mercredi 23 décembre 2020

Psychotherapy with "impossible" cases, de Barry L. Duncan, Mark A. Hubble et Scott D. Miller



  Dans ce livre qui rappelle par bien des aspects How clients make therapy work (il me semble d'ailleurs que c'est dans celui-ci que j'ai entendu parler de celui-là), les auteurs proposent des solutions pour aider ceux.elles que des années de thérapies ne sont pas parvenues à aider. Si les professionnel.le.s les plus désespéré.e.s sont parfois tenté.e.s de les appeler "tueur.se.s de thérapeutes", les auteurs préfèrent le terme de vétérans de la thérapie, car comme les vétérans il.elle.s sont expérimenté.e.s, portent des cicatrices, ont traversé des moments très durs.

 Une méthode, dans 200 petites pages, pour résoudre des situations sur lesquelles des expert.e.s se sont cassé.e.s les dents pendant des années? Autant dire que j'étais intrigué avant la lecture. Et en effet, alors que vu le sujet on pourrait s'attendre à un guide détaillé avec des piles de recommandations, l'idée principale est de... mettre de côté sa propre expertise, ce qui fait pour le moins gagner de la place! Plus que desdits vétérans, le livre est une invitation à se méfier de soi-même. Trop de théorie peut en effet amener à décider unilatéralement de ce en quoi consiste le problème et sa solution, à accélérer au lieu de ralentir quand la thérapie ne fonctionne pas, voire à être de plus en plus rigide, devant l'échec, dans ses conceptions et ressentir une hostilité grandissante envers cette personne qui décidément ne veut pas rentrer dans les cases malgré tout nos efforts (c'est le contretransfert théorique, un concept qui revient souvent). A la lecture, on comprend vite pourquoi Carl Rogers, le créateur de l'Approche Centrée sur la Personne, et John Weakland, systémicien de l'école de Palo Alto, sont évoqués dans l'introduction : l'écoute empathique de l'ACP, la confiance dans les compétences de la personne écoutée, la richesse technique de l'école de Palo Alto pour faire des pas de côté et mieux délimiter les objectifs véritables, sont en effet au cœur du livre. Une autre clef importante, quand rien ne va plus, est de prendre de la distance... émotionnellement d'abord, potentiellement avec une pause au milieu de la séance, en expliquant ce qui se passe, mais aussi théoriquement, en demandant de l'aide à d'autres professionnel.le.s. Pour les auteurs, les difficultés doivent être communiquées aux client.e.s, qui tendent plutôt à ressentir de la gratitude envers les efforts qu'on leur accorde : s'ils continuent de souffrir, voire si leur état s'aggrave, il.elle.s auront de toutes façons parfaitement compris que leur thérapeute n'arrive pas à les aider.

 Avant d'être une liste de solutions, le livre est donc un appel à l'humilité. La leçon est d'autant plus éloquente que certains propos particulièrement limpides sont tenus, via des vignettes cliniques, par les client.e.s même... et comme si ça ne suffisait pas, les premiers le sont par une enfant de 10 ans qui, malgré son jeune âge, peut déjà prétendre au statut de vétéran (plusieurs thérapeutes consulté.e.s, médication, thérapie de groupe, ...) : "Mes autres thérapeutes ne m'ont jamais demandé sur quoi je voulais travailler. Ils m'ont posé des questions sur des sujets où je n'avais pas vraiment envie de répondre. Ça ne devrait pas plutôt être à moi de vous dire ce que j'en pense?" "tu viens parler à une personne, pour te débarrasser de tes problèmes et travailler dessus. Et au lieu de ça il te dit ou elle te dit son avis sur ce qui s'est passé", "Je suis restée assise comme ça et elle a parlé pendant toute une heure et j'ai à peine pu en placer une", "En fait les psychiatres ne comprennent pas... tu as aussi les solutions, pour toi-même, mais ils disent "on va essayer ci, on va essayer ça", et ça n'aide pas". Si Molly est aussi remontée, c'est en partie parce que son problème a été réglé très vite une fois qu'on lui a... demandé son avis. Elle dit elle-même que la même solution proposée par un tiers aurait moins bien fonctionné. Elle avait des cauchemars, avait peur de dormir seule dans sa chambre, et la première solution qui est venue d'elle (faire une barricade d'oreillers et de peluches) s'est trouvée être efficace.

 La théorie est très vite expédiée, mais comme elle consiste principalement en des variantes d'humilité, l'essentiel du livre consiste en des exemples concrets d'application, à travers des vignettes cliniques commentées, qui semblent plus ou moins rangées par ordre de difficulté. Du coup, tout va bien, il suffit d'être humble et de laisser tomber la théorie, et on est capable non seulement de soigner, mais de le faire mieux que des légions de thérapeutes? On peut fermer les facs de psycho, les instituts de formation? Malgré la sensation confortable que j'ai parfois eue en lisant des appels à prendre de la distance avec la théorie qui consistaient en grande partie à... appliquer la théorie à laquelle je me forme (écouter sans affirmer, laisser le.a client.e déterminer sa souffrance, son objectif, et les moyens qui lui conviennent pour s'en sortir), ce n'est pas si simple. Même en étant bien intentionné.e, surtout en étant bien intentionné.e, on peut vite se prendre les pieds dans le tapis. Les conseils même donnés dans le livre ont parfois contribué à l'échec. C'est dit de façon très claire, se placer au dessus, soi-même ou la méthode employée, des thérapeutes précédent.e.s, n'est une attitude ni pertinente ni constructive... et pourtant, n'est-ce jamais tentant quand des personnes placent leur espoir en nous en se plaignant des professionnel.le.s qui ont échoué avant? Un thérapeute tombe en plein dans ce piège, et ce n'est que quand il constate explicitement qu'il est dans une impasse que les client.e.s (un couple) commencent à aller mieux. Voir la personne en entier, plutôt que se concentrer sur ses déficits, permet de mieux orienter la thérapie... sauf pour ce client qui ne supporte pas la moindre suggestion qu'il pourrait aller bien, parce que ça lui donne la sensation qu'on veut se débarrasser de lui. Prendre le temps de définir les objectifs à partir de la demande des client.e.s, c'est primordial, mais lesdits objectifs peuvent vite être perdus de vue quand la plainte, dans le courant de la thérapie, constraste avec la demande faite au calme.

 Difficile de choisir un thème plus approprié que celui des vétérans de la thérapie pour un appel à la capacité à se remettre en question, à croire en ses compétences (ce n'est certainement pas un appel à jeter la théorie à la poubelle, d'ailleurs les vignettes cliniques sont introduites par l'état de la science sur le sujet) mais aussi à cesser de s'y accrocher quand elles mènent à une impasse. Pourtant, l'humour, l'humilité des auteurs eux-mêmes, l'aspect concret des conseils donnés (ils ne disent pas juste de prendre de la distance, ils disent très précisément comment le faire), les compétences, abondamment illustré.e.s, des client.e.s pour surmonter les obstacles si imposants soient-ils, rend l'ensemble du livre plutôt motivant et apaisant. Il ne semble pas avoir été réédité depuis sa parution en 1997, mais seuls quelques passages discrets rappellent son ancienneté (en particulier sur le trauma dissociatif, identifié comme tel très récemment à l'époque). En revanche, il n'existe malheureusement pas en français.

mardi 15 décembre 2020

Dibs, de Virginia Axline


  Dibs a cinq ans, et met vraiment en difficulté le personnel, pourtant bienveillant, de l'école privée dans laquelle il est scolarisé. S'il sait parfaitement exprimer son désaccord en frappant l'élève qui aurait l'indélicatesse de trop s'approcher de lui, ou en rendant la tâche ardue à la personne qui lui met son manteau au moment de partir, il ne parle pas ou presque, reste seul l'essentiel de la journée, semble parfois apprécier de regarder longtemps un livre "comme s'il le lisait". Les réunions d'équipe ne permettent pas de trouver une réponse (bien que le sujet revienne souvent!), le pédiatre de l'école n'en a pas plus. Autisme? Retard? Psychose? "Le plus souvent il semblait que son univers était une réalité douloureuse, faite de tourments et de malheur". Les autres parents d'élèves marquent des signes d'impatience envers cet enfant qui frappe et griffe, et il est décidé, en dernier recours avant un renvoi, de l'envoyer en thérapie avec une psychologue clinicienne qui se trouve être Virginia Axline.

