mardi 26 mars 2019

Je et Tu, de Martin Buber




 Dans ce court livre paru en 1923, le philosophe Martin Buber parle de la différence entre la relation Je et Tu et Je et Cela, et surtout de ce que cette différence implique pour Je. En effet, la notion même de Je dépend de ce en fonction de quoi on la définit. Cela recouvre ce qu’on peut comprendre, intellectualiser, catégoriser ("Je considère un arbre. Je peux le percevoir en tant qu’image […] Je peux le sentir comme un mouvement […] Je peux le ranger dans une espèce [...] Je peux annihiler si durement son existence temporelle et formelle que je ne voie plus en lui que l’expression d’une loi […] L’arbre n’a pas cessé d’être mon objet) : selon l’auteur, s’éloigner de l’essence de ce qu’on perçoit, c’est s’éloigner de sa propre essence. L’autre qu’on désigne par Tu est plus entier, plus immédiat, la relation est vécue de façon plus fusionnelle, et en s’approchant de l’autre on s’approche de soi-même ("Tout ce qui tient à l’arbre y est impliqué : sa forme et son mécanisme, ses couleurs et ses substances chimiques, ses conversations avec les éléments du monde, et ses conversations avec les étoiles, le tout enclos dans une totalité. Ce n’est pas une impression que cet arbre, ni un jeu de ma représentation, ni une valeur émotive ; il dresse en face de moi sa réalité corporelle, il a affaire à moi comme j’ai affaire à lui, mais d’une autre manière").

 Contrairement à ce que peut laisser craindre l’exemple que j’ai sélectionné, Buber ne se contente pas de parler de relation avec les arbres (ce qui serait par ailleurs son droit le plus strict). Le mode de relation Je-Tu concerne toutefois une façon d’être en relation, plus que la personne avec laquelle on est en relation : on peut successivement être en relation Je et Tu et Je et Cela avec la même personne. Et, si c’est aux liens interpersonnels que l’auteur attache le plus d’importance ("Là seulement le mot explicité dans le langage reçoit sa vraie réponse. Là seulement le mot fondamental est donné et rendu sous une même forme", "le Je et le Tu y sont non seulement en relation, mais en loyal échange"), la notion de Je et Tu s’étend à d’autres domaines : les arbres, donc, mais aussi par exemple l’art (l’artiste n’est alors que le véhicule qui transfère l’essence de l’œuvre sur un support physique… l’exposant alors à une relation Je-Cela à travers le regard des autres) ou encore, un tiers du livre y sera consacré, à Dieu. Une relation Je-Tu parfaitement accomplie, en effet, ne permet-elle pas un accès, à travers l’ici et maintenant, à l’éternité? Que Dieu ait "affaire à moi comme j’ai affaire à lui", n’est-ce pas l’objectif idéal pour percevoir l’essence de l’existence ("Dans la relation avec Dieu, l’exclusivité absolue et l’inclusivité absolue se confondent. Celui qui est entré dans la relation absolue n’a plus conscience de rien d’isolé, ni choses, ni êtres, ni ciel, ni terre ; car tout est inclus dans cette relation"). Le Dieu désigné n’est pas celui d’une religion particulière : Martin Buber ne semble pas faire de hiérarchie entre le moment où il fait l’éloge de l’Evangile selon Saint Jean et ceux, nombreux, où il reprend des concepts du bouddhisme (il ne va pas jusqu’à étendre cette absence de hiérarchie à l’athéisme, tant pis pour moi). Une distinction est faite, dans l’entrée en relation avec Dieu, entre la prière et le sacrifice d’une part, et la magie d’autre part : ce n’est pas son paganisme qui est reproché à la magie mais le fait qu’elle ne s’adresse à personne, alors que dans la prière et le sacrifice, le·a croyant·e s’offre à Dieu.

