lundi 9 avril 2018

Un manifeste personnaliste, de Carl Rogers



 Dans la continuité de ses livres sur la pédagogie ou sur le couple, Rogers va cette fois-ci s'intéresser aux enjeux politiques de l'Approche Centrée sur la Personne. Si surprenant que ça puisse paraître, il n'a été sensibilisé directement à cette question que trois ans avant l'écriture du livre, par un étudiant qui l'a interrogé sur le sujet... avant de répondre lui-même, Rogers ayant d'abord répondu qu'il n'y avait pas d'enjeu politique. En effet, sans même parler de révolutionner la démocratie, la vie amoureuse ou l'éducation, le principe de l'Approche Centrée sur la Personne, rien que dans la relation duelle entre thérapeute et client·e, dans le cadre restreint du cabinet, supprime le statut d'expert·e d'un·e thérapeute qui serait là pour dire au·à la client·e ce qu'iel doit faire, ce qui va à l'encontre de tout ce que ledit étudiant avait appris jusque là.

 Les écrits de Rogers, ce qui est confirmé par leur application pratique dont l'auteur surveille les résultats de près, remettent dans leur ensemble en cause les hiérarchies qui cimentent par bien des aspects la société : si les enseignant·e·s rendent les élèves acteur·ice·s de l'apprentissage, si les parents fixent les principes éducatifs pour leurs enfants en mettant en avant leur ressenti plutôt que l'autorité du père... et même, dans un exemple vérifié par un groupe contrôle mais que Rogers n'a pas l'autorisation de nommer au nom du secret des affaires, si une entreprise laisse à ses salarié·e·s les moyens et la charge d'en optimiser le fonctionnement, loin de l'apocalypse qu'on pourrait redouter, le résultat est plus d'enthousiasme, plus de responsabilité de la part des personnes qui se voient accéder à plus de libertés. N'adhérant pas à la pensée magique, Rogers rappelle que la mise en place est difficile (quand elle ne subit pas une opposition frontale et déloyale, comme dans l'exemple d'une colonie de vacances dont l'organisateur et son équipe ont été calomniés auprès de la direction et des parents par leur supérieur hiérarchique qui a tout fait pour se débarrasser d'eux·elles). Il donne l'exemple d'un groupe de rencontre de 136 personnes (sur 16 jours, avec aussi des sessions par petits groupes) qui a été extrêmement laborieux à organiser, et dont certaines idées louables ont fonctionné moins idéalement qu'un humanisme béat ne l'aurait laissé supposer (le fait d'autoriser un paiement libre pour que la manifestation soit accessible à plus de personnes, tout en indiquant le montant moyen nécessaire, n'a fonctionné que suite à une seconde levée de fonds un peu plus insistante) : même pendant les sessions, l'organisation a provoquée de nombreux remous et changements, l'absence de leadership étant d'autant plus difficile à accepter par certain·e·s participant·e·s que Carl Rogers lui-même participait. Toutefois, alors que Rogers n'avait pas particulièrement prévu d'en parler, la récompense a été à la hauteur. Certes, comme l'a déploré dans les premiers jours une participante particulièrement engagée, les 136 personnes n'ont pas mis immédiatement leur corps au service d'une cause juste, par des manifestations ou occupations de lieux stratégiques, mais la remise en question de leur propre fonctionnement en tant qu'individu a aussi permis la remise en question de leur rapport aux hiérarchies, aux institutions, aux injonctions sociales, aux règles de bonne conduite... "Un ferment a été créé par ce groupe, un catalyseur, une poudre à lever, qui aura qui qu'il arrive un effet profond sur des mariages, des familles, des écoles, de grandes entreprises, des institutions psychiatriques, des mouvements politiques".

 Rogers est explicite sur le sujet : selon lui, le désir de liberté est profondément inscrit dans la nature humaine, qu'il se manifeste par l'engagement militant ou la résistance passive. S'il déplore la dérive autoritaire des politicien·ne·s américain·e·s, qui assument ouvertement de viser la victoire électorale avant l'authenticité ou l'idée de gouverner malgré le peuple, qui ne sait pas ce qui est bon pour lui, il rappelle qu'il y a eu des figures d'opposition même dans les dictatures les plus dures, que les revendications radicales d'hier sont dans certains cas la norme d'aujourd'hui, ou encore qu'il a pu observer à de nombreuses reprises qu'un groupe qui a expérimenté la liberté ne la retournera certainement pas de bon cœur à une autorité instituée. Son optimisme argumenté concerne donc à la fois l'intelligence et la bienveillance de l'individu, à travers la promotion de l'horizontalité, et la direction que l'ensemble de l'humanité, continuera, semble-t-il, de prendre, vers le projet de société qu'il appelle de ses vœux.