lundi 16 décembre 2019

Le monstre – la suite, d’Ingrid Falaise




 Si partir d’une relation abusive est en soi difficile, voire dangereux, et constitue une étape extrêmement importante, les souffrances ne s’arrêtent hélas pas là. En dehors du problème bien réel et pressant de subir ou d’appréhender que l’agresseur ne revienne à la charge (même sans passage à l’acte, en cas de contact encore possible, l’alternance potentielle entre menaces, insultes, et promesses d’amour et de changement sont un écho bien trop similaire à la situation qui vient d’être fuie), les mois ou les années vécus, par bien des aspects, laissent des traces durables dans le psychisme. Comme l’explique Sophie Lambda, "On cherche pas à "se remettre d’une rupture", on cherche à guérir de la peste!". Alors que Le monstre, avec sa narration qui débute avec la déposition auprès d’un avocat, pouvait donner le sentiment apaisant que tout était fini, Ingrid Falaise raconte ici les longues années qu’il lui a fallues, après avoir subi insultes, isolement social, coups, exploitation économique, viol collectif, tentative de meurtre, en deux ans de relations ("je suis comme un oiseau blessé, aux ailes déchirées : vulnérable et misérable"), pour aller au bout de sa reconstruction, mais surtout dire que, si difficile que ce soit, si hors de portée que ça puisse sembler, c’est possible ("oui, des ailes, ça repousse").

 En dehors des messages, alternativement effondrés, langoureux, insultants ou menaçants laissés massivement par M, sa présence brusque dans un parc en face du lieu de travail d’Ingrid, jouant l’amoureux transi mais aussi rappelant qu’il a retrouvé sa trace ("Je serai dans le parc, à midi, tous les jours, en attente d’un signe de vie de ta part") -avant d’être chassé par un détective privé-, celui qui est appelé le monstre a laissé des traces profondes, visibles (l’alliance encore portée quelques temps après la séparation, une bosse sur le nez, rappel douloureux pour Ingrid à chaque fois qu’elle se regarde dans le miroir, des crises de panique) et invisibles (ses insultes, qu’elle continue d’entendre régulièrement comme s’il s’adressait encore à elle, l’hypervigilance qu’elle a été contrainte d’adopter - "un monstre saura toujours nous surprendre. C’est une des armes qu’il détient"-, les cauchemars terrifiants et fréquents, …). Parmi les épreuves à surmonter, il y a celle d’avoir vécu, à certains moments, aussi lointain que ça puisse sembler a posteriori, une relation amoureuse ("le sevrage est abrupt et j’ai de la difficulté à m’y adapter", "pourquoi ne puis-je pas simplement effacer les bons moments qui reviennent me hanter, nos fous rires et nos retrouvailles, qui m’injectaient ce poison de la passion?"), avec des moments où croire que ça pouvait aller mieux n’a fait qu’amener plus de souffrances ("J’ai enduré les mots, les coups. Je lui ai donné ma vie. Je marchais au pas et me moulais à son désir. Pourquoi ? Pour rien"). Vivre après la séparation, c’est certes la fin d’un isolement social, d’une emprise psychique imposés, mais c'est aussi conserver une solitude contrainte, avec le sentiment d’avoir dans une certaine mesure trahi ses proches en rejoignant l’agresseur par le passé, la volonté de taire le pire pour les préserver, mais aussi les humeurs changeantes, l’automutilation en cachette…

 "Je dois gravir ce puits, seule, pierre par pierre". Ce livre montre en effet à quel point la résilience est progressive et exigeante, avec une temporalité parfois si décourageante qu’elle en est cruelle (après de nombreux combats contre elle même, de nombreuses victoires, Ingrid, indépendante financièrement, est dans un couple stable, réussit professionnellement et artistiquement et… a des envies suicidaires). Pour tenir, elle s’est fait du mal (automutilation, drogue, boulimie, …), a parfois fait du mal aux autres (incapable de s’engager dans une relation amoureuse, elle séduisait des hommes avant de les rejeter, s’assurant de garder le pouvoir à chaque seconde). Chaque victoire semble être l’annonce d’une nouvelle épreuve, quand ce n’est pas un fonctionnement alors indispensable qui deviendra un obstacle ("Ses mots n’ont plus d’impact. Ils butent contre le mur de glace qui désormais me protège. Ce mur qui ne laisse plus rien entrer ni sortir. Cette protection invisible dont je me suis moi-même faite prisonnière"). Sortie des griffes du monstre, Ingrid est certes en sécurité (même si ça implique le recrutement d’un détective privé, qui par ailleurs fera lui-même des avances déplacées), mais vit avec ses parents, est dépendante financièrement. Elle parvient à réussir un entretien d’embauche, ce qui nécessite de se faire confiance, mettre en valeur ses compétences, alors qu’elle a été violemment dénigrée au quotidien pendant deux ans, mais ça l’expose, alors qu’elle est vulnérable, aux humeurs d’un supérieur abusif. Elle se sent capable de retrouver l’univers de la séduction, mais c’est pour être elle-même la marionnettiste des hommes qu’elle séduit. Un peu plus tard, paradoxalement rassurée par l’idée qu’une relation amoureuse ne dure pas toute la vie, elle s’engage sérieusement (non sans hésitations) avec une homme sécurisant, protecteur (la vraie conquête amoureuse à faire étant surtout de retrouver son amour pour elle!). Après des années de relation stable, d’épanouissement professionnel, elle s’effondre : une thérapeute lui fait remarquer que l’investissement dans le travail, dans le sport, dans son régime alimentaire, dans l’épuisement que ça implique, est une fuite de l’écoute de son passé, et lui propose une thérapie de groupe sur plusieurs jours qui restera un événement important. Les thérapeutes eux.elles-mêmes, rencontré.e.s plus ou moins brièvement, apporteront soit rien pour certain.e.s, soit des outils ponctuels, pertinents au moment de la rencontre. En plus des blessures traumatiques, restent à combler les failles qui ont augmenté la vulnérabilité, l’envie de plaire, la difficulté à dire non ("je ne savais pas que dire non lorsque le creux de notre poitrine le dicte, c’est se respecter"). Si l’autrice est transparente sur la douleur, le découragement, le désespoir qu’elle a endurés, elle est aujourd’hui dans une relation amoureuse pleinement épanouie, mère alors qu’à un moment de sa vie elle y avait définitivement renoncé, a appris la phrase magique "ça ne me convient pas" (utilisée peut-être avec un peu trop d’enthousiasme au début), et s’implique activement dans la lutte contre les violences conjugales.

 Ce livre qui parle d’obstacles qui s’empilent les uns après les autres, de culpabilité envers soi, envers ses proches, de comportements autodestructeurs, de moments de désespoir, de thérapies qui ne permettent de faire qu’une partie du chemin, indique donc surtout qu’il y a une issue, que le processus est long et irrégulier et que rechute ne veut pas dire échec, et la transparence sur les difficultés renforce la force positive du message. Pour les lecteur.ice.s français.e.s, le livre est disponible (uniquement, sauf erreur de ma part), comme l’autrice me l’a indiqué sur Twitter (oui, c’est du name-dropping parfaitement gratuit) sur www.librairieduquebec.fr

vendredi 29 novembre 2019

Helping her get free, de Susan Brewster



 Pour se sortir d’une situation de violence conjugale, que ce soit pour prendre la décision de partir, pouvoir le faire dans de bonnes conditions, ou pour mieux vivre l’après, l’entourage est souvent important. Ingrid Falaise a trouvé la force de partir quand des détectives privés, engagés par ses parents avec qui elle avait coupé le contact, ont trouvé sa trace. Avant ça, une phrase de son beau-père, l’attitude du meilleur ami de son conjoint, n’ont pas changé grand-chose concrètement mais ont eu assez d’impact pour qu’elle s’en souvienne des années après. Sophie Lambda, après la rupture, a énormément souffert de l’incompréhension de ses proches. Asa Grennwall a pu compter sur son père pour l’héberger quand elle est partie, et pour récupérer ses affaires en sécurité le lendemain. Pourtant, alors que dans ces situations de danger les bonnes intentions ne suffisent pas et peuvent même être contre-productives, peu de ressources (à ma connaissance) sont destinées spécifiquement aux proches des victimes. C’est ce que propose l’autrice, psychothérapeute et travailleuse sociale spécialiste du sujet, elle-même ancienne victime. Elle utilise systématiquement le masculin pour parler de l’agresseur et le féminin pour parler de la victime, ce qui reflète probablement son expérience professionnelle, choix que je vais conserver dans ce résumé bien que ces violences existent aussi dans des couples homosexuels ou, bien plus rarement, infligées par des femmes à des hommes.

Si la situation est hélas fréquente (l’autrice rappelle que le.la lecteur.ice connaît probablement, qu’il.elle en ait conscience ou non, des agresseurs et des victimes), certains aspects peuvent en effet prendre au dépourvu même une personne bien intentionnée, qu’ils relèvent d’une méconnaissance des conséquences du traumatisme (état de confusion extrême, estime de soi très basse -le dénigrement, sous forme de culpabilisation, d’insultes, ... fait partie des violences-, espoir de voir l'agresseur changer) ou de clichés sur le couple (ça peut arriver à tout le monde de s’énerver, les problèmes de couple se règlent en couple, il suffit de partir, elle devrait mieux s’affirmer, elle n’est probablement pas non plus facile à vivre, …). Pour toutes ces raisons, le plus important est d’écouter, sans jugement, la victime, et, ce qui est peut-être le plus difficile, de respecter son rythme. L’humilité est d’ailleurs au cœur des recommandations, au point que, si l’autrice insiste sur le fait qu’il ne faut pas culpabiliser si ça se termine mal (l’agresseur est le seul responsable et coupable des violences), il n’y a pas lieu non plus de se féliciter en cas de succès : c’est la victime qui, en s’emparant des ressources fournies, a fait l’essentiel du travail. Si récompense à rechercher il y a, c’est dans les compétences acquises en servant de soutien.

