lundi 28 octobre 2019

Essential Research Findings in Counselling and Psychotherapy, de Mick Cooper




 Ce livre qui fait un recensement de l’état de la science sur la psychothérapie est extrêmement axé... sur la pratique. L’auteur attache une grande importance à l’accessibilité de son travail, avec des infos faciles à retrouver, une définition des mots clefs, des conseils de lecture pour aller plus loin sur certains thèmes, et regroupe régulièrement ce qui est à retenir, concrètement, sur chaque point, pour s’améliorer en tant que thérapeute. Si Mick Cooper pratique lui-même la thérapie existentialiste (proche de l’Approche Centrée sur la Personne), et que le sous-titre ("les faits sont nos amis") est une référence à Carl Rogers, le livre concerne bien tous les types de psychothérapie, et pas seulement l’Approche Centrée sur la Personne (bien sûr je ne dis pas ça pour moi, n’allez surtout pas imaginer que je ne m’en suis rendu compte qu’après avoir largement entamé l’introduction).

 La première bonne nouvelle est que la psychothérapie… fonctionne! Mieux que rien, ce qui est déjà pas mal (ce qui n’empêche pas 5 à 10 % des client·e·s, voire plus dans le cas de l’addiction, de voir leur état aggravé par la thérapie), et même mieux que des médicaments tous seuls, enfin à peu près pareil mais avec des effets plus durables. C’est même une pratique économiquement rentable (pour la santé publique, pas pour les thérapeutes, tssss). L’auteur donne toutefois d’autres bonnes, bien que désobligeantes, raisons de lire son livre, de s’appuyer sur un savoir obtenu de façon standardisée plutôt que sur l’expérience personnelle : la perception de la réussite d’une thérapie par les thérapeutes ne s’accorde pas si souvent avec celle des client·e·s (et dans 60 à 70 % des cas ils ou elles n’attribuent pas la réussite aux mêmes éléments!), les thérapeutes tendent à surestimer leurs compétences par rapport à celles de leurs confrères·sœurs (c’est une tendance, évidemment ce ne sera pas mon cas quand je serai moi-même thérapeute), ou encore les thérapeutes sont de très mauvais·e·s prédicteur·ice·s du résultat d’une thérapie (dans une recherche de 1997, sur quarante-deux client·e·s dont l’état s’était aggravé au cours de la thérapie, un seul cas avait été anticipé par les thérapeutes). Il est toutefois rappelé que des données générales ne s’appliquent pas à chaque client·e en particulier : orienter sa pratique sur des connaissances scientifiques, si solides soient-elles, ne dispense pas de savoir s’adapter à chaque individu ("les gens sont plus compliqués que les psychologues voudraient qu’ils ne le soient", comme l’a constaté Robert Altemeyer, lui-même chercheur).

 Le livre date de 2008, et la recherche scientifique avance vite et constamment (parfois un peu trop), mais la date de parution du livre a laissé le temps aux chercheur·se·s de se poser pas mal de questions, et d’y répondre au mieux. Est-ce que le·a thérapeute doit être distant·e ou chaleureux·se? Est-ce que les interprétations aident? Est-ce qu’il est pertinent de parler de soi? Est-ce que donner des choses à faire aux client·e·s entre les séances, leur conseiller des lectures ou des films, sert à quelque chose? Quelle est la meilleure attitude à adopter face au transfert et au contre-transfert? En cas de conflit entre client·e et thérapeute? Dans quelle mesure est-il pertinent d’être strict·e sur le cadre? Y a-t-il des prédispositions aidantes ou néfastes pour le·a client·e, le·a thérapeute? Est-ce que ça change quelque chose que client·e et thérapeute soient de la même religion, de la même classe sociale? Pour toutes ces questions et bien d’autres, l’auteur indiquera, de façon sourcée bien sûr, les certitudes, les nuances, les contradictions, que peuvent apporter l’état de la science. J’ai par exemple été surpris d’apprendre que la partie cognitive des TCC ne semble pas avoir tant d’intérêt que ça, ou encore que les interventions paradoxales (la prescription du symptôme par exemple) sont efficaces, plus encore quand elles sont inattendues, sans être particulièrement risquées. Plus consensuel mais bon à savoir, les objections des client·e·s sont à prendre au sérieux (d’autant qu’iels ne formulent pas tous les reproches), la supervision est fortement recommandée, les attentes irréalistes des client·e·s doivent être rectifiées (mais l’autre extrême, ne pas croire en la thérapie, diminue aussi l’efficacité), la relation thérapeutique est d’une grande importance quelle que soit la méthode, et l’un des plus grands prédicteurs de réussite est… l’implication du ou de la client·e.