 Je dois admettre que j’ai eu du mal à accrocher à ce livre (aurais-je trop été dans une relation Je et Cela?), que j’ai trouvé parfois trop complexe, parfois trop mystique ("L’animal domestique ne tient pas seulement de nous, comme nous l’imaginons parfois, le don du regard vraiment "parlant" ; il a acquis, au prix de son ingénuité élémentaire, la faculté de nous adresser ce regard" mais qu’est-ce qu’il raconte???) à mon goût. J’ai aussi tiqué aux moments où l’auteur parlait sans aucune réserve de peuples primitifs (un comble pour un livre sur l’entrée en relation authentique et intégrale avec l’autre!). Malgré ces réserves, j’ai été troublé par l’avance que prenait le livre sur la psychologie clinique. Certes, les concepts qui évoquent la méditation (l’ici et maintenant, l’inhibition de la pensée qui permet d’accéder à l’essentiel) ne sont pas plus surprenants que ça, les références au bouddhisme sont abondantes. Mais l’importance attachée à la présence entière et au non jugement, qui seront le moteur thérapeutique de l’Approche Centrée sur la Personne, la relation entre personnes (plutôt que la relation avec la nature ou avec les essences spirituelles) considérée comme "la sphère par excellence", anticipant la théorie de l’attachement, ou encore, à l’époque où Freud exhumait le mythe d’Oedipe pour mieux comprendre le psychisme humain, l’affirmation que au contraire "Destinée et Liberté sont fiancées l’une à l’autre" ou que "la causalité ne pèse pas à l’homme qui possède le garant de sa liberté" offrant un écho certain à la fonction actualisante de, là encore, l’Approche Centrée sur la Personne ("quand je m’accepte tel que je suis, alors je peux changer", dit Carl Rogers), m’ont pour le moins surpris. Et que dire du développement sur celui qui entre en contact par la manipulation ("le Tu démoniaque auquel aucun autre Tu ne peut répondre"), bien longtemps avant, sauf erreur de ma part, que ne soient médiatisés des phénomènes comme la violence conjugale ou le harcèlement moral dans le monde du travail ("Il est celui vers qui montent les flammes et qui ne brûle que d’un feu froid ; celui vers qui mènent des relations, par milliers, mais de qui ne part aucune relation ; il ne participe à aucune réalité, mais il est pour tous les hommes une réalité à laquelle tous participent infiniment. Certes, il envisage les hommes qui l’entourent que comme des moteurs capables de rendements divers, qu’il peut calculer et employer au bien de sa cause. Mais lui-même ne se voit guère autrement, sauf qu’il lui faut mettre à l’épreuve son rendement propre dans des expériences renouvelées sans cesse, sans arriver jamais à en connaître les limites. Il use même de soi comme d’un Cela. Aussi son Je manque-t-il de vivacité, d’énergie et de plénitude ; il ne cherche même pas, comme l’égotiste moderne, à en donner l’illusion. Il ne parle pas de soi, il parle à partir de soi.") ?

