mardi 25 mars 2014

Je suis bipolaire – témoignage (sur madmoizelle.com )



 IrisKV a 22 ans, est fan de séries TV et a été diagnostiquée bipolaire depuis 5 ans. Comme elle en avait ras le bol du cliché du·de la bipolaire qui devient serial-killer du jour au lendemain ("au contraire, on compte un nombre incroyable d'artistes et de penseurs qui l'étaient (ou étaient suspectés de l'être) et le sont encore"), elle a pris l'initiative de décrire l'impact de la maladie, et des différentes médications qui l'ont accompagnée, sur sa vie. Je pense que l'avertissement est inutile, mais il ne faut surtout pas passer à côté de l'article sous prétexte qu'elle dit que "c'est long comme du How I met your mother, et aussi chaotique que l'intrigue des Fitzpatrick dans Veronica Mars, en beaucoup moins cool".

 L'article est magnifiquement écrit, et avec beaucoup d'humour malgré les aspects très sombres de ce que l'autrice a vécu (tentatives de suicide) et vit encore. Beaucoup de choses sont évoquées, dont les dangers et motivations de l'automédication (ce qui inclut "de l'alcool et un vaste rang de substances plus ou moins illégales"), le danger des relations thérapeutiques mal engagées ou des mauvais diagnostics, l'euphorie et le sentiment de toute puissance des phases maniaques qui manquent après coup, la part de la maladie dans l'identité, la peur de la grossesse et de la parentalité, … Je ne vais pas non plus en parler des heures (même si c'est un peu tentant) parce que c'est quand même absurde de faire un article sur l'article plus long que l'article lui-même (surtout que mon point de vue a infiniment moins d'intérêt que le sien), mais j'ajouterai quand même qu'il y a pas mal de conseils pratiques pour les patient·e·s et leur entourage (adresse de forums, conseils de films ou de lecture, …) et si ça ne suffit pas elle propose aux bipolaires qui le souhaiteraient de la contacter sur twitter ( @iriskv ) pour communiquer par mails (elle accepterait peut-être aussi de parler aux étudiant·e·s, mais d'un côté j'imagine qu'elle n'a pas que ça à faire).


 En fouillant un peu vous pourrez trouver d'autres articles du même type sur le site (sur les TDAH, la bisexualité, …), d'ailleurs si vous voulez vous-même témoigner j'imagine que ça les intéresse.

mercredi 19 mars 2014

Exercices pratiques de psychogénéalogie, d'Anne Ancelin Schützenberger



 Les résolutions, c'est fait pour ne pas être tenu... Comme celle que j'ai prise de ne rien acheter en voyant l'étal de livres de psycho, à l'occasion d'une conférence. Regarder sans acheter, ce n'est quand même pas compliqué! J'ai bien assez de lectures en retard, pas la peine d'acheter un livre de plus qui va me regarder depuis l'étagère sans que je ne l'ouvre.

 Bon, la résolution a tenu 3 minutes. Mais ce n'est pas bien grave, le livre est très court.

 Après Aïe mes aïeux puis Psychogénéalogie, sur le même thème, Anne Ancelin Schützenberger publie Exercices pratiques de psychogénéalogie. Comme son nom ne l'indique pas, il est destiné non pas à des professionnel.le.s qui voudraient se perfectionner mais à des patient.e.s qui voudraient se livrer à une pré-exploration de leur inconscient familial, avant d'entreprendre une thérapie avec un.e professionnel.e... l'idée étant surtout que ce travail préalable les aide à se méfier des charlatans. Que ce soit dans Aïe mes aïeux, Psychogénéalogie ou même sur son site Internet, Schützenberger invite en effet à se méfier des expert.e.s autoproclamé.e.s en psychogénéalogie, qui n'ont parfois pas de scrupules à utiliser son nom pour renforcer leur crédibilité alors qu'ils n'ont rien à voir avec elle. Là, avant même le mode d'emploi pour débuter un travail sur soi, l'avertissement est limpide : "la psychogénéalogie n'est pas un métier, mais un outil", "les practiciens les plus sérieux sont rares et ne se disent pas psychogénéalogistes", "on peut merveilleusement aider les gens grâce à l'outil généalogique, mais on peut tout autant, par ignorance ou incompétence, leur faire beaucoup de mal en les lançant sur de fausses pistes", "la psychogénéalogie ne résout pas tous les problèmes. Très souvent, en effet, c'est plutôt d'une psychothérapie dont on a besoin".