 Le premier risque est d’être trop distant.e. L’isolement est une part intégrante de la relation abusive, les espaces pour développer des relations sociales sont potentiellement réduits. La victime passe l’essentiel de son temps avec une personne qui la fait douter de ses perceptions, éventuellement la maintient dans la honte, voire la dissuadera plus directement de parler en la menaçant de représailles. La construction d’une relation de confiance demandera du temps. Les premières évocations des violences seront probablement allusives, la situation minimisée. Si le rythme de la parole est à respecter (simplement être disponible pour la recueillir, ce qui peut consister dans un premier temps à appeler ou passer du temps ensemble sans parler de la raison pour laquelle on se rend réellement activement disponible, est déjà une étape importante), les allusions devront être relevées, éventuellement en demandant plus de précisions avec des questions ouvertes, sans pression à en dire plus mais en marquant un intérêt : les premiers pas doivent être encouragés, sinon la victime risque de laisser tomber. Et surtout, il est important de respecter sa perception même quand elle semble indulgente envers l’agresseur (sans pour autant exprimer qu’on partage cette perception, surtout si ce n’est pas le cas -la sincérité est fondamentale-), de ne pas prendre parti, quelle que soit la difficulté de rester neutre. Se rendre disponible ne dispense pas de tenir compte de ses propres ressources : le rôle éprouvant de soutien implique souvent d’avoir soi-même besoin de soutien, sans compter que se ménager des pauses, c’est aussi donner l’exemple, rappeler à la victime que c’est important de se respecter soi.

 Le second risque est… d’être trop pro-actif! Le titre initial du livre, To be an anchor in the storm, l’exprime bien : l’autrice invite bel et bien à être une ancre dans la tempête, et non, si tentant que ce soit, un phare ou un gouvernail. Paradoxalement, le nouveau titre (L’aider à prendre sa liberté), peut être interprété dans ce sens... Être ferme envers la victime pour la pousser à agir, dans une situation si évidemment néfaste, peut avoir l’air d’être la chose à faire, mais c’est en fait la pousser à choisir entre l’agresseur et nous… et l’agresseur, c’est la situation qu’elle connaît, c’est son conjoint, et c’est un manipulateur adroit : l’expérience professionnelle de l’autrice lui a permis d’observer que les victimes qui partaient sous la contrainte revenaient plus souvent et plus vite vers leur ex. Autre élément important : la rupture est le moment le plus dangereux, et un regard extérieur ne permet pas d’identifier aussi clairement que la victime le risque bien réel de représailles. Plus insidieux, prendre des initiatives, faire des choix à la place de la victime, c’est nier ses compétences et son autonomie, alors même que la confiance en elle est un élément essentiel de la résilience, de la reprise de pouvoir dont elle aura besoin précisément pour s’en sortir. L’autrice va jusqu’à inciter à ne pas donner de conseils même quand ils sont demandés. Elle invite par contre à rappeler à la victime les choix pertinents qu’elle a pu faire par le passé.

Les deux paragraphes précédents ont le point commun de mettre en valeur l'aspect désintéressé que doit avoir l'aide apportée : vous êtes l’ancre qui permettra à la victime de mieux percevoir la situation, et d’accéder à ses propres ressources. L’autrice donne des conseils précis, insiste sur le fait que devenir une ancre demande un entraînement (inévitablement, des erreurs seront faites… ça se rattrape) et invite à se jeter à l’eau (à l’eau… oui parce qu’on est une ancre… c’est drôle parce que… non, rien) : elle le répète plusieurs fois, le changement vient de l’action, plus que l’inverse. Ses conseils sont extrêmement proches de l’Approche Centrée sur la Personne, donc je ne peux qu’approuver (avec la plus grande objectivité) : reformuler les phrases de la victime (pour signifier son écoute, pas pour faire une imitation!) plutôt que chercher à lui répondre, prendre conscience de ses propres émotions pour mieux accueillir les siennes, faire la distinction entre émotions et pensées et éventuellement rediriger l'attention vers les émotions, avoir une attitude d’acceptation inconditionnelle (il faut s’attendre à ce que la victime prenne un certain nombre de décisions qui vont nous déplaire, voire nous sembler aberrantes) en posant toutefois comme limite notre propre sécurité, …

Des conseils sont aussi donnés pour faire face à l’agresseur, qui consistent en grande partie à des choses à ne (surtout) pas faire : le risque de confrontation, potentiellement de danger, est bien réel (l’amie qui a servi d’ancre à l’autrice s’est fait briser la vitre de sa voiture alors qu’elle fuyait l’agresseur venu à son domicile pour lui demander où trouver son ex, et a du s’échapper en appuyant sur l’accélérateur avec deux pneus crevés). Une étape importante est de savoir à qui on a affaire : les agresseurs, pour l’essentiel, sont des manipulateurs adroits, et ont presque pour automatisme de rejeter la faute de leurs propres actions sur les autres (ça peut inclure l’ancre : l’autrice prévient, si insolite que ça puisse paraître, qu’il est possible de culpabiliser soi-même envers l’agresseur contre lequel on consacre pourtant tant de temps et d’énergie à lutter). L’attitude la plus autodestructrice serait de rentrer dans son jeu, que ce soit dans la manipulation (c’est lui qui va gagner, il a toute une vie d’expérience) ou dans l’escalade de violence. Chercher à le changer est tout aussi illusoire : il ne changera que s’il le décide lui-même et qu’il s’y consacre activement avec une thérapie spécialisée (une thérapie tout court, ça ne marche pas : le problème, ce n’est pas qu’il souffre, c’est qu’il fait souffrir les autres, ce n’est pas qu’il ne contrôle pas sa colère, c’est qu’il estime que sa colère l’autorise à être violent). L’une de ses forces, en dehors du fait de se déresponsabiliser, c’est de mettre mal à l’aise, ce qui est particulièrement pratique lorsqu’il reste dans l’univers de l’implicite : lui demander d’expliciter ses actions ("tu dis que tu t’es un peu énervé hier, il s’est passé quoi exactement? Ah, c'est tout le monde qui criait? Parce que xxx me dit que tu l’as poussée devant les enfants et que tu as cassé des meubles", "Tu viens de me dire : "ça vaut mieux pour tout le monde si tu me donne la nouvelle adresse de xxx, je ne suis pas quelqu’un de très patient", qu’est-ce que tu entends par là? C’est une menace?"), c’est lui retirer une arme, comme par exemple refuser de se justifier lorsqu’il demande des comptes. Autre élément important : faire en sorte que ses actions aient des conséquences (dépôt de plainte, appel des forces de l’ordre en cas d’urgence, …), et ne pas céder lorsqu’une conséquence a été annoncée. Rentrer dans le jeu de la violence, c’est aller vers l’escalade, chaque message d’impunité, c’est aller vers l’escalade. Connaître précisément la loi (et, c’est hélas un critère, l’autrice a d’ailleurs eu l’occasion de le constater directement, le niveau d’implication des forces de l’ordre locales) est un atout important.

Ce livre très recommandé par Lundy Bancroft donne, en plus des encouragements pour qui s’engagera sur ce chemin potentiellement long et éprouvant, des conseils précis, souvent contre-intuitifs, pour assurer dans les meilleurs conditions possibles sur ce rôle de soutien qui pourrait pourtant sembler aller de soi… jusqu’aux premières difficultés. Hélas, le livre n’existe pas en français.


samedi 23 novembre 2019

Violences ordinaires et hors-normes, dirigé par Roland Coutanceau et Samuel Lemitre




 Le titre en lui-même ouvre des horizons assez vastes… L’ordinaire désigné concerne-t-il la norme légale, sociale, celle de la santé mentale opposée au pathologique? La violence ordinaire est-elle un mal nécessaire, est-elle par ailleurs toujours acceptable? D’ailleurs, dans quelle mesure la norme ne définit-elle pas la violence? Si tous ces sujets ne seront pas explorés, le livre couvre un large éventail, allant de l’inévitable thème de la normalité ou non des auteur.ice.s des violences les plus extrêmes tels que les terroristes, les serial-killers ou les participant.e.s aux crimes contre l’humanité ("peut-on sortir du balancement sempiternel entre la démonisation ("ce sont des monstres") et la généralisation ("tout le monde peut le faire dans certaines circonstances"?") à l’extrêmement spécifique et pour le moins anormal (le matricide avec décapitation), en passant par la violence conjugale féminine, la légitimité des différents outils de prédiction de la violence, le néonaticide, le harcèlement scolaire qui est d’une certaine façon une violence normative, l’origine du comportement violent soit dans le développement humain (à quel âge commence-t-on à être violent? que faire de ces comportements?) soit d’un point de vue plus évolutionniste (fonction homéostatique pour faire face à un débordement sensoriel ou émotionnel, …). La longueur des différents chapitres est très variable aussi, et certains thèmes seront traités plusieurs fois, des fois de façon complémentaire, des fois d’une façon qui s’apparente plus à un doublon.

La notion de norme et de violence se prête particulièrement à une approche statistique. Laurent Bègue va par exemple fournir un certain nombre de données sur les facteurs de risque, tout en rappelant ce qu’il ne faut surtout pas en faire puisque la stigmatisation elle-même est un facteur de risque, à la fois par l’isolement social qu’elle provoque et par le désir qu’elle suscite, dans un retournement du stigmate, de rechercher une valorisation dans le comportement violent qui a été prédit. Cet enjeu de la désirabilité sociale sera particulièrement mis en valeur avec le travail d’Eric Verdier sur le harcèlement scolaire : un comportement violent qui est source d’orgueil dans la discrétion, devant un public choisi, devient honteux quand il est exposé crûment devant un groupe plus large, en particulier quand la victime est présente. Concernant l’utilisation des statistiques pour anticiper les comportements violents, Mathias Rio compare, de façon critique, les différents outils disponibles, aucun n’étant tout à fait satisfaisant.