 Question à 1000 Euros (enfin, façon de parler, l’enjeu est bien plus important que ça), quelle est la méthode la plus efficace? La réponse est que d’une part l’efficacité de la méthode est loin d’être le seul critère d’efficacité d’une thérapie, et d’autre part que… c’est compliqué. Non que le sujet soit esquivé, pour des raisons de diplomatie, de conflit d’intérêt (l’auteur pourrait être tenté de taire d’éventuels résultats peu convaincants des thérapies humanistes, ou des résultats trop convaincants d’autres méthodes) ou autre : des données sont fournies par méthode, et même, séparément, par technique ou attitude (par exemple pour l’Approche Centrée sur la Personne, la congruence, l’approche positive inconditionnelle, l’empathie, les relances non-directives, sont aussi évaluées séparément… j’ai aussi appris que la fameuse technique des deux chaises en Gestalt, qui peut sembler exotique ou désuète, a une vraie efficacité), ou encore sur les méthodes les plus recommandées par pathologie. Si on s’arrête à ces infos là, il n’y a pas photo, l’avantage revient aux Thérapies Comportementales et Cognitives, ce qui va très nettement à l’encontre de l’effet dodo. La dénomination de cet effet ne sous-entend pas que les psychothérapeutes sont menacé·e·s d’extinction par les chasseur·se·s, mais vient du dodo d’Alice au Pays des Merveilles qui décrète que tous les participants de la course sont vainqueurs : l’idée est donc que toutes les méthodes se valent. L’auteur, sans trancher, donne des éléments pour aller dans le sens de l’effet dodo, et des éléments qui vont contre. Les résultats des TCC sont bien réels, mais sont à nuancer dans la mesure où les TCC sont des thérapies centrées sur l’évaluation… donc bien plus évaluées, mais aussi bien plus évaluables (en particulier, elles sont souvent brèves, et ont des objectifs mesurables, quand elles ne sont pas à l'origine des outils de mesure). Plus insidieux (et qui ne concerne pas seulement les TCC!) : l’effet d’allégeance tend, comme son nom l’indique, à favoriser les méthodes dont le·a chercheur·se cherche à prouver l’efficacité. Non pas qu’il y ait triche, mais le groupe contrôle, par exemple, est souvent évalué dans des conditions peu réalistes (thérapeutes non spécialistes, consignes qui faussent le processus pour que les procédures ne fassent pas doublon avec celles du groupe expérimental, …). L’auteur ne parle pas du biais de non-publication (les recherches publiées avec un résultat observé ne renseignent pas sur le nombre de recherches similaires éventuellement effectuées sans résultat, donc le plus souvent non publiées), que je suspecte d’amplifier ledit effet d’allégeance. Un autre argument en faveur de l’effet dodo est que de nombreux facteurs entrent en compte dans la réussite d’une thérapie, et que la supériorité d’une méthode, réelle ou non, n’a pas tant d’impact que ça. Les principales objections à l’effet dodo sont que les contre-arguments nuancent, mais n’effacent pas, les différences constatées dans des méta-analyses dont certaines prennent précisément en compte les biais tels que l’effet d’allégeance, ou encore que dire que toutes les thérapies sont de même valeur reste imprécis et occulte le fait que pour telle pathologie ou tel symptôme, une méthode ou une technique peut être bien plus appropriée qu’une autre.

 Si accessible et pratique d’utilisation que soit le livre, l’auteur invite à ne pas en rester là, et à s’abonner au moins aux newsletter de revues scientifiques, à évaluer sa propre pratique si on le souhaite (avec un questionnaire téléchargeable sur www.coreims.co.uk ), et dans l’idéal à être non seulement "research-informed" (au courant de l’état de la science) mais "research-inspired" (inspiré·e par la recherche) voire "research-revitalised" (revitalisé·e par… c’est bon vous avez compris). Ce que je regrette le plus dans le fait que le livre date de 2008, ce n’est pas qu’une partie des données soit éventuellement obsolète, mais que depuis 11 ans le livre n’ait toujours pas été traduit en français.

