vendredi 8 novembre 2013

De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, de Georges Devereux



  D'abord, merci à Anton qui, en plus de laisser le premier commentaire sur ce blog (\o/ \o/ \o/) m'a signalé que le livre était disponible à un prix abordable sur e-bay ("seulement" 40 Euros). En fait, le livre a été réimprimé depuis donc est disponible partout et au prix d'un livre normal, mais j'aurais difficilement pu le savoir si je n'étais pas allé le chercher grâce à son info, du coup ça aurait quand même compliqué les choses pour en faire un résumé.

Chimiste de formation, psychanalyste qui n'a été convaincu par la validité des théories de Freud qu'à l'occasion de son travail d'ethnologue auprès de la tribu mohave, Georges Devereux, qui est donc familier à un niveau élevé avec de multiples formes de la science, fait bénéficier aux lecteur·ice·s de son expérience et de ses réflexions dans cet inventaire de ce qui se glisse, plus ou moins volontairement, entre le "et c'est cela que je perçois" (la formule revient très souvent) des chercheur·se·s et l'établissement d'une vérité scientifique (par exemple, "ce qu'on ne sait ni ne peut savoir dans le cadre de sa propre discipline, ce qu'on refuse de savoir (de prendre en considération) pour des raisons méthodologiques et ce qu'on présente (de manière optimiste) comme une explication (variables intermédiaires, constructions hypothétiques, etc. ) de ce qu'on sait et consent à prendre en considération", qui concerne tous les psychologues selon l'auteur).

  Même si la validité scientifique de la psychanalyse, sujet qui revient souvent en psychologie, est largement discutée et argumentée (à fortiori parce que l'auteur est lui-même analyste : "le psychanalyste, dans la mesure où il est un savant, devrait se soucier davantage de ses propres défaillances que de celles de ses critiques", "des outils doivent pouvoir se défendre tous seuls ; ils doivent mériter leur droit à l'existence jour après jour, et on doit les mettre de côté sitôt qu'ils cessent d'être les meilleurs dont on dispose") dans l'un des chapitres (pour conclure que si les concepts finaux ne le sont justement pas parce que, de l'aveu même de Freud qui parlait de "notre mythologie", ils ne sont pas des vérités définitives mais des constructions, la méthodologie elle-même est scientifique), et qu'à de nombreuses reprises l'auteur ironise sur les chercheur·se·s qui surestimeraient l'objectivité des expériences qui impliquent des rats (l'auteur parle d'un "rat statistique", virtuel bien sûr, qui serait l'idéal de ces chercheur·se·s), il ne sera pas question d'un concours de quelle est la méthode la plus scientifique, mais de comment tirer les conclusions les plus fiables possibles en général ("si nous voulons commencer à savoir, nous devons commencer par faire l'aveu d'une ignorance qui est dépassée une fois qu'elle est admise"). Le livre pourrait d'ailleurs s'appeler De l'angoisse à la méthode dans les sciences tout court, mais le parcours de l'auteur fait que les -très- nombreux exemples concernent, pour une majorité écrasante, les sciences du comportement.

 La pratique des chercheur·se·s ou des thérapeutes, ne leur en déplaise, et si blanche que soit la blouse blanche qu'iels portent éventuellement, est en effet orientée par force facteurs comme leur propre inconscient ("toute recherche est autopertinente sur le plan inconscient, si éloigné du Soi que son sujet puisse paraître au niveau manifeste"), le fait que l'individu tende à s'établir lui-même comme norme (son origine, son sexe, son âge, … comme "prototypes de ce qui est humain") et à "modeler sur lui l'image du monde extérieur", les découvertes qu'iels sont prêt·e·s ou non à accepter (Devereux donne un exemple où son aversion pour l'alcoolisme a nui à son travail d'ethnologue, erreur qu'il a pu rattraper avant de publier quand un de ses confrères lui a fait remarquer l'incohérence concernée à l'occasion d'une relecture), les réactions qu'iels provoquent chez l'objet étudié ("nous cherchons à éviter la contre-observation parce que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes ni ne connaissons notre valeur de stimulus... et que nous ne souhaitons pas la connaître", et pourtant même l'observation du·de la physicien·ne provoque une réaction chez l'électron -enfin c'est Devereux qui le dit, mais il s'y connaît un peu mieux que moi en électrons et en observation d'électrons, donc je vais pas le contredire-, c'est dire s'il est illusoire d'imaginer une observation qui n'influence pas un être vivant -"l'individu "rabaissé" par une étude qui néglige ou étouffe sa conscience de soi proteste contre cette "dévalorisation" par une mise en valeur excessive de sa conscience de soi"-, ce qui n'est pas nécessairement un problème du moment que c'est admis : "les données les plus caractéristiques de toutes les sciences du comportement sont des phénomènes que l'observation elle-même déclenche" -c'est, par exemple, au centre de l'expérience fondatrice de Milgram-, "ce que veut une science valable du comportement, ce n'est pas un rat privé de son cortex (au propre et au figuré) mais un savant à qui on rendra le sien") et celles qu'il lui prête (ces dernières préoccupations sont centrales en psychologie du développement, qui n'est pas évoquée dans le livre de Devereux, peut-être parce qu'elle était moins avancée à l'époque -le livre est paru en 1967-), …

