mercredi 23 décembre 2020

Psychotherapy with "impossible" cases, de Barry L. Duncan, Mark A. Hubble et Scott D. Miller



  Dans ce livre qui rappelle par bien des aspects How clients make therapy work (il me semble d'ailleurs que c'est dans celui-ci que j'ai entendu parler de celui-là), les auteurs proposent des solutions pour aider ceux.elles que des années de thérapies ne sont pas parvenues à aider. Si les professionnel.le.s les plus désespéré.e.s sont parfois tenté.e.s de les appeler "tueur.se.s de thérapeutes", les auteurs préfèrent le terme de vétérans de la thérapie, car comme les vétérans il.elle.s sont expérimenté.e.s, portent des cicatrices, ont traversé des moments très durs.

 Une méthode, dans 200 petites pages, pour résoudre des situations sur lesquelles des expert.e.s se sont cassé.e.s les dents pendant des années? Autant dire que j'étais intrigué avant la lecture. Et en effet, alors que vu le sujet on pourrait s'attendre à un guide détaillé avec des piles de recommandations, l'idée principale est de... mettre de côté sa propre expertise, ce qui fait pour le moins gagner de la place! Plus que desdits vétérans, le livre est une invitation à se méfier de soi-même. Trop de théorie peut en effet amener à décider unilatéralement de ce en quoi consiste le problème et sa solution, à accélérer au lieu de ralentir quand la thérapie ne fonctionne pas, voire à être de plus en plus rigide, devant l'échec, dans ses conceptions et ressentir une hostilité grandissante envers cette personne qui décidément ne veut pas rentrer dans les cases malgré tout nos efforts (c'est le contretransfert théorique, un concept qui revient souvent). A la lecture, on comprend vite pourquoi Carl Rogers, le créateur de l'Approche Centrée sur la Personne, et John Weakland, systémicien de l'école de Palo Alto, sont évoqués dans l'introduction : l'écoute empathique de l'ACP, la confiance dans les compétences de la personne écoutée, la richesse technique de l'école de Palo Alto pour faire des pas de côté et mieux délimiter les objectifs véritables, sont en effet au cœur du livre. Une autre clef importante, quand rien ne va plus, est de prendre de la distance... émotionnellement d'abord, potentiellement avec une pause au milieu de la séance, en expliquant ce qui se passe, mais aussi théoriquement, en demandant de l'aide à d'autres professionnel.le.s. Pour les auteurs, les difficultés doivent être communiquées aux client.e.s, qui tendent plutôt à ressentir de la gratitude envers les efforts qu'on leur accorde : s'ils continuent de souffrir, voire si leur état s'aggrave, il.elle.s auront de toutes façons parfaitement compris que leur thérapeute n'arrive pas à les aider.

 Avant d'être une liste de solutions, le livre est donc un appel à l'humilité. La leçon est d'autant plus éloquente que certains propos particulièrement limpides sont tenus, via des vignettes cliniques, par les client.e.s même... et comme si ça ne suffisait pas, les premiers le sont par une enfant de 10 ans qui, malgré son jeune âge, peut déjà prétendre au statut de vétéran (plusieurs thérapeutes consulté.e.s, médication, thérapie de groupe, ...) : "Mes autres thérapeutes ne m'ont jamais demandé sur quoi je voulais travailler. Ils m'ont posé des questions sur des sujets où je n'avais pas vraiment envie de répondre. Ça ne devrait pas plutôt être à moi de vous dire ce que j'en pense?" "tu viens parler à une personne, pour te débarrasser de tes problèmes et travailler dessus. Et au lieu de ça il te dit ou elle te dit son avis sur ce qui s'est passé", "Je suis restée assise comme ça et elle a parlé pendant toute une heure et j'ai à peine pu en placer une", "En fait les psychiatres ne comprennent pas... tu as aussi les solutions, pour toi-même, mais ils disent "on va essayer ci, on va essayer ça", et ça n'aide pas". Si Molly est aussi remontée, c'est en partie parce que son problème a été réglé très vite une fois qu'on lui a... demandé son avis. Elle dit elle-même que la même solution proposée par un tiers aurait moins bien fonctionné. Elle avait des cauchemars, avait peur de dormir seule dans sa chambre, et la première solution qui est venue d'elle (faire une barricade d'oreillers et de peluches) s'est trouvée être efficace.