lundi 21 octobre 2019

Un merveilleux malheur, de Boris Cyrulnik




 L'auteur est clair dès l'intro : le titre ne veut pas dire ce que vous croyez qu'il veut dire ("Un malheur n'est jamais merveilleux. C'est une fange glacée, une boue noire, une escarre de douleur"). Ce qui intéresse Cyrulnik, et qu'il souhaite mettre en valeur, ce sont les nombreux paradoxes attachés au parcours de résilience, où une souffrance insoutenable contraint à chercher des ressources, de la beauté, pour tenir, où un passé qui appelle à la pitié est le terreau d'un avenir qui force l'admiration ("chaque terme souligne l'autre, et le contraste les éclaire", "la gangrène et la beauté, le fumier et la fleur se trouvent ainsi associés lors de l'adaptation au fracas", "le bâtiment ne tient debout que grâce à la croisée des ogives, les deux forces opposées sont nécessaires à l'équilibre"). Si des facteurs aidants sont regroupés dès l'intro (le déni, la rêverie, l'intellectualisation, l'humour, qui permettent de prendre des distances), se remettre du pire implique en effet des subtilités, des nuances, des paradoxes : l'institution, la famille aidante doivent tendre la main mais en respectant les conditions nécessaires pour rendre autonome, celui ou celle qu'on avait envie de protéger quand sa détresse donnait un sentiment de supériorité ne devient plus assez gratifiant·e quand iel commence à aller trop bien, ou au contraire son vécu est trop insoutenable pour qu'on ait envie de s'y confronter, le récit peut être libérateur ("raconter son désastre, c'est le faire exister dans l'esprit d'un autre et se donner ainsi l'illusion d'être compris","c'est aussi faire de son épreuve une confidence qui prend valeur de relation") mais aussi destructeur ("quand une victime se dévoile, elle se met à nu, exposée au regard des autres, parfois gourmand souvent moqueur"), ... L'oxymoron si précieux pour l'auteur n'est pas à confondre avec l'ambivalence : "l'oxymoron décrit une pathologie de la coupure du lien qu'il faudra renouer, tandis que l'ambivalence désigne une pathologie du tissage du lien".

 Mais, paradoxe dans la structure même de l'ouvrage, ce livre qui parle de lien, de nœuds, de tissage, est extrêmement décousu. L'auteur semble naviguer au gré des idées selon un fil conducteur franchement pas toujours identifiable, et bombarde le·a lecteur·ice de notions qui se succèdent rapidement, de développements théoriques franchement brefs, de récits de vie souvent terribles et éprouvants émotionnellement, de textes littéraires pour éclaircir ou illustrer, parfois de recherches scientifiques plus quantitatives commentées. Les nuances ne sont pas discutées sur la longueur, les contradictions ne sont pas vraiment confrontées, les éléments sur une même thématique ne sont pas rassemblés (il y a pas mal de redites)... malgré l'abondance d'affirmations il y a au final peu de substance pour une compréhension solide sur ce thème pourtant si important. Plus embêtant, si de nombreux vécus individuels sont racontés, le passé traumatique semble constituer une sorte de bloc, comme si la perte des parents, la maltraitance par les parents, la guerre, le génocide, l'inceste, l'exclusion de la communauté appelaient pour l'essentiel aux mêmes réponses. Ces objections sur la forme peuvent sembler un peu pointilleuses : une ressource est une ressource, et puis un·e lecteur·ice peut bien prendre la peine de mettre de l'ordre lui ou elle-même quand un si précieux savoir, sur un sujet si fondamental, est dispensé. Le problème, c'est que le fond lui-même est parfois franchement inquiétant.

 J'ai évoqué plus haut les redites, les paradoxes aussi, mais Cyrulnik dit parfois aussi une chose et son contraire. Un exemple particulièrement problématique (mais ce n'est qu'un exemple parmi d'autres!) est quand il évoque dans une même phrase la réalité et la violence des incestes et... la tendance des mères à en inventer pour être victorieuses en situation de divorce (au plus grand mépris de la réalité judiciaire), le tout quelques lignes avant de décréter que les données chiffrées sur la maltraitance, ça ne sert à rien (parce que tout le monde aurait une notion différente de la maltraitance... l'homme qui dit avoir dirigé une cinquantaine de thèses ignore donc que quand une recherche sérieuse chiffre quelque chose, les termes sont en général strictement définis, point de méthodologie basique), et pousse le manque de rigueur jusqu'à asséner "plus on a de connaissances, moins on a de convictions" un paragraphe seulement après avoir appelé à ne surtout pas avoir de connaissances. Sur le thème de l'inceste il ne s'arrête d'ailleurs pas là : celui qui parlait d' "inceste joyeux" dans Les Nourritures Affectives enfile un costume de chevalier blanc un peu plus tard ("toutes les petites victimes d'inceste ont lancé des signaux de détresse. Mais on les a fait taire en disant qu'elles fantasmaient"), avant d'enchaîner sur un développement sur les faux souvenirs où règne la confusion la plus totale (il mélange sans sourciller psychologie sociale, hypnose, faux souvenirs induits par des thérapeutes, évoque le travail de Susan Loftus en quelques lignes sans développer) avant de décrire des hypothétiques regroupements de victimes sur un ton complotiste, sur ce sujet très technique où la moindre imprécision est dangereuse. Bien moins grave, mais ça n'aide pas à le prendre au sérieux, il balance parfois sans prévenir des phrases qui semblent sorties d'un générateur aléatoire ("est-ce qu'une facture a vraiment plus de valeur qu'un homme handicapé?" -prenez-ça dans la gueule, les nombreuses personnes qui n'arrêtent pas de dire qu'une facture a plus de valeur qu'un homme handicapé-, ou encore "on demande le nombre d'années de cotisations pour la retraite à des enfants évadés", qui va continuer de me fasciner pendant un moment). Il explique aussi le plus sérieusement du monde qu'il n'est pas important de se soucier du bien-être matériel des enfants orphelins ("si vraiment nous voulons aider ces enfants blessés, il nous faut les rendre actifs et non pas les gaver")... juste après avoir insisté sur le dénuement dont ils étaient très souvent victimes.