 La norme se glisse aussi, même si c’est plus confortable de l’oublier, dans la recherche. On peut l’observer dans le chapitre de Bintou-Miranda Sanoko, Suzanne Léveillée et Anne Andronikof sur la violence des femmes sur les hommes dans le couple. Si elles rappellent que "les auteurs d’approche féministe ont pourtant été parmi les premiers à relever l’existence de violences conjugales commises par les hommes", une confrontation est toujours d’actualité entre une perception, comme celle de Lundy Bancroft, de la violence conjugale comme intimement liée au patriarcat (selon cette approche, la violence conjugale féminine ne relève pas du "terrorisme intime" -la violence a pour objet de maintenir une situation de domination dans le couple-, mais de la "violence situationnelle", qui relève d’un acte de violence dans des situations spécifiques, parfois dans des cas de légitime défense) et celle qui la conçoit plutôt comme un problème interindividuel, où la prise en compte du genre n’a pas sa place. Le chapitre est certes très court, mais cite beaucoup de recherches et de méta-analyses, la compréhension fine de tous les arguments demande donc un travail supplémentaire conséquent, et il semble qu’il n’y ait pas encore de consensus scientifique concernant l’une où l’autre approche. Celle choisie par Roland Coutanceau est en revanche limpide dès le titre du chapitre qu’il consacre au "crime passionnel", dénomination extrêmement problématique en soi puisqu’elle met l’accent sur les supposés tourments émotionnels de l’auteur qui deviennent implicitement le motif des violences. Et le chapitre est hélas cohérent avec son titre : contrairement à l’auteur, petite chose fragile possédée par sa souffrance, la victime est, est-ce une surprise, "l’objet de l’acte". Celui qui est violent au point de tuer est humain, trop humain, la victime ne peut même pas prétendre au statut de sujet. Cette conception donne parfois lieu à des passages surréalistes, tels que, concernant le passage à l’acte, "on soulignera le rôle de certaines attitudes (rires ou sourires vécus comme moqueries) ou parfois de certaines phrases malheureuses vécues comme particulièrement provocatrices comme le classique "t’as pas les couilles pour tirer" face à un partenaire menaçant d’un fusil chargé" : c’est vrai ça, quelle idée d’aller provoquer une personne si sensible, alors qu’il n’avait pas de mauvaise intention, il était juste en train de menacer sa conjointe avec une arme à feu chargée, c’est quand même le genre de choses qui arrive à tout le monde. Lundy Bancroft l’explique très clairement : si les éléments psychologiques décrits (immaturité, dépression, honte de la séparation) jouent un rôle dans la forme des violences, leur motivation principale est une volonté de domination non négociable, vécue comme légitime. S’il a pu l’analyser et l’argumenter finement, c’est par le contact avec les auteurs et les victimes, ce qui est il est vrai peu compatible avec le fait de leur donner un statut d’objet. Roland Coutanceau, dans un chapitre qui a tous les aspects d’une approche scientifique (vocabulaire, structure, …), aligne de nombreux poncifs souvent reprochés aux articles de la rubrique faits-divers de la presse, pourtant a priori rédigés par des professionnel.le.s moins formé.e.s. C’est d’autant plus surprenant qu’il a codirigé un livre sur les violences conjugales... et sérieusement inquiétant quand, après avoir occulté un aspect essentiel du sujet, il déplore la difficulté de "tenter d'en décoder les éléments précurseurs".

De nombreuses pistes d’explication sont aussi fournies concernant ceux.elles qui commettent le pire, dont il est vite tentant d’oublier, voire d’exclure, qu’ils et elles soient normaux, ou même humain.e.s ("dans l’imagerie populaire, le psychiatre c’est "celui pour qui tout le monde est fou"… mais c’est aussi et surtout celui qui trouve normal ceux qui se présentent à la plupart comme des fous criminels"). Roland Coutanceau présente de manière synthétique ce qui est recherché lors d’une expertise psychiatrique (l’axe de la personnalité, l’analyse du passage à l’acte c’est à dire ce qui s’est passé avant, pendant, et, ça a aussi une grande importance, après, et l’approfondissement de thématiques spécifiques liées à l’acte lui-même). Daniel Zagury détaille de façon nuancée les spécificités psychiques des serial-killers, des participant.e.s aux génocides, des terroristes djihadistes (s’appuyant entre autres sur le travail de Marc Sageman, il rappelle que les cibles sociologiques des recrutements de l’organisation de l’État Islamique et d’Al Quaeda ne sont pas les mêmes). Concernant la violence dont chacun.e serait capable, Johan Lepage reprend de façon très détaillée les résultats des expériences de Milgram, et de leurs réplications ultérieures. La notion d’état agentique de Milgram (le sujet perd son individualité pour accomplir la mission donnée) est prolongée par Françoise Sironi avec la notion d’homme système : s’appuyant certes sur le cas d’une personne spécifique (le bourreau Khmer rouge Duch, avec lequel elle a eu de nombreux entretiens dans le cadre d’une expertise judiciaire) dans un contexte spécifique (le régime de Pol Pot, responsable de deux millions de morts en trois ans et demie), elle montre comment une personne peut renoncer à sa propre individualité pour devenir, intégralement, au service d’une idéologie, à travers entre autres des mécanismes d’hyper-adaptation et de clivage. Quatre éléments, nommés techniques traumatiques, sont entre autres identifiés : la frayeur (omniprésence du risque de mort), la douleur physique (ce qui inclut l’épuisement par le stress, le manque de sommeil), la douleur psychique ("un sentiment d’effraction psychique et de totale transparence aux yeux d’autrui") et l’absurdité logique.

 Ce livre est un objet particulier du fait de son contenu très diversifié par les thématiques des chapitres, et même leur longueur, leur qualité (mais ne le répétez pas), la formation des auteur.ice.s. Sur un thème qui laisse difficilement indifférent.e, c’est autant de visions à explorer, que ce soit pour se satisfaire du contenu du livre ou pour approfondir.

jeudi 14 novembre 2019

Qu’est-ce qui monte et qui descend ? Chronique d’une borderline, de KNL




Idées très sombres, cauchemars atroces, TOCs, émétophobie depuis l’enfance, puis crises d’angoisse, dépression, automutilation, "pensées magiques merdiques", peur excessive de l’abandon, tentatives de suicide… KNL a attendu l’âge de 25 ans pour être diagnostiquée borderline, et quatre ans de plus pour qu’ "un (fabuleux) psychiatre" trouve le traitement adapté ("ma vie est calme et paisible (alléluia!!").

 KNL partage avec nous, en aquarelle avec "des p’tits points, des milliers de p’tits points", deux ans de carnets de bord ("certains ont à leur cursus, HEC, l’ESSEC, l’ENA… UCLA. Mon parcours personnel tourne plutôt vers les CMP, CHU et autres HP, chacun sa destinée") : la clinique sur la butte d’Orgemont, sa tisanière ("un peu comme le bistrot du coin… mais sans alcool"), son "steak semelle de rando" et son ascenseur fou ("A tous ceux qui ont pensé tellement fort "elle n’a qu’à prendre les escaliers"… Eh bien non! Il n’y en a pas!"), l’extrême dureté de l’hôpital psychiatrique, les permissions, les rechutes, l’hôpital Saint Anne, et même deux voyages (dont l’un sera uniquement onirique) respectivement au Sénégal et sur l’île de la Réunion. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il y a des hauts et des bas, même si on oublie l’instabilité émotionnelle propre au trouble borderline : l’autrice compare souvent sa vie à un grand huit.

 Le ton lui-même varie, de la description documentaire de la maladie, des considérations sur le quotidien, l’environnement, les autres patient.e.s de la clinique ou de l’hôpital, aux proches de KNL (sa mère, " maman super-woman", et Romain, son "super amoureux", "dit Chou ou Chouchou") et aux moments les plus durs. En effet, si le ton est souvent léger, si l’humour fonctionne bien (" "-Je vais prendre votre tension, 10/8! Très bien, votre week-end s’est bien passé? -Oui, oui, très agréable, et le vôtre? -Bien, je vous remercie… et le transit, ça va? -Oui, oui très bien, et le vôtre ?" Blanc... ", "Comme quand on est tout petit à l’école, la maîtresse nous classe dans des groupes selon notre niveau, les wapitis, les castors ou encore le groupe des coccinelles. A l’hôpital, c’est pareil, mais en moins fun, je suis dans le groupe "Surveillance 2" "), certains passages sont bien plus sombres. C’est vite tentant de l’oublier, mais il est question de peur de rechuter, d’environnements parfois presque traumatisants ("Chaque fois que j’essaye d’aborder les illustrations concernant mon séjour en hôpital psychiatrique, je bascule dans des crises d’angoisse ingérables. Voici ma solution, je vais plutôt dessiner des crevettes dans leur milieu naturel (et pourquoi pas ?)"), et de tentatives de suicide ("pour calmer le jeu, je décide de me faire un bain bien chaud, l’idée paraissait bonne… […] Mon sang se mélange à l’eau claire, c’est intrigant, puis de plus en plus impressionnant. Très vite, je me retrouve immergée dans une eau écarlate devenue tiède", " "J’ai trois visions récurrentes maman, je me vois allongée sur un brancard avec une perfusion sur chaque bras et les poignets attachés aux barreaux du lit?" "Oui, c’est parce que tu étais agitée, tu n’arrêtais pas de les arracher" "). Mais ces moments si douloureux sont ceux qui donnent le plus de force au message final : "A vous qui êtes en plein combat, tenez bon ! De tout mon cœur je vous encourage à résister, à batailler, car un jour, vous en sortirez vainqueur et votre vie aura un tout autre sens".

