vendredi 8 mai 2020

Après le suicide d'un proche, de Christophe Fauré



 Après Vivre le deuil au jour le jour, dans ce livre plein de douceur adressé avant tout aux personnes concernées, Christophe Fauré s'attarde sur les spécificités du deuil d'une personne suicidée.

 Comme pour le deuil d'un proche en général, l'auteur insiste sur l'importance de faire face au processus de deuil, même si cela peut être douloureux, et qu'il peut sembler aberrant de rajouter de la douleur à une douleur déjà insoutenable. Il fait l'analogie avec une main gravement brûlée : c'est possible de serrer les dents en attendant que ça passe, plutôt que prendre la peine d'aller à des rendez-vous médicaux, de subir régulièrement l'arrachage des peaux mortes, mais, si même en prenant soin de la brûlure il restera une cicatrice, si la main, quoi qu'on fasse, ne sera jamais comme avant, le résultat à long terme permettra de limiter considérablement les séquelles négatives, de mieux vivre avec cette nouvelle main. Suivre le processus de deuil, accepter finalement le décès après tant de tourments, ce n'est pas abandonner la personne décédée, mais au contraire mieux garder son souvenir auprès de soi. Certaines étapes sont très semblables à celles des autres deuils, même si elles sont potentiellement plus longues et intenses : dans un premier temps l'anesthésie émotionnelle qui permet de tenir, voire d'être particulièrement efficace pour les démarches administratives, plus ou moins lourdes selon les circonstances, qui s'imposent, la phase de recherche où l'on cherche à se rapprocher de la personne décédée, par exemple en restant de longs moments dans son ancienne chambre ou en gardant ses affaires auprès de soi, phase dont la longueur peut inquiéter l'entourage alors qu'elle fait partie du processus de deuil normal, et seulement ensuite la phase de déstructuration, la plus douloureuse, où l'humeur varie brusquement, de façon cyclique, alors que le décès prend progressivement toute sa réalité.

 Le deuil après un suicide a toutefois certaines spécificités... dont le risque de développer un Stress Post-Traumatique, en particulier pour la personne qui a découvert le corps, qui sera à gérer en même temps que le deuil. La spécificité la plus évidente est probablement la culpabilité : la recherche de la cause du suicide est souvent obsessionnelle, parfois pendant une longue période. Le mot d'adieu, lorsqu'il y en a un, est généralement surinvesti, tous les signaux des derniers jours, les signaux de souffrance en général, sont réexaminés a posteriori. Qu'est-ce que j'ai fait? Qu'est-ce que j'aurais du faire? Pourquoi je ne l'ai pas sauvé.e? Est-ce que c'est de ma faute? Moment d'autant plus difficile que, parfois, le mot d'adieu est explicitement accusateur. Sur la responsabilité effective, Christophe Fauré est clair : par définition, chacun a une influence sur ses proches, mais le geste final appartient profondément à la personne décédée et à elle seule, "vous n'êtes responsable du suicide d'aucun être humain". Et, si dans certains cas le suicide ne surprend pas, au point de causer le soulagement de ne plus avoir à l'appréhender, dans d'autre cas il est particulièrement imprévisible : une personne dépressive va enfin mieux, et se suicide à ce moment là parce qu'avant elle n'avait pas la force de le faire, ou encore une personne désespérée semble avoir retrouvé le bonheur depuis quelques jours... mais c'est précisément parce qu'elle a trouvé cette issue, tragique, à ses souffrances. La culpabilité peut toutefois faire partie intégrante du processus de deuil : culpabiliser, c'est aussi atténuer sa propre impuissance sur l'événement, ou encore le sentiment de faute à expier peut réellement faire partie de la relation avec la personne disparue. L'auteur n'invite donc pas à fuir la culpabilité, mais à l'écouter avant de la vivre, à rechercher à quoi elle correspond profondément : "payez en connaissance de cause, payez en étant le plus lucide sur les raisons qui vous poussent à agir ainsi et sur ce que vous cherchez à obtenir".

