lundi 13 décembre 2021

Authoritarian Nightmare, de John W. Dean et Bob Altemeyer

 


 Dans ce livre publié peu avant l'élection présidentielle de 2020, dans le but d'en éclairer certains enjeux, John W. Dean, commentateur politique, s'associe une nouvelle fois avec le chercheur Robert Altemeyer (il s'était beaucoup appuyé sur son travail, en 2006, pour Conservatives without Conscience... le lien avec le mandat de Trump n'est pas extrêmement dur à faire) pour mieux comprendre Donald Trump à la fois comme personne et comme politicien. Les références à la personnalité autoritaires sont quasi constantes (et les auteurs sont probablement les premiers à regretter que le lien soit aussi direct), donc ce résumé sera probablement plus clair si vous avez lu celui-ci , qui concerne le livre où Altemeyer vulgarise ses travaux.

  Je parlais de lien quasi-direct : je n'ai probablement pas été le seul, pendant la campagne électorale de Trump en particulier, à trouver aussi surréaliste la façon dont il illustrait ce qui était écrit dans le livre, au point de donner l'impression qu'il avait été écrit spécifiquement pour parler de lui. Les mensonges constants, y compris sur des choses facilement vérifiables, l'orgueil tellement démesuré qu'il a parfois l'apparence de l'autodérision, la violence louée chez ses allié·e·s et constamment prêtée à ses (innombrables) ennemi·e·s... et, surtout, le fait que ça marche, que ses soutiens non seulement ne se détournent pas de lui mais gagnent en ferveur, rarement une grille de lecture n'aura été aussi appropriée. Les travaux d'Altemeyer lui ont permis d'identifier deux profils importants : la personnalité autoritaire (Right Wing Authoritarian) et les dominateur·ice·s sociaux·ales (Social Dominance Orientation). Pour les second·e·s, le pouvoir est important, et mentir, manipuler, sont non seulement des moyens acceptables mais aussi des fins en soi. Chez les premier·ère·s, trois traits se démarquent : le conformisme, la soumission, et l'agressivité (de préférence contre des cibles qui ne sont pas en mesure de se défendre). Une extrême perméabilité aux préjugés, l'appétence pour la violence contre les ennemi·e·s (une catégorie pour eux·elles très très vaste), les rassemble. Un troisième profil, rare parce que l'attrait pour la soumission à une autorité estimée légitime et l'attrait pour le pouvoir sont contradictoires, est appelé Double High. Si Altemeyer estime que la plupart des politicien·ne·s identifiables comme autoritaires (soit ayant un résultat élevé au test RWA) sont aussi des Double High (puisque leur profession est très incompatible avec un profil autoritaire simple), et que les Républicain·e·s les plus extrémistes s'y trouvent, il pense que Trump est bien trop éloigné de la moindre valeur religieuse conservatrice pour être RWA, qu'il est uniquement dominateur social (certains items qui évaluent la domination sociale, et d'autres de tests qui évaluent par exemple la malhonnêteté, semblent en effet avoir été créés exprès pour Trump).

 Les auteurs estiment que l'obsession pour la domination de Trump doit énormément à sa famille. Sa mère était, selon les diverses biographies et interviews de proches disponibles, peu présente, alors que son père, qui a fait une fortune colossale dans l'immobilier, nourrissait un rapport obsessionnel envers le succès, les victoires. Dans une annexe au livre rédigée plus tard (disponible sur le site d'Altemeyer), Altemeyer suspecte que Donald Trump n'a pas seulement adhéré aux valeurs de son père mais que l'importance démesurée pour son image y compris voire surtout en passant des messages trompeurs (il s'affichait chaque semaine avec une femme différente, très attirante à chaque fois -effet garanti sur les étudiants de son école militaire non-mixte!-, qui était en fait plus ou moins recrutée par ses parents et n'était pas en couple avec lui), les week-ends passés à travailler avec lui à apprendre les ficelles de l'immobilier en menant ses études (très moyennes) en parallèle, étaient aussi motivés par la peur : lorsque son frère a fait l'affront d'être pilote plutôt que de s'inscrire dans les pas de leur père, celui-ci s'est engagé à lui pourrir la vie autant qu'il le pourrait, et semble avoir réussi puisque Fred Trump Jr est devenu alcoolique et est mort d'un infarctus à 42 ans. Le chercheur croit aussi constater (sans attendre l'annexe : il en parle aussi dans le livre) que les moments où Trump se vante le plus sont les moments où il se sent menacé. Autre influence, un associé de son père, l'avocat Roy Cohn, lui aura appris à répondre aux accusations d'une part en n'avouant rien quelles que soient les preuves, d'autre part en étant soi-même très agressif, en bombardant l'adversaire d'accusations le plus ostensiblement possible.

 Les préjugés (racistes en particulier), l'orgueil démesuré qui n'est jamais ébranlé par rien, les appels à l'éthnocentrisme -nous VS les autres- ("America First") et à un passé forcément merveilleux ("Make America Great Again"), les appels à la violence, font de Trump l'homme providentiel pour un public RWA... et réciproquement, des personnes qui appellent de leur vœux un leader à adorer, qui ont l'esprit suffisamment compartimenté pour ne même pas prêter attention à ses mensonges et qui au contraire auront tendance à être extrêmement réceptives aux accusations de malveillance envers ceux·elles qui relèveront les mensonges, constituent le public idéal pour quelqu'un qui a un besoin maladif d'être admiré, ne supporte pas qu'on le contredise (le turnover à la Maison Blanche battra des records pendant son mandat, et quelle que soit l'importance du sujet, écouter des expert·e·s l'ennuiera ou l'énervera). Les auteurs partagent dans le livre les données obtenues sur un échantillon important grâce à la participation d'un grand institut de sondages : la personnalité autoritaire, l'adhésion aux préjugés, en plus de critères plus démographiques (évangélistes blancs et hommes blancs ayant un diplôme inférieur à 4 ans d'université), sont des prédicteurs extrêmement fiables du vote Trump. Dans The Authoritarians, Altemeyer passe un temps conséquent à dire ce que ses données ne permettent pas de déduire. Là, elles sont tellement claires et unanimes qu'il n'a pas d'espace pour nuancer. Cette recherche aura aussi permis d'identifier un taux de Double High plus élevé que dans les recherches habituelles d'Altemeyer : les auteurs supposent (mais sans avoir d'éléments pour confirmer ou infirmer) que soit c'est dû à l'effectif élevé, soit au fait que Trump a augmenté le nombre de Double High, probablement en nourrissant la fibre de dominateur·ice·s sociaux·ales de personnes RWA.

 Je pense que vous l'aurez compris, Trump est considéré dans le livre comme un danger pour les Etats-Unis, et c'est bien pour ça que les auteurs ont tenu à sortir leur livre avant l'élection de 2020 (qui leur a donné raison!). En cohérence avec le livre précédent d'Altemeyer, ce qui lui est reproché n'est pas son conservatisme (sauf pour sa réaction au mouvement Black Lives Matter) mais sa violence, son instabilité, son non-respect des institutions, son incompétence déjà considérable mais aussi activement entretenue par son refus d'écouter tout propos qui lui déplaît (le livre s'ouvre sur ses nombreux revirements au début de la pandémie, avec un rappel du nombre de morts évitables que ça a entraîné). Et, en cohérence avec le précédent livre d'Altemeyer, les auteurs insistent sur le fait que le problème ne prendra pas fin quand Trump quittera la Maison Blanche : la mentalité RWA influence (voire réquisitionne) le Parti Républicain depuis des décennies, et l'idéologie imprimée (dans les cadres du parti et dans la population), les personnes recrutées, resteront en embuscade... la démocratie américaine n'est pas renforcée mais affaiblie par le passage de Trump.

 Le livre se lit plutôt vite (en anglais uniquement, par contre), les passages plus scientifiques (les élans d'Altemeyer ont dû être freinés plusieurs fois... pour les explications techniques, mais pour les jeux de mots aussi, ceux·elles qui ont lu The Authoritarians comprendront) alternent avec une narration plus classique, et les enjeux sont assez clairement présentés. Certes, si vous avez fait une overdose de Trump pendant 4 ans et  si vous avec déjà lu The Authoritarians, vous allez lire pas mal de choses que vous savez déjà, mais vous en apprendrez aussi.

lundi 21 juin 2021

Pause cafés


 Le top départ du mémoire est officiellement lancé (en vrai ça fait quelques semaines, mais chut), et comme je l'avais plus ou moins prévu, le sujet que j'ai choisi ne traite pas directement de la psycho, ce qui implique que les lectures préparatoires (à part celles que j'ai déjà faites et qui vont me servir, en particulier quelques livres de psy sociale qui devraient trouver un chemin jusqu'aux pages du mémoire), sauf exception, ne devraient pas être résumées sur le blog. Je vais aussi, je pense, relire les livres de Rogers, déjà parce que ça va me servir pour le mémoire en question (oui, pour un mémoire sur l'ACP, il se peut que ça ait du sens), mais aussi parce que je ne pense pas que je vais avoir la motivation pour me lancer là dedans à un autre moment (et, non, je ne vais pas refaire les résumés, même si vous êtes sympathiques).

 Le blog va donc être en pause pendant un moment, mais pas moi (d'où le pluriel à "café" dans le titre), même si je vais aussi prendre un peu de vacances (parce que les vacances, c'est bien), et les posts vont être soit absents, soit très rares, pendant deux ou trois mois je pense. En attendant, vous pouvez lire et relire les commentaires existants (il y a 237 livres, d'après l'outil "libellés" sur le côté) et ainsi vivre en direct la réécriture des anciens posts en écriture inclusive (pas tout de suite tout de suite, mais bientôt, par contre il y en a pour un moment), et même les commenter si vous avez envie.

 En attendant, je vous souhaite un bon été, et je fais au mieux pour revenir vite, parce que j'ai envie de faire le mémoire mais je suis aussi pressé de revenir ici.

samedi 12 juin 2021

Ecouter, parler : soigner, de Philippe Aïm

 

 

 Frustré de ne pas avoir de référence bibliographique de synthèse à conseiller aux soignant.e.s rencontré.e.s lors de formations sur les clefs utilisables pour faciliter la relation thérapeutique, Philippe Aïm a fini par l'écrire. Si le cadre théorique est très (très) clairement celui de la thérapie systémique, l'idée est de proposer des outils opérationnels et simples à comprendre, sinon à utiliser, pour tout.e soignant.e (médecin, infirmier.ère, psychothérapeute, ... -"ces outils sont à ajouter aux vôtres. Il n'existe pas d'ordre véritable et vous pouvez jongler parmi eux au gré de la conversation").

