 et 20 pages vues par jour, pour situer à quel point la visibilité est un sujet qui me fait vibrer).

 La thérapie de groupe parce que ce qui m'a de loin le plus apporté dans la formation ce sont les groupes de rencontre, donc évidemment je suis tout excité par cette opportunité déjà de prolonger ma vie d'étudiant dans cet univers, mais aussi de le voir depuis une autre perspective, d'explorer de nouvelles applications de la non-directivité, pilier de l'ACP, bien plus compliqué qu'il n'y paraît même en thérapie individuelle (et puis Yalom est très attaché à la thérapie de groupe, et c'est Yalom donc il a forcément raison).

 La formation commerciale parce que, en démarrant mon installation comme indépendant d'un coup (non, travail de nuit à temps partiel et thérapeute à temps partiel, ça n'allait pas le faire!), je me suis pris dans la figure le déni que j'avais pas mal entretenu sur le faire que trouver des client·e·s, c'est galère. Et après la sortie du déni, il m'a encore fallu un moment pour prendre conscience du fait que ce sont des compétences distinctes des compétences de thérapeute (si personne ne trouve nos coordonnées, par définition, ça ne veut pas dire qu'on est nul comme thérapeute, même si on peut vite avoir ce ressenti), et que ce sont des compétences qui s'apprennent (la partie paresseuse de mon tempérament est très sensible à la notion d'éviter de partir dans des trucs énergivores/stressants/chers qui ne servent à rien). Je vais donc me sortir les doigts du nez plutôt que de stresser (sans compter que stresser, ça consomme du temps et de l'énergie aussi), et me former activement. Et je sais où je vais me former, puisque les vidéos de Jean-Pierre Chaudot, en plus d'amortir considérablement la sensation d'être perdu au moment de l'installation, m'ont montré que le marketing ça pouvait se faire sans anglicismes bizarres et obsession pour les performances chiffrées, sans (trop) aller saouler des gens (particulier·ère·s ou professionnel·le·s) qui n'ont rien demandé, et sans prendre les gens pour des numéros de carte bancaire qui ont l'inconvénient d'avoir une personne autour (et, accessoirement, c'est spécialisé pour les thérapeutes).

 Que ce soit l'une ou l'autre des formations, je signe pour un an, mais je ne peux pas non plus trop appuyer la référence à Bilbo le Hobbit parce que j'ai déjà fait l'analogie pour la formation précédente.

vendredi 1 décembre 2023

Carl Roger's Helping System : Journey and Substance, de Godfrey Barrett-Lennard

 

 

 A la fois bilan (10 ans environ après le décès de Carl Rogers) et support pour une éventuelle ouverture (vu que ce sont les derniers mots de la conclusion, je pense qu'on peut dire que cette intention est explicite de la part de l'auteur), Godfrey Barret-Lennard nous propose une histoire théorique de l'Approche Centrée sur la Personne.

 Le voyage annoncé dans le titre commence aux premiers questionnements professionnels de Rogers (y compris en mentionnant son vrai premier livre, publié en 39 et portant sur la clinique des enfants "à problèmes", dont j'avais absolument occulté l'existence alors que j'ai relu quasi toute sa bibliographie et même sa biographie il y a peu pour rédiger mon mémoire, c'est la honte absolue) et s'achève en questionnant l'impact de l'ACP aujourd'hui dans le monde (en rappelant que Rogers a été le premier surpris quand Le développement de la personne a eu un écho monumental bien au delà des psychologues auxquel·le·s il était a priori destiné). Seront traités les aspects les plus attendus bien sûr comme la non-directivité (avec un détour original qui montre comment la présidence de Roosevelt a probablement contribué à faire émerger certains principes importants), le modèle de développement personnel, les groupes de rencontre, l'enseignement (que ce soit l'enseignement tout court ou celui de l'ACP), la thérapie de couple (où l'auteur révèle, échanges privés à l'appui, que Réinventer le couple est loin d'être le livre qui a le plus inspiré Rogers... c'est assez surprenant a posteriori, mais cette méthode centrée sur l'écoute empathique ne s'est pas penchée tant que ça sur un sujet dans lequel la communication tend à être placée au centre) ou les interventions de Rogers dans la diplomatie, avec d'autres allant moins de soi comme la parentalité ou encore le développement personnel... des facilitateur·ice·s et thérapeutes ACP!

 Le voyage est donc conséquent mais c'est surtout pour la partie substance qu'on est servi·e·s! La plupart des chapitres ont la densité d'un parpaing, avec la richesse qui va avec mais il faudra aller la chercher à coup de lectures multiples, de froncements de sourcils et de Dolipranes (autant vous dire que, l'ayant lu sur téléphone parce qu'il n'était pas compatible avec ma liseuse, j'ai souffert et je n'ai retiré qu'une infime partie du contenu). L'auteur rentre dans le détail des débats passés et présents, et fournit de nombreuses, nombreuses, références scientifiques des époques évoquées qu'il commente de façon détaillée. Pour un premier regard global sur le parcours de Rogers, la biographie par Howard Kirschenbaum est peut-être à préférer (par contre, l'un et l'autre ne sont dispo qu'en anglais à ma connaissance). Mais pour un mémoire, ou même pour écrire un article pour ACP Pratique et Recherche voire un chapitre de Psychologie centrée sur la personne et expérientielle ou d'un équivalent, je pense que ça va être difficile de trouver mieux (mais pas en le lisant sur téléphone par contre! après c'est votre droit le plus strict...).