 La colère, difficile à accepter quel que soit le deuil (en vouloir à la personne qu'on regrette? alors qu'on est encore là et elle non?), prend une dimension particulière dans le cas du suicide, quand la personne qui est morte et celle qui l'a tuée sont la même personne : les accès d'humeur, les insomnies, maux de tête, l'agitation fébrile, l'impression d'hostilité de l'environnement, n'y sont donc pas toujours associés, même quand c'est bien la colère qui les a causés. C'est pourtant important, pour le deuil, de l'accepter et de l'écouter si elle survient : "colère et amour ne sont pas incompatible". La colère peut aussi se glisser, du plus explosif (règlement de comptes au moment de l'enterrement) au plus insidieux (rancœur non exprimée pendant des années de vie de couple), dans la relation entre personnes endeuillées. Dans ce cas, pour Christophe Fauré, le silence est néfaste, mais il est important de prendre soin de s'exprimer dans de bonnes conditions. Enfin, le regard, l'attitude des personnes non endeuillées, peut créer de la douleur supplémentaire : le suicide a été pendant des siècles un tabou social, qui privait de sépulture la personne suicidée et frappait d'infamie sa famille. Si l'on en est plus là, du moins, généralement, pas dans les mêmes dimensions, le fait d'être un proche de personne suicidée peut provoquer chez l'autre de la gène (quand ce n'est pas un évitement bien assumé et volontaire), ou encore... une absence de gène très malvenue dans un moment si douloureux ("le suicide semble autoriser autrui à poser des questions ou à faire des commentaires qu'il ne se permettrait pas dans d'autres circonstances"). S'il faut rester vigilant à ne pas s'emprisonner dans ses propres mensonges (par omission ou non), l'auteur insiste sur le fait que c'est à la personne endeuillée et elle seule de décider quelles informations elle dévoile, et à quel moment.

 Christophe Fauré prend parfois le temps de s'attarder spécifiquement sur le deuil des enfants et adolescent.e.s, tout en constatant que le sujet est peu documenté. Les points de vigilance principaux sont, tout en prenant soin de dire la vérité, de respecter leur rythme de compréhension (il se peut qu'il y ait besoin de répéter de nombreuses fois une information qui semble claire), de ne pas négliger les émotions qu'ils.elles peuvent eux.elles-même traverser sans nécessairement les exprimer clairement, ou encore, lorsqu'ils.elles ont perdu un frère ou une sœur, ne pas les enfermer dans la comparaison avec un enfant disparu idéalisé.

 Plus que dans Vivre le deuil au jour le jour, l'auteur s'est appuyé sur les témoignages de personnes concernées, pour que les lecteur.ice.s qui traversent ce processus si douloureux et parfois incompréhensible puissent se sentir pleinement légitimes, entendu.e.s, même si le cheminement reste profondément individuel, qu'aucune règle n'est vraiment valable ("vous êtes votre seule et unique référence", "mon objectif est de susciter en vous une réflexion de fond sur votre ressenti et sur les enjeux de votre deuil, pour que vous trouviez votre propre réponse"). Il encourage par ailleurs fortement à se rapprocher, à travers des groupes de paroles ou des associations, de personnes ayant vécu la même tragédie. Enfin, sans atténuer la dureté de la réalité, il rassure sur le fait qu'une issue est possible, que le tourbillon de douleur a une fin même si la peine ne disparaît jamais complètement, et que certaines personnes, à terme, s'en trouvent même grandies ("Je ne compte plus, par exemple, le nombre de fois où des personnes interrogées pour cette ouvrage m'ont fait part de modifications fondamentales de leurs valeurs et de leurs priorités dans l'existence").

