jeudi 12 juillet 2018

Vers une psychologie de l’Être, d’Abraham Maslow




 Maslow prolonge dans ce livre les thématiques de l’ouvrage précédent, en particulier sur ce qui définit l’humain qui a atteint son plein potentiel de réalisation de soi (moins d’1 % de la population selon lui). S’il utilise son propre recueil de données et situe bien sa pensée dans le cadre de la psychologie (discipline qui englobe trop peu de choses selon lui), il est transparent sur le fait de faire part en grande partie de réflexions personnelles (principalement issues du taoïsme et de la philosophie existentielle, l’ensemble du propos aurait probablement été plus limpide pour moi si j’avais eu quelques connaissances sur ces bases théoriques), et conclut le livre sur quarante-trois hypothèses qu’il invite les chercheur·se·s qui voudraient approfondir son œuvre à confirmer ou réfuter.

 Un point central de son développement est la distinction entre la cognition centrée sur le manque (Deficiency cognition, ou D-Cognition) et la cognition centrée sur l’Être (B-cognition pour Being cognition) : le sens d’une action, la motivation, seront radicalement différents selon que l’objectif soit de combler un manque ou d’être soi, de se réaliser. La notion de motivation elle-même dans le cas de la B-cognition sera d’ailleurs bien plus floue, le moyen étant souvent aussi une fin en soi (un·e artiste peintre peindra certes pour avoir à la fin une toile à exposer, mais aussi, dans l’instant présent, pour peindre), alors que la personne qui cherche à combler un manque se préoccupera beaucoup plus du résultat que du processus, qui tiendra plutôt de l’inconvénient. Peut-être moins évident, la B-cognition intègre des éléments comme être capable de faire preuve non-jugement absolu (pouvoir admirer au microscope la beauté d’une cellule cancéreuse, en mettant volontairement de côté ce qu’elle fait à l’organisme) ou de percevoir les choses comme un tout, la catégorisation limitant nécessairement la perception (en la spécialisant), l’opposition entre la catégorisation et la perception holistique étant par ailleurs une préoccupation récurrente de Maslow.

 L’auteur s’interroge aussi sur la nature humaine, tout en étant clair sur le fait que son accomplissement ne peut être permis qu’en se voyant offrir des ressources suffisantes (matérielles mais aussi, par exemple, affectives) et non par la contrainte, serait-ce pour guider dans une direction qui paraît être la bonne. Il est un peu plus directif quand il estime que ne pas développer une qualité intrinsèque créera une sensation de manque, et que par exemple une personne musclée ressentira le besoin d’utiliser ses muscles (et pour ne pas laisser passer une occasion de dire quelque chose de douteux, il liste l’utérus dans ses exemples de qualités à utiliser). S'il parle pour une raison qui m'échappe d'une nature masculine ou féminine à développer pleinement avant de développer sa nature humaine (qu'est-ce que ce serait si il aimait bien les catégorisations!), il précise qu'alors que pour lui la nature de chaque animal est plutôt facile à identifier (selon ce qu'on attend de l'animal), l'humain·e idéal·e est plus difficile à définir. Il va jusqu'à donner des inconvénients de certains éléments associés à la B-cognition, qui m'ont pour certains laissé perplexe, comme le fait que l'acceptation pourrait mener à la passivité (alors qu'en renonçant à changer ce sur quoi on ne peut pas agir, l'acceptation libère au contraire des ressources pour mettre en œuvre des solutions plus pragmatiques), ou encore quand pour le non jugement il donne l'exemple du ou de la chirurgien·ne perdu·e dans l'observation non-jugeante de la tumeur qui en oublie d'opérer (non mais, je veux dire, c'est une vraie préoccupation des patient·e·s et des professionnel·le·s? il y a des stats annuelles ou par hôpital d'opérations qui ratent parce que le·a chirurgien·ne est paralysé·e parce qu'iel devient subitement incapable de faire une hiérarchie entre l'action d'opérer et l'action de rester là à regarder l'intérieur de son ou sa patient·e?).

 Ce livre est un objet particulier, entre la psychologie scientifique et les considérations philosophiques. Mais s’il ne m’a pas tant passionné que ça, c’est peut-être parce que les pistes évoquées ont depuis été développées avec par exemple les principes de la méditation, de l’Approche Centrée sur la Personne, de la psychologie positive (enfin je suppose je ne connais pas grand-chose à la psychologie positive), et si je ne sais pas vraiment dans quelle mesure ce livre est pionnier, il a clairement anticipé la direction qu'allait prendre une part importante de la psychologie clinique.



