samedi 12 avril 2014

L'entretien clinique, dirigé par Colette Chiland


 Ecrit à plusieurs mains (Colette Chiland est aidée de Marie-France Castarède, Michel Ledoux, Anne Ledoux et Béatrice Marbeau-Clerens), ce livre évoque les spécificités de l'entretien clinique (thérapeutique ou de recherche) et de son enseignement ("le savoir positif en notre domaine ne constitue pas un corpus cohérent et achevé qu'on puisse enseigner dogmatiquement ou axiomatiquement et posséder une fois pour toutes, comme la géométrie euclidienne"). Il s'appuie en effet sur une rencontre entre un sujet et un autre sujet (parfois plus de personnes encore sont impliquées, comme les parents lorsque le·a patient·e est enfant ou adolescent·e, ou un tiers quand la consultation concerne une relation).

 Les pièges à éviter, parfois insidieux, sont en effet nombreux. La neutralité bienveillante est essentielle pour le bon déroulement de l'entretien (le·a consultant·e ne doit pas se sentir menacé·e ni méprisé·e, doit sentir qu'iel peut s'exprimer librement), mais "ni la neutralité, ni la bienveillance ne vont de soi". Inciter le·a consultant·e à développer lorsqu'iel est mal à l'aise, si ça part d'une bonne intention (lui faire comprendre qu'iel peut tout dire, et accessoirement arriver au fond du problème), peut le·a braquer et faire qu'iel ne reviendra pas (une mauvaise réaction peut parfaitement avoir lieu en différé). Trop abonder dans son sens risque de briser la relation soignant·e/patient·e, du moins dans l'esprit du ou de la patient·e, et empêcher d'identifier un blocage qui ne surviendra pas. Au contraire, si le·a clinicien·ne donne des leçons de morale, même quand ça semble pertinent, l'interlocuteur·ice sera trop occupé·e à être sur la défensive pour donner une chance de comprendre son attitude et le·a rendre réceptif·ve au discours qui s'avérera approprié. Sur ce dernier point, deux exemples sont donnés, qui rappellent aussi qu' "il est essentiel, pour bien mener un entretien, de chercher à comprendre la personne présente, et non celle qui est absente". Dans le premier, la belle-mère d'une enfant de 6 ans en grande souffrance tient à ce que l'enfant l'appelle "maman", et compte ne pas lui révéler qu'elle n'est pas sa mère biologique avant l'âge de 10 ans (alors qu'elle voyait régulièrement ses frère et sœur aînés, habitant eux avec la mère biologique). La psychologue a essayé de lui expliquer que son attitude était destructrice pour l'enfant, ses arguments n'ont pas été reçus avec compréhension et enthousiasme. Consciente de son échec, elle propose une deuxième consultation, au cours de laquelle elle apprend que la "marâtre" ne pouvait pas elle-même avoir d'enfants, et avait été abandonnée par sa propre mère. En acceptant d'écouter ses souffrances, elle a finalement pu ensuite la convaincre d'avoir une attitude plus constructive. Dans le deuxième exemple, un homme consulte parce qu'il compte se séparer de celle qui est sa compagne depuis quatre ans, et qui est enceinte. La psychologue, pour le moins, sympathise peu, et oriente plus l'entretien vers des aspects matériels que psychiques (la responsabilité affective et matérielle envers l'enfant, les possibles poursuites judiciaires, …). Le consultant, terrassé par la culpabilité après ce premier contact, est aller consulter un autre psychologue auquel il a cette fois-ci eu le loisir d'expliquer que sa compagne, qui n'avait jamais accepté de se marier, avait arrêté sa contraception sans le lui dire, et refusait qu'il ne reconnaisse l'enfant pour pouvoir bénéficier de pensions alimentaires de la part des trois pères potentiels. Il a aussi pu exprimer sa demande, de savoir quelle était la meilleure attitude pour que son ex-compagne le laisse voir l'enfant (l'auteur ne dit pas qu'il faut systématiquement être du côté de la personne qui consulte, simplement qu'il faut prendre connaissance de ses représentations pour que l'entretien ait du sens pour les deux parties).

 Les effets de transfert et de contre-transfert sont eux aussi détaillés. L'attitude des patient·e·s (agressive, fusionnelle, ...) est une information sur la façon dont iels approchent les relations, ou une relation importante en particulier (avec le père, la mère, …). Rentrer dans le jeu des patient·e·s risque de provoquer un cercle vicieux, disqualifier l'attitude pourrait être mal compris. Le contre-transfert est aussi source d'informations ("nous savons tous combien la fatigue, le malaise ou l'angoisse que nous pouvons ressentir lors d'un entretien peuvent avoir une valeur diagnostique"), et peut s'exprimer envers le·a patient·e (si ce n'est pas identifié, il devient donc moins sujet et plus objet) ou encore envers un groupe fréquenté par le·a patient·e, ce qui peut être particulièrement néfaste si c'est exprimé, serait-ce en croyant bien faire ("certaines personnes investissent un groupe, une institution, comme l'enfant sa mère"). L'anticléricalisme d'un thérapeute l'a ainsi conduit à diagnostiquer un patient comme psychotique pour ses pratiques et croyances religieuses. Un chapitre entier est également consacré au langage non-verbal, très informatif ("si on enregistre au magnétoscope un entretien avec un patient, et qu'on projette à un groupe d'étudiants la bande magnétique sans le son, on est étonné de voir la quantité d'informations qui ont pu être saisies par les spectateurs quant à la personnalité du consultant, alors que ce dernier ne communiquait intentionnellement avec le clinicien que par le discours") mais difficile à maîtriser en temps réel (d'où l'intérêt d'identifier le contre-transfert!).

