Ecrit à plusieurs mains (Colette Chiland est aidée de Marie-France
Castarède, Michel Ledoux, Anne Ledoux et Béatrice Marbeau-Clerens),
ce livre évoque les spécificités de l'entretien clinique
(thérapeutique ou de recherche) et de son enseignement ("le savoir
positif en notre domaine ne constitue pas un corpus cohérent et
achevé qu'on puisse enseigner dogmatiquement ou axiomatiquement et
posséder une fois pour toutes, comme la géométrie euclidienne").
Il s'appuie en effet sur une rencontre entre un sujet et un autre
sujet (parfois plus de personnes encore sont impliquées, comme les
parents lorsque le·a patient·e est enfant ou adolescent·e, ou un tiers
quand la consultation concerne une relation).
Les
pièges à éviter, parfois insidieux, sont en effet nombreux. La
neutralité bienveillante est essentielle pour le bon déroulement de
l'entretien (le·a consultant·e ne doit pas se sentir menacé·e ni méprisé·e,
doit sentir qu'iel peut s'exprimer librement), mais "ni la
neutralité, ni la bienveillance ne vont de soi". Inciter le·a consultant·e à développer lorsqu'iel est mal à l'aise, si ça part d'une bonne
intention (lui faire comprendre qu'iel peut tout dire, et
accessoirement arriver au fond du problème), peut le·a braquer et
faire qu'iel ne reviendra pas (une mauvaise réaction peut
parfaitement avoir lieu en différé). Trop abonder dans son sens
risque de briser la relation soignant·e/patient·e, du moins dans l'esprit
du ou de la patient·e, et empêcher d'identifier un blocage qui ne surviendra
pas. Au contraire, si le·a clinicien·ne donne des leçons de morale, même
quand ça semble pertinent, l'interlocuteur·ice sera trop occupé·e à être
sur la défensive pour donner une chance de comprendre son attitude
et le·a rendre réceptif·ve au discours qui s'avérera approprié. Sur ce
dernier point, deux exemples sont donnés, qui rappellent aussi qu'
"il est essentiel, pour bien mener un entretien, de chercher à
comprendre la personne présente, et non celle qui est absente".
Dans le premier, la belle-mère d'une enfant de 6 ans en grande
souffrance tient à ce que l'enfant l'appelle "maman", et compte ne
pas lui révéler qu'elle n'est pas sa mère biologique avant l'âge
de 10 ans (alors qu'elle voyait régulièrement ses frère et sœur
aînés, habitant eux avec la mère biologique). La psychologue a
essayé de lui expliquer que son attitude était destructrice pour
l'enfant, ses arguments n'ont pas été reçus avec compréhension et
enthousiasme. Consciente de son échec, elle propose une deuxième
consultation, au cours de laquelle elle apprend que la "marâtre"
ne pouvait pas elle-même avoir d'enfants, et avait été abandonnée
par sa propre mère. En acceptant d'écouter ses souffrances, elle a
finalement pu ensuite la convaincre d'avoir une attitude plus
constructive. Dans le deuxième exemple, un homme consulte parce
qu'il compte se séparer de celle qui est sa compagne depuis quatre
ans, et qui est enceinte. La psychologue, pour le moins, sympathise
peu, et oriente plus l'entretien vers des aspects matériels que
psychiques (la responsabilité affective et matérielle envers
l'enfant, les possibles poursuites judiciaires, …). Le consultant,
terrassé par la culpabilité après ce premier contact, est aller consulter un autre psychologue
auquel il a cette fois-ci eu le loisir d'expliquer que sa compagne,
qui n'avait jamais accepté de se marier, avait arrêté sa
contraception sans le lui dire, et refusait qu'il ne reconnaisse
l'enfant pour pouvoir bénéficier de pensions alimentaires de la
part des trois pères potentiels. Il a aussi pu exprimer sa demande,
de savoir quelle était la meilleure attitude pour que son
ex-compagne le laisse voir l'enfant (l'auteur ne dit pas qu'il faut
systématiquement être du côté de la personne qui consulte, simplement qu'il
faut prendre connaissance de ses représentations pour que
l'entretien ait du sens pour les deux parties).