Dans ce voyage bref mais intense (la métaphore du grand huit est appropriée!), l’autrice informe sur la violence du trouble borderline, sur la diversité de ce qui peut être vécu en cas d’hospitalisation, sur la difficulté de trouver un traitement adapté et sur ce que ça entraîne en effets secondaires, sur des années, sur la rapidité à laquelle il est possible de basculer dans une crise d’angoisse ou pire… et trouve la force de terminer son récit sur un message optimiste.

jeudi 7 novembre 2019

Pourquoi fait-il ça?, de Lundy Bancroft



 Les ressources sur les relations abusives sont nombreuses, souvent de qualité, mais concernent surtout, généralement, ce que les personnes violentes font, elle proposent, directement ou non (souvent les deux) des conseils aux proches et aux victimes pour identifier les mécanismes de manipulation, pour s'extraire du piège de la façon la moins dangereuse possible, ce qui est en effet le plus urgent. Les informations sur ce qui se passe dans l'esprit des agresseurs sont plus rares : leur comportement, en plus de sembler incompréhensible (la confusion extrême est presque un invariant chez les victimes, selon Lundy Bancroft, au point qu'il conseille à celles qui le lisent de ne s'attarder que sur les éléments du livre qui leurs semblent pertinents, si radical que soit le tri), reste donc souvent inexplicable. L'auteur, qui a 15 ans d'expérience auprès d'auteurs de violences, consacre ce livre à éclairer leurs motivations profondes. Dans la mesure où les violences conjugales sont dans leur grande majorité commises par des hommes sur des femmes (Bancroft rappelle que ça peut aussi être une réalité des couples homosexuels... où l'agresseur·se argumentera souvent du risque bien réel d'homophobie dans le parcours judiciaire pour décourager la victime de porter plainte -il est infiniment plus sceptique, et l'argumente, sur les violences commises par des femmes sur des hommes-), il utilise dans le livre le masculin pour parler de l'agresseur et le féminin pour parler de la victime, ce que je vais faire aussi dans ce résumé.

 Lundy Bancroft commence par démonter les idées reçues, y compris certaines dont il ne s'est que laborieusement débarrassé au cours de sa pratique. Plus qu'une astuce narrative pour attirer l'attention, non seulement ce démontage des idées reçues a des conséquences extrêmement concrètes (certaines fausses solutions, qui semblent de bon sens, peuvent au contraire aggraver les violences), mais il s'avère vite que comprendre ce que l'agresseur n'est pas permet de bien mieux comprendre ce qu'il est. Certes, chaque agresseur est différent, dans la capacité à changer, dans la forme et l'intensité des violences (sans compter que les agresseurs sont répartis assez équitablement dans toutes les origines, religions et classes sociales -l'auteur a eu des clients chirurgiens ou professeurs à Harvard, qui n'étaient pas moins violents que les autres mais de l'extérieur ne correspondaient pas tout à fait au profil de la brute sanguinaire la bave aux lèvres-), mais des constantes, et surtout des comportements à surveiller, reviennent souvent. L'élément essentiel est probablement que cette violence n'a rien de pathologique : ce n'est pas un problème de ressources, c'est un problème de valeurs. De nombreux agresseurs ont des histoires poignantes à raconter, de violences subies dans l'enfance, de figures féminines destructrices (alors que c'est plutôt le comportement du père qui est prédicteur de violences, comme le même auteur l'explique ici), voire d'ex tellement maltraitantes et sournoises qu'ils ont besoin de beaucoup d'abnégation et de patience de leur compagne pour pouvoir vraiment aimer et faire confiance à nouveau. Ces histoires ne sont pas nécessairement fausses (sinon pour les ex, que l'auteur conseille très fortement de contacter), mais ne justifient certainement pas et ne causent pas leur comportement. Quand l'auteur objecte à ses clients que ce passé de souffrance devrait au contraire augmenter leur compassion, ils arrêtent généralement d'en parler. Un client au cours d'une séance avait par exemple partagé une révélation : "J'ai réalisé que quand je frappais ma femme, en fait ce n'était pas elle que je frappais. Je frappais ma mère!". Le thérapeute, impassible, l'a fixé et a répondu : "Si, vous frappiez votre femme". L'argument de la perte de contrôle, qui peut sembler évident, est (sauf exceptions) tout aussi faux, ce qui ne l'empêche pas d'être souvent brandi par les agresseurs. Même sous l'effet de la soi-disant détresse ou de l'alcool, des questions précises permettent souvent de constater que l'agresseur ne dépasse en fait pas les limites qu'il s'est lui-même fixées (un client qui l'air contrit décrivait un épisode de violence particulièrement grave commis sous l'effet de l'alcool, est soudain devenu agressif et condescendant quand l'auteur lui a demandé pourquoi son épouse n'avait pas plus de bleus -"je n'allais quand même pas laisser des marques!"-, la compagne d'un autre client a constaté avec les questions de l'auteur que quand son conjoint cassait tout puis quittait l'appartement enragé avant de revenir, une fois calmé, l'air désolé, il ne cassait que ses affaires à elles, et ne l'aidait pas à ranger, signe certain que ses remords étaient limités). Un point de repère plus accessible : l'agresseur est souvent parfaitement capable de garder son calme dans les autres circonstances, même stressantes, du quotidien. Il ne traite pas ses amis, ses parents, de tous les noms quand il se fait contredire, ne menace et n'attaque ni son supérieur ni ses clients quand ils lui demandent quelque chose au travail, ... L'alcoolisme, la consommation de drogues, ne sont pas non plus, selon l'auteur, la cause des violences, même si elles peuvent les rendre plus graves (tout un chapitre est consacré aux liens entre addiction et violence conjugale).

 Ce qui explique tous ces éléments, et un certain nombre d'autres, est que le socle sur lequel ces comportements reposent est constitué des valeurs de l'agresseur : dans le couple, voire dans la famille, tout doit tourner autour de lui, autant que possible. Il doit être considéré et traité comme un être supérieur (certains clients de l'auteur peuvent se sentir menacés, donc être violents, parce qu'un de leurs amis a eu quelques instants une conversation avec leur conjointe plutôt qu'avec lui), pouvoir faire ce qu'il veut quand il veut, pouvoir demander ce qu'il veut quand il veut. La remise en question est exclue, ou alors de façon fugace. Les violences (sauf exception, quand la cruauté s'ajoute à la violence conjugale) ne sont pas un objectif en soi : l'objectif est le contrôle. Il est sincère quand il dit que les violences ont été provoquées par la victime : la distorsion réside dans sa propre notion de provocation. Quand il applique une surveillance constante sous prétexte de jalousie tout en trompant de façon répétée (éventuellement sans préservatif) sa conjointe, quand il se plaint que son épouse, enceinte, ne consacre pas toute son énergie à ses besoins à lui, quand il lui demande de baisser d'un ton parce qu'elle lui répond alors que lui hurle, l'insulte durement et frappe contre les murs, quand il ne travaille pas et se plaint qu'il ne lui reste plus d'argent à dépenser (ce qu'Ingrid Falaise a vécu)... la liste pourrait être longue, il ne perçoit pas d'incohérence, seulement une limite injuste opposée à sa volonté. Il considère sa conjointe comme sa propriété (c'est probablement ce qui a déclenché l'accélération des violences subies par Sophie Lambda : le projet d'emménagement peut avoir renforcé ce sentiment de propriété, comme peut le faire toute nouvelle étape de la vie de couple -mariage, grossesse, ...-). Il peut même être sincèrement opposé à la violence conjugale : dans ce cas, la violence, c'est ce que font les autres (l'auteur a eu de nombreuses occasions de le constater en direct, dans des conversations entre clients). Si les moments merveilleux souvent vécus au début de la vie de couple ont un intérêt stratégique (sa conjointe racontera elle-même à son entourage à quel point il est merveilleux, elle attribuera les violences à quelque chose qui se serait mal passé et serait réparable, aura l'espoir de retrouver cet amour initial, ...), ils sont généralement sincères : la différence fondamentale réside dans la représentation de cet avenir parfait ensemble. La sincérité n'exclut toutefois pas la manipulation, au contraire, puisque l'objectif ultime est le contrôle. L'auteur a pu être surpris, en entendant ses clients échanger entre eux, du niveau de conscience et d'élaboration des techniques pour effrayer, déstabiliser la victime tout en donnant une image exemplaire d'eux-même à l'extérieur. Après un accès de violence, les regrets exprimés peuvent être sincères : les excuses n'ont tout simplement pas la signification qu'elles semblent avoir. Il regrette les conséquences, mais ne compte pas se remettre en question. Et comme tout doit tourner autour de lui, quand lui-même va mieux, il estime que l'affaire se doit d'être close pour la personne qu'il a agressée aussi.