 La lecture reste donc une expérience intéressante, que vous ayez l’intention de rentrer dans une relation Je et Tu ou, comme moi, Je et Cela avec quelques réserves, avec l’œuvre. Pour ceux et celles qui (contrairement à moi) le peuvent, je pense que le livre gagne beaucoup à être lu en allemand, pour mieux profiter de toutes les subtilités conceptuelles et, dans ce texte où il est beaucoup question de pronoms, grammaticales.

mercredi 20 mars 2019

Tribus morales, de Joshua Greene




 Une tribu (qu’on va appeler tribu de l’est, parce que c’est pratique vu qu’il va y avoir quatre tribus et qu’il va être question de territoires) a comme règle stricte d’accorder le même nombre de moutons pour chaque famille. Les habitant·e·s sont d’accord là-dessus, même si ça ne veut pas dire qu’il n’y a jamais de difficultés (une famille a trouvé le moyen d’avoir de plus gros moutons, qui sont plus lucratifs mais consomment une plus grosse part des pâturages communs, une autre a empoisonné le mouton des voisins, …), et leur conseil des ancien·ne·s doit parfois prendre des décisions litigieuses. La tribu de l’ouest a au contraire comme règle que le nombre de moutons soit proportionnel au nombre d’enfants dans la famille. Les habitant·e·s sont d’accord là dessus, même si leur conseil des ancien·e·s a dû longuement débattre quand une famille de 12 enfants faisait grincer des dents pas mal de monde, avec son troupeau gigantesque, ou quand une autre famille a perdu la moitié de ses enfants et que c’était difficilement justifiable d’ajouter une sanction économique à la tragédie. Dans la tribu du nord on ne demande ni ne prend rien à personne, chacun élève ses moutons comme il l’entend et les protège avec vigilance de la convoitise des autres berger·ère·s. Dans la tribu du sud, les moutons appartiennent à la collectivité, la répartition du travail est décidée aussi équitablement que possible par les ancien·ne·s, et les gains sont partagés. Agrandissement de la population, catastrophes naturelles, épuisement des ressources offertes par l’environnement, les quatre tribus autonomes finissent par se rapprocher dangereusement. La suite va vous étonner… Joshua Greene va utiliser ses connaissances en philosophie et en psychologie pour proposer l’élaboration d’une morale commune, non seulement pour réconcilier ces quatre tribus virtuelles mais aussi pour permettre très concrètement aux lecteur·ice·s, avec les spécificités de l’esprit humain, sa sensibilité aux émotions, sa capacité d’abstraction, son instinct d’autoconservation, d’être plus vertueux·ses dans le monde réel. Contrairement à l’enjeu de la célèbre expérience de Milgram ou du livre de Phillip Zimbardo sur la cruauté et l’héroïsme, il ne sera pas question de ce qui fait basculer l’individu vers des actions bonnes ou mauvaises mais de permettre à une personne bien intentionnée de mieux s’assurer qu’elle va dans la bonne direction (non non non, je ne fais pas du tout cette précision parce que je n’ai saisi la nuance que vers la fin du livre, d’ailleurs on va changer de sujet).