 Le livre cumule les avantages d'être court, facile à lire, et riche en informations articulées avec des témoignages, tout en relativisant les informations données en rappelant que chaque parcours est unique, donc invitant le.la lecteur.ice à s'emparer uniquement des informations qu'il.elle jugera pertinentes. 

mercredi 6 mai 2020

Attachment disturbances in adults. Treatment for comprehensive repair, dirigé par Daniel Brown et David Eliott



 Si l'attachement est considéré depuis un moment, de façon relativement unanime, comme un pilier fondamental du psychisme, les thérapies directement centrées dessus restent rares. Dans le cadre en particulier d'expertises judiciaires, Daniel Brown a pourtant constaté que le rétablissement d'un attachement sécure avait des enjeux peut-être encore sous-estimés : une expertise en particulier, concernant des violences sexuelles commises dans un orphelinat, lui a permis d'observer que les victimes qui ont, adulte, développé les symptômes les plus graves (traumatisme dissociatif en particulier), étaient celles qui avaient un attachement insécure. Selon lui, les violences graves endurées ne sont donc pas la cause directe de telles séquelles (ce qui ne revient certainement pas à dire qu'elles n'ont pas causé de troubles psychopathologiques pour l'ensemble des victimes!), mais ont causé l'aggravation d'un attachement insécure, ce qui expliquerait l'échec, pour certain.e.s patient.e.s, de thérapies classiques. Il propose donc, avec les co-auteur.ice.s, une thérapie articulée sur trois piliers pour permettre, à terme, un attachement plus sécure. Le protocole a été évalué par une étude pilote (3,4 ans de durée moyenne de traitement) sur 12 patient.e.s, donc les résultats sont rapportés dans le livre et jugés satisfaisants. Le fait que Kathy Steele et Onno van der Hart fassent l'éloge du livre sur le 4ème de couverture met aussi plutôt en confiance pour ce qui est de l'efficacité plausible pour le traitement du traumatisme dissociatif.

 Le premier des piliers est le protocole de l'image du parent idéal (Ideal Parent Figure, ou IPF). Les pratiquant.e.s de l'hypnose seront probablement en terrain familier, puisque non seulement il s'agit d'un travail de représentation intérieure, mais dans l'accompagnement le.la thérapeute accentue les mots importants et positifs, et il est précédé d'une forme d'induction ("Prends quelques instants pour t'installer confortablement dans le fauteuil, tu peux bouger ou ajuster ta position de façon à augmenter ta sensation de confort. Voilà, ce qu'il faut pour que tu te sentes plus à l'aise, plus détendu, plus reposé.e. Et alors que tu portes encore un peu plus ton attention cette perception de ton corps, tu remarques que tu n'as aucun effort à faire du tout pour que le fauteuil te porte.  Tu peux laisser le fauteuil faire tout le travail", ...). Le travail consiste à se représenter, dans cet état de détente proche, donc, de l'hypnose, des parents idéaux du point de vue de l'attachement, c'est à dire aimants, sécurisants, confiants, patients, ... La représentation est affinée dans un dialogue avec le.la thérapeute, qui accentue les éléments importants, et oriente les représentations vers les failles identifiées pendant l'anamnèse, en particulier avec la passation de l'AAI (Adult Attachment Interview), outil très très (très) fortement recommandé au.à la thérapeute (en plus de savoir quelles failles combler, l'outil permet de décider précisément du protocole thérapeutique en identifiant le type d'attachement du.de la patient.e -évitant, ambivalent, ou désorganisé- et d'évaluer l'avancement de la thérapie). Les difficultés les plus fréquemment rencontrées, et la conduite à suivre, sont détaillées, et les vignettes cliniques sont nombreuses. Les auteur.ice.s sont aussi clair.e.s sur un point : pour cet exercice, il ne faut pas avoir peur de la répétition. J'ai été personnellement très enthousiaste à la découverte de l'IPF, qui tout en étant novateur semble parfaitement évident, et je suis assez curieux de le voir se développer, de voir l'étendue de ses applications possibles, et ses limites. Je recommande fortement aux personnes curieuses de lire ne serait-ce que ce chapitre. L'appendice A propose des méthodes similaires adaptées à l'estime de soi, au développement du self ou d'une attitude proactive.