 Cette perspective a des conséquences pratiques très directes. La première est que le pardon, la compassion, ne fonctionnent pas : loin de ressentir de la gratitude et d'y puiser la détermination de changer, de se remettre progressivement d'une blessure profonde qui le conduisait à agir comme il le faisait faute de pouvoir ou savoir faire autrement, il percevra la confirmation qu'il est comme il se doit au centre du monde, que son comportement est excusable, ce qui est une excellente raison de continuer comme ça, éventuellement de revoir ses exigences à la hausse. L'auteur (cette partie du livre ne m'arrange pas, vu mon projet d'être thérapeute!) constate d'ailleurs que les agresseurs qui sont personnellement en thérapie sont particulièrement dangereux : l'introspection est un temps supplémentaire passé à se centrer sur eux, ce qu'ils font bien assez au quotidien, ils maîtrisent le langage de la psychothérapie et l'utilisent à merveille pour se justifier ou pour faire du mal à leur conjointe (on peut facilement imaginer la quantité de propos à leur disposition pour utiliser la détresse causée par les violences contre elles, ou pour exprimer des exigences particulières pour prendre soin de lui)... et ça, c'est quand ils ne manipulent pas leur thérapeute pour s'en faire un·e allié·e (l'auteur a sauté au plafond en entendant un thérapeute, dans le plus grand des calmes, faire un diagnostic de la victime d'un agresseur -qui selon lui, évidemment, faisait tant de mal à son client- sans l'avoir jamais vue ni entendue). Si un·e professionnel·le a eu une expérience différente, dans l'idéal en ACP mais d'autres méthodes bien sûr ça me va aussi, ça m'intéresserait beaucoup d'avoir des infos dessus. Peut-être plus contre-intuitif encore : la thérapie de couple, non seulement ne fonctionne pas, mais peut être destructrice. Si elle fournit l'apparence d'une opportunité d'échanger d'égal·e à égal·e, les personnes impliquées sont un·e thérapeute qui cherche à initier un échange, une victime en détresse dont chaque expression est surveillée de près par son agresseur, et l'agresseur lui-même, expert en manipulation et en apparences. Si la victime craque, l'agresseur s'empressera de la faire passer pour trop émotive, se présenter comme protecteur, ou les deux. Si la victime confie les violences, elle s'expose à des représailles (l'auteur évoque un cas où l'agresseur, devant les violences évoquées, a promis, les larmes aux yeux, de changer maintenant qu'il avait réalisé le mal qu'il faisait... il a été physiquement violent non pas après être rentré mais pendant le trajet du retour, tout en conduisant). Facteur aggravant : le moteur de la thérapie de couple est généralement que des efforts sont à faire des deux côtés. Dans les situations de violences conjugales, ce n'est pas le cas... et l'agresseur, habitué à formuler des exigences, sera prompt à proposer des efforts asymétriques. Une autre conséquence particulièrement importante de ce comportement provoqué par des valeurs est qu'il convient de particulièrement se méfier lorsque l'agresseur a quelque chose de spécifique à gagner (lever une interdiction judiciaire, se remettre en couple après une rupture...). Les cas de changements exemplaires qui ont pris fin en une fraction de seconde, une fois l'objectif atteint, sont extrêmement nombreux dans le livre. Rien ne sert non plus de faire miroiter à l'agresseur la vie merveilleuse qu'il aurait s'il changeait : la situation telle qu'elle est lui convient très bien, et en ce qui concerne la partie qui ne lui conviendrait pas, il estime qu'elle ne vient pas de lui.

 Mais alors, que faire? La partie qui concerne les solutions n'arrive qu'au dernier chapitre, autant dire qu'elle se fait longtemps attendre (surtout que le livre fait presque 400 pages), mais comme je suis sympathique je vais quand même en parler ici plutôt que vous dire de lire tout le reste du livre d'abord comme moi. L'essentiel est de faire prendre ses responsabilités à l'agresseur, ce qui consiste, c'est une partie importante, à assumer et réparer ses actes, et surtout ne pas attendre de récompenses du changement. Une première étape consiste à dépasser les mensonges que les agresseurs se racontent à eux-mêmes et aux autres, de leur permettre d'identifier leurs vraies motivations. Des objectifs précis sont fixés, l'exclusion suit si la coopération n'est pas au rendez-vous. Le contact du thérapeute avec les victimes est essentiel (Lundy Bancroft rappelle à plusieurs reprises que c'est pour elles qu'il travaille), pour des raisons de sécurité, mais aussi pour mieux connaître le client et mesurer de façon plus réaliste les progrès. Le chemin est long : les clients de l'auteur, en début de thérapie, trouvent souvent parfaitement fantaisiste l'idée d'échanger d'égal à égal en cas de conflit ("vous êtes en train de dire qu'on doit la laisser nous en mettre plein la tête sans rien répondre?"). Accepter d'indemniser, parfois substantiellement, après avoir changé, de faire des efforts sur le long terme sans même attendre de gratitude en retour, est à des kilomètres de la vision de l'essentiel des agresseurs. Et, l'auteur l'admet, malgré son expérience, son implication, et ses compétences voire celles de collègues qu'il estime meilleur·e·s que lui, ça n'aboutit pas souvent. Les proches de l'agresseur (qui ont rarement ce genre de préoccupation, l'agresseur prend en général soin de s'entourer de personnes qui partagent son idéologie) peuvent aider en l'incitant à se responsabiliser quand ils assistent à des propos ou comportements déplacés, en lui posant des questions précises quand il se plaint du comportement de sa conjointe, ou encore aider la victime en prenant le temps de l'écouter quand ils constatent que ça ne va pas. La victime elle-même doit avant tout penser à se protéger, éventuellement chercher de l'aide à l'extérieur (l'idéal étant d'appeler une ligne spécialisée, mais toute vie sociale ou même moment de tranquillité hors du milieu conjugal oppressif est une ressource précieuse). L'auteur est clair là-dessus : dire à la victime qu'elle n'a qu'à partir n'est pas une bonne initiative! Même en ne tenant pas compte d'un éventuel lien traumatique (dans ce milieu si éprouvant, tout réconfort est intense... et la personne qui permet ces minces moments de réconforts est souvent la même qui torture le reste du temps), le départ peut être difficile matériellement (contrôle des finances par l'agresseur, enfants, ...) et surtout dangereux (l'agresseur tient généralement à faire payer toute offense... et la rupture est une offense majeure). En cas de confrontation, il est essentiel de poser des exigences claires, avec des conséquences claires en cas de manquement... et s'y tenir. Une concession ne sera pas vue comme un signe de bonté, un effort pour aller vers l'autre, mais comme un signal d'impunité et une invitation à continuer. Pour aider la victime, l'auteur conseille... de lire To be an Anchor in Storm, de Susan Brewster, ce qui nous fait une belle jambe (surtout que le livre s'appelle maintenant Helping Her Get Free). Bon, il donne quand même d'autres conseils, en particulier de ne pas, avec de bonnes intentions (et accessoirement de la peur pour la victime et de la colère contre l'agresseur)... avoir un comportement qui se rapproche de celui de l'agresseur, qu'elle subit déjà quotidiennement (voire H24, si on prend en compte l'état émotionnel dans lequel elle est probablement maintenue). Lui dire quoi penser (pour lui ouvrir les yeux, bien sûr), lui dire quoi faire (normalement, partir, elle y aura pensé beaucoup de fois toute seule), c'est ne pas lui laisser d'espace, et cette expérience là elle l'a bien assez merci. Si difficile que ce soit (l'auteur conseille aux aidant·e·s... de se faire aider!), l'idéal est de lui proposer de l'écoute, des ressources. Simplement demander si quelque chose ne va pas, même si elle ne s'en empare pas, c'est déjà aider.

 Ce livre comporte beaucoup d'autres parties, de qualité, sur comment savoir si la relation est abusive, comment mesurer le risque de violences physiques (sachant que l'un des indicateurs les plus fiables est... l'intuition de la victime), comment savoir s'il a vraiment changé (là encore, pas vraiment de baguette magique), mais son originalité concerne surtout, comme l'annonce le titre, dans les explications, aussi claires que bien argumentées, des motivations de l'agresseur. Le livre est traduit en français depuis novembre 2023 si je ne me trompe pas, je croise les doigts pour que les autres livres de Bancroft suivent!

lundi 28 octobre 2019

Essential Research Findings in Counselling and Psychotherapy, de Mick Cooper




 Ce livre qui fait un recensement de l’état de la science sur la psychothérapie est extrêmement axé... sur la pratique. L’auteur attache une grande importance à l’accessibilité de son travail, avec des infos faciles à retrouver, une définition des mots clefs, des conseils de lecture pour aller plus loin sur certains thèmes, et regroupe régulièrement ce qui est à retenir, concrètement, sur chaque point, pour s’améliorer en tant que thérapeute. Si Mick Cooper pratique lui-même la thérapie existentialiste (proche de l’Approche Centrée sur la Personne), et que le sous-titre ("les faits sont nos amis") est une référence à Carl Rogers, le livre concerne bien tous les types de psychothérapie, et pas seulement l’Approche Centrée sur la Personne (bien sûr je ne dis pas ça pour moi, n’allez surtout pas imaginer que je ne m’en suis rendu compte qu’après avoir largement entamé l’introduction).

 La première bonne nouvelle est que la psychothérapie… fonctionne! Mieux que rien, ce qui est déjà pas mal (ce qui n’empêche pas 5 à 10 % des client·e·s, voire plus dans le cas de l’addiction, de voir leur état aggravé par la thérapie), et même mieux que des médicaments tous seuls, enfin à peu près pareil mais avec des effets plus durables. C’est même une pratique économiquement rentable (pour la santé publique, pas pour les thérapeutes, tssss). L’auteur donne toutefois d’autres bonnes, bien que désobligeantes, raisons de lire son livre, de s’appuyer sur un savoir obtenu de façon standardisée plutôt que sur l’expérience personnelle : la perception de la réussite d’une thérapie par les thérapeutes ne s’accorde pas si souvent avec celle des client·e·s (et dans 60 à 70 % des cas ils ou elles n’attribuent pas la réussite aux mêmes éléments!), les thérapeutes tendent à surestimer leurs compétences par rapport à celles de leurs confrères·sœurs (c’est une tendance, évidemment ce ne sera pas mon cas quand je serai moi-même thérapeute), ou encore les thérapeutes sont de très mauvais·e·s prédicteur·ice·s du résultat d’une thérapie (dans une recherche de 1997, sur quarante-deux client·e·s dont l’état s’était aggravé au cours de la thérapie, un seul cas avait été anticipé par les thérapeutes). Il est toutefois rappelé que des données générales ne s’appliquent pas à chaque client·e en particulier : orienter sa pratique sur des connaissances scientifiques, si solides soient-elles, ne dispense pas de savoir s’adapter à chaque individu ("les gens sont plus compliqués que les psychologues voudraient qu’ils ne le soient", comme l’a constaté Robert Altemeyer, lui-même chercheur).