 Après avoir repris très succinctement les principaux enjeux psychiques du génosociogramme (deuils non faits, loyautés familiales ou "patate chaude" transmise de génération en génération, tabous pesants, le tout pouvant exister sur plusieurs générations, voire être le résultat d'un traumatisme historique -guerre, génocide ou changement de frontières par exemple-, …), l'autrice propose un mode d'emploi dans ses aspects les plus concrets. Plus rapide qu'un génosociogramme, on peut par exemple représenter son atome social : par des points ou avec des allumettes (une petite boîte de 30 allumettes contraint à aller à l'essentiel... donc permet d'identifier l'essentiel), on place sur une feuille des gens, des lieux, des objets, des concepts importants pour nous, sans oublier de se placer soi-même, au centre ou non, au début ou non. Anne Ancelin Schützenberger nous livre son propre atome social, dans lequel figurent, en plus de sa famille proche, des éléments aussi variés que Galilée, Platon, Lapalisse, le lapin qui a mangé les chaussures de sa grand-mère, les sucettes au caramel de Bretagne de son enfance ou encore le massif du Mont-Blanc.

 Le génosociogramme lui-même demande un travail bien plus conséquent ("la psychogénéalogie nécessite une bonne culture générale, une bonne connaissance historique et géographique, voire économique"), qui se fait en plusieurs temps. Il faut commencer par représenter, avec des codes précis fournis dans le livre, les membres de la famille (couple, parents, grands-parents, enfants, cousin.e.s, …), incluant si c'est possible les enfants qui ne sont pas nés (fausse couche, IVG, …), leurs relations, les dates et événements importants qui les concernent, … Les personnes importantes qui ne font pas partie au sens strict de la famille doivent être incluses aussi (personnel de maison -qu'on voit donc, chez soi, au quotidien-, ami.e proche, figure d'autorité religieuse, …), ainsi que les événements historiques. Le tout peut occuper beaucoup d'espace, l'autrice conseille de coller les feuilles ainsi remplies sur un carton à dessin. Trois heures de travail sont en général nécessaire pour faire apparaître de premières pistes de réflexion. Au moment de la réalisation du génosociogramme, ou juste après, quand on s'assoit après avoir fini, il est important d'écouter ses émotions (et aussi d'être attentif.ve à un éventuel rêve la nuit qui va suivre), pour orienter cette réflexion, savoir dans quelle direction chercher (syndrome d'anniversaire -événement qui se répète à un même moment pour des personnes de générations différentes-, tabou familial sur le passé, …). Enfin, un travail de vérification doit suivre, au niveau de ses souvenirs personnels ("le génosociogramme se fait de mémoire... mais avec un téléphone à portée de la main!") puis au niveau des reconstitutions plus lointaines (c'est là qu'une documentation historique peut s'avérer nécessaire -des bases de données sont proposées au dernier chapitre-, et il faut aussi savoir replacer les choses en contexte : un événement honteux n'aura pas le même impact sur la personne concernée dans une grande ville ou dans un village, une grossesse avant le mariage n'est pas vue de la même façon aujourd'hui que ça ne l'était il y a un siècle, ...). Les erreurs identifiées doivent toutefois continuer de figurer en tant que telles sur le génosociogramme, elles sont généralement importantes!

 Ce mode d'emploi express peut être vu comme une introduction à Aïe mes aïeux et/ou Psychogénéalogie, ou être gardé comme pense-bête quand on les a lus. C'est une bonne initiation, synthétique, aux enjeux et aux principes de la psychogénéalogie.

 La résolution a tenu 3 minutes... en même temps on ne va pas non plus en rajouter, j'ai fini par le lire, ce livre, non? En plus il se lit en moins d'une heure. Oui, mais... il s'achève sur une liste de vingt livres! Et ils sont "indispensables", qu'elle dit! Et vu que c'est grâce à elle que j'ai lu, par exemple, Le livre du ça, je sais qu'il faut suivre ses conseils. C'est malin tout ça, les choses auraient été plus simples si j'avais tenu cette résolution.
 
 
Pour les personnes intéressées, les résumés de quelques uns des livres conseillés: 

mardi 18 mars 2014

The nature of prejudice, de Gordon Allport



 Bien que datant de 1954, ce livre est très très recommandé par Mary Kite et Bernard Whitley, qui, c'est le moins qu'on puisse dire, maîtrisent le sujet. Ils précisent que si on feuillette un exemplaire trouvé dans les étagères d'un·e chercheur·se, il sera probablement stabyloté et annoté dans tous les sens. Le contenu du livre justifie largement leurs dires (bon, je n'ai stabyloté le mien nulle part mais ça ne compte pas, déjà parce que j'ai une haine viscérale envers les livres stabylotés/soulignés/autre -ça me donne l'impression que quelqu'un, serait-ce le moi du passé, est en train de lire derrière mon épaule et estime en temps réel que je ne peux pas trouver tout seul ce qui est intéressant-, et ensuite parce que je ne suis vraiment pas chercheur), on peut seulement regretter que son aspect incontournable n'ait pas été suffisamment reconnu pour justifier une traduction en français (en plus ce n'est pas comme si il n'y avait pas eu le temps... ça fait quand même 60 ans qu'il est sorti).