 Si les propositions sont diverses, elles ont en commun d'être autant de pistes pour surmonter des impasses, qu'elle soient relationnelles ("si le problème est le patient, vous exposez la relation à être une lutte contre le problème, donc contre le patient") ou liées à un problème, une souffrance, qui semble insurmontable (et, par la force des choses, c'est souvent le cas : les patient.e.s ont généralement épuisé un certain nombre de solutions avant de se tourner vers un.e thérapeute). Plus qu'une solution, l'important est de créer un espace de mouvement. L'auteur fait une analogie avec une personne qui serait bloquée sur un mur d'escalade. Peut-elle bouger un bras? Non. Peut-elle bouger une jambe? Non. Peut-elle bouger la tête? Oui, certes, mais ça ne sert à rien... ah si, il y a cette prise que la personne n'avait pas vue. Même dans les situations de contrainte (Philippe Aïm est psychiatre, donc a probablement été confronté professionnellement plusieurs fois à ce type de situation), il insiste là-dessus, c'est essentiel de toujours laisser un choix ("vous voulez que je vous amène un verre d'eau?", "nous allons devoir vous isoler pour que vous puissiez vous calmer, est-ce que vous souhaitez aller dans votre chambre ou dans une autre pièce?").

 Pour que la parole du.de la soignant.e soit entendable, il.elle doit d'abord écouter, et surtout faire savoir qu'il.elle écoute : pour s'accorder sur la façon d'avancer vers des solutions, des objectifs, encore faut-il s'assurer que ce soient ceux du.de la patient.e. Cette délégation au moins partielle de l'expertise aux patient.e.s est appelée position basse, et le terme reviendra très souvent. Elle permet aussi de rendre plus constructive une relation qui s'inscrirait sous le signe de la défiance ("si une bonne idée, mal exprimée n'a aucune chance de passer, l'inverse, en revanche..."), par exemple de la part d'une personne qui a eu un parcours difficile avec d'autres soignant.e.s (une première étape peut alors être de souligner le courage qu'elle a de consulter encore, plutôt que de déplorer un manque de confiance d'office, ce qui pourrait déclencher une escalade symétrique, autre terme qui revient souvent). Reconnaître la souffrance (tout en étant sincère, sinon ça se verra... "vous souffrez beaucoup de cette situation" est à préférer à "c'est terrible ce qui vous arrive", si intérieurement vous ne voyez vraiment pas ce qu'il y a de si terrible), reformuler pour s'assurer de la compréhension tout en utilisant des termes dits "parachute" pour souligner qu'on peut se tromper et être corrigé.e ("si je comprends bien", ...), permettent à la fois d'avoir plus d'éléments sur la situation et de créer une situation de coopération (en position haute, c'est par définition le.a patient.e qui attend du.de la soignant.e qu'il.elle fasse tout le travail, et en prenne toute la responsabilité). Une bonne prise en compte de la demande peut permettre d'avancer... même quand le.a patient.e est quelqu'un qui demande rien : une vignette clinique est présentée où un homme consulte parce que son épouse l'y oblige (il reconnaît à demi-mot une addiction aux jeux mais, selon ses dires, aujourd'hui tout est sous contrôle). Le thérapeute lui demande alors ce qu'il faudrait faire... pour que son épouse ne l'oblige plus à consulter, et peu à peu un travail thérapeutique démarre, avec un véritable engagement.      

 Une fois la demande entendue, des outils sont fournis pour la décomposer, mieux comprendre la situation dans son ensemble, percevoir d'autres angles d'approche, en d'autres termes sortir d'une souffrance qui serait un bloc insoluble ("mon couple va mal", "je n'arrive pas à arrêter la cigarette", ...). Une première approche proposée est de s'appuyer sur les ressources du.de la patient.e : ce qu'il.elle a fait jusque là, ce qui a fonctionné, les moments où ça va mieux, voire les aspects positifs du symptôme. Une solution complémentaire est de se concentrer sur ce que la personne veut (ce qu'elle ne veut pas, en général, c'est extrêmement clair) : qu'est-ce que le changement va lui apporter? Quand ça ira mieux, comment le saura-t-elle, qu'est-ce qu'elle pourra observer concrètement? Si des éléments sont apportés pour faire des pas supplémentaires (prescription de tâches par exemple), en général, rien que dans le dialogue, des solutions commencent déjà à se dégager, et c'est d'ailleurs l'idéal ("dans notre métier, réussir consiste à devenir inutile au patient"). Des solutions plus spécifiques sont proposées pour les situations les plus critiques, telles que le risque de suicide, ou les fois où les soignant.e.s sont confronté.e.s à la violence, la priorité restant de se protéger soi ("plus la crise est grave et plus la conscience de vos limites doit être claire dans vos esprits").

 Si la complexité augmente vers la fin et s'oriente clairement vers un public plus spécialisé, l'objectif ambitieux ("Tout le monde peut rendre compliquées les choses simples, c'est banal. La créativité, c'est rendre simple les choses compliquées", dit Charles Mingus, cité dans le livre) de polyvalence est rempli : les concepts proposés sont opérationnels, illustrés de façon concrète, et peuvent servir à de nombreuses étapes de la relation, de l'entrée en contact au suivi thérapeutique.

jeudi 10 juin 2021

40 commentaires de texte en psychologie clinique, dirigé par Jean-Yves Chagnon


 

 Dans une entreprise de définition géante de la psychologie clinique, 40 textes fondateurs sont commentés, de 1949 à 2013, des travaux de Lagache et Favez-Boutonnier pour délimiter et mettre en avant cette discipline à certains espaces spécifiques (clinique du travail, criminologie, ethnopsychiatrie, ...). On s'en rend vite compte : lesdits textes ne figurent pas dans le livre (je m'attendais à des extraits d'une page ou deux, le.a lecteur.ice se verra au mieux gratifié d'un court paragraphe), ce qui est annonciateur de démarches de recherches laborieuses pour les perfectionnistes qui voudraient savoir précisément ce qui est commenté. Dans chaque cas, il y aura contextualisation, puis commentaire du contenu lui-même et des enjeux.

 A la fois objet d'étude (le texte fondateur de Lagache, si je ne me trompe pas, était lié à la création de la psychologie comme discipline universitaire... le titre de psychologue, quant à lui, a du attendre 1985 pour être réglementé), pratique thérapeutique, espace de recherche et de création de savoirs, inutile de dire que les enjeux sont nombreux, alors même que l'identité propre de la psychologie clinique ne va pas de soi. Entre la psychanalyse, la médecine, la philosophie, la psychologie différentielle, c'est loin d'être évident, et surtout loin d'être unanime, de définir ce qu'elle est et ce qu'elle n'est pas (c'est particulièrement présent dans le rapport au diagnostic par exemple, mais j'ai aussi appris dans le livre que Lacan était favorable à exclure strictement la psychanalyse de la psychologie clinique). Les débats sont largement documentés mais, de façon extrêmement surprenante, la diversité des méthodes thérapeutiques, grande richesse de la psychologie clinique, n'est... même pas évoquée! Psychologie systémique, humaniste (bon, j'exagère, un chapitre est consacré à Rogers, mais ce sera tout), TCC, états modifiés de conscience, psychologie positive, ce sera comme si ça n'existait pas : le point de vue sera celui de la psychanalyse, dans sa diversité, certes, et il y a de quoi faire, mais ça reste une limite extrêmement arbitraire, avec souvent en filigrane (voire pas du tout en filigrane) une posture de supériorité pour le moins exagérée : je ne compte pas les affirmations du type "les approches expérimentales croient que le psychisme se limite à l'observable ptdr" (dans le même livre, Widlöcher est cité disant "Le chercheur ne croit en rien. Il sait que toute assertion n'est qu'une vue partielle et temporaire du monde", mais OSEF, je suppose), les limites observées et les emprunts sont autant d'occasions de s'extasier devant la capacité de la discipline à se remettre en question (ce qui est dans une certaine mesure contredit par la démarche même du livre, qui occulte l'existence de tant d'autres approches)... Un sommet est atteint avec la phrase "la psychanalyse est toujours en avance sur la psychologie expérimentale parce qu'elle découvre et n'ambitionne pas de faire la preuve (au sens expérimental) de ce qu'elle avance"... je suppose donc que si j'affirme que les planètes sont tractées par des licornes invisibles, je suis en avance sur l'astrophysique.

 L'essentiel du livre est plus nuancé, et la création d'espaces de dialogue (mais, encore une fois, d'espaces de dialogue avec la psychanalyse, il faut croire que le reste est moins important, tant pis si le titre du livre mentionne "psychologie clinique") avec les travaux de Piaget, la théorie de l'attachement, les tests (psychométriques et projectifs), la psychiatrie, sont documentés de façon intéressante. Reste le parti pris de faire semblant de croire que la psy clinique s'articule autour de la discipline centenaire qu'est la psychanalyse, ce qui est pour le moins douteux dans un ouvrage paru en 2014, et qui le reste même si ledit ouvrage rend compte des nombreuses modernisations proactives de la psychanalyse au cours de son existence.

jeudi 27 mai 2021

Working with resistance, de Martha Stark

 


 Le.a patient.e vient généralement en thérapie pour se débarrasser d'un problème. Hors, la réalité est têtue : le.a thérapeute ne disposant pas de pouvoirs magiques (même pas celui de lire dans les pensées!), il.elle ne pourra pas opportunément faire disparaître ledit problème dans un chapeau, et le remplacer par un lapin ou une colombe (ou un mouchoir en tissu si le.a patient.e est vegan). C'est donc le plus souvent dans un changement du.de la patient.e, et non de l'Univers, que résidera la solution. Seulement, changer, ça implique de passer d'un fonctionnement insatisfaisant mais sécurisant à un fonctionnement nouveau, c'est non seulement une prise de risque mais aussi un pas vers l'inconnu. Sans même parler de changer d'attitude, changer de perception, c'est aussi voir certaines réalités telles qu'on se refusait à les voir, qu'on a potentiellement mis pas mal de choses en place pour ne pas voir.