 Le livre date de 2008, et la recherche scientifique avance vite et constamment (parfois un peu trop), mais la date de parution du livre a laissé le temps aux chercheur·se·s de se poser pas mal de questions, et d’y répondre au mieux. Est-ce que le·a thérapeute doit être distant·e ou chaleureux·se? Est-ce que les interprétations aident? Est-ce qu’il est pertinent de parler de soi? Est-ce que donner des choses à faire aux client·e·s entre les séances, leur conseiller des lectures ou des films, sert à quelque chose? Quelle est la meilleure attitude à adopter face au transfert et au contre-transfert? En cas de conflit entre client·e et thérapeute? Dans quelle mesure est-il pertinent d’être strict·e sur le cadre? Y a-t-il des prédispositions aidantes ou néfastes pour le·a client·e, le·a thérapeute? Est-ce que ça change quelque chose que client·e et thérapeute soient de la même religion, de la même classe sociale? Pour toutes ces questions et bien d’autres, l’auteur indiquera, de façon sourcée bien sûr, les certitudes, les nuances, les contradictions, que peuvent apporter l’état de la science. J’ai par exemple été surpris d’apprendre que la partie cognitive des TCC ne semble pas avoir tant d’intérêt que ça, ou encore que les interventions paradoxales (la prescription du symptôme par exemple) sont efficaces, plus encore quand elles sont inattendues, sans être particulièrement risquées. Plus consensuel mais bon à savoir, les objections des client·e·s sont à prendre au sérieux (d’autant qu’iels ne formulent pas tous les reproches), la supervision est fortement recommandée, les attentes irréalistes des client·e·s doivent être rectifiées (mais l’autre extrême, ne pas croire en la thérapie, diminue aussi l’efficacité), la relation thérapeutique est d’une grande importance quelle que soit la méthode, et l’un des plus grands prédicteurs de réussite est… l’implication du ou de la client·e.

 Question à 1000 Euros (enfin, façon de parler, l’enjeu est bien plus important que ça), quelle est la méthode la plus efficace? La réponse est que d’une part l’efficacité de la méthode est loin d’être le seul critère d’efficacité d’une thérapie, et d’autre part que… c’est compliqué. Non que le sujet soit esquivé, pour des raisons de diplomatie, de conflit d’intérêt (l’auteur pourrait être tenté de taire d’éventuels résultats peu convaincants des thérapies humanistes, ou des résultats trop convaincants d’autres méthodes) ou autre : des données sont fournies par méthode, et même, séparément, par technique ou attitude (par exemple pour l’Approche Centrée sur la Personne, la congruence, l’approche positive inconditionnelle, l’empathie, les relances non-directives, sont aussi évaluées séparément… j’ai aussi appris que la fameuse technique des deux chaises en Gestalt, qui peut sembler exotique ou désuète, a une vraie efficacité), ou encore sur les méthodes les plus recommandées par pathologie. Si on s’arrête à ces infos là, il n’y a pas photo, l’avantage revient aux Thérapies Comportementales et Cognitives, ce qui va très nettement à l’encontre de l’effet dodo. La dénomination de cet effet ne sous-entend pas que les psychothérapeutes sont menacé·e·s d’extinction par les chasseur·se·s, mais vient du dodo d’Alice au Pays des Merveilles qui décrète que tous les participants de la course sont vainqueurs : l’idée est donc que toutes les méthodes se valent. L’auteur, sans trancher, donne des éléments pour aller dans le sens de l’effet dodo, et des éléments qui vont contre. Les résultats des TCC sont bien réels, mais sont à nuancer dans la mesure où les TCC sont des thérapies centrées sur l’évaluation… donc bien plus évaluées, mais aussi bien plus évaluables (en particulier, elles sont souvent brèves, et ont des objectifs mesurables, quand elles ne sont pas à l'origine des outils de mesure). Plus insidieux (et qui ne concerne pas seulement les TCC!) : l’effet d’allégeance tend, comme son nom l’indique, à favoriser les méthodes dont le·a chercheur·se cherche à prouver l’efficacité. Non pas qu’il y ait triche, mais le groupe contrôle, par exemple, est souvent évalué dans des conditions peu réalistes (thérapeutes non spécialistes, consignes qui faussent le processus pour que les procédures ne fassent pas doublon avec celles du groupe expérimental, …). L’auteur ne parle pas du biais de non-publication (les recherches publiées avec un résultat observé ne renseignent pas sur le nombre de recherches similaires éventuellement effectuées sans résultat, donc le plus souvent non publiées), que je suspecte d’amplifier ledit effet d’allégeance. Un autre argument en faveur de l’effet dodo est que de nombreux facteurs entrent en compte dans la réussite d’une thérapie, et que la supériorité d’une méthode, réelle ou non, n’a pas tant d’impact que ça. Les principales objections à l’effet dodo sont que les contre-arguments nuancent, mais n’effacent pas, les différences constatées dans des méta-analyses dont certaines prennent précisément en compte les biais tels que l’effet d’allégeance, ou encore que dire que toutes les thérapies sont de même valeur reste imprécis et occulte le fait que pour telle pathologie ou tel symptôme, une méthode ou une technique peut être bien plus appropriée qu’une autre.

 Si accessible et pratique d’utilisation que soit le livre, l’auteur invite à ne pas en rester là, et à s’abonner au moins aux newsletter de revues scientifiques, à évaluer sa propre pratique si on le souhaite (avec un questionnaire téléchargeable sur www.coreims.co.uk ), et dans l’idéal à être non seulement "research-informed" (au courant de l’état de la science) mais "research-inspired" (inspiré·e par la recherche) voire "research-revitalised" (revitalisé·e par… c’est bon vous avez compris). Ce que je regrette le plus dans le fait que le livre date de 2008, ce n’est pas qu’une partie des données soit éventuellement obsolète, mais que depuis 11 ans le livre n’ait toujours pas été traduit en français.

lundi 21 octobre 2019

Un merveilleux malheur, de Boris Cyrulnik




 L'auteur est clair dès l'intro : le titre ne veut pas dire ce que vous croyez qu'il veut dire ("Un malheur n'est jamais merveilleux. C'est une fange glacée, une boue noire, une escarre de douleur"). Ce qui intéresse Cyrulnik, et qu'il souhaite mettre en valeur, ce sont les nombreux paradoxes attachés au parcours de résilience, où une souffrance insoutenable contraint à chercher des ressources, de la beauté, pour tenir, où un passé qui appelle à la pitié est le terreau d'un avenir qui force l'admiration ("chaque terme souligne l'autre, et le contraste les éclaire", "la gangrène et la beauté, le fumier et la fleur se trouvent ainsi associés lors de l'adaptation au fracas", "le bâtiment ne tient debout que grâce à la croisée des ogives, les deux forces opposées sont nécessaires à l'équilibre"). Si des facteurs aidants sont regroupés dès l'intro (le déni, la rêverie, l'intellectualisation, l'humour, qui permettent de prendre des distances), se remettre du pire implique en effet des subtilités, des nuances, des paradoxes : l'institution, la famille aidante doivent tendre la main mais en respectant les conditions nécessaires pour rendre autonome, celui ou celle qu'on avait envie de protéger quand sa détresse donnait un sentiment de supériorité ne devient plus assez gratifiant·e quand iel commence à aller trop bien, ou au contraire son vécu est trop insoutenable pour qu'on ait envie de s'y confronter, le récit peut être libérateur ("raconter son désastre, c'est le faire exister dans l'esprit d'un autre et se donner ainsi l'illusion d'être compris","c'est aussi faire de son épreuve une confidence qui prend valeur de relation") mais aussi destructeur ("quand une victime se dévoile, elle se met à nu, exposée au regard des autres, parfois gourmand souvent moqueur"), ... L'oxymoron si précieux pour l'auteur n'est pas à confondre avec l'ambivalence : "l'oxymoron décrit une pathologie de la coupure du lien qu'il faudra renouer, tandis que l'ambivalence désigne une pathologie du tissage du lien".

 Mais, paradoxe dans la structure même de l'ouvrage, ce livre qui parle de lien, de nœuds, de tissage, est extrêmement décousu. L'auteur semble naviguer au gré des idées selon un fil conducteur franchement pas toujours identifiable, et bombarde le·a lecteur·ice de notions qui se succèdent rapidement, de développements théoriques franchement brefs, de récits de vie souvent terribles et éprouvants émotionnellement, de textes littéraires pour éclaircir ou illustrer, parfois de recherches scientifiques plus quantitatives commentées. Les nuances ne sont pas discutées sur la longueur, les contradictions ne sont pas vraiment confrontées, les éléments sur une même thématique ne sont pas rassemblés (il y a pas mal de redites)... malgré l'abondance d'affirmations il y a au final peu de substance pour une compréhension solide sur ce thème pourtant si important. Plus embêtant, si de nombreux vécus individuels sont racontés, le passé traumatique semble constituer une sorte de bloc, comme si la perte des parents, la maltraitance par les parents, la guerre, le génocide, l'inceste, l'exclusion de la communauté appelaient pour l'essentiel aux mêmes réponses. Ces objections sur la forme peuvent sembler un peu pointilleuses : une ressource est une ressource, et puis un·e lecteur·ice peut bien prendre la peine de mettre de l'ordre lui ou elle-même quand un si précieux savoir, sur un sujet si fondamental, est dispensé. Le problème, c'est que le fond lui-même est parfois franchement inquiétant.