 Est-ce bien pertinent de s'attarder sur des détails quand on a entre les mains le travail d'un scientifique de cette stature? Hélas, comme je l'ai dit plus haut, Cyrulnik bombarde, et des détails qui font tiquer, il y en a d'autres, y compris des affirmations qui tiennent carrément de l'intox. Passons sur l'exemple des enfants soldats (on ne saura pas desquels il parle, mais ça ne semble pas très important) qui tuent "le plus gentiment du monde" et "rentrent chez eux tranquillement après une journée de travail"... l'extrême pauvreté? Les violences physiques et sexuelles? La drogue pour amplifier les performances physiques, aliéner et accessoirement ne pas s'effondrer en commettant de telles violences? L'auteur ne pousse pas le souci de documentation jusque là. On peut certes argumenter qu'il n'est pas historien (cela dit moi non plus!), mais sur la psychologie, sur des thèmes qu'il choisit lui-même de traiter, il est souvent perturbant. Choix particulièrement étrange sur la forme : la théorie de l'attachement, omniprésente (à juste titre!) alors qu'il est si souvent question de recréer des liens après des séparations tragiques, n'est mentionnée que deux fois, l'une dans l'intro pour dire qu'elle est influente, l'autre implicitement en nommant une forme d'attachement insécure. Cyrulnik prétendra pourtant (quatre lignes après cette seconde mention!) que "personne ne sait pourquoi ces enfants sont tellement vulnérables à toute perte affective", alors qu'il est forcément parfaitement au courant du contraire. Intox difficilement explicable aussi quand il évoquera le si précieux travail d'Antonio Damasio dans L'Erreur de Descartes, et répétera encore et encore que la lésion évoquée atteint la capacité de planifier, de se représenter le futur, alors que ce n'est vraiment pas le cas (c'est la capacité de ressentir des émotions qui est atteinte, ce qui a un effet radical sur la motivation, mais, précisément, Damasio a testé les capacités de planifications qui étaient intactes, ce qui l'avait sur le coup laissé perplexe). 

 Vous l'aurez compris, c'est un livre que je ne recommande pas particulièrement, et ce serait presque manquer de respect à l'auteur de le recommander tant lui-même ne semble pas s'être préoccupé d'écrire un ouvrage de qualité.  Certains éléments sont certes intéressants, mais c'est cher payé quand par hasard on y accède, avant de replonger dans des développements dont au mieux on ne sait pas s'ils sont sérieux ou non.

vendredi 11 octobre 2019

Tant pis pour l'amour. Ou comment j'ai survécu à un manipulateur, de Sophie Lambda