 C'est dans la traversée de ces interstices que Martha Stark propose d'aider les thérapeutes à accompagner les patient.e.s ("le patient comme le thérapeute doivent prendre conscience, en la respectant, de la présence active de deux ensembles d'énergies, les énergies saines qui poussent vers le "oui" et les forces résistantes qui insistent pour dire "non"). Le.a thérapeute doit répondre présent.e quand le.a patient.e a besoin d'être réconforté.e, mais aussi pour lui tenir la main pour passer de l'autre côté : ce n'est que quand toutes les forces contreproductives auront été écoutées, que leur deuil aura été fait, que le mouvement pourra avoir lieu. La notion de transfert est énormément sollicitée par l'autrice : le deuil à faire, c'est avant tout celui du parent que le.a patient.e aurait eu besoin d'avoir. Les attitudes génératrices de souffrance sont des adaptations à une situation passée, et la thérapie permet de se tourner vers le présent. Le.a thérapeute aura dans le transfert, selon les cas, le rôle de parent idéal (auquel cas ses défauts permettront progressivement au.à la client.e de mieux percevoir la réalité) ou de parent persécuteur (et là, au contraire, la thérapie consistera à confronter les perceptions du.de la patient.e à la réalité de la relation thérapeutique) (oui, tous les problèmes, semble-t-il, viennent de la relation avec les parents... n'ayez pas de parents, c'est une arnaque cette affaire). Plus concrètement, et ce sera illustré avec des vignettes cliniques commentées, la clef réside dans des relances, qui impliquent empathie et écoute attentive, qui prendront à la fois en compte le mouvement défensif et le besoin de changement ("Vous aimeriez vraiment avoir plus de reconnaissance dans votre travail, mais vous vous rendez compte que même en étant au bord de l'épuisement ce n'est pas ce que vous obtenez", "Je ne peux pas réparer vos blessures profondes en quelques séances, mais vraiment vous en auriez besoin, et vous trouvez ça tellement injuste que je ne le fasse pas", "Vous avez l'impression que je ne vous écoute pas, mais c'est parce que votre mère ne vous a pas écouté.e, et au fond vous savez que ce n'est pas ce qui se passe maintenant"). L'autrice proposera de nombreux développements sur les différences subtiles entre les différentes relances, en particulier sur quelle défense sera mise en valeur, et aussi sur l'ordre des propositions (est-ce que c'est préférable, dans tel ou tel cas, pour le.a thérapeute, de commencer par évoquer le mouvement défensif, ou le mouvement thérapeutique?).

 L'interstice évoqué est magnifiquement présenté, il constitue le cœur du mouvement thérapeutique pour, j'imagine, l'essentiel des modèles cliniques, et pourtant tout au long de la lecture, j'avais un sentiment diffus de frustration. C'est peut-être parce que j'en attendais beaucoup, parce que la promesse non seulement de surmonter ce mécanisme pour le moins contre-intuitif (c'est celui où client.e et thérapeute... s'opposent, au moins sur la forme) mais de le transformer en force positive est tellement libératrice (au lieu de détester, consciemment ou non, le.a client.e, au lieu de m'autoflageller, je vais avoir un tremplin pour travailler encore mieux!), parce que j'adore le mantra "Un.e client.e pas motivé.e, ça n'existe pas" mais qu'avec des éléments pratiques pour le mettre en œuvre c'est quand même mieux, et qu'au final j'ai surtout lu pour l'essentiel des choses que je savais déjà (cette idée de permettre le mouvement en respectant les défenses de l'autre est le socle théorique de l'ACP depuis 1942, et le livre date de 1994)... en cas de difficulté face à une situation de résistance, je vais finalement plutôt me reporter à Traiter la dissociation d'origine traumatique, très riche sur le sujet, en particulier sur la résistance qui s'exprime envers le cadre, à peine évoquée ici. Je regrette aussi que le livre soit beaucoup, beaucoup constitué de redites, avec parfois une pauvreté théorique qui contraste avec l'ensemble (je l'ai déjà dit plus haut, les souffrances proviennent forcément de la relation aux parents, mais, encore mieux, si le.a thérapeute fait des erreurs, c'est la faute du transfert de la patient.e qui pousse à l'erreur, si si...). Impossible de détester le livre (l'interstice identifié est effectivement important, l'ensemble est bien argumenté et bien écrit, ...) mais... pourquoi? Pourquoi toutes ces redites dans un livre de 300 pages? Pourquoi pas plus de richesse théorique en 1994? L'impression d'être passé à côté d'une opportunité persiste.

mercredi 19 mai 2021

Restoring mentalizing in attachment relationships. Treating trauma with plain old therapy, de Jon G. Allen

 


 Dans un contexte d'augmentation exponentielle des classifications diagnostiques et  des modèles thérapeutiques mis à l'épreuve de la validation scientifique, l'auteur propose et surtout argumente pour un retour aux fondamentaux. S'il reconnaît qu'il n'y a pas de frontière nette entre une thérapie spécifique même extrêmement structurée et "la thérapie la plus classique" (il l'a constaté en tant qu'étudiant, quand le premier patient qu'on lui a confié s'obstinait à vouloir parler de ses problèmes pendant les séances au lieu de le laisser appliquer le protocole strict demandé), s'il met en avant sa subjectivité, son propos sera extrêmement documenté et détaillé : en plus d'être un plaidoyer convainquant, le livre est une vulgarisation particulièrement exigeante de psychopathologie du traumatisme.

 Lorsque l'auteur ironise sur l'invasion de la psychothérapie par des sigles, c'est une rhétorique adroite, mais qui peut laisser perplexe sur le fond : certes, dire que "l'EMDR a une efficacité reconnue pour le TPST mais n'est pas particulièrement recommandée pour le TDI", ça fait sourire, ça ne sonne pas très chaleureux, mais c'est une affirmation concrète (une fois qu'on l'a décodée), qui n'implique par ailleurs à aucun moment de négliger l'aspect relationnel. Pourtant, les classifications, quand on les observe de près, ont bien des défauts, en particulier, paradoxalement, celui de... manquer de précision. Par exemple, la dépression est une conséquence plus fréquente du traumatisme que... le trouble de stress post-traumatique! A l'inverse, les symptômes de trouble de stress post-traumatique peuvent survenir sans traumatisme spécifique identifiable. Il arrive donc que les thérapeutes cherchent un évènement traumatique qui n'existe pas forcément, tout en négligeant des pistes parfaitement accessibles ("non, ce.tte patient.e n'a pas vécu d'accident de voiture ni de tentative de meurtre, par contre ce serait peut-être intéressant d'explorer la maltraitance parentale donc il.elle a déjà parlé plusieurs fois?"), au risque, dans des cas extrêmes, de générer des faux souvenirs (Allen insiste : le.a thérapeute doit faire avec ce qu'il.elle a). Les pathologies peuvent également être liées les unes aux autres (addictions, troubles du comportement alimentaire, ...), ou ne pas l'être... or, chercher d'emblée la meilleure thérapie implique de mettre le.a patient.e dans une case dès que possible, et négliger de prendre le temps du questionnement. Inconvénient supplémentaire de l'hyperspécialisation : aucun.e thérapeute ne peut maîtriser toutes les méthodes, et dans ces conditions la flexibilité des thérapeutes ne pourra pas suivre celle des symptômes dans la mesure où les classifications, on l'a vu, sont très imparfaites ("les symptômes ne sont pas rangés bien proprement. Tel que je le perçois, les boîtes ne sont pas hermétiques : leur contenu déborde et se mélange, et c'est souvent difficile de déterminer dans quelle boîte il faut mettre tel ou tel contenu (symptôme)"). Pour autant, l'état de la science est un guide précieux, que la "thérapie la plus classique", si classique soit-elle, n'est pas dispensée de prendre en compte ("je pense que les généralistes que nous sommes, au même titre que les spécialistes, devons baser notre travail sur les preuves fournies par la recherche scientifique").

 Mais au fait, c'est quoi, la "thérapie la plus classique"? D'ailleurs, l'auteur admet avoir été provocateur, dans la mesure où il aurait tout autant pu parler de thérapie par la parole. Plus qu'un appel nostalgique à la tradition, la formule désigne deux piliers : la mentalisation et l'attachement. La mentalisation, c'est l'action de se représenter ce que pense l'autre, et d'expliciter à l'autre ses propres pensées. Chacun le pratique au quotidien, les thérapeutes probablement plus que les autres, et il se peut même que certain.e.s le fassent correctement (la théorie est simple, la pratique est exigeante, l'auteur l'a même vécu dans une thérapie particulièrement laborieuse qui s'est débloquée quand... le patient l'a invité à mentaliser!). L'attachement est aussi un domaine riche qui désigne avant tout la confiance dans la qualité de la relation : la relation thérapeutique étant, comme son nom l'indique, une relation, difficile d'en faire abstraction quel que soit le modèle théorique. La thérapie idéale sera donc constituée par un cadre sécurisant, un.e thérapeute qui cherche à comprendre le.a patient.e et qui exprime de façon maîtrisée son propre vécu, et une gestion apaisée des conflits. Même s'il a quelques réserves (par exemple l'idée que la qualité de la relation soit une garantie suffisante de l'efficacité de la thérapie), l'auteur estime que l'Approche Centrée sur la Personne, de Carl Rogers, se rapproche énormément de cet idéal, et je trouve qu'il a bien raison (mais non, je ne dis absolument pas ça parce que je me forme à l'ACP).

 D'accord, se spécialiser a ses limites, mais quel rapport entre la mentalisation et l'attachement de cette fameuse "thérapie la plus classique" et le traumatisme? Le résumé sera forcément brouillon par rapport à la technicité du livre, mais certains éléments sont assez frappants. Par exemple, selon la chercheuse Ronnie Janoff-Bulman, le traumatisme détruit trois présupposés : le monde est bienveillant, le monde a un sens, j'ai de la valeur. Le premier et le troisième présupposé sont des préoccupations directes de la théorie de l'attachement : plus la bienveillance de la figure d'attachement principale est inconditionnelle (donc, plus je suis valorisé.e pour ce que je suis et non selon ce que je fais), plus je vais me sentir en sécurité. Le second présupposé peut être réparé par la mentalisation, qui permet de redonner du sens. L'une des conséquences fréquentes du traumatisme est qu'y repenser revient à le revivre, ce qui génère souvent des comportements d'évitement (des stimuli externes -sons, odeurs, lieux qui rappellent l'évènement- et internes -émotions, sensations semblables à celles qui ont alors été vécues-). La mentalisation est un travail d'élaboration qui permet de passer progressivement de la sensation à la rationalisation. L'auteur reconnaît pleinement l'efficacité des thérapies basées sur l'exposition (qui sont même supérieures à la mentalisation sur un aspect : le protocole initie la confrontation redoutée, là où une thérapie non directive permet l'évitement pour une durée indéterminée), mais constate aussi un taux d'abandon élevé. En plus de la différence de méthode, une subtile différence d'objectif existe : l'idée n'est pas de se confronter directement au traumatisme jusqu'à ce qu'il ne soit plus douloureux, mais à rendre le.a client.e capable d'y repenser, donc ne pas être contraint.e à des comportements d'évitement eux-mêmes potentiellement insupportables.

 Le livre se clôture sur des aspects existentiels qui surviennent souvent en thérapie, en particulier en thérapie du traumatisme (bien et mal, religion et spiritualité, et espoir), mais ces thèmes extrêmement vastes (ils peuvent chacun occuper à peu près l'éternité, en faisant appel à plusieurs disciplines) sont expédiés en quelques pages avec une superficialité qui contraste fortement avec le reste du livre, et cette partie à mon avis appauvrit le livre plus qu'elle ne le sert.