mercredi 4 juillet 2018

Devenir le meilleur de soi-même, d’Abraham Maslow





 Abraham Maslow est surtout connu pour sa fameuse pyramide, dont une version mise à jour est disponible ici (même si ça semble évident, je précise que ce dessin est humoristique : une représentation sérieuse aurait bien sûr inclus le café, en dessous du Wi-Fi). Ce livre détaille les raisonnements qui sont derrière cette pyramide, ce qui permet de se représenter plus précisément ce qu’elle implique. Il précise par exemple qu’aucun des besoins représentés par des étages n’est jamais satisfait à 100 %. Il ne s’agit donc pas d’un processus linéaire qui voudrait qu’une fois atteint le sommet d’un étage, on passe automatiquement au suivant, mais d’une représentation de priorités : en substance, on se soucie rarement de mieux comprendre les subtilités de la poésie surréaliste quand on n’a pas mangé depuis 3 jours. Maslow va d’ailleurs appliquer ce raisonnement aux mouvements sociaux (une minorité dont la survie est en danger va d’abord chercher à se faire accorder assez de ressources pour satisfaire ses besoins primaires, avant de se poser la question, par exemple, d’obtenir le droit de vote), ce qui me semble un peu simpliste (se battre contre une inégalité de traitement, c’est, au-delà de la recherche de meilleures conditions de vie, revendiquer son humanité… point de vue qu’on peut par ailleurs parfaitement argumenter avec les concepts même de Maslow!). Cette vision de la satisfaction des besoins est d’autant moins linéaire qu’une même action peut avoir des significations différentes : la séduction peut avoir pour objet d’améliorer l’estime de soi plus que de soulager la frustration sexuelle, un enfant qui hurle parce que ses parents lui refusent une glace peut être perturbé par le fait que ses parents ne lui obéissent pas au doigt et à l’œil parce qu’il y perçoit un manque d’affection plutôt que parce que l’idée de ne pas manger de glace là maintenant tout de suite lui est à ce point insupportable (j’ai l’impression que Maslow aime moins les glaces que moi, mais c’est un autre sujet), … Autre point important, Maslow avance qu’un individu dont les besoins sont habituellement comblés supportera mieux la frustration, parce qu’il sera moins angoissé par la perspective du manque… esquissant en avance des éléments importants de la si précieuse théorie de l’attachement.

 L’auteur s’attardera particulièrement sur le sommet de la pyramide, la réalisation de soi, nous faisant partager le résultat d’une recherche sur les personnes qu’il estime s’être pleinement réalisées, qu’il poursuivra sur de nombreuses années (on peut déplorer qu’en dehors de la sélection des sujets, il est particulièrement discret sur la méthodologie, ce qui laisse redouter qu’il ait relevé les récurrences qu’il supposait au départ qu’il allait trouver). On peut trouver, ce qui ne sera pas sans faire écho au grand succès clinique de la méditation, les capacités d’acceptation, ou d’accepter l’instant présent, le fait de privilégier la qualité à la quantité dans les relations sociales (toute ressemblance avec le tempérament réservé de Maslow présenté en introduction est forcément une coïncidence), l’éthique, l’humilité, l’indépendance d’esprit (la personne épanouie n’ira pas contre l’ordre établi au nom de l’anticonformisme, mais fera spontanément ce qui lui semble pertinent même si ça va contre la norme sociale), le fait de s'intéresser autant au processus en soi qu'à l'atteinte de l'objectif lorsqu'on cherche à accomplir quelque chose, … Par ailleurs, selon lui, les besoins les plus élevés sur la pyramide sont les plus spécifiquement humains, mais aussi les plus altruistes (remplir son propre estomac ne permet pas particulièrement d’aider son prochain, alors que l’affection, le savoir, peuvent se partager). Il constate aussi que la créativité, sujet important pour lui, n’est pas directement liée à la réalisation de soi, contrairement à ce qu’il pensait au départ : de grand·e·s artistes sont connu·e·s pour leurs souffrances, et au contraire des personnes très épanouies ne font pas nécessairement preuve de la moindre créativité. Pour lui, le point de départ de la créativité est l’absence d’inhibition, la capacité à ne pas redouter le jugement de l’autre, et son accomplissement est permis par le travail, pour affiner et sublimer l'intuition de départ.

 Maslow prend le temps d’étendre son raisonnement à des sujets plus généraux, en particulier la recherche scientifique et la conception générale de la psychologie clinique, mais ces parties m’ont plutôt évoqué, en dehors du constat que la psychologie clinique se préoccupe infiniment plus de comment ne pas aller mal que de comment aller bien (Wikipédia me dit dans l’oreillette que la psychologie positive est officiellement née en 1998, soit longtemps après la mort de Maslow), un (long!) alignement de lieux communs. L’auteur déplore en particulier que la recherche scientifique reste enfermée dans une méthodologie restrictive, ou encore la spécialisation (alors qu'on pourrait bêtement croire que c'est plus pratique pour connaître l'état de la science, préalable qui facilite quand même un peu les choses pour proposer des recherches innovantes), ce qui limite considérablement ses champs d’exploration (allant jusqu’à évoquer l’histoire de la personne qui cherche ses clefs sous le lampadaire alors qu’il les a perdues ailleurs parce que sous le lampadaire il y a de la lumière), mais à la fin de son développement je n’avais pas particulièrement compris comment la recherche scientifique était possible sans institution et sans méthodologie, ce qui n’empêche pas par ailleurs de critiquer les institutions et la méthodologie pour en améliorer le fonctionnement (de façon plus générale, Maslow s’attarde dans un autre chapitre sur les avantages et les inconvénients du réflexe humain de former des catégories, mais comme les auteurs de ce livre là il me semble que la catégorisation a plus d’avantages que d’inconvénients, et, malgré ses nombreuses injonctions à sortir des cadres et à se méfier de l’acquis, il ne semble d’ailleurs pas trouver insupportablement restrictif d’écrire son livre dans le carcan du vocabulaire et de la grammaire existants).

 Le livre est ouvertement ambitieux (peut-être parfois un peu trop selon moi), et moins obsolète qu’on ne pourrait le croire. C’est aussi probablement le moyen le plus direct de savoir en quoi consiste exactement la célébrissime pyramide de Maslow.