 Une notion centrale dans le livre sera la nuance entre le fonctionnement de l’esprit en mode automatique et le fonctionnement de l’esprit en mode manuel. Daniel Kahneman, prix d’économie de la Banque de Suède, a distingué deux modes de réflexion : le mode lent, qui permet de prendre une décision après en avoir considéré les tenants et les aboutissants, et le mode rapide, qui permet sans trop de catastrophes d’agir au quotidien sans se poser d’interminables questions à chaque fois. Joshua Greene va enrichir cette distinction avec le travail d’Antonio Damasio sur les émotions, vulgarisé dans L’Erreur de Descartes : l’émotion ne permet pas seulement de traiter beaucoup d’informations en peu de temps, en mettant en valeur les éléments importants (la grosse araignée qui traîne dans un coin du salon, le·a prof de géo qui prononce le mot contrôle, indiquant que c’est le moment d’arrêter de remplir consciencieusement un sudoku en attendant la fin de l’heure pour noter pour quelle date il faut apprendre le cours, ...), c’est aussi un moteur qui pousse à faire des actions importantes (aller travailler alors qu’on a des séries TV à regarder et qu’on ne sera même pas payé en arrivant sur son lieu de travail mais à la fin du mois) et accessoirement à ne pas faire des actions néfastes (être tout à fait transparent sur son ressenti envers le·a policier·ère qui est en train de nous verbaliser). L’Erreur de Descartes a été encore plus enthousiasmant pour Greene que pour moi, puisqu’il confie avoir sauté sur son lit devant la joie provoquée par cette révélation (si intéressé que j’aie été, je dois admettre avoir laissé mon lit tranquille). Avec l’aide d’un chercheur en neurosciences, il a cherché à confirmer ses intuitions sur le dilemme du tramway. Un tramway fonce sur cinq personnes ayant le malheur de se trouver sur la voie. C’est possible de le stopper en poussant une personne sur la voie (non vous ne pouvez pas vous jeter vous-même sur la voie parce que… euh, parce que la personne a un gros sac à dos donc ça va stopper le tramway, commencez pas à chipoter). Quelle est la bonne chose à faire? Un indice pour vous aider : la réponse est "non" si c’est moi qui suis devant la voie. Vous vous en doutez, la réponse n’était pas évidente pour les personnes à qui on a posé la question (et qui n’avaient même pas cet indice). Et pourtant, les sujets étaient beaucoup moins réticents quand, pour sauver les cinq personnes, il fallait modifier l’aiguillage du tramway (pour l’anecdote, le dilemme a déjà été proposé à un enfant de deux ans, je dois admettre que je n’ai pas vu venir la réponse), même si le même individu supplémentaire (avec ou sans sac à dos) était sur l’autre voie. L’imagerie cérébrale a confirmé qu’un mécanisme plus instinctif s’activait pour ceux qui refusaient de pousser leur prochain·e sous le tramway, et qu’un mécanisme plus réflectif s’activait chez les autres. Pour aller plus loin, l’auteur détaille une série d’expériences qu’il a conduites pour identifier les mécanismes à l’origine de cette différence (alors qu’avec l’objectivité la plus glaciale, on peut considérer que le résultat est exactement le même : on tue une personne innocente pour sauver cinq personnes innocentes). Deux éléments sont importants : le contact physique, et le fait que dans le premier cas on sacrifie la personne pour sauver les autres, alors que dans le second son décès est inévitable mais ne sauve personne en soi (dans le premier cas, si on ne pousse personne sur la voie, pas de sauvetage, alors que dans le second, c’est encore mieux si le tramway n’a personne à écraser après le ré-aiguillage). Plus subtil : l’influence est négligeable si le sacrifice d’une personne est bien un moyen et non une conséquence, mais que le dispositif est assez complexe pour que ça ne puisse pas être identifié au premier regard. Eviter la violence physique, et éviter la violence comme fin en soi, sont donc déjà intégrés dans ce que Joshua Greene appellera le mode automatique (par opposition au mode manuel, en faisant l’analogie avec un appareil photo). En fait, si ça peut sembler contre-intuitif (mon cerveau, laissé en roue libre, aurait donc d’autres fonctions que celle de servir mes intérêts immédiats?), le mode automatique est assez adapté à la vie en société (on peut l’expliquer d’un point de vue évolutionniste : la coopération est indispensable à la survie), ce qui permettra à l’auteur de distinguer entre un fonctionnement "moi et nous" et un fonctionnement "moi et eux". Une précision toutefois : l’auteur rappelle, expérience à l’appui, que le mode automatique est raciste, ce qui n’est pas surprenant (il y avait largement assez de données pour le suspecter avant de vérifier quelle zone s'allumait sur imagerie cérébrale) mais est très désespérant. Et, si riche que soit le livre, il ne s’attardera pas sur la tendance surréaliste du cerveau à créer des exogroupes (très tôt dans l’histoire de la psychologie sociale, les chercheur·se·s ont pu observer des comportements de favoritisme et de discrimination sur les critères les plus fantaisistes, comme la préférence pour tel ou tel peintre ou la tendance à sous-estimer ou surestimer la vitesse d’un mouvement), ce qui est un obstacle non-négligeable pour respecter son ou sa prochain·e et le·a traiter équitablement.