 Le livre est extrêmement riche, et ouvre sur énormément de dimensions de l'attachement et de la mentalisation, mais aussi (un comble avec l'appel dans le titre à revenir à l'essentiel) de la complexité de la clinique du traumatisme. Ceux.elles qui recherchaient un étendard à brandir contre les thérapies les plus récentes seront d'ailleurs probablement déçu.e.s : le propos est solide mais nuancé, l'auteur insiste sur l'importance de la recherche scientifique et du mouvement constant vers de meilleures solutions, et rappelle que ce sera compliqué de trouver un.e thérapeute, quelle que soit sa méthode, qui n'attache pas d'importance à la relation (par contre, sans surprise, il est plus que réservé envers les thérapies sur ordinateur... et, certes elles peuvent avoir des qualités, mais sur l'aspect relationnel, difficile de contre-argumenter). Malheureusement, il ne semble pas y avoir de traduction française à l'horizon.

dimanche 16 mai 2021

L'intime désaccord. Entre contrainte et consentement, dirigé par Patrick Faugeras

 


 Plus que constituant un interstice, contrainte et consentement se confondent parfois : la vie pacifiée en société implique par exemple des règles, des obligations et des interdictions, qui à la fois sont acceptées et n'ont de valeur que si elles sont imposées. Cet espace, si difficile à délimiter, donne une idée de la difficulté à définir la notion de liberté. Ce paradoxe, sous cet angle et sous beaucoup d'autres, sera décliné dans vingt-cinq textes environ, d'auteur.ice.s différent.e.s, pour ce recueil très pluridisciplinaire (les contributeur.ice.s sont psychanalystes, historien.ne.s, philosophes, psychiatres, spécialistes du monde du travail, ...).

 En dehors de l'aspect directement individuel (Alain Badiou recontextualise par exemple la dialectique du maître et de l'esclave, en rappelant la dimension avant tout phénoménologique -c'est une approche de l'altérité, une entrée en contact avec l'autre qui se fait par la hiérarchisation- et en concluant qu'il s'agit plus d'une opposition entre ceux qui gagnent leur vie par leur travail et ceux qui gagnent leur vie par leur statut qu'une réflexion sur les véritables esclaves, opprimés au point d'être déshumanisés), plusieurs institutions sont directement critiquées. Jean-Christophe Coffin rappelle à travers une perspective historique que la tension entre contrainte et soin en psychiatrie questionne depuis la fin du XVIIIème siècle (juste après lui, Eric Bogaert estime que, toujours en psychiatrie, la contrainte, le plus souvent, est une solution de facilité pour le professionnel, surtout s'il est psychiatre). Pierre Johan Laffitte s'en prend de façon virulente à l'école qui est et devient de plus en plus une institution de l'évaluation ("qu'apprend-on à l'école? A être évalué, et cela prend de plus en plus de temps"), tout en déplorant que les modèles véritablement émancipateurs (Freinet et Oury sont beaucoup cités) sont souvent vampirisés de leur substance quand ils sont récupérés à plus grande échelle. Danièle Linhart montre comment la dépossession des employé.e.s de leur savoir-faire, qui a commencé avec le taylorisme, se poursuit dans les organisations du travail les plus modernes (au lieu d'astreindre le.a professionnel.le à une fraction de tâche répétitive, il.elle.s sont exposé.e.s à des changements de procédures et d'objectifs fréquents, décidés en haut lieu).

 Il est aussi énormément question, sous l'angle historique, philosophique, clinique, du nazisme, incarnation insoutenable s'il en est à la fois de la contrainte la plus radicale et du consentement (Hitler, avant d'être un dictateur, s'est constitué une crédibilité démocratique, a proposé un projet qui a su convaincre une part considérable de la population). Certain.e.s auteur.ice.s recontextualiseront ledit projet pour mieux faire comprendre comment il a pu être accepté (propositions novatrices dans un contexte de crise économique grave, suivie par ailleurs d'une amélioration due en grande partie à des facteurs extérieurs qui a coïncidé avec la prise de pouvoir d'Hitler, mauvaise compréhension de Darwin qui a été exacerbée au lieu de disparaître après la défaite de la 1ère guerre mondiale -il a été conclu non pas que cette lecture démontrait que le peuple allemand était inférieur, la rendant inacceptable, mais qu'il était urgent de renforcer la race allemande pour assurer son invulnérabilité future-, chronologie des tensions autour du projet d'extermination des handicapés mentaux, ...), d'autres s'appuieront en détail sur Eichmann à Jérusalem pour leur analyse de l' "intime désaccord", comme la psychanalyste Marilia Aisenstein qui constate à quel point le fonctionnaire nazi n'était pas contrariant et associe l'expérience de Milgram, le personnage fictif Bartelby et un texte assez confidentiel de Freud ("La négation", dans Résultats, idées, problèmes) pour avancer que le "non" est l'affirmation d'une identité propre ("La négation pour Freud n'est pas un simple refus mais la racine du sujet", "Dire "non" serait avant tout une revendication identitaire : non ceci est de "l'étranger à moi", ceci n'est pas moi, ceci ne vient pas de l'intérieur de moi, donc "je ne l'ai pas pensé", je ne veux pas me reconnaître dans cela"). On se serait bien passé en revanche du texte de Giovanni Sias où la stupidité le dispute à l'obscénité, quand l'auteur non content de trouver pertinent se poser en juge d'un hypothétique manque de rébellion des Juifs victimes du génocide ("C'est l'exemple de celui qui choisit la normalité face à la situation dans laquelle il se trouve plongé, et qui est convaincu qu'il vaut mieux obéir que se rebeller. Et il ne s'agit pas d'une question de conscience mais du fondement d'un consentement opportun et illusoire"), ne s'arrête pas en si bon chemin alors que la barre est déjà placée tellement haut qu'elle est largement hors du champ de vision de la décence, et compare tranquillement le statut des psychanalystes en Italie à celui desdites victimes (parce que oui, tout à fait, être critiqué et être déporté en camp d'extermination c'est exactement la même chose, il fait cette comparaison sérieusement).

 Les approches sont nombreuses, le sujet difficilement contournable (c'est surprenant en lisant l'introduction de se dire que le livre a été écrit avant le mouvement des Gilets Jaunes et surtout avant les innombrables tensions entre contrainte et consentement qu'ont posées l'état d'urgence sanitaire), et cette diversité a à la fois le défaut de ne proposer que des approches distinctes mais rapides et la qualité d'ouvrir et de proposer autant de pistes de réflexion.

lundi 10 mai 2021

Becoming the narcissist's nightmare, de Shahida Arabi

 


 Le.a narcissique (terme employé dans ce livre, qui s'ouvre sur des informations très détaillées sur la distinction entre narcissique, psychopathe et sociopathe, mais qui évoque concrètement les relations abusives en général -amoureuses surtout mais aussi parent/enfant, dans le monde du travail, ...- et ne se limite pas à une définition stricte) cherche à posséder sa cible, dans le plus de sens du terme possible, et à utiliser sa souffrance et sa détresse comme autant de confirmations de son importance, de son égo jamais pleinement satisfait. Le cauchemar du.de la narcissique que l'autrice propose de devenir, c'est une personne pleinement épanouie, qui se donne à elle même l'importance qu'elle mérite, désormais invulnérable aux manipulations et autres gesticulations de l'ancien bourreau.

 La partie qui détaille l'état de la science est assez claire... sur les zones d'ombres. S'il y a des pistes argumentées pour établir un profil du.de la narcissique, les vulnérabilités spécifiques des victimes, les données (et l'expérience personnelle de l'autrice, victime plusieurs fois et très active dans plusieurs groupes de partage qui lui ont beaucoup apporté), le profil type n'existe pas. Certain.e.s agresseur.se.s correspondent au profil identifié par certain.e.s chercheur.se.s de l'ancien enfant roi auquel ses parents ne refusaient rien, d'autres semblent correspondre au profil identifié par d'autres chercheur.se.s d'un trait de personnalité consécutif à un ou des traumatismes. Certaines victimes ont des vulnérabilités identifiables (parents narcissiques, forte tendance à chercher à se conformer au désir de l'autre avant de s'écouter soi, ...), d'autres pas du tout et pour autant ont vécu des situations semblables. Le tronc commun réside surtout dans l'absence de bienveillance du.de la narcissique, et ses techniques de manipulation, au service de son égo et du contrôle de l'autre, en particulier le cycle des violences : idéalisation (l'agresseur.se se présente sous son meilleur jour, le visage agréable et séduisant visible de l'extérieur, et multiplie les déclarations les plus flatteuses), dénigrement (la victime devient soudain méprisable, ce qu'elle fait n'est jamais satisfaisant, les qualités d'hier deviennent des défauts -l'ambition devient prétention, le physique avantageux devient la preuve d'une personnalité superficielle et/ou d'un besoin malvenu de séduire, ...-), l'abandon (rupture brusque, potentiellement en la rendant délibérément blessante), la destruction (renforcement de l'étape précédente, ça peut être une campagne de diffamation, s'afficher avec un.e nouveau.elle partenaire, ...), et la récupération -hoovering en anglais, qui évoque l'aspirateur-, qui consiste à relancer la victime, et qui tout en ayant l'apparence d'une volonté de tirer un trait sur le passé, ou plutôt de revenir au passé d'avant les violences, est en fait une tentative pour l'agresseur.se de maintenir son pouvoir.

 Ces mécanismes créent et exploitent des vulnérabilités (dont par exemple la faible estime de soi, la recherche d'une belle relation mais aussi les vulnérabilités, non négligeables dans cette situation, que sont l'empathie et la bienveillance) pour aboutir au contrôle et à la destruction, le plus longtemps possible (faire du mal, c'est exercer un pouvoir). Comprendre que la personne qui nous a fait vivre de si belles choses au début est un masque, que la personne qui agresse est la vraie personne, et non l'inverse, comprendre que célébrer et dénigrer les mêmes qualités n'est pas contradictoire (c'est selon si, en ce moment, l'égo du de.la narcissique est gonflé, par procuration, ou menacé par ces qualités), comprendre que la personne qui revient vers nous après avoir dit tout le mal possible n'a pas changé d'avis sur nous mais a le comportement qui sert le mieux son envie immédiate, comprendre éventuellement que les violences ne sont pas la conséquence d'une pathologie mentale ou d'un traumatisme (qui peuvent par ailleurs être bien réels) mais d'une vision de la relation, ça demande du recul, particulièrement difficile à prendre dans ces circonstances, et surtout ça demande de penser au pire, ce qui n'est généralement pas spontané et qu'on peut n'avoir aucune envie de faire, en particulier quand le début de la relation était si beau. L'autrice donne d'ailleurs quelques clefs pour être vigilant.e en début de relation. Ses attentions semblent disproportionnées par rapport à l'état de la relation? Il.elle vous laisse très peu d'espace personnel (parce que, bien sûr, il.elle ne peut pas se passer de vous et a besoin d'être avec vous tout le temps)? Posez explicitement des limites, sa réaction devrait être parlante. Son ex est folle? Vous serez probablement la prochaine "ex folle".