 La théorie est très vite expédiée, mais comme elle consiste principalement en des variantes d'humilité, l'essentiel du livre consiste en des exemples concrets d'application, à travers des vignettes cliniques commentées, qui semblent plus ou moins rangées par ordre de difficulté. Du coup, tout va bien, il suffit d'être humble et de laisser tomber la théorie, et on est capable non seulement de soigner, mais de le faire mieux que des légions de thérapeutes? On peut fermer les facs de psycho, les instituts de formation? Malgré la sensation confortable que j'ai parfois eue en lisant des appels à prendre de la distance avec la théorie qui consistaient en grande partie à... appliquer la théorie à laquelle je me forme (écouter sans affirmer, laisser le.a client.e déterminer sa souffrance, son objectif, et les moyens qui lui conviennent pour s'en sortir), ce n'est pas si simple. Même en étant bien intentionné.e, surtout en étant bien intentionné.e, on peut vite se prendre les pieds dans le tapis. Les conseils même donnés dans le livre ont parfois contribué à l'échec. C'est dit de façon très claire, se placer au dessus, soi-même ou la méthode employée, des thérapeutes précédent.e.s, n'est une attitude ni pertinente ni constructive... et pourtant, n'est-ce jamais tentant quand des personnes placent leur espoir en nous en se plaignant des professionnel.le.s qui ont échoué avant? Un thérapeute tombe en plein dans ce piège, et ce n'est que quand il constate explicitement qu'il est dans une impasse que les client.e.s (un couple) commencent à aller mieux. Voir la personne en entier, plutôt que se concentrer sur ses déficits, permet de mieux orienter la thérapie... sauf pour ce client qui ne supporte pas la moindre suggestion qu'il pourrait aller bien, parce que ça lui donne la sensation qu'on veut se débarrasser de lui. Prendre le temps de définir les objectifs à partir de la demande des client.e.s, c'est primordial, mais lesdits objectifs peuvent vite être perdus de vue quand la plainte, dans le courant de la thérapie, constraste avec la demande faite au calme.

 Difficile de choisir un thème plus approprié que celui des vétérans de la thérapie pour un appel à la capacité à se remettre en question, à croire en ses compétences (ce n'est certainement pas un appel à jeter la théorie à la poubelle, d'ailleurs les vignettes cliniques sont introduites par l'état de la science sur le sujet) mais aussi à cesser de s'y accrocher quand elles mènent à une impasse. Pourtant, l'humour, l'humilité des auteurs eux-mêmes, l'aspect concret des conseils donnés (ils ne disent pas juste de prendre de la distance, ils disent très précisément comment le faire), les compétences, abondamment illustré.e.s, des client.e.s pour surmonter les obstacles si imposants soient-ils, rend l'ensemble du livre plutôt motivant et apaisant. Il ne semble pas avoir été réédité depuis sa parution en 1997, mais seuls quelques passages discrets rappellent son ancienneté (en particulier sur le trauma dissociatif, identifié comme tel très récemment à l'époque). En revanche, il n'existe malheureusement pas en français.

mardi 15 décembre 2020

Dibs, de Virginia Axline


  Dibs a cinq ans, et met vraiment en difficulté le personnel, pourtant bienveillant, de l'école privée dans laquelle il est scolarisé. S'il sait parfaitement exprimer son désaccord en frappant l'élève qui aurait l'indélicatesse de trop s'approcher de lui, ou en rendant la tâche ardue à la personne qui lui met son manteau au moment de partir, il ne parle pas ou presque, reste seul l'essentiel de la journée, semble parfois apprécier de regarder longtemps un livre "comme s'il le lisait". Les réunions d'équipe ne permettent pas de trouver une réponse (bien que le sujet revienne souvent!), le pédiatre de l'école n'en a pas plus. Autisme? Retard? Psychose? "Le plus souvent il semblait que son univers était une réalité douloureuse, faite de tourments et de malheur". Les autres parents d'élèves marquent des signes d'impatience envers cet enfant qui frappe et griffe, et il est décidé, en dernier recours avant un renvoi, de l'envoyer en thérapie avec une psychologue clinicienne qui se trouve être Virginia Axline.