 Le second pilier est le développement de compétences de métacognition : ce drôle de mot désigne la conscience de ses propres mécanismes de pensée, et ici, pour aller très vite, la capacité à faire la distinction la plus fine possible entre ses perceptions immédiates et la réalité. Un exemple particulièrement parlant de ce que peut provoquer un manque de métacognition extrême est donné dans Un voyage à travers la folie, quand Mary Barnes, voyant Joseph (son psychiatre) saler son assiette, pense qu'il le fait pour la punir : elle n'a alors pas les ressources cognitives pour, par exemple, 1°) se différencier de Joseph (il sale sa propre assiette, pas celle de Mary, et quand il va manger le contenu de ladite assiette, Mary ne le mangera pas pour autant), 2°) différencier ses propres préférences de celles de Joseph (il sale son assiette parce qu'il en a envie parce que lui aime la nourriture plus salée, et non par masochisme), 3°) prendre conscience que ce qu'elle perçoit n'a pas nécessairement de lien direct avec elle (Joseph sale son assiette pour son propre bénéfice, le geste n'est pas effectué à l'intention de Mary), 4°) distinguer son ressenti ("je mérite d'être punie") de l'intention de l'autre et plus généralement de l'environnement. D'autres exemples, plus particulièrement liés au traumatisme dissociatif, sont donnés par exemple dans Le Soi Hanté (difficultés à évaluer une situation de sécurité ou d'insécurité, à intégrer profondément que l'auteur.ice des violences n'est pas là et ne peut pas être là ici et maintenant, ...). Des exemples concrets de mécanismes cognitifs, et de façons d'aider à les développer, sont donnés dans ce chapitre.

 Le troisième pilier concerne l'aspect collaboratif de la relation thérapeutique. En plus de prendre le temps d'élaborer de façon détaillée le cadre et les attentes, ce pilier vise aussi, ce qui a un lien plus direct avec l'attachement, à être attentif aux failles dans la communication verbale et non verbale. Un attachement sécure se construit en effet en grande partie sur la prévisibilité du comportement de la figure d'attachement, sa réponse adaptée à tel ou tel signal (de faim, de peur, de besoin de contact, ...). Développer la capacité à s'exprimer d'une façon qui a plus de chances de provoquer la réaction attendue est donc un élément important pour constituer des relations de qualité. Pour ce pilier, le.la thérapeute sera attentif.ve à la cohérence entre langage verbal et non verbal, et demandera avec bienveillance mais de façon répétée s'il le faut une clarification lorsque le langage verbal ne sera pas compréhensible, en expliquant son intention, et éventuellement ce qu'il.elle ressent et perçoit.

 Un protocole détaillé sera proposé pour l'utilisation de ces trois piliers selon que le.la patient.e a un type d'attachement évitant, ambivalent ou désorganisé (protocole détaillé ou non, la flexibilité du.de la thérapeute, la capacité de prendre en compte l'état du.de la patiente restent fondamentales), ainsi que des éléments pour évaluer le succès de la thérapie. Une vignette clinique particulièrement longue concernant une patiente souffrant de traumatisme dissociatif est donnée, qui illustre les difficultés qui peuvent être rencontrées et l'empathie nécessaire, l'importance de respecter le rythme du.de la patiente tout en gardant une confiance ferme dans l'efficacité, à terme, des propositions thérapeutiques. Le livre n'est pas (encore? il date de 2016) traduit en français, mais l'approche est novatrice (tout en s'appuyant pour l'essentiel sur des méthodes et théories ultraclassiques) et convaincante, et j'invite les professionnel.le.s et étudiant.e.s à ne surtout pas se laisser décourager par le volume du livre (650 pages) ou encore par la première partie qui est un peu indigeste si on n'est pas formé.e à l'AAI.