 Cette bande-dessinée autobiographique commence en Italie, quelques mois après la rupture de l'autrice avec Marcus Racamier (c'est un pseudo). Depuis une pizzeria, elle nous racontera, accompagnée de Chocolat (qui, comme vous l'aurez deviné, est un ours en peluche alcoolique, qui jouera aussi le rôle de subconscient) cette relation destructrice, qui était pourtant tellement merveilleuse au début ("on n'avait pas grand chose... mais on était tout", "Il fallait être là pour comprendre. Et ça, pour être là, j'étais là. C'était une alchimie rare, évidente. Nous avions l'impression de faire briller le soleil", "j'étais comme droguée", "Les mots que j'attendais, il me les donnait x 1000. Ceux que je n'attendais pas, encore plus. Il réactivait mon enfance, je me sentais toute neuve, c'était comme si je n'avais jamais connu la douleur"). Même si, y compris dans la période où tout allait bien ("Il était le gif de loutres de mon feed twitter, le #couplegoal de mon Instagram, le mois premium gratuit de mon Amazon, le pot de nutella de mon panier de légumes bio"... oui bon je pense que vous avez compris), il choisit parfois bizarrement ses compliments ("Oh putain la mignonne! Non mais arrête d'être si mignonne, je vais être obligé de te broyer la tronche..."), la relation dans son ensemble deviendra rapidement source d'angoisse, avant de sérieusement endommager la santé mentale de Sophie jusqu'à et après la rupture, avec une accélération dans la fréquence et la violence des incidents. Marcus ment énormément, même quand ça ne semble servir strictement à rien (" "J'aime pas me montrer sur Instagram" "J'aime pas bosser avec Maude?" Qu'est-ce qu'il fout avec Maude dans 23 vidéos sur Instagram?"), et surtout entre très brusquement dans de violentes crises de colère complètement imprévisibles où il hurle, boit de l'alcool, se frappe, quand son comportement est questionné bien sûr mais aussi quand Sophie ne répond pas à une chose qu'il lui dit, quand lui ne répond pas à quelque chose que Sophie lui dit et qu'elle ose le relancer, quand une phrase ne lui convient pas pour une raison obscure, ... Sa réaction après les crises de colère est elle-même variable, souriant, attentionné, amoureux comme si rien ne s'était passé, ou au contraire dans le rejet ("Voyons la vérité en face, on ne s'entend pas. -Qu'est-ce que tu es en train de me dire? -Moi, je ne prends pas de décision. Salut. -Hein? Je ne comprends pas... Quelle décision? -Je me mets en mode avion. Ciao."). Si Sophie se rend malade ("Crise d'angoisse, donc. Dans un photomaton. Dans une gare. En Belgique."), s'épuise ("T'arrives plus à t'énerver! T'arrives même plus à t'émouvoir normalement!", "mais regarde-toi! On dirait une petite vieille! Tu vas y laisser ta santé, putain!") à rechercher un sens à ses comportements et ses propos complètements incohérents, Marcus ne s'embarrasse pas de ce genre de détails, l'important étant de pouvoir accuser Sophie quoi qu'il arrive : les crises de colères, c'est de sa faute ("je ne sais pas quoi te dire... ces crises, elles ont commencé avec toi", "quand je pars avec mon meilleur pote en vacances, ça ne se passe pas comme ça! On est bien, on est au calme!"), s'il la trompe (alors que lui-même est très prompt aux crises de jalousie), c'est de sa faute, s'il ment, c'est de sa faute ("j'aurais dit n'importe quoi pour te calmer et que t'arrêtes ta scène"), le tout agrémenté d'attaques explicites sur sa santé mentale... et d'inventions pures et simples ("la chambre de Greg est à côté de la mienne, il t'a entendue faire ta crise de jalousie hier soir, il m'a envoyé un message pour me demander pourquoi tu criais comme ça"), qui démultiplieront l'état de détresse et de confusion. Sophie, malgré le deuil pas tout à fait accompli du début de la relation, finira par rompre, pour se protéger, à distance, pour se protéger... étape essentielle qui ne sera hélas pas la fin de l'épreuve subie. 

 Les stratégies d'emprise, ces "points si communs que c'est à se demander s'ils s'appellent pour discuter de leurs méthodes de manipulation" dont parlait Ingrid Falaise, ne s'arrêtent malheureusement pas avec le statut de couple. Et le livre de Sophie Lambda a l'immense mérite de s'attarder sur l'après, sur le rétablissement, d'une part sur le fait que ça prenne du temps ("On cherche pas à "se remettre d'une rupture", on cherche à guérir de la peste!"), et en donnant des stratégies pour s'en sortir. Les stratégies épuisantes qui ont permis de croire plus longtemps que la relation était saine et que les incidents étaient isolés, les vulnérabilités qui ont été colmatées par la beauté de la lune de miel du début et qui réapparaissent brusquement, avec en plus la révélation que cette réassurance s'appuyait sur des bases fausses, les mois entiers à s'être adapté à une personne qui nous considérait comme un objet... tout ça laisse en soi des plaies douloureuses qui ne cicatriseront pas nécessairement bien dès le début, et c'est sans compter la personne abusive qui continuera à envoyer des messages pour relancer, accuser, se faire passer pour la victime, éventuellement en passant par l'entourage, dans le cas de Marcus en se donnant un rôle de martyr inoffensif prêt dans sa grandeur d'âme à pardonner celle qui lui a fait tant de mal (rôle d'autant plus facile à jouer pour Marcus, comédien dans la vraie vie, populaire et sociable, "trop gentil! un vrai bisounours"). Après une longue période d'isolement ("je retombais dans mes plus vieux travers, puissance 1000"), Sophie a dû son rétablissement en grande partie à une psychologue qui tout en lui permettant un travail sur elle-même, lui a donné des éléments pour mieux comprendre les personnes manipulatrices (dont le livre Les manipulateurs et l'amour, d'Isabelle Nazare-Aga), et grâce à Louise, une ex de Marcus qu'il avait comme il se doit diabolisée autant que possible, et qui a vécu exactement la même chose (Sophie jouera ensuite le même rôle auprès de Maeve, qui écrit d'ailleurs l'épilogue du livre).