 L'ancienneté du livre, contrairement à ce qu'on pourrait penser (la psychologie sociale est une science récente, 1954 c'est presque l'Antiquité), n'est pas un défaut qui se fait sentir (enfin, ça arrive, mais rarement). On peut même penser que le contexte a largement enrichi la pensée de l'auteur : le traumatisme de la Seconde Guerre Mondiale (génocide des Juif·ve·s par les nazi·e·s en Europe, mais aussi, sur le sol américain, emprisonnement des Américain·e·s d'origine japonaise après Pearl Harbor), différences de législation entre le Nord et le Sud en ce qui concerne les droits des Noir·e·s, McCarthysme qui consiste à créer un ennemi aussi vague que diabolique (le communisme) et faire rentrer tout ce qui ne nous convient pas dedans, … les pistes d'observation du sujet ne sont pas à chercher très loin. Les données elles-mêmes sont abondantes (elles incluent une recherche de Morris Janowitz et... Bruno Bettelheim -le psychanalyste qui a eu l'excellente idée d'écrire Psychanalyse des contes de fée et la très mauvaise idée d'écrire La forteresse vide-, qui consistait à évaluer le niveau de préjugé envers différents groupes et ses causes chez des vétérans de la Seconde Guerre Mondiale à l'aide de questionnaires fermés), avec les méthodologies qui sont encore utilisées aujourd'hui (observation, expérimentation, entretien, questionnaire, …).

 Si le sérieux scientifique du livre est donc incontestable, il est destiné au grand public, et l'auteur, en plus d'être une encyclopédie, a un niveau impressionnant pour tenir des propos riches avec des termes simples. Certes, son cours de stats dans un chapitre m'a laissé perplexe (comme tout cours de stats qui se respecte), mais ses explications, en particulier au début du livre (la complexité est plus ou moins croissante), sont particulièrement limpides. Quand il explique la mémoire et l'attention sélectives (voire le raisonnement orienté pour que n'importe quel élément factuel justifie finalement notre opinion) qui entretient les préjugés (on peut même en avoir sur une communauté dont on n'a jamais rencontré un seul individu... et même sur une communauté qui n'existe pas parce qu'elle a été inventée par un·e chercheur·se!), le fait que certains éléments sont très peu informatifs mais tellement ostensibles (accent, couleur de la peau, …) qu'ils sont bien pratiques pour donner l'impression qu'ils sont une source d'information substantielle et fiable, que les préjugés dits raciaux sont en fait rarement raciaux (c'est particulièrement flagrant pour les Noir·e·s aux Etats-Unis : à l'époque où le livre a été écrit, il suffit d'avoir un·e ancêtre noir·e pour être considéré·e comme Noir·e, donc un certain nombre de Noir·e·s avaient la peau aussi blanche que les personnes militant pour les discriminations raciales) mais visent plutôt au maintien de classes sociales ou que les discriminations religieuses, dans la mesure où la religion est étroitement associée à la culture donc à l'entourage proche, consistent plus en un conflit communautaire que théologique, il donne l'impression que le raisonnement a toujours été juste devant nous et qu'on a juste oublié de se baisser pour le ramasser. Tant pour le thème que pour le niveau de pédagogie, ce n'est pas sans rappeler Race et histoire de Claude Levy-Strauss, qui est beaucoup plus court (si si, il est très court) (et il est facile à trouver) (y compris en français, forcément, puisqu'il a été écrit en français) (je sais on dirait, mais je ne suis pas du tout en train de vous ordonner de vous dépêcher de le lire si c'est pas fait – mais vous pouvez quand même vous dépêcher de le lire si c'est pas fait, il se lit très vite et se trouve facilement-) (qu'est-ce que vous faites encore là?).