 Le mode manuel, donc, sert à prendre le relais quand le mode automatique est insuffisant, ou insatisfaisant, pour prendre les bonnes décisions. L’auteur ne se contente pas d’identifier l’existence du mode manuel et d’éclairer son fonctionnement, mais lui propose une direction à prendre (si on ne se fie pas à son instinct, on se fie à quoi à la place?). La morale commune doit-elle être guidée par des valeurs religieuses? Ça semble compromis, l’adoption d’une religion commune est plutôt mal engagée. Sur une législation gravée dans le marbre alors, comme une constitution? Là encore, ça implique de se mettre d’accord sur le contenu, sans compter qu’un contenu consensuel ne sera pas pour autant automatiquement vertueux. L’auteur donne l’exemple d’une éventuelle confrontation entre la tribu du nord et la tribu du sud. D’une part, leur perception sera biaisée, et si on avançait que le fonctionnement de l’autre tribu garantit une économie plus florissante, il faudrait beaucoup de preuves pour en convaincre seulement quelques uns (là encore, l’auteur appuie son argumentation avec des références scientifiques, dont des recherches concernant l’opinion sur la peine de mort ou le rôle humain dans le réchauffement climatique). D’autre part, même en admettant une différence d’efficacité, leurs valeurs morales seraient profondément heurtées : impensable, pour la tribu du nord, d’entretenir des fainéant·e·s avec l’argent de la collectivité, inacceptable, pour la tribu du sud, de laisser une partie de la population dans la misère. Une approche scientifique alors? Si on peut démontrer des choses aussi exotiques que les théorèmes complexes des mathématiques, ça doit bien être faisable d’élaborer une morale objective et incontestable! Sauf que, rappelle l’auteur, les théorèmes mathématiques s’appuient, précisément, sur des vérités incontestables (par exemple, "deux points distincts peuvent toujours être reliés par une droite"), et une telle chose n’existe pas en morale (l’ironie veut que l’auteur développe ce raisonnement dans une note de plus d’une page, ce qui est très objectivement mal). Joshua Greene propose donc comme monnaie commune l’utilitarisme, philosophie dont le nom, il le déplore, porte à confusion. Selon l’utilitarisme, ce qui est bon est ce qui apporte le plus de bonheur à chacun, les individus étant égaux entre eux (les premiers philosophes utilitaristes étaient donc contre l’esclavage). Ce à quoi il est tentant de répondre "Sans blague!". C’est bien la peine de jeter à la poubelle les valeurs religieuses, les constitutions, le raisonnement rigoureux, pour dire que le bonheur c’est bien! L’utilitarisme a pourtant connu des objections, que l’auteur va réfuter. Par exemple, l’utilitarisme pourrait accepter l’esclavage, si le malheur de certain·e·s rendait la majorité des autres très très heureux·ses. Pour l’auteur, la réponse est claire : le malheur causé par l’esclavage est extrême, personne par exemple ne voudrait être esclave la moitié de sa vie, pour avoir le bonheur de posséder un·e esclave l’autre moitié de sa vie. On peut d’ailleurs appliquer ce raisonnement aux inégalités de richesses : alors que la pauvreté rend la vie difficile, quelqu’un qui est très riche ne sera pas beaucoup plus heureux si il est très très riche (Greene donne l’exemple d’une somme de 2000$, qui pourrait changer la vie d’un·e paysan·ne pauvre alors que pour un·e millionnaire c’est simplement le prix d’un voyage en avion plus confortable). Une autre objection rejoint cet exemple des 2000$ : une partie de la population mondiale a peu d’accès à l’eau potable, à une alimentation saine, à des soins médicaux. Vous, de votre côté, vous aviez prévu d'acheter une tablette tactile, pour profiter du merveilleux contenu de ce blog avec une meilleure lisibilité. Mais, si indiscutable que soit la qualité du blog, le lire dans des conditions optimales ne vaut pas la satisfaction de besoins vitaux (je sais, mon humilité aura raison de moi). Or, par le biais d'une association caritative efficace, vous pouvez sauver de nombreuses personnes pour le prix d'une tablette. Comme vous n'êtes pas un horrible monstre, vous renoncez à votre achat et vous vous empressez de faire un virement à une association. Oui, mais la semaine en Ecosse que vous aviez prévue dans deux mois? Vous n'allez quand même pas partir en Ecosse alors que vous pourriez aider des gens qui meurent de faim! Tant pis, et puis vous allez vous faire plaisir dans pas si longtemps en allant au restaurant pour fêter votre diplôme de psycho durement acquis (je confirme!). Ah bon? Vous osez dépenser des sous au restaurant alors que des enfants n'ont pas les moyens d'être vaccinés? Vous optez pour une appétissante assiette de pâtes aux pommes de terre, en vous contentant du délice moral d'avoir sauvé des enfants. Vous l'aurez compris, l'application littérale de la philosophie utilitariste a vite fait de vous transformer en pompe à bonheur, ce qui risque rapidement de vous rendre, vous mêmes, pas si heureux·se que ça. Pour l'auteur, si faire des dons est important (il a anticipé l'excuse, qui vous est déjà venue à l'esprit, sur la difficulté d'estimer l'efficacité et la transparence des associations, et vous propose d'aller faire un tour sur www.givewell.org ), chacun·e peut juger de l'équilibre qui lui convient, tout en ayant conscience des inégalités économiques (c'est longuement développé, l'esprit est mieux équipé pour évaluer ce qu'on fait que ce qu'on ne fait pas : le passage en mode manuel, hors urgence vitale qui a lieu sous notre nez, est indispensable pour ce type de considérations), sans compter que, au niveau de la recherche d'efficacité, vous inciterez plus de personnes à vous suivre si vous ne donnez pas l'impression de ne jamais penser à vous. Joshua Greene ne prétend pas que le mal nommé utilitarisme est idéal, mais il n'a pour l'instant rien de mieux à proposer, et a des réponses solides aux principales objections.

