mardi 12 juillet 2016

L'écorce et le noyau, de Nicolas Abraham et Maria Torok



 Ce classique de la psychanalyse est chaudement recommandé, en particulier par Anne Ancelin Schützenberger, qui oublie quand même de préciser que l'ensemble ne se lit pas tout à fait comme un roman. En effet, entre les réflexions avancées sur des concepts précis de psychanalyse et le fait que de nombreux développements théoriques sont dans la continuité de la phénoménologie, branche de la philosophie réputée particulièrement incompréhensible, j'ai plusieurs fois pensé qu'à la place de ce résumé j'allais vous proposer des vidéos avec des chats (parce que c'est bien aussi). Inutile de préciser que, malgré ma bonne volonté (d'ailleurs pour ceux qui auraient la drôle d'idée de chercher à comprendre quelque chose à la phénoménologie je ne saurais trop recommander cette vidéo, dont je ne prétends pas non plus maîtriser le contenu mais qui est de très loin ce que j'ai trouvé de plus intelligible comme présentation de la bête), une part importante du livre (qui consiste en fait en divers articles -l'un d'eux intitulé, vous ne devinerez jamais, L'écorce et le noyau-, présentations de livres et conférences mis bout à bout) m'est restée parfaitement obscure.

 L'auteur et l'autrice s'attardent longuement sur la notion, en effet importante en psychanalyse, de symbole, le symbole étant distinct, par exemple, du signe ("la symbolisation ne consiste pas à substituer une "chose" à une autre, mais à résoudre un conflit particulier en le transposant"). Cette redéfinition du symbole permet non seulement d'appuyer une réflexion sur la psychanalyse mais aussi d'établir des conclusions cliniques : l'accès au symbole est un pas décisif vers la guérison ("c'est le refoulement de son origine métaphorique qui fait le symbole", "l'écoute analytique commence au moment où à la place de ce que dit le patient on entend des symboles"). Le symbole se manifeste aussi (souvent d'ailleurs : les sonorités et homophonies prennent beaucoup de place dans les analyses des vignettes cliniques) sous forme auditive : le travail analytique a alors pour objet de désamorcer un emboîtement qui fait qu'un mot, s'il évoque indirectement un traumatisme (par exemple lié à un autre mot à la sonorité proche), déclenchera la pulsion ("ces représentations acoustiques elles-mêmes étaient reliées vers l'intérieur à des représentations de "choses" (comprenant sans doute aussi des représentations acoustiques de "choses" et de mots-choses) greffées sur les pulsions"). En considérant que l'accès au symbole par le patient permet la guérison, iels sont plus optimistes que Freud lui-même sur le sujet : lorsque l'Homme aux rats (l'une des Cinq psychanalyses) lui demande en quoi identifier la cause du symptôme permet de le résoudre, le créateur de la psychanalyse est assez embêté pour lui répondre et parle vaguement de catharsis (et ce alors que l'Homme aux rats est la seule thérapie réussie que Le livre noir de la psychanalyse accorde à Freud, même si les auteur·ice·s déplorent qu'il soit mort peu après, trop tôt pour observer une éventuelle rechute).

 L'écorce et le noyau qui ont donné son titre au recueil de textes sont aussi une question de signifiant et de signifié. Le texte qui a lui-même ce titre est d'ailleurs un commentaire du Vocabulaire de la psychanalyse de Laplanche et Pontalis (dictionnaire ambitieux qui a impliqué une relecture et une confrontation des textes fondamentaux, parfois en plusieurs langues, pour définir avec précision tous les concepts). L'auteur et l'autrice s'attardent dans ce texte sur la spécificité de la psychanalyse dans le langage, en particulier le fait de mettre une majuscule aux mots (Plaisir, Décharge, ...) pour différencier leur sens analytique de leur sens courant, ce qui revient selon elle et lui à les priver de leur sens courant ("voilà justement le rôle des majuscules : au lieu de les re-signifier, elles dépouillent les mots de leur signification, les dé-signifient pour ainsi dire") et permet de développer le concept d'anasémie de la psychanalyse. Les concepts qui ont donné son titre à cet article comme au livre désignent, pour le Noyau, l'Inconscient freudien, et pour l'Enveloppe, le corps : l'objet de ces concepts est d'enrichir et de nuancer la notion de Somato-Psychique (pour une raison qui m'échappe, les majuscules, pourtant au centre du texte, disparaissent dans le titre, et l'Enveloppe y est rebaptisée écorce). Comme il est question de précision des concepts et de nuances complexes, je vais m'arrêter à ces données assez vagues car comme je n'ai pas tout compris, on court à la catastrophe si j'essaye d'expliquer le texte : j'invite les motivé·e·s à lire cet article de 20 pages en prenant leur temps, des notes et éventuellement de l'aspirine.

 Pour celles et ceux qui comme moi sont entré·e·s là parce qu'iels ont suivi les indications d'Anne Ancelin Schützenberger, ne partez pas tout de suite : il est bel et bien question, et en abondance (le livre se termine d'ailleurs sur un long extrait d'Hamlet où un spectre se manifeste bruyamment pour éviter qu'un secret honteux ne soit dévoilé), de traumatisme inter-générationnel. Tant à travers des cas cliniques qu'à travers des développements théoriques, il est question du poids de secrets de familles honteux, de deuil non faits ("Tous les morts peuvent revenir, certes, mais il en est qui sont prédestinés à la hantise. Tels sont les défunts qui, de leur vivant, ont été frappés de quelque infamie ou qui auraient emporté dans la tombe d'inavouables secrets", "ce ne sont pas les trépassés qui viennent hanter, mais les lacunes laissées en nous par les secrets des autres") qui rendent l'analyse insoluble tant que l'analyste ne cherche la solution que dans la biographie de son ou sa patient·e ("il arrive que des révélations providentielles fournies à point nommé par l'entourage, viennent à la rescousse pour apporter les pièces manquantes"). En revanche, à l'instar de Schützenberger qui admet régulièrement son échec sur ce point, ils ne savent pas trop comment le traumatisme se débrouille pour passer d'une génération à une autre (iels parlent d'un passage "dont le mode reste à déterminer").

 Je l'ai précisé plus haut, ce livre est un recueil de textes : le contenu (et, à mon grand soulagement, la complexité) est très varié (et, si un plus grand honneur est fait aux développement théoriques, il y a aussi une place conséquente accordée aux vignettes cliniques, dont une part concerne l'Homme aux loups auquel l'auteur et l'autrice ont déjà consacré un livre). Je ne me suis par exemple pas attardé sur le concept d'introjection (modalité analytique du deuil qui consiste à avaler métaphoriquement l'objet perdu), sur le bilan des apports de Mélanie Klein à la psychanalyse au cours de sa carrière, ni sur le dictionnaire des concepts qu'Imre Hermann (qui aurait influencé Balint, Spitz, Bowlby, Winnicott ou encore Lacan) développe dans L'instinct filial. Le livre est plutôt destiné aux spécialistes et la plupart des textes sont bien plus profitables si on les lit en prenant son temps, mais d'autres sont bien plus accessibles et sont intéressants aussi.