Les
effets de transfert et de contre-transfert sont eux aussi détaillés.
L'attitude des patient·e·s (agressive, fusionnelle, ...) est une
information sur la façon dont iels approchent les relations, ou une
relation importante en particulier (avec le père, la mère, …).
Rentrer dans le jeu des patient·e·s risque de provoquer un cercle vicieux,
disqualifier l'attitude pourrait être mal compris. Le
contre-transfert est aussi source d'informations ("nous savons tous
combien la fatigue, le malaise ou l'angoisse que nous pouvons
ressentir lors d'un entretien peuvent avoir une valeur
diagnostique"), et peut s'exprimer envers le·a patient·e (si ce n'est
pas identifié, il devient donc moins sujet et plus objet) ou encore
envers un groupe fréquenté par le·a patient·e, ce qui peut être
particulièrement néfaste si c'est exprimé, serait-ce en croyant
bien faire ("certaines personnes investissent un groupe, une
institution, comme l'enfant sa mère"). L'anticléricalisme d'un
thérapeute l'a ainsi conduit à diagnostiquer un patient comme
psychotique pour ses pratiques et croyances religieuses. Un chapitre
entier est également consacré au langage non-verbal, très
informatif ("si on enregistre au magnétoscope un entretien avec un
patient, et qu'on projette à un groupe d'étudiants la bande
magnétique sans le son, on est étonné de voir la quantité
d'informations qui ont pu être saisies par les spectateurs quant à
la personnalité du consultant, alors que ce dernier ne communiquait
intentionnellement avec le clinicien que par le discours") mais
difficile à maîtriser en temps réel (d'où l'intérêt
d'identifier le contre-transfert!).
La
situation spécifique de l'entretien clinique appelle bien entendu
une formation spécifique. Les outils proposés sont l'analyse
après-coup d'entretien à plusieurs (un·e étudiant·e parle avec
d'autres étudiant·e·s d'un entretien effectué), l'analyse d'un
entretien enregistré en vidéo (seuls les entretiens de recherche
clinique sont concernés, pour des raisons éthiques) ou encore le
jeu de rôles, qui a le mérite de permettre de se mettre plus
littéralement à la place des patient·e·s (avec débriefing entre
étudiant·e·s après, à chaud ou après visionnage de
l'enregistrement). C'est l'occasion de réaliser l'écart entre
approche rationnelle et ressenti. Plusieurs exemples sont donnés.
Dans l'un d'eux, une étudiante s'enthousiasme d'un entretien auquel
elle a assisté lors d'un stage : l'approche non directive du
psychologue a permis aux patient·e·s d'exprimer spontanément les
informations importantes pour la thérapie. L'enseignant propose de
reproduire l'entretien, et d'enregistrer ce moment d'enchantement
pédagogique. L'étudiante se rend compte lors du visionnage qu'elle a eu
exactement l'attitude inverse de celle dont elle avait chanté tant de
louanges : ses questions étaient non seulement très
directives, mais parfois même rhétoriques ("vous ne pensez pas
que...?"). Un autre cas concerne un entretien dans lequel la
patiente était une jeune femme (16 ans) enceinte. Au moment du
débriefing, une étudiante s'emporte vite : l'adolescente est
en train de ruiner sa scolarité et son avenir, c'est complètement
irresponsable de la laisser partir sans un rendez-vous en
planning familial pour prévoir un avortement. Jeu de rôles pour qu'elle montre comment il
fallait faire : face à la patiente (même incarnée par une
autre étudiante), elle se rend vite compte que ses convictions
idéologiques n'étaient pas adaptées à la situation de cette
adolescente qui percevait sa grossesse sur un mode affectif.