 L'autrice est une thérapeute rogérienne, et sa façon de procéder est assez orthodoxe : l'enfant fait et dit ce qu'il veut (dans la limite d'éventuelles interdictions... mais en l'occurence Dibs renverse un pot de peinture par terre pendant une séance, donc niveau interdictions ça n'a pas l'air super strict) avec ce qui est disponible dans la salle de thérapie ("play room", salle de jeux), le ou la thérapeute l'accompagne de façon empathique, sans orienter, juger ni interpréter. Virginia Axline se retiendra par exemple de féliciter Dibs pour ne pas envoyer le message implicite que certains comportements sont plus souhaitables que d'autres (et en effet elle constatera que Dibs a tendance à faire une démonstration de performance scolaire/intellectuelle, comme un pas en arrière, quand il sent que ses émotions commencent à avoir trop d'emprise), et ne cherchera pas à le réconforter en minimisant une situation quand il ira mal (ce sera surtout le cas à la fin des premières séances, où il fera comprendre assez clairement qu'il n'a vraiment pas envie de partir... la stratégie de la thérapeute sera alors de l'amener à distinguer ses pensées, ses émotions et la réalité de la situation). Mais sa plus grande difficulté avec l'approche non-directive sera probablement de... ne pas se renseigner sur les progrès à l'école et à la maison.

Des progrès, Dibs en fera pourtant très vite. Dès la première séance, il parle, montre qu'il sait lire (en fait de retard mental, son QI sera évalué à 168 après la thérapie), et même si "Mme A" se refuse à interpréter, ses premiers jeux ont un contenu assez riche. Au fur et à mesure des séances, la communication sera plus fluide, la frustration et en particulier la séparation seront de mieux en mieux gérées, au point que Dibs décidera lui-même de mettre fin à la thérapie (en choisissant de faire une dernière et unique séance après la longue pause des vacances d'été). Il répétera régulièrement à quel point cette heure hebdomadaire est importante pour lui. La colère exprimée contre sa mère, sa sœur mais surtout son père à travers les jeux sera de plus en plus explicite, mais aussi plus apaisée à la fin de la thérapie. Virginia Axline finit aussi par obtenir des informations de l'école : il semble infiniment plus heureux, parle et joue avec les autres enfants, danse et invente des chansons, et apprend à lire avec les autres (à la grande surprise de la thérapeute, il fait en fait semblant de ne pas savoir tout à fait lire et de déchiffrer au même rythme que les autres). Mais des moments essentiels ont pourtant eu lieu sans Dibs : à deux reprises, sa mère, qui a dit avec beaucoup d'insistance qu'il n'était pas question qu'elle donne des informations sur elle ni sur le père, demande un entretien et s'effondre (Axline, lorsqu'elle rapporte ces moments, insiste sur l'importance fondamentale du non-jugement, et sur l'importance de laisser la personne qui a demandé l'entretien de prendre l'initiative de la parole, même si ça implique de commencer par un silence).

 L'arrivée imprévue de Dibs a été un choc pour elle et son époux, un frein insupportable à leurs brillantes carrières (elle est chirurgienne et lui scientifique). Ni l'un ni l'autre n'avaient envie d'avoir un enfant, ne s'en sentait les compétences. La parentalité a été appréhendée sous l'angle de la performance : elle a cherché à lui apprendre le plus de choses possible le plus vite possible, l'essentiel de leur relation se résumait à l'utilisation de matériel éducatif. Le père, lui, est intransigeant, dénigre et punit vite (Dibs est particulièrement marqué par la fois où il a été enfermé dans sa chambre pour avoir renversé quelque chose en courant le rejoindre alors qu'il rentrait). Son état qui pouvait évoquer l'autisme ou le retard mental a été d'autant plus insupportable pour eux : en fait de performance à présenter à leurs proches, la sensation était celle d'un échec, alors que la parentalité était déjà un sujet de honte puisqu'elle les avait freinés professionnellement. La douleur de voir Dibs si distant a finalement permis à sa mère de voir le problème que posait sa propre distance, et leur relation s'améliore radicalement pendant la thérapie (c'est le cas aussi, mais infiniment plus progressivement, avec le père).

 La théorie de l'attachement n'existait pas encore (ou alors dans ses balbutiements) au moment de l'écriture du livre, mais difficile de ne pas y penser! Tous les besoins de Dibs sont remplis, mais l'absence de véritable relation avec son père et sa mère génère la douleur insupportable qui explique son état au début du livre. Il a énormément de mal à supporter la séparation (à l'école comme en thérapie, même si des progrès rapides sont faits), et il exprime assez clairement pendant une séance que s'il reste loin des autres élèves, c'est qu'il a envie de jouer avec eux mais ne peut pas prendre le risque d'être rejeté. L'approche positive inconditionnelle, pilier de l'Approche Centrée sur la Personne de Rogers, la régularité des rendez-vous (toujours le même jour à la même heure, pour la même durée), ont donc probablement été pour beaucoup dans la réussite de la thérapie.

 L'autrice précise dans le dernier chapitre et l'épilogue que l'histoire de Dibs a inspiré nombre de ses élèves, et elle a eu de ses nouvelles par hasard à plusieurs reprises. En dehors de l'aspect inspirant difficile à contester, c'est aussi une bonne illustration du potentiel et du fonctionnement de l'ACP adaptée aux enfants.

mercredi 9 décembre 2020

What works for whom, a critical review of treatments for children and adolescents, de P. Fonagy, D. Cottrell, J. Phillips, D. Bevington, D. Glaser et E. Allison



 12 ans après leur première édition, pour cette mise à jour datant de 2015, les auteur.ice.s renouvellent leur gigantesque revue de la littérature scientifique pour identifier les traitements dont l'efficacité est la mieux attestée, pour un nombre très élevé de troubles (autisme, addiction, troubles du comportement alimentaire, comportements délinquants, troubles de l'apprentissage, traumatisme, troubles psychosomatique et gestion de la douleur, ...) chez l'enfant et l'adolescent. Si les limites de l'entreprise sont très clairement formulées (un guide de la conduite à suivre selon le trouble demanderait tout un volume supplémentaire, aucun traitement ne fonctionne tout le temps pour tout le monde, le choix du bon traitement ne garantit pas pour autant la qualité des soins, ...), mais l'enjeu reste de taille : les enfants et adolescents tendent à devenir des adultes, donc la prévention est d'autant plus importante, et les pratiques dans leur ensemble sont encore loin de correspondre à l'état de la science.