 Et la meilleure solution, sur laquelle l'autrice insistera le plus (d'où le titre), est de vous éloigner et de vous concentrer sur vous. La solution qui l'a le plus aidée, c'est de couper le contact ("go No Contact") ou, quand c'est impossible autrement (enfants ou entreprise en commun, par exemple), passer au contact minimum ("low contact"). Le contact minimum implique de limiter les échanges aux stricts aspects pratiques, de poser des limites claires et les maintenir (horaires pour les appels par exemple, ou interdiction d'entrer dans le domicile), éventuellement imposer un canal unique pour les communications (l'écrit est idéal car ça permet de garder des traces, et limite les risques d'entrer dans un jeu de manipulation). Dans les témoignages, certain.e.s disent aussi que l'aide d'un tiers (avocat.e, conjoint.e actuel.le) pour relire les échanges et limiter l'impact émotionnel ou la manipulation peut aider. En ce qui concerne le "No Contact", si l'autrice célèbre son efficacité (tout en disant qu'il faut attendre à peu près deux mois pour commencer à en bénéficier pleinement), elle ne prétend pas que c'est facile. Il ne s'agit pas seulement de résister à la tentation de répondre au téléphone ou de lire les SMS, voire d'appeler ou écrire soi-même, mais aussi de ne pas aller regarder les publications du.de la narcissique sur les réseaux sociaux, éventuellement ne pas être en contact sur les réseaux sociaux avec des ami.e.s commun.e.s (d'autant que le.a narcissique sera le.a premier.ère à s'en emparer pour envoyer des messages directs ou implicites), et, surtout, dans les moments difficiles, s'occuper activement de soi (faire une activité agréable, ou épanouissante, ou qui a du sens, même si c'est juste faire une série d'abdos ou lire un poème si on a pas beaucoup de temps). Reconnaître que c'est difficile, c'est aussi se féliciter quand certains paliers de durée ont été atteints (et être indulgent.e avec soi-même en cas de rechute : le dénigrement, on le laisse au.à la narcissique). Le "No Contact", s'il a l'air simple (d'ailleurs le concept tient en trois syllabes), est un parcours qui va beaucoup dépendre de la personne et des circonstances, et va plus ou moins aider, comme les très nombreux témoignages présentés dans le livre permettent de se rendre compte.

 Le pendant positif du "No Contact", c'est que ça laisse d'autant plus d'espace pour être en contact avec soi. L'autrice insiste là-dessus, les circonstances, si sombres soient-elles, sont aussi une opportunité pour grandir, tout en acceptant la patience nécessaire pour récupérer. Prendre soin de soi, c'est acter qu'on le mérite, récupérer activement, c'est acter qu'on ne subit plus. La psychothérapie (l'autrice fournit un éventail d'exemple), le contact avec d'autres victimes à travers les réseaux sociaux ou des associations, l'investissement dans des activités professionnalisantes ou artistiques, sont autant d'outils pour contrer le manque de ce qui a été perdu, le temps passer à douter, à ruminer (ce qui ne signifie certainement pas que la culpabilisation est justifiée quand la douleur est trop forte pour faire quelque chose). Plus spécifiquement, Shahida Arabi insiste sur le sport, les comédies ou spectacles comiques, la méditation, pour contrer les effets physiologiques du stress vécu et du manque de la relation amoureuse passée.

 S'il fallait faire un reproche au livre, c'est qu'il est assez inégal. Les contenus sont variés sur la forme (articles d'auteur.ice.s invité.e.s, liens, témoignages, chapitres détaillés, interventions extrêmement brèves) et pas toujours intégrés de façon organisée, la structure est parfois confuse, il y a pas mal de redites alors que le livre... fait 500 pages. Les chapitres qui concernent l'aspect neurologique et hormonal du traumatisme, et de la fusion traumatique ("traumatic bonding"), étaient clairement une mauvaise surprise : l'avalanche de terme techniques qui sont certes impressionnants mais n'aident pas en soi à la compréhension (c'est classe de dire -plusieurs fois- qu'un effet du traumatisme sur l'aire de Broca, qui contrôle le langage, a été démontré, mais pourquoi ne pas dire un mot sur l'effet concret du traumatisme sur la maîtrise du langage?) cohabitent avec des mythes pseudoscientifiques comme le cerveau reptilien (ironiquement rangé dans la section "faits sur le cerveau"... les faits, c'est surtout que ça n'existe pas  ), le syndrome de Stockholm souvent évoqué (pour le syndrome de Stockholm, "pseudoscientifique", c'est gentil) ou encore la sécrétion de dopamine comparée à l'addiction à la cocaïne parce que, bien sûr, le-circuit-de-la-récompense... Pourquoi pas, en cas de réédition, revoir la structure du livre et confier la partie qui concerne l'aspect biologique à des expert.e.s, vu qu'il y a déjà pas mal d'invité.e.s? Mais cette critique ne me dissuade absolument pas de recommander le livre, pédagogique et riche au niveau factuel, et qui communique une force nettement intensifiée par la quantité de témoignages recueillis sur Self-Care Haven, le site de l'autrice (elle a aussi une chaîne YouTube), qui peuvent aussi contribuer à briser la potentielle sensation de solitude qui peut s'immiscer après un tel vécu. Comme le livre est un best-seller, je ne désespère pas de voir un jour une traduction en français (et même dans d'autres langues).

samedi 1 mai 2021

Counselling a survivor of child sexual abuse, de Richard Bryant-Jefferies

 


  Même si l'auteur précise à plusieurs reprises (tout en étant extrêmement réservé envers les TCC) que selon lui, plus que la méthode utilisée, c'est la qualité de la relation thérapeutique qui compte, ce livre sera consacré à l'accompagnement des victimes de violences sexuelles dans l'enfance avec la très spécifique Approche Centrée sur la Personne (la méthodologie, les concepts, seront régulièrement évoqués). Dans les débuts de sa vie professionnelle, Richard Bryant-Jefferies était spécialisé dans l'accompagnement de personnes alcooliques, ce qui n'est peut-être pas pour rien dans l'écriture de ce livre là puisqu'il mentionne dans l'intro une étude établissant que les violences sexuelles dans l'enfance sont l'un des plus grands prédicteurs de l'alcoolisme. La diminution de la consommation d'alcool (comme le processus thérapeutique en lui-même) peuvent par ailleurs faire émerger des vécus enfouis.

 La forme que prend l'ouvrage est très originale, et pourtant semble vite évidente au fur et à mesure que ses potentialités didactiques se dévoilent. Le.a lecteur.ice suit la thérapie, imaginaire (mais l'auteur précise que ses propres personnages l'ont plusieurs fois surpris, et que l'écriture a été intense émotionnellement), de Jennifer par Laura, ainsi que les séances de supervision avec Malcolm (et Malcolm évoque parfois des moments qu'il devra reprendre en supervision, mais le détail n'est pas poussé jusqu'à raconter ces séances là!). Le procédé permet d'explorer quand c'est pertinent l'intérieur de l'esprit des protagonistes, ce qui, la science est tellement limitée, est compliqué à faire à partir d'une retranscription, et le fait de s'appuyer sur une seule thérapie s'avère vite bien plus riche qu'on ne pourrait s'y attendre, tant de nombreuses questions centrales sont évoquées : que faire de l'émergence de souvenirs en thérapie? comment agir quand le.a client.e semble dissocié.e ou même s'évanouit en séance? quand et comment exprimer sa présence dans les moments les plus difficiles? jusqu'où rester dans l'approche non-directive?

 Jennifer est plutôt épanouie dans sa vie professionnelle mais boit et consomme de la cocaïne. Elle a réussi à diminuer l'alcool et arrêter la cocaïne, est en couple suite à une belle rencontre alors que ce n'était pas dans ses projets, et sa thérapie se passe bien, au point qu'elle a pu créer un lien presque amical avec sa thérapeute, Laura. Mais, au détour d'une séance qui s'annonce légère (il est question de ses vacances de la semaine prochaine, d'ailleurs Laura connaît le coin et inhibe la tentation de basculer dans une conversation classique en lui demandant plus de précisions sur le lieu), Jennifer s'interrompt, se sent mal ("je ne sentais rien. C'est comme si mon corps était assis là et que je n'étais pas dedans", "Ooh, c'est bizarre"), mais est incapable de comprendre, encore plus d'expliquer, ce qui vient de se passer et n'est d'ailleurs pas tout à fait fini. Quelques instants plus tard, elle a trop chaud, semble perdre conscience mais rouvre vite les yeux. Epuisée, elle préfère rentrer chez elle... c'était peut-être tout simplement une grosse journée, et la fatigue l'aura rattrapée d'un coup. Laura a la sensation persistante que quelque chose est survenu, mais n'insiste pas ("si c'est important, je suis sûre que ça va revenir plus tard"). Et en effet, ce malaise (épisode dissociatif) est le début de quelque chose de colossal, qui surprendra à plusieurs reprises Laura et Jennifer. Cauchemars d'abord, flashbacks de plus en plus explicites (Jennifer à 10 ans, puis Jennifer à 4 ans, prendront la parole en séance), Jennifer réalise progressivement qu'elle a été violée par son père, l'amenant dans une extrême douleur à augmenter sa consommation d'alcool et dépasser la dose de tranquillisants prescrits par son médecin. L'auteur insiste énormément sur l'importance de respecter le rythme du.de la client.e, d'une part pour ne pas induire de faux souvenirs ("parfois la spéculation peut nous faire partir loin, et nous éloigner de la réalité de ce qui est vécu par le.a client.e et par nous-même dans la relation thérapeutique") et d'autre part parce que la partie du psychisme qui ne veut pas voir est importante à écouter aussi ("c'est comme apprendre qu'il y a quelque chose d'effrayant derrière une porte - une partie de moi veut savoir ce que c'est, et l'autre veut que la porte soit fermée, pas juste fermée, condamnée pour que ce qui est dedans ne puisse pas sortir", "quelque chose de dérangeant ou de trop menaçant peut provoquer un retrait, et potentiellement la perte d'une opportunité thérapeutique"). La difficulté d'appliquer ces conseils est particulièrement saillante quand Jennifer doute, après les dénégations fermes de son père lors d'une première confrontation : Laura accompagne avec empathie le doute et la souffrance, mais ne se prononce pas sur la réalité des souvenirs malgré l'enjeu et tous ces éléments dont elle dispose. "Le doute fait partie du processus d'acceptation", comme le disent Ellen Bass et Laura Davis citées par l'auteur, et le rôle de la thérapeute est alors d'aider la cliente à trouver sa propre conviction intérieure. Ce ne sera pas linéaire, ça passera par des souffrances terribles, mais Jennifer, sans être parfaitement rétablie (même les excuses de son père, difficilement obtenues, ne porteront que sur une partie des faits), finira par aller mieux. 