 L'autrice est une thérapeute rogérienne, et sa façon de procéder est assez orthodoxe : l'enfant fait et dit ce qu'il veut (dans la limite d'éventuelles interdictions... mais en l'occurence Dibs renverse un pot de peinture par terre pendant une séance, donc niveau interdictions ça n'a pas l'air super strict) avec ce qui est disponible dans la salle de thérapie ("play room", salle de jeux), le ou la thérapeute l'accompagne de façon empathique, sans orienter, juger ni interpréter. Virginia Axline se retiendra par exemple de féliciter Dibs pour ne pas envoyer le message implicite que certains comportements sont plus souhaitables que d'autres (et en effet elle constatera que Dibs a tendance à faire une démonstration de performance scolaire/intellectuelle, comme un pas en arrière, quand il sent que ses émotions commencent à avoir trop d'emprise), et ne cherchera pas à le réconforter en minimisant une situation quand il ira mal (ce sera surtout le cas à la fin des premières séances, où il fera comprendre assez clairement qu'il n'a vraiment pas envie de partir... la stratégie de la thérapeute sera alors de l'amener à distinguer ses pensées, ses émotions et la réalité de la situation). Mais sa plus grande difficulté avec l'approche non-directive sera probablement de... ne pas se renseigner sur les progrès à l'école et à la maison.

Des progrès, Dibs en fera pourtant très vite. Dès la première séance, il parle, montre qu'il sait lire (en fait de retard mental, son QI sera évalué à 168 après la thérapie), et même si "Mme A" se refuse à interpréter, ses premiers jeux ont un contenu assez riche. Au fur et à mesure des séances, la communication sera plus fluide, la frustration et en particulier la séparation seront de mieux en mieux gérées, au point que Dibs décidera lui-même de mettre fin à la thérapie (en choisissant de faire une dernière et unique séance après la longue pause des vacances d'été). Il répétera régulièrement à quel point cette heure hebdomadaire est importante pour lui. La colère exprimée contre sa mère, sa sœur mais surtout son père à travers les jeux sera de plus en plus explicite, mais aussi plus apaisée à la fin de la thérapie. Virginia Axline finit aussi par obtenir des informations de l'école : il semble infiniment plus heureux, parle et joue avec les autres enfants, danse et invente des chansons, et apprend à lire avec les autres (à la grande surprise de la thérapeute, il fait en fait semblant de ne pas savoir tout à fait lire et de déchiffrer au même rythme que les autres). Mais des moments essentiels ont pourtant eu lieu sans Dibs : à deux reprises, sa mère, qui a dit avec beaucoup d'insistance qu'il n'était pas question qu'elle donne des informations sur elle ni sur le père, demande un entretien et s'effondre (Axline, lorsqu'elle rapporte ces moments, insiste sur l'importance fondamentale du non-jugement, et sur l'importance de laisser la personne qui a demandé l'entretien de prendre l'initiative de la parole, même si ça implique de commencer par un silence).

 L'arrivée imprévue de Dibs a été un choc pour elle et son époux, un frein insupportable à leurs brillantes carrières (elle est chirurgienne et lui scientifique). Ni l'un ni l'autre n'avaient envie d'avoir un enfant, ne s'en sentait les compétences. La parentalité a été appréhendée sous l'angle de la performance : elle a cherché à lui apprendre le plus de choses possible le plus vite possible, l'essentiel de leur relation se résumait à l'utilisation de matériel éducatif. Le père, lui, est intransigeant, dénigre et punit vite (Dibs est particulièrement marqué par la fois où il a été enfermé dans sa chambre pour avoir renversé quelque chose en courant le rejoindre alors qu'il rentrait). Son état qui pouvait évoquer l'autisme ou le retard mental a été d'autant plus insupportable pour eux : en fait de performance à présenter à leurs proches, la sensation était celle d'un échec, alors que la parentalité était déjà un sujet de honte puisqu'elle les avait freinés professionnellement. La douleur de voir Dibs si distant a finalement permis à sa mère de voir le problème que posait sa propre distance, et leur relation s'améliore radicalement pendant la thérapie (c'est le cas aussi, mais infiniment plus progressivement, avec le père).