 Pour chaque trouble ou ensemble de troubles sont présentés l'épidémiologie, les critères diagnostics (quand il n'y a pas de consensus, les différences sont détaillées), les risques de comorbidité, et enfin l'évaluation des traitements. Cette partie est souvent très longue parce que détaillée, et la lecture n'est pas particulièrement aisée : beaucoup de termes techniques (oui, ils sont définis, mais ça reste des termes techniques), beaucoup d'abréviations, beaucoup de chiffres... sans compter que les médicaments sont aussi évalués, ce qui est certes indispensable mais demande des compétences supplémentaires pour intégrer le contenu. Toutefois, les auteur.ice.s fournissent charitablement un résumé des points principaux en fin de chapitre et, en fin de livre, un nouveau résumé de chaque chapitre. L'accessibilité est en effet partie intégrante de la démarche : c'est régulièrement mentionné dans le chapitre de conclusion, mais l'un des enjeux principaux pour une meilleure santé publique selon les auteur.ice.s est une sensibilisation des familles mais aussi de nombreux professionnel.le.s (soignant.e.s, enseignant.e.s, travailleur.se.s sociaux.ales, ...) aux troubles de la santé mentale, une intervention rapide et une communication optimale entre les institutions (aucun.e psychologue ou psychiatre, seul.e, ne disposera de tous les outils nécessaires) constituant les progrès qu'il.elle.s appellent le plus de leurs vœux.

 La structure du livre permet un bon compromis entre l'exhaustivité (d'autant plus importante quand le niveau de preuve est le cœur de la démarche) et l'accessibilité : les spécialistes pourront comparer les recherches évoquées et en reprendre certaines dans le détail, les utilisateur.ice.s plus axé.e.s sur la pratique pourront se reporter au résumé pour mieux comprendre un diagnostic, un choix de thérapie, ou pour reconsidérer certaines idées reçues. Un certain nombre de questions sans réponse sont aussi présentées... peut-être pour une troisième édition?

 

lundi 30 novembre 2020

La différence des sexes, dirigé par Nicolas Mathevon et Eliane Viennot




 Projet initié avant la panique morale organisée politiquement autour de la soi-disant théorie du genre, ce livre met en avant le poids des stéréotypes qui ont alors subi un effet grossissant, en se concentrant sur l'univers de la recherche, qui n'est malheureusement pas épargné ("cette corporation est du reste tout autant que les autres victime des discriminations qui gangrènent la société", "comment se fait-il que le monde de la recherche français soit pour partie si frileux face à un concept aussi opérant que le genre?"). Dans des domaines aussi divers que le droit du travail, la danse, la littérature, la biologie, l'éthologie, l'histoire du sport, ou encore (ouf!) la psychologie sociale, les auteur.ice.s illustrent les différents obstacles à la production d'un savoir qui s'affranchirait de la norme de la domination masculine.

 C'est en effet une norme, qui donc ne dit pas toujours son nom, qui pèse sur les choix de sujets de recherche, voire sur les présupposés scientifiques : la charge de la preuve elle-même peut être génératrice d'une certaine inertie dans les croyances. Clémentine Vignal montre par exemple que, dans l'étude du comportement animal, des modèles théoriques non seulement anthropomorphisés mais aussi conformes aux stéréotypes conservateurs de la répartition des rôles hommes/femmes n'ont pas été mis à l'épreuve autant qu'ils auraient dû l'être dans le cadre de la recherche scientifique (et, de fait, une prise en compte plus sérieuse de la variabilité des comportements dans le monde animal, une distance critique plus importance avec une grille de lecture trop hâtive de certaines observations, a affaibli certaines idées). Dans le domaine pourtant très différent de la littérature, Eliane Viennot rapporte la panique condescendante qui a accompagné l'inscription de textes de Louise Labé au programme de l'agrégation de lettres (" "Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir raconter pour tenir jusqu'en mars?", se désolaient bien des collègues présent.e.s à la "journée de l'agreg" parisienne de novembre") avant, devant le constat que finalement la richesse des textes justifiait largement leur présence au programme, de déclencher un retour de bâton ("la femme appelée Louise Labé (dont l'existence est attestée) n'avait jamais écrit les œuvres connues comme les siennes. La raison? Trop savant! Une femme ne pouvait pas écrire cela!"), là encore sans arguments scientifiques solides. Les présupposés n'éclairent toutefois pas tout : dans le cas de la musicologie, de la littérature, les œuvres féminines sont parfaitement recensées, accessibles, tout autant que celles de leurs homologues masculins. Leur invisibilisation est donc difficile à expliquer autrement que par un manque d'intérêt préalable. Enfin, certains domaines sont dévalorisés d'office, ou jugés moins prestigieux, se prêtent moins à une carrière ambitieuse, car considérés comme féminins ("les résistances rencontrées en France et le peu de crédit (dans tous les sens du terme) accordé à la danse découlent en grande partie de sa catégorisation féminine, dévalorisante", "la primatologie était alors considéré comme une sorte de loisir de femmes farfelues et misanthropes", "il y avait de toutes façons peu de candidats masculins car les carrières se faisaient dans les universités ou aux Muséums : s'éloigner durablement de ces centres influents n'était pas (n'est probablement toujours pas) une bonne stratégie pour une personne ambitieuse", ...).

 Ironiquement, la recherche qui fournit des éléments pour s'affranchir de ces biais risque d'être taxée de militante plutôt que scientifique, d'être attaquée sur son existence même plutôt que sur le fond. Pascal Charroin prend d'ailleurs soin de préciser qu'il n'est absolument pas féministe, et que ses recherches sur l'histoire du sport ont été purement guidés par le désir de défricher un territoire nouveau (sans parler de ma grande perplexité devant sa capacité à isoler, dans ses motivations, une curiosité chimiquement pure, je suis intrigué par l'idée qu'il ait accueilli ses découvertes sur le sexisme et l'homophobie dans le foot depuis la fin des années 60 avec l'intérêt le plus neutre). En dehors de l'argument difficile à prendre au sérieux que le militantisme féministe, qu'il soit de fait par le sujet de recherche choisi ou actif et revendiqué, efface par magie la rigueur scientifique alors que l'androcentrisme par défaut (dans un milieu, à l'instar de beaucoup d'autres, où le pouvoir est majoritairement masculin) se trouve tout aussi magiquement dénué d'idéologie, le changement de point de vue a parfois en soi enrichi la recherche. Joëlle Wiels, sur le sujet (pour le moins technique!) de la biologie du développement de l'appareil génital, affirme sans problème avoir progressé grâce à des associations militant pour les droits des personnes transgenres et intersexes ("les rencontres auxquelles j'ai participé et les contacts que j'y ai établis ont été une grande source d'enrichissement intellectuel"). L'existence de biais n'est toutefois pas niée par les auteur.ice.s, comme par exemple la tentation éventuelle de genrer plus que de raison les travaux féminins (Florence Launay, musicologue, marque une perplexité certaine devant les recherches de Susan McClary qui associent la montée paroxystique à une écriture masculine parce qu'elle évoque l'orgasme masculin, vision pour le moins essentialiste de la composition musicale comme de la sexualité, Nathalie Grande met en garde contre la tentation de chercher du féminisme dans les textes des autrices du XVIIème siècle là où il n'y en a pas forcément) ou encore, derrière un bel habillage théorique, de finalement peu remettre en question le poids systémique des stéréotypes et discriminations de genre ("la prolifération des discours sur le genre, la sexualité, les identités... produit comme une illusion rhétorique, qui n'implique aucune remise en question des rapports sociaux de sexe, des rôles, du genre en tant que système, et surtout laisse non résolue, parce que non posée, la question des corps, de la façon dont ils intègrent le genre et sont susceptibles de s'en défaire", pour le domaine de la danse).