 Une fois d'accord pour dire que le bonheur de tou·te·s est l'objectif à atteindre, et que cette affirmation est moins simpliste et plus solide qu'elle n'en a l'air, reste à savoir comment activer le fameux mode manuel et déterminer les règles communes qui optimiseront ledit bonheur. Après avoir parlé de mode automatique et de mode manuel, l'auteur va faire l'affirmation, qui peut surprendre, que certaines règles ne se discutent pas. Débattre, c'est consacrer de l'énergie à trouver des arguments, c'est écouter ceux de l'autre, ça prend du temps, surtout si on veut examiner soigneusement tous les éléments pour surmonter ses propres biais (le raisonnement, c'est pour une grande part chercher des justifications pour expliquer de façon élégante et élaborée pourquoi nos instincts sont la voie à suivre -le livre donne l'exemple caricatural de Kant démontrant très maladroitement que la masturbation est immorale-, sortir de cette dynamique est difficile). La morale, comme les sciences en général, accomplit des progrès. Certains éléments sont donc aujourd'hui assez consensuels pour refuser d'en débattre : l'objectif d'égalité entre les Blanc·he·s et les Noir·e·s, par exemple, n'a pas de légitimité à être remis en question. Le débat était une contrainte quand il n'y avait pas consensus, mais il n'est plus question d'y revenir. L'auteur enrichit cette affirmation avec une anecdote racontée par un professeur de droit (Alan Dershowitz). Il refusait de débattre avec un négationniste, qui l'inondait de lettres sur la liberté d'expression, le refus de la confrontation, la peur de perdre le monopole de la vérité, et autres trucs de négationnistes. Il a fini par accepter à la condition qu'il y ait trois débats : le premier sur la Terre plate, le second sur l'existence du père Noël, et enfin le troisième sur le sujet du négationnisme. Ces conditions n'ont pas été acceptées. La solidité des preuves sur la réalité du génocide commis par les nazis, en effet, rend problématique, tant qu'un travail sérieux effectué par des chercheur·se·s n'amène pas d'éléments solides pour remettre en question ce consensus scientifique, de discuter avec un·e négationniste comme si les deux points de vue avaient la même valeur au départ. L'autre facette de cet argument est que s'appuyer sur un droit constitue la fin d'une conversation, plutôt que son début. Dire que telle ou telle règle est légitime parce que le droit à la liberté, parce que la liberté d'expression, ... n'amène pas à une discussion objective (l'auteur est bien placé pour le savoir, c'était la technique la plus répandue quand, étudiant, il participait à des concours de rhétorique). Enfin, l'élaboration d'une morale commune implique de répondre à des questions techniques. Comme pour les autres parties du livre, l'auteur rappelle, expériences spécifiques à l'appui, que l'humain tend à surestimer ses connaissances techniques, que ce soit sur des questions de société ou sur le fonctionnement d'une chasse d'eau ou d'une fermeture éclair. Reconstituer son propre raisonnement depuis le début, et au besoin combler ses lacunes, augmente donc considérablement l'objectivité. L'auteur donne un exemple concret d'application de ses recommandations avec le droit à l'avortement. Au niveau des présupposés, il explore longuement les points de vue pro et anti avant de conclure qu'il n'y a pas d'éléments solides pour estimer quand, exactement, débute la vie. Il passe donc au point de vue utilitariste : qu'est-ce qui créerait le plus de bonheur, entre l'interdiction et l'autorisation de l'avortement? L'interdiction limiterait radicalement les libertés sexuelles, tout en n'empêchant en rien les violences sexuelles. Elle mettrait aussi en grand danger les femmes cherchant à avorter clandestinement, créant beaucoup de souffrances. Il y aurait plus de naissances, de personnes qui potentiellement seraient heureuses au lieu de... ne pas être du tout, mais prendre en compte les vies potentielles impliquerait de prendre en compte aussi les conceptions qui n'ont pas lieu (l'auteur rappelle que les militant·e·s anti-avortement sont rarement de fervent·e·s défenseur·se·s de la contraception libre), ce qui amène à des considérations assez particulières (toutes les grossesses qui n'ont pas lieu, de la même façon, privent potentiellement de bonheur une personne qui aurait pu exister). J'ai oublié des arguments et j'ai simplifié ceux que je n'ai pas oubliés mais pour l'auteur, la comparaison penche nettement en faveur du droit à l'avortement. On peut constater qu'il a pris la démonstration au sérieux, en ne choisissant pas le conflit le plus apaisé pour donner un exemple d'application.