 La situation spécifique de l'entretien clinique appelle bien entendu une formation spécifique. Les outils proposés sont l'analyse après-coup d'entretien à plusieurs (un·e étudiant·e parle avec d'autres étudiant·e·s d'un entretien effectué), l'analyse d'un entretien enregistré en vidéo (seuls les entretiens de recherche clinique sont concernés, pour des raisons éthiques) ou encore le jeu de rôles, qui a le mérite de permettre de se mettre plus littéralement à la place des patient·e·s (avec débriefing entre étudiant·e·s après, à chaud ou après visionnage de l'enregistrement). C'est l'occasion de réaliser l'écart entre approche rationnelle et ressenti. Plusieurs exemples sont donnés. Dans l'un d'eux, une étudiante s'enthousiasme d'un entretien auquel elle a assisté lors d'un stage : l'approche non directive du psychologue a permis aux patient·e·s d'exprimer spontanément les informations importantes pour la thérapie. L'enseignant propose de reproduire l'entretien, et d'enregistrer ce moment d'enchantement pédagogique. L'étudiante se rend compte lors du visionnage qu'elle a eu exactement l'attitude inverse de celle dont elle avait chanté tant de louanges : ses questions étaient non seulement très directives, mais parfois même rhétoriques ("vous ne pensez pas que...?"). Un autre cas concerne un entretien dans lequel la patiente était une jeune femme (16 ans) enceinte. Au moment du débriefing, une étudiante s'emporte vite : l'adolescente est en train de ruiner sa scolarité et son avenir, c'est complètement irresponsable de la laisser partir sans un rendez-vous en planning familial pour prévoir un avortement. Jeu de rôles pour qu'elle montre comment il fallait faire : face à la patiente (même incarnée par une autre étudiante), elle se rend vite compte que ses convictions idéologiques n'étaient pas adaptées à la situation de cette adolescente qui percevait sa grossesse sur un mode affectif.

 Les spécificités de l'entretien clinique avec l'enfant et l'adolescent sont également détaillées (promis, je n'ai pas fait exprès de faire une transition avec l'exemple juste avant où il est question de l'enfant d'une adolescente). Le feeling est particulièrement important avec l'enfant ("la conduite et le mode d'entrée avec l'enfant sont d'une extrême variété"), ce qui est souvent illustré par un jeu de gribouillage auquel Winnicott s'adonnait avec ses jeunes patients, source de matériel clinique mais aussi activité qu'il appréciait sincèrement, même si "chacun de nous ne réussit pas à établir le contact avec n'importe quel enfant". La situation varie non seulement en fonction de l'âge de l'enfant, mais aussi du niveau et de la nature de la participation des parents (ce qu'ils souhaitent, et ce que le thérapeute souhaite leur attribuer), de la demande de l'enfant et de ce qu'il comprend de la situation.

 Le chapitre sur l'adolescence concerne finalement plus l'adolescence elle-même que l'entretien clinique avec l'adolescent·e. Différentes dynamiques à l'œuvre sont évoquées, dont le parallèle entre le vécu des parents et celui de l'adolescent·e : alors que l'adolescent·e est dans sa propre période de transition, qui l'amène à revoir sa relation avec ses parents, les parents revivent leur adolescence, ce qui peut se faire dans la rancœur si eux-mêmes ont été frustrés à cette période et que leur enfant ose ne pas l'être, ou en la revivant plus littéralement en ayant une attitude de pote qui va rendre plus flous les repères entre les générations au moment même où ils sont en train de se constituer autrement. La complexité de ces dynamiques rend particulièrement indispensable d'être vigilant·e aux transferts et contre-transferts : le·a thérapeute est forcément un·e adulte au même titre que les parents, le·a consultant·e adolescent·e forcément un·e adolescent·e, la distance nécessaire à la neutralité bienveillante n'est donc pas évidente à avoir. Il peut paraître plus légitime qu'avec le·a patient·e adulte de juger avant de comprendre, et l'enjeu presque incontournable du conflit avec les parents est un terrain glissant : l'autonomie est attirante mais n'est pas forcément rassurante, les interdits sont pesants mais peuvent avoir besoin d'être réhabilités, le·a soignant·e qui se pose trop du côté des parents risque de relancer le conflit, celui ou celle qui approuve avec insuffisamment de réserves les revendications du ou de la patient·e le·a prive d'une certaine sécurité.

 L'entretien clinique de recherche est aussi évoqué, les informations données sont plus techniques (en particulier l'aspect quantitatif, pour le choix des sujets et le traitement des données), même s'il y a des points communs avec l'entretien clinique tout court (le sujet doit se sentir en confiance, doit être d'accord avec ce qui va se passer, …). L'entretien de recherche peut d'ailleurs avoir des conséquences cliniques : sentiment de libération du fait de pouvoir s'exprimer, identification d'un problème (l'auteur rapporte même un cas où l'entretien a du s'interrompre, le sujet pris d'une crise d'angoisse suite aux affects éveillés).

 A travers les nombreux exemples donnés, l'équilibre entre théorie et pratique qui convient particulièrement pour le sujet de l'entretien clinique est respecté, autant que faire se peut pour un livre, qui est après tout un cours magistral en différé. Le propos est toujours clair et les enjeux sont bien exposés. Mélanie Klein, Donald Winnicott et Carl Rogers (dont le travail a eu un impact décisif sur la façon de mener un entretien non directif) sont très largement dominants dans les modèles théoriques. Le livre gagne probablement à être lu à différents niveaux de la formation (avant d'avoir eu affaire à un·e patient·e, après un premier stage, un fois qu'on a le sentiment d'avoir une expérience solide, …).

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