 Le livre est à la fois fort émotionnellement et exigeant techniquement, mettant en valeur les subtilités de l'accompagnement aux moments les plus sensibles et, bien sûr, l'importance de la supervision. Le sujet est pour le moins spécialisé (un accompagnement précis pour une pathologie précise), mais tout.e thérapeute ACP ou tout.e thérapeute spécialisé.e dans les violences sexuelles peut à mon avis en bénéficier.

dimanche 25 avril 2021

Le cerveau attentif, de Jean-Philippe Lachaux



 Difficile à mesurer et même à définir, l'attention est pourtant une préoccupation fréquente. Jean-Philippe Lachaux, chercheur en sciences cognitives, nous éclaire dans ce livre sur ce que la science peut nous en dire, avec des aller-retours entre le fonctionnement détaillé du cerveau et les applications au quotidien.

 Ne pas perdre (encore!) ses clefs ou renverser son café (ceci n'est absolument pas autobiographique), finir d'apprendre ce chapitre de psy sociale malgré la tentation pressante et répétée de faire un tour sur les réseaux sociaux ou sur Animal Crossing (la tentation inverse s'avère souvent, tant mieux ou tant pis, beaucoup moins irrésistible), écouter ce que dit le.a prof plutôt que cette voix intérieure qui joue et rejoue une conversation à venir ou qui chante Ça fait rire les oiseaux... l'attention, on y prête généralement son attention quand elle nous fait défaut. Et si l'auteur sympathise avec cette frustration ("les contraintes de l'esprit sont plus difficiles à admettre que celles du corps, parce que leur cause est moins immédiatement visible") et qu'il donne des astuces pour mieux s'en sortir, il insiste surtout sur leurs limites, comparant l'attention à un animal sauvage, qui réagit mieux aux tentatives d'apprivoisement qu'à la contrainte.

 L'attention, c'est d'abord un choix, celui de sélectionner parmi l'infinité de stimuli de notre environnement celui sur lequel nos sens, voire nos capacités exécutives (dans un deuxième temps... l'auteur compare le processus à un policier appelé sur une enquête, qui décide ensuite éventuellement d'informer le commissaire qu'il faut y consacrer des ressources), vont se centrer. Et les candidat.e.s sont nombreux.ses : ce qui est nouveau, ce qui se démarque (couleur vive, son bruyant, ...), ce qui alerte de l'éventualité d'un plaisir (la certitude et l'intensité du plaisir en perspective augmentent d'autant la sensibilité) ou d'un danger... Ce premier niveau de capacité attentionnelle est facilement capté, et implique non seulement les sens mais aussi le mouvement (Jean-Philippe Lachaux met au défi le.a lecteur.ice de se déplacer en se forçant à regarder pendant tout le trajet dans une direction fixe). Ça a certes bien des inconvénients, mais fait aussi office de signal d'alarme, ce qui constitue un avantage certain (Platon rapporte que Thalès a déjà été plongé dans ses réflexions mathématiques au point de tomber dans un puits). Et la liste d'obstacles, déjà longue, ne s'arrête pas là : les sources de distraction ne sont pas seulement externes, mais aussi internes. Ceux.elles qui ont essayé de s'adonner à la méditation, même (surtout?) brièvement, ne le savent que trop bien : les conversations intérieures démarrent vite, très vite, et tendent à se prolonger un temps certain avant même qu'on ne s'en aperçoive.

 Tout ceci serait moins contrariant si l'attention n'était pas si sélective... Mais, hélas, on peut difficilement à la fois se concentrer sur sa respiration et converser passionnément avec soi-même, se préoccuper la couleur de chaque voiture qui passe et arriver dans un délai raisonnable à la destination choisie, ... Le fait que cette sélectivité permette aussi d'inhiber (on ne peut pas suivre deux conversations à la fois, mais on peut écouter l'une ou l'autre même si on entend deux conversations à la fois) n'est potentiellement qu'une maigre consolation. Un comble : trop de concentration peut nuire à la concentration, comme le.a soldat.e qui ne sait plus marcher au moment où il.elle apprend la marche militaire qui n'est pourtant qu'une amplification du pas normal, ou le.a sportif.ve de haut niveau qui perd ses moyens quand l'enjeu est trop élevé (tirs au but, ...). Vous pouvez faire l'expérience en faisant scrupuleusement la chasse aux erreurs d'orthographe dans un texte : malgré une lecture extrêmement attentive, vous n'en aurez probablement pas retenu le sens. 

 Mieux connaître ces spécificités, en grande partie liées au fait que le cerveau est partisan du moindre effort ce qui permet, précisément, de faire plusieurs choses à la fois (réfléchir sans tomber dans un puits, sauf si on est Thalès, ne pas rester planté devant sa casserole pendant tout le temps de la cuisson des pâtes -ou du baekeoffe!-, ...). L'auteur conseille en particulier de créer des bulles, c'est à dire à la fois de décider en amont de ce qu'on veut, et de ce qu'on ne veut pas. Les bulles impliquent de bien connaître son environnement et ses préoccupations : combien de temps je peux consacrer à cette activité, et à rien d'autre? A quoi je dois rester vigilant (appel téléphonique potentiel, chat qui veut renverser la plante verte, rendez-vous à venir, ...), et combien de temps je peux relâcher complètement ma vigilance en toute sécurité? S'écouter, c'est aussi savoir remettre concrètement et activement à plus tard les préoccupations qui ne pourront être gérées de façon productive que plus tard ("nous sommes face à nos distractions comme un enfant au cinéma, convaincu que l'acteur meurt vraiment"). L'auteur donne aussi des conseils plus techniques pour mieux maîtriser l'attention au niveau chimique (et il le fait.... dans l'épilogue, moment où traditionnellement l'attention baisse!), mais je n'ai pas un niveau de maîtrise suffisant du sujet pour les restituer ici.

 Le livre est exigeant au niveau technique tout en restant très accessible, et permet d'y voir beaucoup moins flou dans les dimensions diverses de l'attention même si on ne maîtrise pas les détails les plus spécialisés, en particulier neurologiques, fournis (ils sont explicités, mais comme j'ai pu le constater sur mon bulletin de notes en L1, la neurologie ne s'apprend pas de façon express même si on peut vite comprendre pas mal de concepts). Les expériences scientifiques sont reliées aux aspects les plus concrets de la vie quotidienne, et, hommage cohérent tant le zen a exploré le domaine longtemps avant les neurosciences, les chapitres sont introduits par des haïku (la lecture pourra vous permettre de considérablement développer, par exemple, "Eternuant/Je perds de vue/L'alouette" ou "Le rossignol!/ Mes mains au dessus de l'évier/S'interrompent").

mercredi 21 avril 2021

Fin de cycle 2


 Il y a quelques jours s'est terminé pour moi le cycle 2 de formation à l'ACP (astuce mnémotechnique qui m'aide pas mal, c'est celui qui succède au cycle 1).

 Je le voyais comme axé sur la théorie (surtout par contraste avec le cycle 1 qui expédie de façon très directe dans la pratique, ça pique un peu au début -après aussi, en fait, mais après on est au courant-), mais c'est aussi un premier pas vers la pratique de thérapeute (c'est à dire qu'on s'entraîne, par opposition au premier cycle, à écouter des personnes qui ne sont pas en train de se former à l'ACP, et croyez-le ou non ce n'est pas toujours tout à fait pareil). J'ai donc eu par exemple le plaisir d'intégrer une association d'écoute téléphonique bénévole (et aussi d'être recalé d'une autre, et pour l'ego c'est top de se faire fermer la porte au nez d'une asso qui s'appelle La Porte Ouverte), même si cette écoute a beaucoup trop ralenti à mon goût à cause de cette *** de pandémie (j'ai le choix entre plusieurs trajets en transports en commun pour accéder au centre d'appels, mais tous impliquent de prendre une ligne très fréquentée, j'ai cru comprendre que ce n'était pas recommandé). Je devrais (enfin!) reprendre bientôt.

 Mais le changement le plus radical est qu'un aventurier et une aventurière m'ont fait l'honneur de me rejoindre dans mon parcours! 10 ans après mon inscription en 1ère année de psycho, j'ai donc enfin pu accompagner de vraies personnes, qui ont toute ma gratitude (oui c'est convenu comme formule mais c'est pour de vrai, à chaque moment de chaque séance). Cette recherche a aussi été l'occasion d'expérimenter les annonces passées dans le vide, les désistements et disparitions, sur lesquels les livres de psy clinique sont quand même assez discrets en général mais qui ont l'air de pas mal faire le sel de la pratique pro (je pense qu'en début de pratique la première formulation qui vient n'est pas nécessairement celle-là). Et, objectif pédagogique oblige, j'ai aussi découvert les joies de me voir et m'entendre sur un enregistrement ("mais pourquoi je hoche la tête comme les chiens en plastique à l'arrière des voitures? pourquoi j'ai une tête de chien en plastique à l'arrière des voitures? et c'est quoi cette voix? comment fait l'autre pour supporter ça pendant une heure?"). Et aussi, Skype, c'est pratique, mais gérer des problèmes techniques en direct quand mes connaissances en informatique les plus sophistiquées c'est Ctrl-Alt-Suppr tout en ayant l'air pro, j'ai pu constater que ce n'était pas tout à fait ma vocation ("ah pas de son je vais essayer de regarder d'où ça vient CALMEMENT JE SUIS TRES CALME POURQUOI ÇA MARCHE PAAAAS ça fait deux minutes j'ai toujours pas trouvé c'est comme la fin du monde mais en pire mais non je n'exagère pas").

 Mais heureusement, pour se remettre de retrouver la posture de thérapeute idéale face à tous ces obstacles, il y a la supervision, qui est d'ailleurs une grande part du cycle 3, qui va consister à devenir thérapeute pour de vrai (passer officiellement de l'accompagnement ACP à la thérapie ACP). Toujours des écoutes, donc (sauf bien sûr arrêt de leur part, je garde mes client.e.s-aventurier.ère.s, non mais! -et je continue l'écoute bénévole dans l'asso-), et toujours de la théorie, mais ça ce sera en autonomie puisqu'il faudra rédiger un mémoire (et aussi proposer une intervention à l'événement annuel d'ACP France, autant vous dire qu'en tant qu'introverti je suis extrêmement détendu à cette perspective). Cette année sur le blog il y aura donc soit une part des résumés consacrés à la préparation du mémoire, soit moins de résumés si le thème du mémoire ne concerne pas l'aspect psychothérapie de l'ACP (j'ai une idée qui va dans ce sens mais comme je ne me suis pas renseigné du tout sur ce qui allait être demandé je ne sais pas si ça va être pertinent de partir dans cette direction)... et aussi, donc, probablement, des posts pour râler aux moments où je vais ramer pour la rédaction (je sais c'est super surprenant parce que ce n'est vraiment pas mon genre de râler).