 Contrairement à ce à quoi on pourrait s'attendre (et, il faut le dire, est un peu fait dans les autres livres traitant du sujet), Allport n'esquive pas du tout la question de savoir si les stéréotypes recouvrent la réalité. Il est d'ailleurs très clair là-dessus : un stéréotype qui recouvre une réalité n'est pas un stéréotype. Après un cours de méthodologie qui explique comment mesurer les différences effectives (c'est là qu'il parle de stats... brrrr) il se livre d'ailleurs à un vrai/faux sur plusieurs stéréotypes qui concernent les Juif·ve·s (est-ce qu'iels exercent plus certains métiers que d'autres, est-ce qu'iels ont de hautes ambitions au service desquelles iels travaillent dur, est-ce qu'iels aiment particulièrement l'argent -la réponse à cette dernière question est que le peu de données disponibles suggère que non-, ...). Le cours de méthodologie montre aussi que c'est particulièrement compliqué, non pas parce que ça implique des stats, mais parce que délimiter l'appartenance à tel ou tel groupe ne va pas de soi (on l'a vu plus haut pour les Noir·e·s, mais trouver une définition consensuelle pour définir strictement par exemple qui est Juif·ve ou qui ne l'est pas est épique aussi), parce qu'il faut s'assurer que l'aspect testé soit de la même pertinence pour tous les groupes concernés (le taekwondo est un sport, mais si on organise une compétition de taekwondo entre des collégien·ne·s tiré·e·s au sort pour évaluer la sportivité dans différents pays, la recherche montrera que les adolescent·e·s de Corée du Sud sont infiniment plus sportif·ve·s que ceux reste du monde, résultat qui sera peut-être un peu à prendre avec des pincettes) ou encore que les différences éventuellement constatées ne soient pas le... résultat d'un stéréotype ou d'une discrimination (constater que la proportion de Roms parmi les diplômés de polytechnique est particulièrement faible permet difficilement de conclure que les Roms ont pour une raison mystérieuse un cerveau incompatible avec les études). L'auteur relativise aussi énormément la notion de conflit réaliste (il n'y a pas assez de ressources pour tout le monde, donc une fois établi que quoi qu'on fasse les ressources convoitées iront soit au groupe A, soit au groupe B, faire en sorte qu'elles nous reviennent plutôt qu'aux autres ne pose plus de problème moral), argument utilisé pour justifier les discriminations ou encore les combats pour faire bouger les lignes sous forme d'émeute/répression d'émeute : le conflit réaliste n'est souvent conflit réaliste que parce que cette situation a été décrétée (pour prendre l'exemple de l'emploi, difficile d'imaginer sérieusement qu'un·e employeur·se va décider de recruter "les natif·ve·s" ou "les immigré·e·s" -il lui faudrait une grosse entreprise!- … l'interprétation que recruter "un·e autre" revient à priver "un·e des sien·ne·s" d'un emploi qui devrait lui revenir de droit est donc le résultat d'une vision communautariste, et non d'un état de fait -c'est certes une situation de conflit réaliste, mais entre des individus, pas entre des groupes-). Le conflit réaliste peut même être... généré par la discrimination (le droit pour les Juif·ve·s de ne pas être assassiné dépendait étroitement pendant plusieurs années de la chute du régime nazi, ou, pour prendre un exemple contemporain et moins tragique, les salles de fitness réservées aux femmes le sont pour garantir leur droit de ne pas subir de drague lourde ou de commentaires sur la quantité de tissu qu'elles portent pendant leur entraînement, droit qui est déjà largement garanti aux hommes dans les salles de sport mixtes), auquel cas la solution du conflit n'est pas difficile à identifier. Des discriminations justifiées par le conflit réaliste peuvent même s'avérer contre-productives : l'emprisonnement des Japonais·es ou des Américain·e·s d'origine japonaise suite à Pearl Harbor sans se soucier de savoir s'iels avaient demandé quoi que ce soit à l'armée américaine ou japonaise a privé la population américaine dans son ensemble des ressources policières employées pour les arrêter et les incarcérer, mais aussi de la force de travail des détenu·e·s (certain·e·s étaient agriculteur·ice·s), le tout en temps de guerre!

 La qualité du livre n'est donc pas exagérée par Mary Kite et Bernard Whitley quand ils en parlent dans leur propre ouvrage. Bien qu'ancien, il est à la fois épais et dense, intelligent et documenté, et, même si l'auteur estime que faire le tour du sujet est plus ambitieux encore que percer le secret de l'atome, il est plutôt exhaustif (construction du raisonnement, lien entre attitude et action, avantages et inconvénients des différents moyens de lutter, influence du contact entre groupes, catégorisation possibles des endogroupes et exogroupes, conséquences des préjugés et discriminations, rhétorique extrémiste, … -vous l'aurez compris, ce résumé est à peine un survol, avec des escales très arbitraires-) : seule la partie sur l'aspect dispositionnel (pourquoi certains sont plus intolérants que d'autres) est obsolète, largement dépassée par exemple par Robert Altemeyer. Gordon Allport s'adresse au grand public (ça fait par la même occasion une introduction qui en vaut largement une autre à la psychologie sociale en général) mais ni l'étudiant·e, ni même à mon avis le·a chercheur·se en psy sociale ne perdront leur temps à le lire (par contre ça en prend, du temps), même 60 ans après sa parution initiale et malgré l'avancée de la recherche entre temps.