 Dans ce livre qui explore la thématique à la fois des discriminations de genre et des biais pesant sur la recherche donc la production de savoir, la structure à plusieurs voix est particulièrement enrichissante : d'une part le luxe offert aux lecteur.ice.s de bénéficier du regard de spécialistes d'autant de domaines différents dans un même espace est pour le moins appréciable, et d'autre part il permet de constater à la fois l'universalité du problème et, indirectement, d'observer la diversité des rapports au militantisme, sujet malheureusement incontournable quand le simple choix d'un sujet de recherche, le simple questionnement d'un modèle théorique, est en soi une résistance, quelles que soient les motivations préalables.

samedi 14 novembre 2020

A la rencontre de son bébé intérieur, de Joanna Smith


 Formatrice et superviseure en ICV (Intégration au Cycle de la Vie), l'autrice propose dans ce livre à destination du grand public de remonter encore plus loin dans le temps, dans son passé de bébé, voire dans la vie intra-utérine. En effet, si les souvenirs autobiographiques de cette période ne sont pas tout à fait légion, énormément d'étapes cruciales du développement s'y jouent (développement des cinq sens, de la parole, de l'attachement, comportements d'exploration, intégration des interdits, ...), et il serait saugrenu d'estimer que les étapes en question n'ont aucun impact sur la vie d'adulte. Joanna Smith parle de mémoire implicite : certes, on est pas en mesure de raconter les événements, mais ils sont bel et bien stockés, et peuvent se manifester encore et encore dans l'attitude et le ressenti face à la difficulté ("Tout comme une assiette fissurée peut être employée durant des années sans se briser, le moindre choc va l'amener à se briser le long de la fissure").

 Précisés de façon théorique mais aussi à travers de nombreuses vignettes cliniques où des améliorations spectaculaires ont eu lieu, après des années d'avancées bien plus timides, suite à une séance de contact du moi présent avec le bébé du passé, les enjeux sont particulièrement saillants au niveau de l'estime de soi (oser se mettre en avant, accepter ou non certains comportements des supérieur.e.s hiérarchiques au travail ou demander une augmentation), de la relation à l'autre, mais surtout au niveau de la parentalité : la confrontation à son propre bébé (pas intérieur, celui-là) peut réveiller des affects douloureux, éventuellement des sentiments d'hostilité, qui constituent potentiellement des blessures non cicatrisées du passé. Pour éclairer plus précisément ce qui se joue, l'autrice détaille le développement moteur et cognitif du bébé, de la grossesse à l'âge de trois ans, en le mettant en parallèle avec les enjeux affectifs. En plus de donner des pistes sur les origines de certains conflits intérieurs (est-ce que ma difficulté est comparable au vécu d'un bébé qu'on laisse pleurer ou qu'on réduit au silence? à un comportement d'exploration découragé voire sanctionné?), ça permet de mieux préparer, en séance, un éventuel travail d'exploration des ressentis du passé, à une plus grande empathie avec cette partie de soi dans le cas où on voudrait la rencontrer. 

 L'ICV est la principale influence de ce livre, et bien que souvent évoquée, elle est malheureusement présentée assez succinctement. Il est pourtant bien question d'intégration : la rencontre du bébé intérieur est une mise en relation entre le bébé du passé et l'adulte d'aujourd'hui, qui peut par exemple lui dire ce qu'il aurait aimé entendre dans le passé, ou lui dire ce qui a eu lieu après. En séance, la rencontre est rendue visuelle lorsque l'autrice tient dans ses bras un poupon réaliste. Elle invite alors le.la patient.e à explorer ses ressentis, comme elle invite les lecteur.ice.s à le faire lors de la lecture. Des exercices concrets sont aussi proposés, comme l'évaluation de son état actuel (des conseils pratiques sont donnés pour éventuellement décider de consulter) ou encore la constitution d'une autobiographie émotionnelle, pour trouver plus directement ce qui est à réparer (mais aussi trouver et célébrer les ressources qui ont aidé à tenir, à avancer).

 Quelques inégalités sont malheureusement à déplorer dans l'écriture : certes le propos est novateur et ambitieux et l'ensemble est convaincant, mais les recherches scientifiques évoquées sont rarement sourcées, le niveau de consensus est très rarement indiqué même quand il est question de découvertes récentes, et certaines affirmations sont assez péremptoires (la maltraitance parentale est "toujours" la conséquence d'un trop grand stress... ah bon?). Un sommet est atteint lorsque l'idée pseudoscientifique de l'hémisphère droit créatif et de l'hémisphère gauche rationnel est présentée sans aucune réserve (certes cette idée reçue est plutôt inoffensive tant que son chemin ne croise pas malencontreusement celui d'une copie de partiel, mais si l'autrice écrit ça, que penser de tout ce qu'elle a écrit d'autre, dans le même livre, sur le développement cérébral?) ou encore quand il est question d' "Hitler qui a reproduit sur le peuple juif, comme un papier calque, les violences, la persécution et la discrimination qu'il avait lui-même subies, enfant, de la part de son père", phrase qui commet l'exploit, en une trentaine de mots, de faire des avions en papier à la fois avec la psychologie, l'histoire et la sociologie, le tout sur les sujets graves que constituent le génocide juif et la violence parentale. C'est pourtant le même livre qui vulgarise brillamment par exemple les enjeux de l'attachement ou encore, en quelques pages, les impacts pourtant complexes du traumatisme sur le psychisme. Ces drôles de passages donnent l'impression d'une tâche de Nutella faite délibérément sur une belle peinture, et hélas ne mettent pas en confiance pour les moments plus litigieux (est-ce que les connaissances actuelles sur les neurones miroirs permettent vraiment de tirer ces conclusions là? est-ce que telle ou telle réflexion sur l'éducation repose sur un consensus scientifique ou sur les valeurs et opinions de l'autrice?). 

En dehors de ces limites qui font d'autant plus grincer des dents qu'elles semblent évitables (90% du livre semble solidement documenté, pourquoi sacrifier les 10% restants?), le livre, qui se lit assez rapidement, vulgarise des aspects de la psychologie clinique importants et pourtant pas nécessairement évidents (traumatisme, attachement, développement cognitif de l'enfant, ..) tout en proposant aux lecteur.ice.s une application clinique à la fois ambitieuse et novatrice.

dimanche 8 novembre 2020

Psychologie du bien et du mal, de Laurent Bègue



 Les publications de Laurent Bègue sur sa page Facebook ne font généralement pas beaucoup réagir (c'est lui qui le dit, je ne me le permettrais pas!). Pourtant, quand il a relayé la question de sa fille "quelles sont les preuves que la nature humaine est fondamentalement bonne?", les réponses (humoristiques pour certaines, mais pas seulement), les questionnements sur la question, ont fusé, de personnes venant de milieux académiques très divers. L'auteur, chercheur en psychologie sociale (et même détenteur d'un prix IgNobel), va détailler, dans un texte peut-être un peu trop long pour être diffusé en réponse à un post sur Facebook, les réponses que sa propre discipline peut apporter à la question. 