 La partie sur l'ethnocentrisme et le racisme plus ou moins explicite est particulièrement fine et développée (limite pas rassurante tellement elle est encore valable aujourd'hui), prenant sauf erreur de ma part une avance certaine sur la psychologie sociale qui est pourtant un excellent outil pour comprendre ce type de mécanismes, ce qui s'explique probablement en partie par les multiples expériences d'ethnologue et d'immigré de Georges Devereux. Il évoque la condescendance envers les civilisations étudiées par l'ethnologue ("la plupart des spécialistes du comportement s'intéressent aux théories primitives, populaires, mythologiques, théologiques ou métaphysiques du comportement seulement en tant que "phénomène culturel" et non comme "science" " alors que "maintes observations primitives sont reprises aujourd'hui par les laboratoires modernes"), la tendance à considérer l'étranger·ère comme moins humain·e, avec des termes qui deviennent plus policés avec le temps ("Si un groupe ne semble pas réagir en conformité avec nos conceptions de "la nature humaine", son comportement est souvent dénigré comme "inhumain" (cruauté) ou  "bestial" (sensualité). De nos jours, on évite d'employer des termes chargés d'un jugement de valeur, mais la mentalité qu'ils reflètent influence encore une bonne partie de la science du comportement") -pour l'anecdote, en psy sociale ça s'appelle l'infra-humanisation de l'exogroupe et c'était mon sujet de partiel en juin-, le fait d'oublier de faire une distinction entre une communauté et ses coutumes (c'est quand même embêtant, parce que ça évite de s'apercevoir comment et dans quelle mesure les lois, rituels etc. les plus contestables sont effectivement contestés au sein de la communauté -au fait, c'est un écueil qui est évité dans l'extraordinaire série documentaire Tribe, qu'il faut absolument commander ou ne-pas-télécharger-parce-que-c'est-illégal-et-je-n'oserais-pas-suggérer-de-faire-une-chose-pareille si vous ne connaissez pas, vous ne le regretterez vraiment pas c'est promis juré et tout et tout-), des conséquences cliniques de la xénophobie ("des troubles exceptionnellement graves du modèle-de-soi et de l'image corporelle affectent des individus appartenant à des minorités raciales défavorisées qui acceptent sans critique le modèle-de-soi racial de la majorité", actes manqués de médecins qui passent à côté d'un diagnostic, même quand pour le coup il est justifié, qui pourrait sembler suggéré par un stéréotype, …), … Le chapitre sur l'influence cognitive des différences hommes-femmes est de même teneur (il explique même magnifiquement que le fait que l'homme et le pénis soient au centre des concepts psychanalytiques, qui font de la femme un être qui cherche à compenser le fait de ne pas être un homme, provient surtout du fait que l'homme s'est mis d'autorité au centre, parce qu'on pourrait tout à fait justifier un homme qui cherche à devenir femme -remplacer l'envie du pénis par l'envie de grossesse ou l'envie de seins, ...-), ce qui n'est pas non plus une énorme surprise vu que les mécanismes sont les mêmes (stéréotypes, préjugés, discriminations, plus ou moins délibérés ou ancrés, évidents), fournissant un redoutable argumentaire féministe clefs en main... avant de tout foutre en l'air en expliquant que les féministes sont à côté de la plaque parce qu'elles cherchent à imiter les hommes et que ça n'a pas vraiment de sens (sans se soucier du fait que les fameuses "imitations", par exemple conduire une voiture, gagner un salaire, sortir ou voter, ont plus pour objet le partage du pouvoir que de singer pour le plaisir de l'anticonformisme).

 Si la subjectivité est une fatalité et doit donc être identifiée, Devereux rappelle qu'il n'est pas non plus souhaitable que le·a chercheur·se se transforme en ordinateur ("le véritable scientifique n'est pas un "idiot savant", mais un créateur", "les analystes du comportement ont encore beaucoup à apprendre des poètes"). Le fait que Freud, médecin de formation, ait été un très grand consommateur de littérature, ou encore que la recherche par exemple en psy sociale ou en neurobiologie, qui implique des données sous leurs formes les plus glaciales (tableur Excel, ANOVA, imagerie cérébrale, …) demande énormément de créativité, lui donne plutôt raison. En ce qui concerne la méthodologie, il convient toutefois de se méfier de la créativité pour la créativité ("l'orthodoxie anxieuse de la vieille garde bornée, tant dans la science que dans les arts, est aussi stérile que l'hétérodoxie anxieuse des rebelles sans talents"). Il estime également que la science n'est vraiment une science que si elle s'appuie sur des faits ("un modèle qui n'est qu'intellectuel ne fait qu'éblouir l'intellect. Il est aussi "ingénieux" qu'une dispute médiévale sur le nombre d'anges pouvant se tenir sur la pointe d'une aiguille").

 En plus de très nombreuses illustrations factuelles tirées de la mythologie, de son expérience de clinicien ou d'ethnologue ou encore de celle des autres, Devereux fournit un guide de subjectivité complet et salutaire. On peut regretter qu'il ait été écrit avant des avancées importantes qui auraient pleinement concerné ce thème et sur lesquelles il aurait certainement eu beaucoup à dire (méthodologie en psy sociale pour neutraliser les différents biais du sujet, recherche d'objectivité en psy du développement alors que, toute armada de mesures et de chiffres qu'elle implique, "notre information sur la vie psychique du nourrisson est de nature surtout inférentielle ; elle consiste en reconstructions plus ou moins valides" -ah bien tiens, si, il en parle!-, expérience de Milgram où l'angoisse était centrale, …), mais en même temps il nous donne de beaux outils pour y réfléchir, alors est-ce que c'est si grave que ça?