 La théorie de l'attachement n'existait pas encore (ou alors dans ses balbutiements) au moment de l'écriture du livre, mais difficile de ne pas y penser! Tous les besoins de Dibs sont remplis, mais l'absence de véritable relation avec son père et sa mère génère la douleur insupportable qui explique son état au début du livre. Il a énormément de mal à supporter la séparation (à l'école comme en thérapie, même si des progrès rapides sont faits), et il exprime assez clairement pendant une séance que s'il reste loin des autres élèves, c'est qu'il a envie de jouer avec eux mais ne peut pas prendre le risque d'être rejeté. L'approche positive inconditionnelle, pilier de l'Approche Centrée sur la Personne de Rogers, la régularité des rendez-vous (toujours le même jour à la même heure, pour la même durée), ont donc probablement été pour beaucoup dans la réussite de la thérapie.

 L'autrice précise dans le dernier chapitre et l'épilogue que l'histoire de Dibs a inspiré nombre de ses élèves, et elle a eu de ses nouvelles par hasard à plusieurs reprises. En dehors de l'aspect inspirant difficile à contester, c'est aussi une bonne illustration du potentiel et du fonctionnement de l'ACP adaptée aux enfants.

mercredi 9 décembre 2020

What works for whom, a critical review of treatments for children and adolescents, de P. Fonagy, D. Cottrell, J. Phillips, D. Bevington, D. Glaser et E. Allison



 12 ans après leur première édition, pour cette mise à jour datant de 2015, les auteur.ice.s renouvellent leur gigantesque revue de la littérature scientifique pour identifier les traitements dont l'efficacité est la mieux attestée, pour un nombre très élevé de troubles (autisme, addiction, troubles du comportement alimentaire, comportements délinquants, troubles de l'apprentissage, traumatisme, troubles psychosomatique et gestion de la douleur, ...) chez l'enfant et l'adolescent. Si les limites de l'entreprise sont très clairement formulées (un guide de la conduite à suivre selon le trouble demanderait tout un volume supplémentaire, aucun traitement ne fonctionne tout le temps pour tout le monde, le choix du bon traitement ne garantit pas pour autant la qualité des soins, ...), mais l'enjeu reste de taille : les enfants et adolescents tendent à devenir des adultes, donc la prévention est d'autant plus importante, et les pratiques dans leur ensemble sont encore loin de correspondre à l'état de la science.

 Pour chaque trouble ou ensemble de troubles sont présentés l'épidémiologie, les critères diagnostics (quand il n'y a pas de consensus, les différences sont détaillées), les risques de comorbidité, et enfin l'évaluation des traitements. Cette partie est souvent très longue parce que détaillée, et la lecture n'est pas particulièrement aisée : beaucoup de termes techniques (oui, ils sont définis, mais ça reste des termes techniques), beaucoup d'abréviations, beaucoup de chiffres... sans compter que les médicaments sont aussi évalués, ce qui est certes indispensable mais demande des compétences supplémentaires pour intégrer le contenu. Toutefois, les auteur.ice.s fournissent charitablement un résumé des points principaux en fin de chapitre et, en fin de livre, un nouveau résumé de chaque chapitre. L'accessibilité est en effet partie intégrante de la démarche : c'est régulièrement mentionné dans le chapitre de conclusion, mais l'un des enjeux principaux pour une meilleure santé publique selon les auteur.ice.s est une sensibilisation des familles mais aussi de nombreux professionnel.le.s (soignant.e.s, enseignant.e.s, travailleur.se.s sociaux.ales, ...) aux troubles de la santé mentale, une intervention rapide et une communication optimale entre les institutions (aucun.e psychologue ou psychiatre, seul.e, ne disposera de tous les outils nécessaires) constituant les progrès qu'il.elle.s appellent le plus de leurs vœux.

 La structure du livre permet un bon compromis entre l'exhaustivité (d'autant plus importante quand le niveau de preuve est le cœur de la démarche) et l'accessibilité : les spécialistes pourront comparer les recherches évoquées et en reprendre certaines dans le détail, les utilisateur.ice.s plus axé.e.s sur la pratique pourront se reporter au résumé pour mieux comprendre un diagnostic, un choix de thérapie, ou pour reconsidérer certaines idées reçues. Un certain nombre de questions sans réponse sont aussi présentées... peut-être pour une troisième édition?