 J'ai évoqué plus haut les redites, les paradoxes aussi, mais Cyrulnik dit parfois aussi une chose et son contraire. Un exemple particulièrement problématique (mais ce n'est qu'un exemple parmi d'autres!) est quand il évoque dans une même phrase la réalité et la violence des incestes et... la tendance des mères à en inventer pour être victorieuses en situation de divorce (au plus grand mépris de la réalité judiciaire), le tout quelques lignes avant de décréter que les données chiffrées sur la maltraitance, ça ne sert à rien (parce que tout le monde aurait une notion différente de la maltraitance... l'homme qui dit avoir dirigé une cinquantaine de thèses ignore donc que quand une recherche sérieuse chiffre quelque chose, les termes sont en général strictement définis, point de méthodologie basique), et pousse le manque de rigueur jusqu'à asséner "plus on a de connaissances, moins on a de convictions" un paragraphe seulement après avoir appelé à ne surtout pas avoir de connaissances. Sur le thème de l'inceste il ne s'arrête d'ailleurs pas là : celui qui parlait d' "inceste joyeux" dans Les Nourritures Affectives enfile un costume de chevalier blanc un peu plus tard ("toutes les petites victimes d'inceste ont lancé des signaux de détresse. Mais on les a fait taire en disant qu'elles fantasmaient"), avant d'enchaîner sur un développement sur les faux souvenirs où règne la confusion la plus totale (il mélange sans sourciller psychologie sociale, hypnose, faux souvenirs induits par des thérapeutes, évoque le travail de Susan Loftus en quelques lignes sans développer) avant de décrire des hypothétiques regroupements de victimes sur un ton complotiste, sur ce sujet très technique où la moindre imprécision est dangereuse. Bien moins grave, mais ça n'aide pas à le prendre au sérieux, il balance parfois sans prévenir des phrases qui semblent sorties d'un générateur aléatoire ("est-ce qu'une facture a vraiment plus de valeur qu'un homme handicapé?" -prenez-ça dans la gueule, les nombreuses personnes qui n'arrêtent pas de dire qu'une facture a plus de valeur qu'un homme handicapé-, ou encore "on demande le nombre d'années de cotisations pour la retraite à des enfants évadés", qui va continuer de me fasciner pendant un moment). Il explique aussi le plus sérieusement du monde qu'il n'est pas important de se soucier du bien-être matériel des enfants orphelins ("si vraiment nous voulons aider ces enfants blessés, il nous faut les rendre actifs et non pas les gaver")... juste après avoir insisté sur le dénuement dont ils étaient très souvent victimes.

 Est-ce bien pertinent de s'attarder sur des détails quand on a entre les mains le travail d'un scientifique de cette stature? Hélas, comme je l'ai dit plus haut, Cyrulnik bombarde, et des détails qui font tiquer, il y en a d'autres, y compris des affirmations qui tiennent carrément de l'intox. Passons sur l'exemple des enfants soldats (on ne saura pas desquels il parle, mais ça ne semble pas très important) qui tuent "le plus gentiment du monde" et "rentrent chez eux tranquillement après une journée de travail"... l'extrême pauvreté? Les violences physiques et sexuelles? La drogue pour amplifier les performances physiques, aliéner et accessoirement ne pas s'effondrer en commettant de telles violences? L'auteur ne pousse pas le souci de documentation jusque là. On peut certes argumenter qu'il n'est pas historien (cela dit moi non plus!), mais sur la psychologie, sur des thèmes qu'il choisit lui-même de traiter, il est souvent perturbant. Choix particulièrement étrange sur la forme : la théorie de l'attachement, omniprésente (à juste titre!) alors qu'il est si souvent question de recréer des liens après des séparations tragiques, n'est mentionnée que deux fois, l'une dans l'intro pour dire qu'elle est influente, l'autre implicitement en nommant une forme d'attachement insécure. Cyrulnik prétendra pourtant (quatre lignes après cette seconde mention!) que "personne ne sait pourquoi ces enfants sont tellement vulnérables à toute perte affective", alors qu'il est forcément parfaitement au courant du contraire. Intox difficilement explicable aussi quand il évoquera le si précieux travail d'Antonio Damasio dans L'Erreur de Descartes, et répétera encore et encore que la lésion évoquée atteint la capacité de planifier, de se représenter le futur, alors que ce n'est vraiment pas le cas (c'est la capacité de ressentir des émotions qui est atteinte, ce qui a un effet radical sur la motivation, mais, précisément, Damasio a testé les capacités de planifications qui étaient intactes, ce qui l'avait sur le coup laissé perplexe). 

 Vous l'aurez compris, c'est un livre que je ne recommande pas particulièrement, et ce serait presque manquer de respect à l'auteur de le recommander tant lui-même ne semble pas s'être préoccupé d'écrire un ouvrage de qualité.  Certains éléments sont certes intéressants, mais c'est cher payé quand par hasard on y accède, avant de replonger dans des développements dont au mieux on ne sait pas s'ils sont sérieux ou non.

vendredi 11 octobre 2019

Tant pis pour l'amour. Ou comment j'ai survécu à un manipulateur, de Sophie Lambda



 Cette bande-dessinée autobiographique commence en Italie, quelques mois après la rupture de l'autrice avec Marcus Racamier (c'est un pseudo). Depuis une pizzeria, elle nous racontera, accompagnée de Chocolat (qui, comme vous l'aurez deviné, est un ours en peluche alcoolique, qui jouera aussi le rôle de subconscient) cette relation destructrice, qui était pourtant tellement merveilleuse au début ("on n'avait pas grand chose... mais on était tout", "Il fallait être là pour comprendre. Et ça, pour être là, j'étais là. C'était une alchimie rare, évidente. Nous avions l'impression de faire briller le soleil", "j'étais comme droguée", "Les mots que j'attendais, il me les donnait x 1000. Ceux que je n'attendais pas, encore plus. Il réactivait mon enfance, je me sentais toute neuve, c'était comme si je n'avais jamais connu la douleur"). Même si, y compris dans la période où tout allait bien ("Il était le gif de loutres de mon feed twitter, le #couplegoal de mon Instagram, le mois premium gratuit de mon Amazon, le pot de nutella de mon panier de légumes bio"... oui bon je pense que vous avez compris), il choisit parfois bizarrement ses compliments ("Oh putain la mignonne! Non mais arrête d'être si mignonne, je vais être obligé de te broyer la tronche..."), la relation dans son ensemble deviendra rapidement source d'angoisse, avant de sérieusement endommager la santé mentale de Sophie jusqu'à et après la rupture, avec une accélération dans la fréquence et la violence des incidents. Marcus ment énormément, même quand ça ne semble servir strictement à rien (" "J'aime pas me montrer sur Instagram" "J'aime pas bosser avec Maude?" Qu'est-ce qu'il fout avec Maude dans 23 vidéos sur Instagram?"), et surtout entre très brusquement dans de violentes crises de colère complètement imprévisibles où il hurle, boit de l'alcool, se frappe, quand son comportement est questionné bien sûr mais aussi quand Sophie ne répond pas à une chose qu'il lui dit, quand lui ne répond pas à quelque chose que Sophie lui dit et qu'elle ose le relancer, quand une phrase ne lui convient pas pour une raison obscure, ... Sa réaction après les crises de colère est elle-même variable, souriant, attentionné, amoureux comme si rien ne s'était passé, ou au contraire dans le rejet ("Voyons la vérité en face, on ne s'entend pas. -Qu'est-ce que tu es en train de me dire? -Moi, je ne prends pas de décision. Salut. -Hein? Je ne comprends pas... Quelle décision? -Je me mets en mode avion. Ciao."). Si Sophie se rend malade ("Crise d'angoisse, donc. Dans un photomaton. Dans une gare. En Belgique."), s'épuise ("T'arrives plus à t'énerver! T'arrives même plus à t'émouvoir normalement!", "mais regarde-toi! On dirait une petite vieille! Tu vas y laisser ta santé, putain!") à rechercher un sens à ses comportements et ses propos complètements incohérents, Marcus ne s'embarrasse pas de ce genre de détails, l'important étant de pouvoir accuser Sophie quoi qu'il arrive : les crises de colères, c'est de sa faute ("je ne sais pas quoi te dire... ces crises, elles ont commencé avec toi", "quand je pars avec mon meilleur pote en vacances, ça ne se passe pas comme ça! On est bien, on est au calme!"), s'il la trompe (alors que lui-même est très prompt aux crises de jalousie), c'est de sa faute, s'il ment, c'est de sa faute ("j'aurais dit n'importe quoi pour te calmer et que t'arrêtes ta scène"), le tout agrémenté d'attaques explicites sur sa santé mentale... et d'inventions pures et simples ("la chambre de Greg est à côté de la mienne, il t'a entendue faire ta crise de jalousie hier soir, il m'a envoyé un message pour me demander pourquoi tu criais comme ça"), qui démultiplieront l'état de détresse et de confusion. Sophie, malgré le deuil pas tout à fait accompli du début de la relation, finira par rompre, pour se protéger, à distance, pour se protéger... étape essentielle qui ne sera hélas pas la fin de l'épreuve subie. 