 Enfin tout ça c'est à partir de juin, pour l'instant je reste avec le souvenir des quatre années de formation passées et du champagne qui a accompagné la remise du diplôme (dans un gobelet en plastique, une occasion de confirmer que la vraie beauté est à l'intérieur), et la perspective de passer encore une année avec mon précieux groupe de formation que j'ai eu tellement de chance de rencontrer.

jeudi 8 avril 2021

Focusing-oriented psychotherapy, d'Eugene Gendlin

 


 Dans ce livre que je pensais bien plus ancien (il date de 1996), Eugene Gendlin expose dans une première partie, de façon détaillée, le fonctionnement pratique du focusing, puis, dans une seconde partie, explore les passerelles existantes avec différentes approches, ce qui l'amène à des développements personnels sur l'essence, selon lui, de la thérapie. 

 Gendlin fait remarquer que comprendre un problème ne suffit pas à le régler, même si l'explication est super classe et élaborée et, pire, même si elle s'incrit parfaitement dans le modèle théorique supériorissime du.de la thérapeute. Il parle d'impasse quand la compréhension est aboutie mais que le changement ne suit pas (tout en actant qu'il existe aussi des impasses avec le focusing, d'autant plus qu'il consacre un chapitre aux techniques pour les contourner). Si le focusing inclut bien la partie rationnelle du psychisme (l'auteur doit le rappeler plusieurs fois, parce que ce n'est vraiment pas le point de départ), c'est le corps, puis l'intuition, qui sont d'abord écoutés, permettant d'identifier plus précisément ce qui se vit, d'explorer des pistes potentiellement inattendues, de confirmer avec le ressenti si la direction prise est ou non la bonne : le.a client.e ne se dit plus "ça doit être ça", mais "c'est ça". Le point de départ est un sens corporel ("felt sense"), sur lequel l'attention sera dans un premier temps dirigée, avant de laisser la place aux émotions, images qui surviennent, de les préciser (seulement dans un second temps : les vignettes cliniques le rappellent, les silences ont une place très importante dans le processus), puis de chercher à les comprendre. Un problème lourd peut parfaitement avoir de nombreuses strates, et la répétition (en plusieurs séances! Gendlin invite d'ailleurs à finir la séance sur quelque chose de léger -voire prendre le thé, au sens propre- quand une avancée importante a été faite) fait aussi partie intégrante du focusing. Le livre rentre vraiment dans le détail de la technique, exemples à l'appui (avec la bonne idée d'utiliser des extraits d'entretiens de thérapeutes en formation), des moyens de déclencher le sens corporel (inviter le.a client.e à se dire que tout va bien semble être extrêmement efficace!) à son exploration, ce qui demande un équilibre complexe entre guider, être présent.e, et laisser de l'espace.

 Le focusing est une influence majeure de l'Approche Centrée sur la Personne (d'où ma surprise devant la date de parution du livre), au point que j'identifiais presque la méthode comme une fraction de l'ACP. La filiation se fait encore plus sentir dans la seconde partie : si l'ouverture de Gendlin à la psychanalyse et même au behaviorisme le plus classique (répéter un comportement, lorsque ça implique de surmonter un blocage, génère aussi un changement intérieur) est réelle alors qu'on pourrait (très) difficilement l'imaginer chez Rogers, l'intransigeance envers la liberté du.de la client.e (la séance lui appartient, c'est dit en ces termes), l'importance de la relation et de l'authenticité ("heureusement le thérapeute n'a pas à être un type particulier de personne, juste une personne. C'est un fait qui est générateur d'une solide sensation de paix. Je dois simplement être là pour qu'on puisse me trouver"), l'humilité nécessaire du.de la thérapeute (pour Gendlin c'est même important que le.a client.e intègre rapidement que le.a thérapeute peut se tromper, pour pouvoir le.a corriger quand c'est nécessaire sans que ça ne nuise à la fluidité de l'échange) sont autant d'échos pour le moins limpides. Il va même plus loin que Carl Rogers lorsqu'il dit que l'effort d'empathie du.de la thérapeute n'a pas à être ressenti par le.a client.e (l'une des conditions nécessaires et suffisantes selon la théorie de l'ACP), mais simplement être là pour que le.a client.e puisse le percevoir quand ce sera le moment. Le chapitre sur la relation client.e-thérapeute, l'un des plus longs du livre, aurait d'ailleurs probablement pu faire l'objet d'un résumé à lui seul, et le chapitre sur la définition de la thérapie, très personnel, est riche aussi. Gendlin a aussi une approche intéressante et originale du Surmoi : aussi irrationnel que le Ça, c'est une amplification, en plus virulent, des injonctions parentales et sociales. Pire, cette voix est contreproductive, amenant à s'autoflageller plus qu'à faire des efforts. Si la meilleure réponse au quotidien est de l'ignorer, comme une personne bavarde qui a tendance à dire des choses inintéressantes, il reste possible d'en extraire du positif en explorant la vulnérabilité qui est dissimulée derrière l'agressivité (l'auteur fait un parallèle avec le magicien d'Oz, homme chétif caché derrière un paravent qui projette l'image d'une créature impressionnante).

Les deux parties, technique et théorico-philosophique, sont donc riches et intéressantes pour des raisons très différentes. Le livre constitue une brique de plus, précieuse, dans l'édifice de la psychologie humaniste.

mardi 6 avril 2021

Pandorini, de Florence Porcel


 Ses vies sociale et professionnelle en suspens jusqu'à ses 19 ans à cause de graves problèmes de santé, la narratrice compte bien prendre sa revanche, entrer dans la vie par la grande porte. L'opportunité arrive bientôt : figurante sur un tournage avec le légendaire et charismatique Pandorini, acteur dont ceux.elles qui l'ont vu en vrai évoquent le magnétisme, fondateur et soutien très actif des Colettines, centres d'accueils pour victimes de violences conjugales, elle dépose une vidéo de démo dans sa loge, avec ses coordonnées. Après une attente interminable, c'est... l'acteur lui-même qui la rappelle! Il laisse un message vocal, tente de la joindre deux soirs à la même heure. Le troisième soir, la narratrice s'assure d'être disponible pour décrocher et... il lui propose un rendez-vous! Elle va rencontrer, elle, le légendaire Pandorini! Le rejoindre sur un tournage, puis être à son bureau. Pourtant, alors qu'elle avait tant envie de partager son incroyable aventure avec ses amies après le message vocal qu'elle a écouté et fait écouter tellement de fois, elle n'aura plus du tout envie d'échanger, au point d'être virulente, après le premier appel. Ce moment où l'échange a pris très subitement une connotation étrange ("-Est-ce que vous êtes heureuse? -Euh... oui... Oui, mon école me plaît beaucoup... -Et dans votre vie amoureuse? -Euh... oui, là euh je sais pas..." suivi de questions de plus en plus intrusives, obscènes "Vous n'avez jamais embrassé un garçon alors?" "Vous n'avez jamais fait l'amour?" "Vous vous caressez?" "Vous vous caressez comment?"), elle n'a vraiment pas envie de l'évoquer. Et il lui faudra un moment pour parler de ce qui s'est passé pendant le rendez-vous en question ("il a été trop cool parce qu'il a mis la capote sans faire d'histoire, hein Soline c'est pas si fréquent, il a été doux j'ai rien senti - enfin je veux dire j'ai pas eu mal - enfin si un peu à la fin mais c'est normal, il a pas insisté quand j'ai refusé de faire ce qu'il m'a proposé oh la la c'était tellement adorable de sa part"), avant de rentrer dans une fureur terrible parce que son enthousiasme n'est pas partagé.

 Structuré narrativement par les réactions médiatiques aux dénonciations des violences sexuelles commises par Pandorini (multiplicité croissante des témoignages d'un côté, défense plus ou moins agressive de la personne de l'autre), cette histoire peut en rappeler d'autres, en particulier après le mouvement #MeToo, après les réactions provoquées par l'obtention d'un César par Polanski. Et pour cause : ce récit est de très forte inspiration autobiographique. Florence Porcel a d'ailleurs, depuis la parution, porté plainte contre Patrick Poivre d'Arvor. Mais, si c'est bien la multiplicité des regards qui est au cœur du récit, c'est avant tout à travers l'évolution du regard de la narratrice, qui progressivement cessera de voir ce 22 mars comme "le plus beau jour de (s)a vie" suivi d'une histoire d'amour, et accédera finalement, quatorze ans plus tard, à une perception lucide ("de quel DROIT, Jean-Yves, DE QUEL PUTAIN DE DROIT?", "Cette situation n'est pas normale : IL T'A FAIT DU MAL") mais apaisée ("la déflagration avait fusionné les deux moi").

 Si ce temps était aussi long, aussi douloureux (vaginisme, tentative de suicide, médication nécessaire, ...), c'était toutefois nécessaire, car il s'agissait bien d'un viol, d'un traumatisme, avec le temps que ça implique pour s'en remettre alors que tant de vulnérabilités, parfaitement identifiées par l'agresseur, étaient présentes ("mon cerveau, sachant que la vérité m'aurait été insupportable, m'en a protégé comme il a pu"). Le rappel, simplement, des faits, est une première étape : le double-jeu de Pandorini, jouant la complicité voire la timidité avant de donner des ordres avec froideur, la confusion des genres dans un rendez-vous qui était supposé être professionnel (si elle a bien fait carrière, la narratrice n'a bénéficié d'aucun coup de pouce de l'acteur et producteur si influent), le fait qu'elle ait eu mal pendant le rapport et l'ait exprimé très clairement, sans aucune prise en compte en face, ... Et même dans la poursuite de la relation : il continue d'abord à être en contact avec la narratrice, par appels et SMS, puis disparaît du jour au lendemain, réapparaît avec un comportement ambigu... rien pour définir sainement la relation, la clarifier, l'aider à l'oublier ou à comprendre ce qu'elle représente effectivement pour lui. Et pourtant, même si l'attirance physique n'était pas vraiment là (la narratrice préfère Di Caprio), c'était le légendaire Pandorini : si son objectif était vraiment de coucher avec cette actrice de 19 ans à l'entrée de sa carrière, il avait bien des façons plus saines, et tout aussi fiables, d'arriver à ses fins.