 Sociale, la question l'est en effet énormément ("notre moi moral n'existe que parce qu'il est un moi social", "être sportif, intelligent ou bricoleur est une indiscutable source de bénéfices sociaux, mais les aspects de la personnalité que les autres valorisent le plus concernent la sphère morale"). Même lorsqu'on est seul.e, on l'apprend dès le premier chapitre, un simple dessin d'yeux peut influencer le comportement. Et, si l'on est souvent le premier public de ce qu'on se raconte pour justifier nos actes répréhensibles ("l'auteur, quand à lui, n'est le plus souvent pas tourmenté par le mal qu'il commet : minimisation, autojustification et rationalisation l'en préservent"), la préoccupation de notre image... et de celle des autres occupe une part conséquente de notre espace psychique. La notion de bien et de mal dépassent toutefois le cadre des recommandations et interdits, fussent-ils implicites : une recherche auprès d'amish a permis de constater que même dans une société resserrée et isolée, aux règles de vie particulièrement strictes, une distinction était faite entre ce qui est effectivement néfaste, fait du mal à l'autre, et les interdits spécifiquement communautaires (en demandant, par exemple, si telle action serait immorale de la part d'une personne ne partageant pas les mêmes croyances).

 Le groupe pousse donc a priori à bien se conduire, mais peut aussi avoir l'effet inverse, en diminuant par exemple le sens des responsabilités ("l'alcool est utile au brouillage de soi, mais si vous n'avez pas de bouteilles à proximité, vous pouvez toujours trouver un groupe de congénères pour y parvenir, car la participation collective peut produire des effets analogues")... et ce n'est pas le seul facteur qui peut avoir des effets contradictoires : l'Enfer est pavé de faux amis. Estimer qu'on est quelqu'un de très moral (représentation activée, par exemple, par un questionnaire) peut diminuer notre générosité. L'empathie, même, peut se retourner contre nous, ou plutôt, pour le coup, contre notre prochain : l'empathie envers une personne qui souffre, passé un certain seuil, peut augmenter l'hostilité ressentie envers la personne souffrante ("ce sont les personnes les plus enclines à l'empathie qui dans le milieu médical deviennent le plus fréquemment épuisées et en viennent à éviter les patients en phase terminale"). La même chose se produit avec le sentiment d'impuissance, voire avec l'intensité de la souffrance ("un conducteur accidenté sera jugé d'autant plus responsable par des observateurs que les conséquences de l'accident sont sévères"). "Les grandes douleurs sont muettes", est-ce que ce ne serait pas plus une injonction qu'une réalité? Moins surprenant, les comportements moraux demandent aussi des ressources : le fait d'avoir réfléchi à l'instant à un problème compliqué, de s'être efforcé d'inhiber une pensée ou l'envie d'avaler un beignet plein de promesses, ou bien sûr l'alcoolisation (avec un effet placebo bien costaud pour ce dernier exemple), augmente l'agressivité, l'attraction pour la triche. Un manque de ressources peut toutefois aussi avoir un effet vertueux : selon des recherches faites auprès de militaires, certains soldats, sur le champ de bataille, n'ont pas tué... parce qu'ils ne s'en sentaient pas capables!

 Le livre s'appelle toutefois bien Psychologie du bien et du mal, ce qui implique de se préoccuper du bien. Si les commentaires attendus de l'expérience de Zimbardo à Stanford, de celle de Milgram, de la personnalité autoritaire et de la théorie du monde juste sont bien au rendez-vous, et en abondance, des éléments seront aussi donnés sur ce qui pousse à des comportements vertueux. Le mimétisme est un élément important : grandir dans un milieu bienveillant ("des enfants dont les parents consacrent du temps ou de l'argent à une cause ou pratiquent le don du sang sont plus enclins à s'en inspirer et à faire de même"), tendre à ressentir de la culpabilité (qui pousse à avoir envie de réparer les conséquences de ses actes) plutôt que de la honte (qui provoque des sentiments centrés sur soi, de l'hostilité) donc prêter à l'autre une certaine perception de nous-mêmes... supposer la bonté chez les autres est même un indice de notre propre prédisposition ("si vous souhaitez augmenter vos chances de savoir si votre voisin manipule les autres, trompe sa femme ou les services fiscaux, interrogez-le sur le pourcentage de gens qui s'y adonnent!").

 Les exemples donnés, les thèmes évoqués dans ce résumé ne recouvrent qu'une infime partie du livre, qui contient énormément, énormément d'exemples sourcés. Si la lecture est facile et agréable, ça ne dessert en rien la complexité des sujets traités : la plupart des affirmations sont nuancées par des éléments contradictoires qui contraignent à affiner la réflexion (c'est peut-être le seul défaut du livre : on apprend un peu trop vite pour digérer tout ce qui devrait l'être), et même un.e spécialiste apprendra probablement quelque chose, serait-ce un détail mais qui peut avoir son importance, sur les sujets concernés. 

jeudi 5 novembre 2020

Integrative Behavioral Couple Therapy, de Andrew Christensen, Brian D. Doss, et Neil S. Jacobson


 Dans une seconde édition flambant neuve... 25 ans après la première, les auteurs nous disent tout sur l'Integrative Behavioral Couple Therapy (thérapie de couple comportementale intégrative), IBCT pour les plus romantiques. Ce recul d'un quart de siècle a permis d'accumuler une quantité considérable d'expérience clinique et empirique, et ainsi de mieux trier ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, pour élaborer un modèle thérapeutique optimal. Des comparaisons détaillées seront d'ailleurs faites avec les modèles précédents (qui ont des noms poétiques tels que TBCT, CBCT ou encore EFCT), qui seront infiniment plus claires pour les lecteur.ice.s qui auront déjà entendu parler desdits modèles précédents, mais, bien que l'IBCT soit par plusieurs aspects assez technique, les propositions thérapeutiques seront claires et concrètes, et on suivra bien plus l'évolution de vies de couple (en particulier celle d'Hank et Maria, dont le mariage va très mal depuis la naissance de leur enfant James) que celle de considérations techniques.

 Les auteurs précisent à la fin que tout ce qui est proposé n'a pas vocation à être une méthode clefs en main, que le.la thérapeute devra prendre ses propres décisions et qu'ils estiment d'ailleurs qu'il.elle est là pour ça, la flexibilité, l'adaptation étant garantes d'une bonne thérapie... mais heureusement qu'ils le disent! Un des éléments qui rend le contenu particulièrement dense est que les étapes thérapeutiques sont extrêmement structurées, avec un nombre optimal de séances (huit) qui inclut, dans un ordre donné, des séances avec le couple ensemble et séparément avec chaque membre, des instructions précises sur ce qui est à évaluer et comment l'évaluer, les propositions successives pour aboutir d'une part à une meilleure écoute et d'autre part à des actions concrètes, avec même des indications pour les cas spécifiques (situation d'adultère, violences dans le couple, éviter les discriminations involontaires, ...) ... Certes, rien ne permet de douter de la vitalité du processus thérapeutique (des exemples sont régulièrement donnés, dont des retranscriptions d'extraits de séances, et même des vidéos que je n'ai pas encore pris le temps de regarder), mais le protocole de départ est plutôt strict. 