 Le projet de cette bande-dessinée est clairement de se reconstruire (elle a été annoncée comme telle sur Facebook avec un premier dessin symbolisant la guérison) mais aussi, c'est plus saillant encore, d'aider les autres : environ un tiers sera consacré à des explications techniques sur les manipulateur·rice·s et les relations abusives (le terme de manipulateur est choisi pour insister sur le comportement plus que sur l'étiologie... sur laquelle il n'y a pas de consensus, et qui au final a peu d'importance pour la victime qui joue sa survie psychique voire physique). L'autrice prend le temps de donner des explications théoriques détaillées sur les manipulations, de fournir des outils simples et accessibles rapidement (comme les 30 critères pour identifier un manipulateur -il est plus prudent de s'inquiéter à partir de 14 critères, Marcus en remplit 27-, le violentomètre ou encore des conseils de lecture), de révéler ce qui l'a potentiellement rendue elle plus vulnérable, et de détailler des moyens de se protéger en particulier après (l'idée sera de couper le contact autant que possible, un simple message, de la part de quelqu'un qui connaît parfaitement toutes vos failles, peut rouvrir une plaie) et quand les circonstances ne le permettent pas de ne laisser aucune prise aux hameçons tendus, en donnant une apparence d'impassibilité émotionnelle devant les provocations. Le vécu personnel de l'autrice est parfaitement articulé avec les conseils d'ordre général, et les illustrations donnent une dimension supplémentaire à ces explications où la subjectivité enrichit l'objectivité. Derrière l'humour adroit et omniprésent, un dessin sobre qui donne l'apparence d'un récit simple, cette bande-dessinée entre dans la complexité du sujet, et plusieurs lectures permettent probablement de découvrir autant de subtilités dans les explications elles-mêmes, dans le choix d'une analogie, dans un détail du dessin... Le support accessible de la bande-dessinée est au service d'un livre didactique mais aussi personnel et engagé.

dimanche 6 octobre 2019

Malscience, de Nicolas Chevassus-au-Louis




 Il est tentant de se représenter le milieu de la recherche scientifique comme le royaume de l’objectivité, où règnent le vérifiable, le jugement entre pair·e·s par ailleurs uniquement motivé·e·s par l’agrandissement du domaine du savoir. L’auteur, journaliste mais aussi docteur en biologie et historien, décrit au contraire un univers où, si des progrès considérables ont été faits depuis les dernières décennies ("la fraude n’est plus niée comme elle l’était alors, mais la communauté scientifique reste impuissante à trouver les moyens d’en enrayer la progression"), des données fausses sont communiquées à grande échelle et de façon sous-estimée, mais surtout dont le fonctionnement incite indirectement à tricher, que ce soit en embellissant légèrement la réalité ou en fraudant plus frontalement (plagiat, manipulation ou invention de résultats, …).

 Le milieu de la recherche est en effet extrêmement concurrentiel : la devise "Publish or perish" n’est pas nouvelle, le statut de certain·e·s chercheur·se·s est extrêmement précaire, et publier vite et beaucoup peut fournir un prestige et des financements quand une pratique plus rigoureuse et prudente fait prendre le risque de passer à côté. Même si sur le papier (c’est le cas de le dire) le système de publication peut sembler bien rôdé (la réputation des différentes revues scientifiques donne une idée de leur qualité, les articles proposés sont soumis à la vigilance d’un comité de lecture), il n’est pas exempt de défauts : l’importance d’être pionnier·ère est aussi une pression à laquelle sont soumises les revues, les articles les plus novateurs auront donc d’autant plus intérêt à être publiés vite, alors que les évaluations prennent du temps. De plus, la recherche est aussi soumise à des effets de mode (même si ce n’est peut-être pas le premier domaine dans lequel on se représente spontanément un sujet racoleur), et le choix du sujet (OGM, cellules-souches, réchauffement climatique, ...) aura dans certains cas plus d’influence que l’intérêt intrinsèque de la recherche. L’injonction à publier beaucoup pousse certain·e·s chercheur·se·s à proposer plusieurs fois le même article à peine modifié à différentes revues, ou encore à diviser une seule recherche en deux articles : là encore, l’intérêt pour la science n’est pas flagrant.