 Un choix fort du récit est de se concentrer, plus que sur la destruction du criminel, de celui qui a provoqué tous ces traumatismes, semble-t-il à de nombreuses personnes (le récit commence d'ailleurs à la mort de Pandorini, alors que Patrick Poivre d'Arvor est bien vivant), sur le récit personnel de reconstruction. Accepter que ça prend du temps, accepter qu'il y ait de l'ambivalence ("je t'aimais"), montrer qu'il y a une fin possible à ces souffrances, sans rendre, en rien, les faits plus acceptables. Florence Porcel a déjà montré qu'elle savait exprimer sa colère de façon exceptionnelle, ce récit en est une preuve, considérable, supplémentaire, avec des enjeux à la fois individuels (la souffrance a une fin, les vécus paradoxaux sont pleinement légitimes et font même partie intégrante des mécanismes de ce type de violences, d'autres sont passé.e.s par là) et collectifs (les associations, les médias, ont leur rôle à jouer et le pouvoir de faire bouger les choses).

jeudi 1 avril 2021

Pratiquer l'ICV : l'intégration au cycle de la vie, de Peggy Pace


 Peggy Pace détaille ici sa méthode (ICV en français, pour Intégration au Cycle de la Vie) pour retrouver une unité plus complète entre les différents états du Moi, en particulier lorsqu'un ou plusieurs évènements de vie ont modifié la personnalité du.de la client.e. Un concept particulièrement important est la distinction entre la mémoire explicite (je suis capable de raconter l'évènement en utilisant mes propres souvenirs) et implicite (l'évènement est ancré dans mon corps et mon psychisme mais je ne suis pas en capacité de me remémorer suffisamment d'éléments pour en faire un récit cohérent).

 La procédure thérapeutique consiste à, par un voyage progressif dans les souvenirs balisé dans un premier temps par la mémoire explicite (l'autrice conseille de prévoir environ un souvenir par an pour constituer des repères), établir un dialogue entre le Moi du passé et le Moi du présent : ce dialogue peut permettre au Moi du présent de faire bénéficier de ses ressources au Moi du passé ou encore de le rassurer ("tu es en sécurité maintenant, ta peur et ta détresse appartiennent à une période qui est terminée"), ou encore de résoudre des conflits intrapsychiques. Pour ce dernier cas, un exemple particulièrement parlant est celui du soin de l'anorexie : l'autrice invite la personne à parler avec son Moi de l'adolescence (elle précise que les client.e.s savent généralement exactement situer l'âge concerné) et à entamer une négociation, en précisant que l'objectif est louable mais que les résultats sont dangereux (en donnant des exemples précis) et en réfléchissant ensemble à d'autres solutions pour mieux aimer son corps. La répétition (du voyage sur la ligne de vie) est un élément clef pour une intégration plus solide et complète (comme un sentier qui devient plus praticable à force d'être emprunté), c'est d'ailleurs répété plusieurs fois dans l'ouvrage. Le.a thérapeute ne s'adresse pas directement à l'état du Moi du passé, mais guide le.a client.e du présent dans leur échange, tout en laissant la place à son imagination et à son intuition (le.a client.e sait mieux que le.a thérapeute quel chemin suivre, tout en étant lui.elle-même souvent surpris de la direction que prend la thérapie). 

 "La thérapeute doit rester présente, ancrée, connectée énergétiquement à la cliente, et disponible émotionnellement tout au long du processus", sous peine de ne pas aider ou, pire, d'aggraver la situation. L'autrice insiste là-dessus à plusieurs reprises, et est très claire sur le fait que son livre ne constitue pas une formation suffisante pour exercer. L'importance de la présence solide et bienveillante du.de la thérapeute est explicitement reliée à la théorie de l'attachement, pilier théorique fondamental, parfois avec de drôles d'interprétations (un parent, même bienveillant, avec un attachement insécure, fera du mal à son enfant et risque de même de provoquer un trouble dissociatif de l'identité -mais qu'est-ce qu'elle raconte? ce qui cause un trouble dissociatif de l'identité ce sont des traumatismes extrêmes et répétés-, ou encore un enfant ne saura pas réguler ses émotions si ses parents ne savent pas le faire et sera prédisposé aux addictions et troubles du comportement alimentaires, et l'affirmation n'est pas sourcée parce que pourquoi faire...). Des affirmations pseudoscientifiques surgissent d'ailleurs parfois inopinément, comme l'hémisphère droit rationnel et l'hémisphère gauche intuitif (AAAAAARGH) ou encore la comparaison de l'émergence du langage avec un logiciel de traitement de texte (en cinq éditions, ça a été gardé? vraiment?), ce qui est extrêmement ironique au milieu de références à la neurologie et à la psychologie du développement.

 Des indications sont données pour soigner des troubles spécifiques comme les troubles du comportement alimentaire évoqués plus haut mais aussi par exemple la dépression, l'anxiété, avec une insistance particulière sur les traumatismes (avec, ce qui fait sens pour une thérapie avec "intégration" dans le nom, une place conséquente donnée au trouble dissociatif de l'identité). Le.a lecteur.ice n'en saura en revanche pas beaucoup sur l'efficacité à attendre : c'est précisé en fin d'ouvrage, le niveau de preuve se limite aux constats personnels, et, comme la méthode a plus de quinze ans, c'est probablement parce que les résultats n'ont pas suivi au moment de la recherche d'une validation plus solide. L'affirmation a toutefois le (grand) mérite de la transparence, et même si l'efficacité ne semble pas au rendez-vous pour des troubles spécifiques, difficile d'estimer que la méthode n'a pas d'intérêt quand elle offre des propositions pour explorer des parties difficilement accessibles du psychisme.

mercredi 31 mars 2021

L'analyse transactionnelle en pratique : 13 études de cas, dirigé par Catherine Tardella et Lionel Souche

 


  Ce livre, destiné avant tout à combler un vide (l'existence d'un livre francophone consacré à l'Analyse Transactionnelle, "des propositions fondatrices de Berne aux dispositifs contemporains de pointe" et centré sur la pratique), est destiné à la fois à ceux.elles qui voudraient découvrir cette orientation et aux étudiant.e.s qui pourront utiliser la variété des situations présentées et l'expertise des auteur.ice.s comme autant de ressources. Il va de soi que le fait que la co-directrice ait été étudiante en même temps que moi à l'IED, et que j'ai même été son patient pour quelques séances d'EMDR, ne nuit en rien du tout à mon objectivité (d'ailleurs, par souci de transparence, je vous propose un lien vers son site et sa chaîne YouTube pour que vous puissiez vous faire votre propre idée).

 Comme le titre l'indique, le.a lecteur.ice est invité.e à suivre des practicien.ne.s directement dans leur activité, et les éléments théoriques seront amenés en direct, avec un glossaire en annexe pour éventuellement compléter. La structure permet de vite constater l'éventail de possibilités offertes par cette pratique, de la résolution d'un problème ou d'une souffrance individuels aux fonctionnement relationnels néfastes dans le couple ou même en entreprise. Individuel et collectif peuvent d'ailleurs s'imbriquer, comme pour David qui découvre que sa posture d'éducateur, envers un résident ou envers la direction, est fortement liée à son rapport personnel à l'expression de ses ressentis, ou encore Sophie qui à la fin d'une thérapie de couple qui, après un détour par la résolution d'un problème de communication spécifique, aboutit à une séparation, découvre une meilleure compréhension de ses propres besoins et une façon de les exprimer qui lui convient plus. La méthode elle-même est difficile à classer, avec par exemple des éléments qui évoquent la psychanalyse (les Etats du Moi font partie des concepts fondamentaux) ou la thérapie systémique (quel rôle joue chacun dans telle ou tel échange, quel équilibre ça créée et implique?), des emprunts à la psychologie humaniste comme la technique des deux chaises de la Gestalt, ou encore une part importante donnée à la psycho-éducation (un des leviers pour permettre au.à la patient.e de changer est de lui faire prendre conscience explicitement, de façon compréhensible mais aussi entendable émotionnellement, des racines et enjeux de son fonctionnement actuel).

 Les vignettes cliniques s'appuient souvent sur un mode de fonctionnement, de perception de soi et des autres et d'une façon de communiquer, ancrés dans une blessure précoce (on comprend donc facilement pourquoi la première partie s'intitule "les expériences précoces"). L'enfant a ses désirs et perceptions propres, et les confronte à l'environnement et en particulier aux figures d'attachement et d'autorité ("tout enfant aura enregistré des vécus en désaccordage", "la personne se retrouve coincée entre deux forces qui s'opposent et la tiraillent"). L'adaptation à cette tension ("je ne peux pas exprimer la colère mais quand c'est de la tristesse c'est accepté", "l'attachement de mes proches se mérite, je dois prouver ma valeur et mon utilité encore et encore", ...) modèle un comportement qui se maintient souvent à l'âge adulte ("nos pensées, nos ressentis, nos comportements seront le fruit de notre scénario, mais ils en seront également le carburant", "le sujet répèterait ce qui serait dysfonctionnel encore et toujours dans l'espoir inconscient d'aboutir, enfin, à une résolution de la souffrance du passé"). Une compréhension fine ("semblable à la structure d'un artichaut, le processus ne parvient guère au cœur dans l'immédiateté") de l'origine autobiographique, du sens, des résultats recherchés et effectifs de l'attitude permettent progressivement à la personne de se la réapproprier et de la remplacer par une autre plus épanouissante et conforme à ses objectifs ("le travail de l'intervenant est d'élaborer la plainte en demande, puis en commande et, enfin en contrat"). Le principe est à la fois clair et riche, le passage à l'action est parfois plus confus : j'ai retrouvé plusieurs fois la sensation de surenchère conceptuelle vécue en lisant Des jeux et des hommes ou Le triangle dramatique, ne sachant plus trop si l'idée est de clarifier la réalité ou de lui courir après en inventant un concept par situation. J'ai en revanche trouvé les idées fondamentales particulièrement riches pour mieux saisir les situations de transfert et de contre-transfert : est-ce que la situation patient thérapeute n'est pas particulièrement propice à installer, ou à glisser vers, une relation Parent-Enfant plutôt qu'Adulte-Adulte, voir Sauveur-Victime (le Sauveur propose son aide d'abord pour se sentir indispensable, sans trop se soucier des besoins réels, la Victime veut qu'on règle ses problèmes à sa place)? Richesse supplémentaire et peut-être plus spécifique, l'écoute par le.a thérapeute de ses ressentis pour mieux percevoir si l'émotion exprimée par le.a client.e lui appartient vraiment ("l'autre se sent facilement manipulé lorsqu'une personne est dans son sentiment parasite" -le sentiment parasite est une émotion valorisée dans l'enfance qui a progressivement remplacé l'émotion authentique moins écoutée- ).

 Le contrat du livre est plutôt bien rempli : il permet de se rendre compte de la diversité des situations dans lesquelles l'AT peut s'appliquer, mais aussi de voir ses concepts très étendus en action. Les personnes profanes auront largement de quoi décider d'aller plus loin ou non, et pourront même relire le livre, ou un chapitre en particulier, pour mesurer l'avancée de leur compréhension.