 Les stratégies d'emprise, ces "points si communs que c'est à se demander s'ils s'appellent pour discuter de leurs méthodes de manipulation" dont parlait Ingrid Falaise, ne s'arrêtent malheureusement pas avec le statut de couple. Et le livre de Sophie Lambda a l'immense mérite de s'attarder sur l'après, sur le rétablissement, d'une part sur le fait que ça prenne du temps ("On cherche pas à "se remettre d'une rupture", on cherche à guérir de la peste!"), et en donnant des stratégies pour s'en sortir. Les stratégies épuisantes qui ont permis de croire plus longtemps que la relation était saine et que les incidents étaient isolés, les vulnérabilités qui ont été colmatées par la beauté de la lune de miel du début et qui réapparaissent brusquement, avec en plus la révélation que cette réassurance s'appuyait sur des bases fausses, les mois entiers à s'être adapté à une personne qui nous considérait comme un objet... tout ça laisse en soi des plaies douloureuses qui ne cicatriseront pas nécessairement bien dès le début, et c'est sans compter la personne abusive qui continuera à envoyer des messages pour relancer, accuser, se faire passer pour la victime, éventuellement en passant par l'entourage, dans le cas de Marcus en se donnant un rôle de martyr inoffensif prêt dans sa grandeur d'âme à pardonner celle qui lui a fait tant de mal (rôle d'autant plus facile à jouer pour Marcus, comédien dans la vraie vie, populaire et sociable, "trop gentil! un vrai bisounours"). Après une longue période d'isolement ("je retombais dans mes plus vieux travers, puissance 1000"), Sophie a dû son rétablissement en grande partie à une psychologue qui tout en lui permettant un travail sur elle-même, lui a donné des éléments pour mieux comprendre les personnes manipulatrices (dont le livre Les manipulateurs et l'amour, d'Isabelle Nazare-Aga), et grâce à Louise, une ex de Marcus qu'il avait comme il se doit diabolisée autant que possible, et qui a vécu exactement la même chose (Sophie jouera ensuite le même rôle auprès de Maeve, qui écrit d'ailleurs l'épilogue du livre).

 Le projet de cette bande-dessinée est clairement de se reconstruire (elle a été annoncée comme telle sur Facebook avec un premier dessin symbolisant la guérison) mais aussi, c'est plus saillant encore, d'aider les autres : environ un tiers sera consacré à des explications techniques sur les manipulateur·rice·s et les relations abusives (le terme de manipulateur est choisi pour insister sur le comportement plus que sur l'étiologie... sur laquelle il n'y a pas de consensus, et qui au final a peu d'importance pour la victime qui joue sa survie psychique voire physique). L'autrice prend le temps de donner des explications théoriques détaillées sur les manipulations, de fournir des outils simples et accessibles rapidement (comme les 30 critères pour identifier un manipulateur -il est plus prudent de s'inquiéter à partir de 14 critères, Marcus en remplit 27-, le violentomètre ou encore des conseils de lecture), de révéler ce qui l'a potentiellement rendue elle plus vulnérable, et de détailler des moyens de se protéger en particulier après (l'idée sera de couper le contact autant que possible, un simple message, de la part de quelqu'un qui connaît parfaitement toutes vos failles, peut rouvrir une plaie) et quand les circonstances ne le permettent pas de ne laisser aucune prise aux hameçons tendus, en donnant une apparence d'impassibilité émotionnelle devant les provocations. Le vécu personnel de l'autrice est parfaitement articulé avec les conseils d'ordre général, et les illustrations donnent une dimension supplémentaire à ces explications où la subjectivité enrichit l'objectivité. Derrière l'humour adroit et omniprésent, un dessin sobre qui donne l'apparence d'un récit simple, cette bande-dessinée entre dans la complexité du sujet, et plusieurs lectures permettent probablement de découvrir autant de subtilités dans les explications elles-mêmes, dans le choix d'une analogie, dans un détail du dessin... Le support accessible de la bande-dessinée est au service d'un livre didactique mais aussi personnel et engagé.

dimanche 6 octobre 2019

Malscience, de Nicolas Chevassus-au-Louis




 Il est tentant de se représenter le milieu de la recherche scientifique comme le royaume de l’objectivité, où règnent le vérifiable, le jugement entre pair·e·s par ailleurs uniquement motivé·e·s par l’agrandissement du domaine du savoir. L’auteur, journaliste mais aussi docteur en biologie et historien, décrit au contraire un univers où, si des progrès considérables ont été faits depuis les dernières décennies ("la fraude n’est plus niée comme elle l’était alors, mais la communauté scientifique reste impuissante à trouver les moyens d’en enrayer la progression"), des données fausses sont communiquées à grande échelle et de façon sous-estimée, mais surtout dont le fonctionnement incite indirectement à tricher, que ce soit en embellissant légèrement la réalité ou en fraudant plus frontalement (plagiat, manipulation ou invention de résultats, …).

 Le milieu de la recherche est en effet extrêmement concurrentiel : la devise "Publish or perish" n’est pas nouvelle, le statut de certain·e·s chercheur·se·s est extrêmement précaire, et publier vite et beaucoup peut fournir un prestige et des financements quand une pratique plus rigoureuse et prudente fait prendre le risque de passer à côté. Même si sur le papier (c’est le cas de le dire) le système de publication peut sembler bien rôdé (la réputation des différentes revues scientifiques donne une idée de leur qualité, les articles proposés sont soumis à la vigilance d’un comité de lecture), il n’est pas exempt de défauts : l’importance d’être pionnier·ère est aussi une pression à laquelle sont soumises les revues, les articles les plus novateurs auront donc d’autant plus intérêt à être publiés vite, alors que les évaluations prennent du temps. De plus, la recherche est aussi soumise à des effets de mode (même si ce n’est peut-être pas le premier domaine dans lequel on se représente spontanément un sujet racoleur), et le choix du sujet (OGM, cellules-souches, réchauffement climatique, ...) aura dans certains cas plus d’influence que l’intérêt intrinsèque de la recherche. L’injonction à publier beaucoup pousse certain·e·s chercheur·se·s à proposer plusieurs fois le même article à peine modifié à différentes revues, ou encore à diviser une seule recherche en deux articles : là encore, l’intérêt pour la science n’est pas flagrant.

Peut-être plus insidieux, un article scientifique est, concrètement, une narration. Le corps de l’article décrit bien proprement une élégante hypothèse de départ, vérifiée avec une méthodologie rigoureuse, et des résultats bien entendu conformes à ce qui était attendu, savamment commentés ensuite : s’il arrive que des résultats non concluants (enfin, en vrai ils sont concluants, puisqu’une absence d’effet a été observée) soient publiés, c’est loin de concerner la majorité du monde de l’édition scientifique. Or, la réalité de la vie de laboratoire est bien plus chaotique : "dans le réel, rien ne s’est produit comme le décrit l’article scientifique". Mais, tel·le l’enseignant·e de lycée qui, pour faire une plus belle démonstration du phototropisme végétal à ses élèves de TP, arrache les quelques germes qui se dirigent à l’opposé de la lampe, les chercheur·se·s ont plus d’intérêt, en soumettant un article, à avoir une belle histoire à raconter. Les lecteur·ice·s auront ainsi le plaisir de découvrir le doux concept de HARKing (faire l’hypothèse après les résultats, donc dire ce qu’on comptait trouver après l’avoir trouvé), ou encore la surprenante coïncidence du nombre de résultats qui frôlent le p<.05 : par convention (mais ce n’est pas une règle!), un résultat est jugé significatif (donc dû à un effet observable plutôt qu’au hasard) lorsqu’il a eu moins d’une chance sur vingt (donc 5% de chances) d’arriver. Une revue statistique faite en 2008 sur 3557 publications de psychologie expérimentale a permis de constater une proportion très élevée de résultats situés entre 0.04875 et 0.05, ce qui est particulièrement suspect à une époque où la puissance mathématique des ordinateurs permet assez facilement d’estimer quels résultats éliminer, ou à quel moment arrêter le recueil de données, pour orienter le fameux p (probabilité) dans la direction souhaitée. Certain·e·s ne vont pas jusqu’à prendre cette peine et affichent le fameux sésame p<0.05 sans indiquer sa valeur exacte : en reprenant les résultats a posteriori, 38 % d’entre eux se sont en fait révélés être légèrement au dessus du seuil. Bien entendu, les chercheur·se·s, expert·e·s dans leur propre spécialité, ne sont pas dupes ("interrogez n’importe quel chercheur et ils vous citera dans son domaine de nombreux exemples d’articles que d’aucuns tiennent pour faux"), mais certains articles douteux continuent d’être cités, parfois même quand ils ont été rétractés.

Si les méthodes et les exemples rapportés prêtent parfois à sourire (comme William Summerlin coloriant la peau de souris à l’encre de Chine, ou un article composé de la phrase "Get me off your fucking mailing list" copié-collée sur toute la longueur du texte accepté par l’International Journal of Advanced Computer Technology moyennant 150 $ de frais de publication et jugé "excellent" par un relecteur), l’enjeu est bien réel. Le plus évident de ces enjeux est l’impact sur la fiabilité, dans l’absolu, de la recherche scientifique, mais il y a aussi des enjeux financiers avec la perte d’argent public occasionnée, ou, dans le pire des cas, des risques sanitaires importants : la recherche médicale n’est pas épargnée par le problème, et des patient·e·s ont été soigné·e·s sur des bases erronées, mettant parfois leur vie en danger. L’auteur, sans diminuer l’importance de ces enjeux, estime toutefois que la judiciarisation n’est pas le meilleur moyen de lutter contre la fraude, car les expériences passées ont montré que les tribunaux étaient mal équipés pour se pencher sur le domaine spécifique de la recherche (il donne entre autres l’exemple de carnets qui avaient avant tout pour objet de servir de point de repère personnel aux chercheur·se·s considérés comme des faux à cause d’imprécisions qui n’avaient en fait pas d’impact). Les solutions sont plutôt à rechercher selon lui dans une modification de la valorisation du travail des chercheur·se·s (le sacro-saint facteur h - "nombre n d’articles d’un auteur qui ont obtenu au moins n citations"- étant particulièrement artificiel), la publication systématique des données brutes (des initiatives existent déjà en ce sens), ou une plus grande légitimité accordée aux recherches où le résultat n’est pas celui attendu.

Si l’angle d’approche n’est pas le plus réjouissant, le livre offre une exploration intéressante de l’univers de la recherche scientifique. L’auteur équilibre particulièrement bien, entre la problématisation générale des enjeux et l’illustration avec des exemples particuliers (bon, en même temps il est journaliste, du coup c’est exactement son métier). Le livre est destiné au grand public, donc même s’il traite d’un secteur où la spécialisation pointue est la règle, il est accessible à tou·te·s.