 L'évaluation initiale des difficultés du couple se fait selon le modèle DEEP. Le D de départ correspond aux Différences entre partenaires : non, l'âme sœur absolue n'existe pas, et des différences de tempérament, de désirs sexuels, de valeurs (dans l'éducation des enfants, par exemple, ou même le désir d'enfants), ... pourront être source de conflits, potentiellement récurrents. Le premier E désigne la vulnérabilité émotionnelle ("Emotional Sensitivities") : ce qui est blessant pour l'un.e peut être anodin pour l'autre, avec le risque d'un manque d'attention d'un côté, et d'une réaction perçue comme exagérée de l'autre. Avec le second E, on passe de l'interne à... l'Externe, avec les circonstances extérieures qui parfois pèsent lourd sur la relation : maladie (dans le cas d'Hank et Maria, un soupçon de retard de développement pour James), précarité, relations compliquées avec les parents de l'un ou de l'autre, ... Enfin, le P de DEEP est l'identification des modèles ("Patterns") de communication et d'interaction, la façon qu'a chacun de tenter de résoudre les difficultés. Oui, en français ça fait DVEM et ça ne veut absolument rien dire. Ce modèle permet d'aller plus loin ("deeper") dans l'analyse des difficultés, tout en restant conforme au principe de départ selon lequel la relation se détériore avec l'augmentation des moments désagréables et la diminution des moments agréables. Pour mieux comprendre ce qui se passe, pour chacun.e, derrière chaque élément, il est indispensable de prendre le temps de faire des entretiens individuels avec chaque membre du couple, ce qui est proposé par les auteurs après une première séance commune. Ces entretiens permettront aussi de savoir dans quel mesure chaque personne a l'intention de s'investir dans la thérapie et croit que le couple peut effectivement aller mieux, et de présenter un questionnaire hebdomadaire (degré de satisfaction dans le couple, interactions positives et déplaisantes de la semaine, ...) qui servira d'appui aux séances suivantes.

 En plus de l'élaboration de changement concrets et précis qui conviendront à chaque membre du couple (tout en gardant des attentes réalistes : par exemple, quelqu'un qui rentre souvent tard peut s'engager à rentrer moins tard en général, à l'heure prévue une ou deux fois par semaine, et prévenir quand il est en retard, plutôt que d'annoncer que du jour au lendemain il va soudain être à l'heure tous les jours) avec, j'en ai parlé plus haut, une méthodologie détaillée, un fort accent sera mis sur la communication et, TCC 3ème vague obligent, en particulier sur l'aspect émotionnel de la communication. Les axes principaux seront l'acceptation des sentiments de l'autre (accepter ne signifiant pas nécessairement être d'accord), donc de prendre le temps de les écouter dans un premier temps sans jugement, avant de répondre en explicitant ses propres sentiments. La diminution de l'intensité des émotions négatives sera aussi un élément important ("Dans presque tous les conflits conjugaux quelle qu'en soit la durée, il y a à la fois un problème bien réel et une certaine tendance a surréagir, ou une sensibilité acquise, suite aux nombreux échecs à régler ce problème")  : c'est plus facile d'écouter l'autre, de prendre soin de l'émotion derrière la demande, quand on est pas soi-même dans un état de détresse (colère, découragement, ...) envahissant. Un exercice particulièrement contre-intuitif sera par exemple proposé : déclencher le conflit avant d'être vraiment en colère, et observer ce que ça change dans les échanges qui vont suivre. 

 Le livre se marque vraiment par son aspect détaillé, inutile de préciser que je n'ai fait qu'en évoquer rapidement les grandes lignes. Il n'est malheureusement pas disponible (pour l'instant?) en français... mais un site propose documents et formations , ce qui m'a permis de voir que le livre des mêmes auteurs destinés aux couples (Reconciliable Differences, résumé a venir sur ce blog mais pas tout de suite du tout) a, lui, été traduit, si lesdites grandes lignes vous ont donné envie d'en savoir plus.

vendredi 16 octobre 2020

Ados LGBTI, de Thierry Goguel d’Allondans

 


 A travers des sources très diverses (récits autobiographiques, travaux de philosophes et de sociologues -Judith Butler et Michel Foucault sont beaucoup cité.e.s-, entretiens avec 18 personnes âgées de 18 à 25 ans), l’auteur, sociologue, donne des éléments pour mieux saisir, tout en tenant compte de sa diversité, le vécu des ados (et des adultes aussi, d’ailleurs) LGBTI.

 Sans surprise, il sera énormément question de… normes. L’auteur constate d’ailleurs que, généralement, plus une société est patriarcale, plus elle tend à être homophobe (tout en favorisant, paradoxalement, l’homosocialité, en réduisant les espaces de mixité). Être, ou même paraître, une personne LGBTI, c’est implicitement remettre en question le cadre normatif de la binarité des sexes, de la conjugalité à visée reproductive, des injonctions sociales à la virilité ou à la féminité. Les rappels à l’ordre peuvent être d’une extrême violence, de la part des parents même (Krystal, femme trans, sera chassée du domicile à l’âge de 8 ans, "Crève, vite!", dira un autre père à son fils lors de son coming-out) ou des institutions (les enfants intersexes subissent souvent de nombreuses interventions chirurgicales sans intérêt médical, traumatisantes physiquement et psychiquement, généralement sans leur consentement éclairé ni celui de leurs parents… bien que ces violences soient recensées comme telles par des organisations internationales, la France a refusé à 72 voix contre 9, le 1er août, de légiférer contre).

 Sans nécessairement aller jusqu’à ces extrêmes, les discriminations (au logement, à l’emploi), les insultes, font partie du quotidien, le harcèlement scolaire étant particulièrement grave au collège. Autre forme de discrimination : les figures d’identification sont rares. En milieu scolaire en particulier, les programmes scolaires sont parfois muets sur l’homosexualité de telle ou telle personnalité étudiée, et l’auteur estime que le simple fait que des membres du personnel éducatif (enseignant.e.s, infirmier.ère.s, …) puissent afficher une identité de genre ou une orientation sexuelle non normée aurait des effets conséquents en terme de santé publique.

 Les voies proposées, qui ne sont pas forcément utilisées de façon binaire, sont donc soit de s’intégrer (par exemple en se dissimulant, allant parfois jusqu’au mariage hétérosexuel), soit de résister, en refusant la discrétion ou en cherchant une communauté plus tolérante ou simplement moins homophobe, ou encore en militant ou en épousant et co-créant une culture LGBTI qui, comme son nom ne l’indique pas, est multiple (certain.e.s jeunes interviewé.e.s ressentent par exemple une certaine amertume envers la Gay Pride, ne se reconnaissant pas dans cette représentation ostensible et estimant qu’elle nourrit l’homophobie).