Les
spécificités de l'entretien clinique avec l'enfant et l'adolescent
sont également détaillées (promis, je n'ai pas fait exprès de
faire une transition avec l'exemple juste avant où il est question
de l'enfant d'une adolescente). Le feeling est particulièrement
important avec l'enfant ("la conduite et le mode d'entrée avec
l'enfant sont d'une extrême variété"), ce qui est souvent
illustré par un jeu de gribouillage auquel Winnicott s'adonnait avec
ses jeunes patients, source de matériel clinique mais aussi activité
qu'il appréciait sincèrement, même si "chacun de nous ne réussit
pas à établir le contact avec n'importe quel enfant". La situation
varie non seulement en fonction de l'âge de l'enfant, mais aussi du
niveau et de la nature de la participation des parents (ce qu'ils
souhaitent, et ce que le thérapeute souhaite leur attribuer), de la
demande de l'enfant et de ce qu'il comprend de la situation.
Le
chapitre sur l'adolescence concerne finalement plus l'adolescence
elle-même que l'entretien clinique avec l'adolescent·e. Différentes
dynamiques à l'œuvre sont évoquées, dont le parallèle entre le
vécu des parents et celui de l'adolescent·e : alors que
l'adolescent·e est dans sa propre période de transition, qui l'amène
à revoir sa relation avec ses parents, les parents revivent leur
adolescence, ce qui peut se faire dans la rancœur si eux-mêmes ont
été frustrés à cette période et que leur enfant ose ne pas
l'être, ou en la revivant plus littéralement en ayant une attitude
de pote qui va rendre plus flous les repères entre les générations
au moment même où ils sont en train de se constituer autrement. La
complexité de ces dynamiques rend particulièrement indispensable
d'être vigilant·e aux transferts et contre-transferts : le·a
thérapeute est forcément un·e adulte au même titre que les parents,
le·a consultant·e adolescent·e forcément un·e adolescent·e, la distance
nécessaire à la neutralité bienveillante n'est donc pas évidente
à avoir. Il peut paraître plus légitime qu'avec le·a patient·e adulte de
juger avant de comprendre, et l'enjeu presque incontournable du
conflit avec les parents est un terrain glissant : l'autonomie
est attirante mais n'est pas forcément rassurante, les interdits
sont pesants mais peuvent avoir besoin d'être réhabilités, le·a soignant·e qui se pose trop du côté des parents risque de relancer le conflit, celui ou celle qui approuve avec insuffisamment de réserves les revendications du ou de la patient·e le·a prive d'une certaine sécurité.
L'entretien clinique de recherche est aussi évoqué, les
informations données sont plus techniques (en particulier l'aspect
quantitatif, pour le choix des sujets et le traitement des données),
même s'il y a des points communs avec l'entretien clinique tout
court (le sujet doit se sentir en confiance, doit être d'accord avec
ce qui va se passer, …). L'entretien de recherche peut d'ailleurs
avoir des conséquences cliniques : sentiment de libération du
fait de pouvoir s'exprimer, identification d'un problème (l'auteur
rapporte même un cas où l'entretien a du s'interrompre, le sujet
pris d'une crise d'angoisse suite aux affects éveillés).
A
travers les nombreux exemples donnés, l'équilibre entre théorie et
pratique qui convient particulièrement pour le sujet de l'entretien clinique est respecté,
autant que faire se peut pour un livre, qui est après tout un cours magistral en
différé. Le propos est toujours clair et les enjeux sont bien
exposés. Mélanie Klein, Donald Winnicott et Carl Rogers (dont le
travail a eu un impact décisif sur la façon de mener un entretien
non directif) sont très largement dominants dans les modèles
théoriques. Le livre gagne probablement à être lu à différents
niveaux de la formation (avant d'avoir eu affaire à un·e patient·e,
après un premier stage, un fois qu'on a le sentiment d'avoir une
expérience solide, …).
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