Peut-être plus insidieux, un article scientifique est, concrètement, une narration. Le corps de l’article décrit bien proprement une élégante hypothèse de départ, vérifiée avec une méthodologie rigoureuse, et des résultats bien entendu conformes à ce qui était attendu, savamment commentés ensuite : s’il arrive que des résultats non concluants (enfin, en vrai ils sont concluants, puisqu’une absence d’effet a été observée) soient publiés, c’est loin de concerner la majorité du monde de l’édition scientifique. Or, la réalité de la vie de laboratoire est bien plus chaotique : "dans le réel, rien ne s’est produit comme le décrit l’article scientifique". Mais, tel·le l’enseignant·e de lycée qui, pour faire une plus belle démonstration du phototropisme végétal à ses élèves de TP, arrache les quelques germes qui se dirigent à l’opposé de la lampe, les chercheur·se·s ont plus d’intérêt, en soumettant un article, à avoir une belle histoire à raconter. Les lecteur·ice·s auront ainsi le plaisir de découvrir le doux concept de HARKing (faire l’hypothèse après les résultats, donc dire ce qu’on comptait trouver après l’avoir trouvé), ou encore la surprenante coïncidence du nombre de résultats qui frôlent le p<.05 : par convention (mais ce n’est pas une règle!), un résultat est jugé significatif (donc dû à un effet observable plutôt qu’au hasard) lorsqu’il a eu moins d’une chance sur vingt (donc 5% de chances) d’arriver. Une revue statistique faite en 2008 sur 3557 publications de psychologie expérimentale a permis de constater une proportion très élevée de résultats situés entre 0.04875 et 0.05, ce qui est particulièrement suspect à une époque où la puissance mathématique des ordinateurs permet assez facilement d’estimer quels résultats éliminer, ou à quel moment arrêter le recueil de données, pour orienter le fameux p (probabilité) dans la direction souhaitée. Certain·e·s ne vont pas jusqu’à prendre cette peine et affichent le fameux sésame p<0.05 sans indiquer sa valeur exacte : en reprenant les résultats a posteriori, 38 % d’entre eux se sont en fait révélés être légèrement au dessus du seuil. Bien entendu, les chercheur·se·s, expert·e·s dans leur propre spécialité, ne sont pas dupes ("interrogez n’importe quel chercheur et ils vous citera dans son domaine de nombreux exemples d’articles que d’aucuns tiennent pour faux"), mais certains articles douteux continuent d’être cités, parfois même quand ils ont été rétractés.

Si les méthodes et les exemples rapportés prêtent parfois à sourire (comme William Summerlin coloriant la peau de souris à l’encre de Chine, ou un article composé de la phrase "Get me off your fucking mailing list" copié-collée sur toute la longueur du texte accepté par l’International Journal of Advanced Computer Technology moyennant 150 $ de frais de publication et jugé "excellent" par un relecteur), l’enjeu est bien réel. Le plus évident de ces enjeux est l’impact sur la fiabilité, dans l’absolu, de la recherche scientifique, mais il y a aussi des enjeux financiers avec la perte d’argent public occasionnée, ou, dans le pire des cas, des risques sanitaires importants : la recherche médicale n’est pas épargnée par le problème, et des patient·e·s ont été soigné·e·s sur des bases erronées, mettant parfois leur vie en danger. L’auteur, sans diminuer l’importance de ces enjeux, estime toutefois que la judiciarisation n’est pas le meilleur moyen de lutter contre la fraude, car les expériences passées ont montré que les tribunaux étaient mal équipés pour se pencher sur le domaine spécifique de la recherche (il donne entre autres l’exemple de carnets qui avaient avant tout pour objet de servir de point de repère personnel aux chercheur·se·s considérés comme des faux à cause d’imprécisions qui n’avaient en fait pas d’impact). Les solutions sont plutôt à rechercher selon lui dans une modification de la valorisation du travail des chercheur·se·s (le sacro-saint facteur h - "nombre n d’articles d’un auteur qui ont obtenu au moins n citations"- étant particulièrement artificiel), la publication systématique des données brutes (des initiatives existent déjà en ce sens), ou une plus grande légitimité accordée aux recherches où le résultat n’est pas celui attendu.

Si l’angle d’approche n’est pas le plus réjouissant, le livre offre une exploration intéressante de l’univers de la recherche scientifique. L’auteur équilibre particulièrement bien, entre la problématisation générale des enjeux et l’illustration avec des exemples particuliers (bon, en même temps il est journaliste, du coup c’est exactement son métier). Le livre est destiné au grand public, donc même s’il traite d’un secteur où la spécialisation pointue est la règle, il est accessible à tou·te·s.

vendredi 4 octobre 2019

Carl Rogers. Cases and commentary, dirigé par Barry A. Farber, Debora C. Brink et Patricia M. Raskin



 Si l'Approche Centrée sur la Personne n'est pas réputée pour sa complexité (en caricaturant à peine, on pourrait dire qu'elle consiste à restituer ce que le·a client·e vient de dire, parfois en entrecoupant de "Hmm" - dans l'un des textes il est précisé que les thérapeutes ACP sont probablement les gens qui disent "hmm" le plus souvent au quotidien- ), l'entretien thérapeutique est moins simpliste qu'il n'y paraît. Chaque intervention du ou de la thérapeute, qu'iel le veuille, voire le perçoive, ou non, révèle un choix (méthodologique, thématique, ...) qui aura une influence sur la suite de l'échange. A travers des retranscriptions d'entretiens de Rogers (dont certains peuvent être retrouvés rapidement sur YouTube), intégralement restitués ou résumés, accompagnés de commentaires (c'est pour le moins conforme au titre, on n'est pas pris·e en traître!), les auteur·ice·s donneront des éléments pour comprendre plus finement les richesses de la méthodologie.