 Si la qualité du livre est inégale (le fait que les personnes LGBTI trouvent un meilleur accueil dans les milieux militants qui concernent les droits des animaux, c’est une impression de l’auteur, ou c’est documenté? Et que dire de ce passage plus gênant que sourcé où l’auteur explique que la sexualité lesbienne tient plus de la sensualité que de la sexualité, avec de citer La Vie d’Adèle comme un exemple de représentation sérieux, alors que les concernées ne sont pour la plupart vraiment pas de cet avis - un exemple ici -), il a le mérite de couvrir de très nombreux sujets et de nommer clairement les discriminations sans que la lecture, loin de là, ne laisse une sensation misérabiliste. Le livre est accessible et se lit relativement vite, ce qui en fait une bonne base pour une première approche du sujet, par exemple par des professionnel.le.s régulièrement au contact de jeunes (enseignant.e.s, travailleur.se.s sociaux.ales, professionnel.le.s de santé, …).


jeudi 8 octobre 2020

Psychothérapie du trouble borderline, de Déborah Ducasse et Véronique Brand-Arpon


 Le trouble borderline se caractérise, entre autres, par une insécurité dans les relations sociales ("92 à 96 % des patients souffrant de ce trouble présentent un attachement insécure"), de la violence dans les émotions ressenties et de l’impulsivité (pouvant pousser à des colères intenses, à l’automutilation ou à des tentatives de suicide) et parfois, pour éviter une sensation de vide qui serait insupportable, à la multiplication d’activités ou à la consommation d’alcool et de cannabis pour émousser l’émotivité. Les autrices proposent une thérapie intégrative, reprenant les principes de la thérapie comportementale dialectique et de la thérapie d’acceptation et d’engagement, permettant de lutter contre ces symptômes et, au-delà, de donner des clefs pour un meilleur épanouissement personnel.

Les principes théoriques seront à chaque fois immédiatement illustrés par un extrait de séances avec Clémence, Isabelle, Martine et Julie, que nous suivrons tout au long du livre, ce qui est extrêmement pratique pour comprendre à quoi servent exactement les principes qui viennent d’être expliqués, et comment les présenter aux patient.e.s. Les lecteur.ice.s familier.ère.s avec l’ACT seront en terrain connu : des métaphores, des méditations, et du tri, beaucoup de tri (et aussi, comme il se doit -ceux.celles qui savent, savent-, des matrices à remplir, mais l’ensemble du contenu est clair même si on ne comprend pas le fonctionnement de la matrice ACT). L’objectif principal est en effet d’atténuer l’intensité des émotions, surtout quand elle est douloureuse, et de réfléchir à ce qu’on veut vraiment avant d’agir. Pour donner les moyens d’y arriver, les thérapeutes, à travers des exercices et des réflexions guidées sur des moments difficiles récents, invitent à différencier les perceptions, les émotions et les pensées, et surtout à les distinguer de la réalité (une impulsion suicidaire ne va pas dire qu’on va effectivement se suicider, l’interprétation de ce qu’on perçoit dépend beaucoup de notre état présent et du contexte, de la même façon que le contenu d’un rêve s’avère imaginaire au réveil le contenu des pensées ne reflète pas nécessairement la réalité, …). Progressivement, la thérapie amène à décider d’agir, puis à agir, en fonction de ce qui nous convient intimement, par opposition à l’action pour changer la réalité, action qui n’apportera de la satisfaction que si la réalité change effectivement, mais qui si ce n’est pas le cas va intensifier les souffrances à moyen et long terme : l’action, quelle qu’elle soit (la forme n’est pas vraiment importante), doit pouvoir nous satisfaire indépendamment du résultat. Le cœur de la méthode est en effet d’amener à se diriger vers une satisfaction interne, plutôt que d’aller la chercher dans des objets externes. 

La démonstration est claire et les points ciblés semblent pertinents. Oui, mais... En plus du gros problème de forme causé par l’utilisation du même terme (attachement) pour deux choses différentes, sans prendre le temps de préciser qu’il s’agit du même terme pour deux choses différentes, qui en plus s’avèrent être très importantes pour le thème traité (d’un côté le concept clinique développé par John Bowlby, de l’autre le contraire du détachement), les autrices mettent parfois beaucoup de poids sur l’énonciation de principes de philosophie bouddhiste, avec certaines formulations franchement binaires (sans la renonciation à tout, point de salut, semble-t-il). Ces principes sont riches, et ont largement influencé la thérapie d’acceptation et d’engagement, mais pour un livre qui parle beaucoup de distinguer les différents éléments qui constituent l’espace psychique, l’aspect philosophique (sans compter que le bouddhisme, c’est aussi une religion, ce qui si je ne me trompe pas n’est mentionné à aucun moment) est bien peu distingué de l’aspect clinique : j’ai ressenti à pas mal de reprises un malaise que je n’avais pourtant ressenti à aucun moment, par exemple, en lisant L’autocompassion, qui s’appuie sur la même base théorique et qui, comme le titre ne le cache pas, insiste beaucoup sur la dimension compassionnelle. Et le malaise, c’est le moins qu’on puisse dire, n’a pas diminué en lisant les méditations guidées (aussi disponibles en audio), dont certains extraits consistent à dire "avant je me fourvoyais, mais maintenant que j’ai trouvé la voie je vais enfin être épanoui.e" dans des termes à peine moins nuancés ("J'ai agi sous le contrôle d'une perturbation mentale. Une caractéristique temporaire de mon esprit qui n'est pas moi. Une perturbation mentale qui ne correspond pas à la nature claire de mon esprit" -et les perturbations mentales sont comme des "cellules cancéreuses" et "conduisent inévitablement à de grandes souffrances", ce n'est pas du tout anxiogène). En plus de presque donner la sensation que les autrices cherchent à recruter pour un séminaire (coup de grâce quand dans la conclusion on apprend avec émotion que les enseignements bouddhistes n’ont pas été créés par des "personnes ordinaires" -sic!-), cet aspect binaire est directement contradictoire avec ce que j’ai compris de l’ACT (c'est une injonction à viser une perfection qui n’est par définition pas atteignable, donc qui peut pousser à culpabiliser parce qu’on y arrive pas, puis à culpabiliser de culpabiliser parce que la culpabilité c’est une émotion négative et les émotions négatives c'est la perdition).

Je suis donc vraiment partagé après ma lecture… à la fois très convaincu par le modèle clinique (en particulier par la partie sur la thérapie des impulsions suicidaires) et la façon extrêmement pédagogique de le présenter, et à la fois très gêné par ce malaise diffus qui a été renouvelé à plusieurs moments distincts. Je ne peux qu’espérer que le livre des mêmes autrices à destination des patient.e.s, Borderline, cahier pratique de thérapie à domicile, donne plus de poids aux conseils et exercices thérapeutiques et moins à l’injonction à des choix de vie radicaux (si par malheur vous aimez bien remplir des grilles de sudoku ou regarder des séries, c'est un emprisonnement, sachez le) et quasi manichéens.

mercredi 30 septembre 2020

La névrose de classe, de Vincent de Gaulejac



 Ecrit par un sociologue, ce livre, qui décrit les difficultés personnelles causées, principalement, par l’ascension sociale, a l’ambition d’être une proposition de "sociologie clinique". En effet, Vincent de Gaulejac, en citant Bourdieu, regrette que la sociologie soit tombée dans un piège du "refus de l’existentiel", "cause essentielle du sociologue d’interroger certaines souffrances sociales". Les recueils de données sociologiques sont donc articulés avec des concepts psychanalytiques, et des commentaires de romans autobiographiques (principalement des romans d’Annie Ernaux, qui a validé l’analyse de l’auteur après sa lecture de la première édition). Le livre a été réédité 30 ans après (en 2016), prenant en compte l’évolution des formes de mobilité sociale (la lutte des classes se muant dans une certaine mesure en lutte des places).

