vendredi 11 décembre 2015

L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau, d'Oliver Sacks



 Sauf erreur de ma part le seul livre de neurologie qui a été adapté en opéra, L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau est constitué de différentes rencontres entre l'auteur et des patient·e·s, chacun·e faisant l'objet d'un bref chapitre.

 Un musicien et professeur de musique (qui donne son titre au livre) qui distingue parfaitement les détails mais ne parvient pas à percevoir un ensemble (il confond la tête de son épouse avec un chapeau, mais aussi son propre pied avec sa chaussure, des bornes à incendie avec ses élèves, …), une victime du syndrome de Korsakoff (forte amnésie due à l'alcoolisme) qui non seulement ne parvient plus à intégrer de nouveaux souvenirs (amnésie antérograde) mais a même oublié les 20 ans précédant sa pathologie et est convaincu d'être à la fin de la guerre en 1945 (il ne comprend pas comment on a pu envoyer une fusée sur la lune ni pourquoi ce type très âgé prétend être son frère), une femme âgée qui entend (assez fort pour avoir du mal à suivre une conversation) sans pouvoir le contrôler des balades irlandaises qui lui rappellent son enfance, des aphasiques (incapables de comprendre le langage verbal, iels parviennent à suivre la plupart des conversations avec les indices du langage non-verbal) hilares devant la télé diffusant un discours présidentiel qui n'a aucun sens, un jeune adulte souffrant d'autisme et de retard mental qui, bien que perturbé par l'aide-soignant qui le traite successivement d'attardé puis, sans se démonter, de photocopieuse, réalise des dessins spectaculaires à partir d'un modèle, un malade du syndrome de Tourette qui prend son traitement la semaine pour pouvoir travailler normalement et l'arrête le week-end pour garder la spontanéité qui lui permet entre autres des performances musicales, sont autant d'occasions pour l'auteur de nous présenter la neurologie et, à travers le biais particulier des dysfonctionnements du cerveau, l'esprit humain.

 Plus qu'un livre de vulgarisation de neurologie (les explications techniques n'occupent d'ailleurs pas beaucoup de place, contrairement par exemple à l'excellent Homme-thermomètre de Laurent Cohen), les effets insolites des lésions cérébrales sont en effet l'occasion de réfléchir sur ce qui constitue la personnalité, et plus largement sur le sens de la vie (une perception ou un comportement irrépressibles, est-ce forcément un handicap ou potentiellement un atout? quel projet de vie est envisageable quand on est incapable de former des souvenirs? les dons spectaculaires d'autistes ou d'handicapés mentaux, plus qu'une curiosité, ne seraient-ils pas la preuve d'une intelligence plus générale qui a besoin de certaines conditions pour s'exprimer?). La musique, la littérature, le dessin sont invités dans la conversation par un auteur qui aime l'art. La naïveté du neurologue qui découvre et cherche à délimiter les pathologies des patient·e·s présenté·e·s (le livre a été écrit en 1985 et parle de rencontres qui ont eu lieu parfois 20 ans plus tôt, à une époque où la science -et, accessoirement, la communication scientifique- étaient moins avancées) en devient parfois un atout. Et est-ce une coïncidence si le premier chapitre concerne un patient qui ne peut pas visuellement percevoir les ensembles (et confond tête et chapeau) et que, dans la dernière partie, Oliver Sacks déplore à plusieurs reprises que les tests découpent les compétences des patient·e·s en capacités et lacunes très spécifiques, faisant obstacle à une vision plus globale?

 Les qualités du livre comme initiation à la neurologie sont indéniables, peut-être plus pour allumer un feu que pour remplir un vase, pour reprendre la formule de Montaigne sur l'éducation, mais les questions qu'il pose sur l'enjeu de la neurologie (vécu des patient·e·s, différence entre normal et pathologique, …) enrichira potentiellement l'approche d'un·e praticien·ne expérimenté·e, et les enjeux plus généraux qui sont soulevés pourront intéresser la plupart des lecteur·ice·s.