 Le livre s'adresse plutôt à un public familier avec l'ACP, mais les bases sont tout de même rappelées. On peut donner l'exemple des six éléments thérapeutiques nécessaires et suffisants (1. il y a un contact psychologique entre les deux personnes, 2. le·a client·e n'est pas en état de congruence 3. le·a thérapeute est en état de congruence 4. le·a thérapeute ressent une approche positive inconditionnelle 5. le·a thérapeute ressent une compréhension empathique du cadre de référence du ou de la client·e et fait de son mieux pour communiquer ce ressenti 6. le·a thérapeute parvient à communiquer les éléments 4 et 5), ou encore d'un dictionnaire qui recense 13 types de relances (proposer une orientation, donner des marques d'attention -le fameux "hm, hmm"-, vérifier sa propre compréhension, reformuler de façon empathique, verbaliser des sentiments que le·a client·e n'a pas formulés, rassurer, interpréter, confronter, poser une question directe, renvoyer vers le·a client·e sa demande d'aide, garder ou briser le silence, parler de soi, accepter une rectification)... d'ailleurs, pour les fans de dictionnaire, vous pourrez en trouver un encore plus conséquent dans l'ACP Pratique et Recherche d'octobre 2019. C'est pourtant, au delà de la variété des contextes (une patiente hospitalisée en psychiatrie que Rogers prend trop au sérieux au goût de certains -ça date de 1958 mais hélas d'après certains témoignages ça pourrait être contemporain-, un entretien filmé avec une interlocutrice qui va faire la même chose avec deux autres thérapeutes emblématiques, un entretien dont l'essentiel du temps sera constitué de silences, un autre où le cadre sera timidement assoupli en invitant la cliente à regarder ses dessins, ou encore un client qui entrera implicitement mais clairement dans l'opposition, ...), les moments où Rogers prend des libertés avec sa propre méthode ("J'ai la chance d'être dans une position où je n'ai pas à être un Rogérien") ou encore ceux où il semble commettre des erreurs (le regard critique est dès l'intro présenté comme un hommage) sont ceux qui vont le plus intéresser les auteur·ice·s.

 Il y a en effet de la place pour se laisser surprendre... un entretien qui de l'avis du thérapeute comme du client s'est mal passé qui a un impact qui continuera de se diffuser des années après, une remarque non préméditée de Rogers qui fait fondre en larmes un client qui malgré sa tristesse insoutenable semblait peu réceptif à l'entretien, l'intégration de dessins de la cliente dans l'entretien qui sera en fait contreproductif, la cliente n'étant ni tout à fait avec ses dessins, ni tout à fait avec Carl Rogers, ... Rogers prend avec le temps de plus en plus de libertés avec son propre cadre, mais le fait que ses initiatives fonctionnent viennent, selon les commentateur·ice·s et semble-t-il selon l'intéressé, de l'intensité de sa présence empathique mais aussi de son expérience (on peut donc argumenter que s'il peut se permettre ces sorties du cadre, c'est en partie parce qu'il a longtemps su s'astreindre à y rester). Les erreurs pointées ne sont pas moins intéressantes : on peut par exemple voir Rogers ralentir au moment d'explorer la part d'ombre d'une cliente (dans un cas c'est fait de manière subtile, il s'attarde bien sur le ressenti douloureux de culpabilité sans en diminuer la violence, mais traite cette culpabilité comme un sentiment sans laisser d'espace à l'exploration, potentiellement, de sa véritable cause -on ne saura pas si la cliente a effectivement fait quelque chose de grave-), ou inviter à plusieurs reprises un client à exprimer sa colère, à s'autoriser à parler de façon vulgaire, alors que c'est un énorme inconfort pour lui (ce dernier entretien a été traduit par votre serviteur)

 Plus qu'un simple recueil d'entretiens, ce qui serait déjà pas mal et un support pour une quantité certaine de travail, ce livre propose donc des outils bien précis pour affiner considérablement la compréhension des mécanismes de l'entretien ACP, et constitue une belle invitation, appuyée par des pistes concrètes, à chercher constamment à évoluer.