 Le livre est assez technique pour intéresser un·e étudiant·e qui voudrait faire des recherches sur un thème semblable (les nombreuses études citées sont bien sûr référencées), mais l'ensemble est assez clair pour intéresser n'importe quel·le lecteur·ice, sur un sujet pour lequel, je pense, peu de personnes pourront dire qu'elles ne se sont jamais senties concernées. L'auteur est passionné depuis suffisamment longtemps pour pouvoir se permettre de donner à sa démonstration un aspect autobiographique, avec ses aventures déjà évoquées comme son passage par une équipe étudiante de rhétorique (et son départ de l'équipe quand son argumentaire utilitariste, apparemment indépassable, a été contré par une objection dérivée du dilemme du tramway) ou sa découverte de L'Erreur de Descartes, mais aussi d'autres comme sa perplexité devant des serviettes en papier sales au pied de la poubelle d'un self (ramasser sa serviette, qui n'a pas atteint la cible escomptée, oui, mais c'est laquelle? et s'il ramasse la serviette d'un autre, pourquoi ne pas les ramasser toutes?). Et c'est en effet son parcours d'étudiant en philosophie, puis de chercheur en psychologie, qui a permis de donner à son raisonnement toute sa complexité et sa richesse.


vendredi 15 mars 2019

Les Chatouilles, d'Andréa Bescond et Eric Metayer



 Adaptation au cinéma, par les mêmes auteur et autrice, de la pièce Les Chatouilles ou la danse de la colère, ce film, dans lequel la réalisatrice joue son propre rôle, est le courageux récit autobiographique de sa recherche de guérison, après les viols qu'elle a subis enfant par un proche de la famille.

 Le film est explicite dès les premières minutes sur les violences vécues, sur leur répétition, sur l'attitude manipulatrice de l'auteur des violences (douceur qui succède à de la fermeté, cadeaux fréquents, "je croyais que tu aimais ça" lorsqu'un refus est opposé, avant de feindre de s'attrister puis d'ignorer le refus, ...), mais aussi sur les opportunités non saisies de parler, qui rendent d'autant plus perceptible le poids du secret, la crainte de ce qui pourra se passer s'il est révélé, voire si la victime se l'admet à elle-même. Le film est aussi explicite sur ce qui lui permet de tenir : si la pratique intensive (et professionnelle) de la danse, des relations stables (un ami d'enfance, puis la psychologue qui se fait envoyer promener de façon très directe quand elle propose de la rediriger vers une professionnelle plus compétente, ce qui impliquerait l'insupportable épreuve de répéter ce qui vient d'être dit), sont des éléments importants, les aspects destructeurs du traumatisme ont eux aussi une place centrale dans le film. Odette (c'est le nom du personnage) se drogue, couche avec de nombreux partenaires d'une façon qui semble compulsive (en tout cas aux autres personnes de la même troupe de danse), disparaît parfois plusieurs jours sans prévenir personne... Autant de séquelles qui sont clairement identifiées et expliquées par exemple dans Le Livre noir des violences sexuelles, de Muriel Salmona, et qui expriment bien dans le cadre du film l'urgence de guérir, ce qui se fera, dans la narration mais aussi musicalement, par des retrouvailles entre l'adulte et l'enfant qu'elle a été (ces retrouvailles passeront par différentes étapes, dont la condamnation pénale de l'auteur des violences, et la communication d'Odette avec ses parents).

 "Ça ressemble à quoi un pédophile???", s'emporte le père quand la mère met en doute ce que leur fille, adulte, vient enfin de leur rapporter. Le film est aussi une réponse à cette question : un pédophile n'a pas nécessairement l'air d'un pédophile. Celui du film est un ami proche de la famille, père puis grand-père, bien intégré socialement et professionnellement, a "peut-être" subi des violences sexuelles dans sa jeunesse (comme la mère d'Odette le suggère entre autres tentatives de le défendre)... et, le public et Odette l'apprendront au moment du dépôt de plainte, a de nombreuses victimes (dont sa propre sœur, qui oppose au tribunal la prescription des faits au fait qu'elle-même revit l'agression tous les jours). Le film est incroyablement énergique, optimiste (c'est possible de s'en sortir, même quand le traumatisme dure depuis des années), mais ne verse à aucun moment dans l'angélisme : Odette n'obtiendra pas le soutien de sa mère (qui ira jusqu'à lui reprocher les conséquences de la plainte sur le violeur et sa famille), l'accusé à la barre dira qu'elle était consentante et qu'il ne comprend pas bien ce qu'il fait là, le secret est difficile à briser au point que les premières révélations faites à des proches ont en fait lieu dans l'imagination d'Odette, ...

 L'orfèvrerie dans le rythme de la narration, l'utilisation régulière de la danse comme support, sans parler de l'aspect autobiographique pour l'actrice principale et co-réalisatrice, donnent une force  particulièrement intense à ce film, à la fois lorsqu'il parle de douleur insupportable et lorsqu'il parle de reconstruction, et cette force est mise au service de la documentation et de la médiatisation d'un sujet trop mal connu (il est rappelé au moment du générique de fin qu'un enfant sur cinq est victime selon les statistiques du Conseil de l'Europe).