  Le concept même d’ascension sociale est par certains aspects une injonction contradictoire : la réussite individuelle est une victoire sur les classes sociales plus prestigieuses, en ne restant pas à sa place, mais aussi une trahison de ceux que l’on quitte, en passant du côté des possédants. Les complexités créées par ce type de situation sont particulièrement bien illustrées dans la biographie de François, présenté dans l’introduction : son père, ouvrier, communiste et syndicaliste CGT, méprise les bourgeois.e.s qui sont riches par le simple fait de leur capital, tout en admirant la richesse obtenue par la réussite. François est très bon élève sans être excellent, et échouera à réaliser le rêve par procuration de son père en n’étant pas admis à Polytechnique. Toutefois, il épousera la fille d’un polytechnicien, accédant par le mariage au statut de bourgeois… pour le plus grand plaisir de son père. Adhérant lui-même aux valeurs communistes, il souffrira beaucoup des injonctions contradictoires paternelles ("les bourgeois.e.s sont méprisables… mais je vais t’admirer si tu deviens un bourgeois") et de la sensation de trahison que lui donnera sa réussite (certes il n’a pas été admis à Polytechnique, mais il est ingénieur et doctorant en économie). La contradiction est plus violente encore à vivre quand, comme dans le cas de l’écrivain August Strindberg, les parents qui font pression pour la réussite ont eux-même subi un déclassement vécu comme humiliant (des études sont d’ailleurs citées pour montrer qu’un déclassement collectif, alors perçu comme un accident de l’histoire, sera bien moins douloureux qu’un déclassement individuel, qui sera plus spontanément attribué à un échec personnel). Certain.e.s ont pu surmonter cette contradiction en étant par exemple instituteur.ice, donc en restant en contact avec leur communauté d’origine (cette solution n’a toutefois pas fonctionné pour Colette, qui a livré son récit de vie à l’auteur dans le cadre d’un séminaire clinique : alors qu’elle pouvait accéder à ce statut précédemment enviable, elle a réalisé qu’elle pouvait viser plus haut, et qu’institutrice ce n’était finalement pas une ambition satisfaisante).

 Les rappels de cette contradiction se feront sentir régulièrement à différentes étapes du vécu : le statut social, ce n’est pas seulement l’acquisition de compétences qui permettent de se vendre à un meilleur prix, c’est aussi un cadre de vie, des codes sociaux. Cet entre-deux d’orgueil et de honte peut se présenter dès l’enfance. L’exemple particulièrement illustratif de la remise de prix à l’école est donné : l’enfant a pu battre les bourgeois.e.s sur un de leurs propres terrains (la réussite scolaire) et se fait féliciter publiquement, mais… c’est en présence de ses parents, qui sont alors soumis au regard des autres parents de l’école, moins bien vêtus, moins bien rodés aux manières jugées bonnes. De nombreux exemples de ce types sont donnés à travers l’analyse d’écrits d’Annie Ernaux : en accomplissant les souhaits de réussite de ses parents, elle a appris à… avoir honte de ses parents, après avoir eu honte d’elle-même quand elle subissait le regard des autres. La notion d’apprentissage de codes a aussi des conséquences dans le monde du travail, comme ça a été identifié chez les cadres : les cadres autodidactes sont bien plus exposé.e.s à des problèmes de santé, suite à l’ascétisme qu’il leur a fallu pour en arriver là, et une fois dans le monde du travail restent défavorisé.e.s, par exemple quand les acquis qui leur ont permis d’obtenir ce statut (rigueur, discipline) sont différents de ceux qui sont utiles pour y évoluer (flexibilité, réseau, …). 

Les vécus identifiés sont articulés avec des concepts psychanalytiques comme par exemple le complexe d’Œdipe (l’auteur rappelle qu’Œdipe était roi) ou le clivage. Comme Œdipe brisant des interdits fondamentaux, la personne qui réalise son ascension sociale brise un interdit en prenant une place qui n’est pas la sienne. L’intégration du complexe d’Œdipe est prolongée par l’identification d’enjeux avec les injonctions, par forcément les mêmes, du père et de la mère, ou encore en faisant un parallèle avec le développement sexuel (comme dans le cas d'Annie Ernaux, qui après une confession pendant laquelle le prêtre s’était beaucoup préoccupé de sa sexualité, s’était sentie sale en percevant suite à ce questionnement que ses parents étaient considérés comme sales, ou encore Colette, dont le développement psychique a été perturbé par le fait que son père ait renvoyé une domestique qui était enceinte de lui, créant pour elle des enjeux complexes). Les liens entre sociologie et clinique sont particulièrement clairs dans le dernier chapitre qui présente les séminaires "Roman familial et trajectoire sociale", qui rappelle fortement le travail d’Anne-Ancelin Schützenberger (elle recommande d’ailleurs ce livre) en invitant les participant.e.s à explorer leur rapport personnel avec ces enjeux à travers le récit, la construction d’un arbre généalogique mais aussi d’autres supports comme le dessin ("moins on sait dessiner, mieux c’est") ou encore des jeux qui évoquent le psychodrame.

L’articulation entre sociologie et clinique tient ses promesses, même si le passage brusque de la socio à la psychanalyse m’a parfois laissé perplexe (s’appuyer sur des données et la page d’après s’appuyer sur des suppositions, en leur donnant le même poids… mouais…). L’importance et la complexité du sujet sont bien rendues, et clarifiées par des illustrations parlantes, le tout renforcé par une proposition thérapeutique très concrète à la fin. 


lundi 28 septembre 2020

Helping couples change, de Richard B. Stuart


 Si l’approche principale utilisée dans ce livre sur la thérapie de couple est celle du social learning, qui si j’ai bien compris concerne l’application des connaissances de la psychologie sociale à la psychologie clinique (je n’ai pas la moindre idée du nom français), il s’agit plus généralement d’une synthèse ambitieuse des méthodes et techniques qui ont, au moment de l’écriture (le livre a été publié en 1980), le plus fait preuve de leur efficacité. De fait, l’ensemble est assez technique et sera bien plus clair pour le.la lecteur.ice qui a déjà des connaissances solides sur le sujet.

Le livre s’ouvre sur pas mal de stats, tout en insistant sur le fait que la thérapie de couple reste une discipline distincte de la voyance : le.la thérapeute ne peut pas savoir, quels que soient les éléments disponibles, si la thérapie va aboutir ou non à une séparation (une séparation n’étant pas nécessairement un échec). Même une demande a priori peu imprévisible a potentiellement une part d’ambiguïté : des séances de préparation au mariage peuvent être le signe que la personne qui les demande n’a pas tellement envie de s’engager si rien ne bouge, et derrière une demande d’aide à une séparation harmonieuse peut se dissimuler une envie de reconstruire le lien plutôt que d'y renoncer. Des données sont toutefois disponibles, comme le fait que, tant mieux ou tant pis, qui se ressemble s’assemble (des points communs au niveau par exemple de l’âge, des valeurs, de la religion, de la classe sociale, rendent les unions plus solides), que le mariage rend effectivement heureux (encore que, les statistiques données ne sont pas genrées, alors que de mémoire il me semble que ce vécu n’est pas le même pour les hommes et pour les femmes) mais que le divorce n’a pas tellement d’impact négatif sur les enfants (ou en tout cas moins que de vivre la cohabitation avec un couple qui ne s’aime plus), ou encore que les couples épanouis expriment plus fréquemment leurs désaccords (oui, je vous donne vraiment les infos en vrac, il y en a des dizaines de pages).

La structure de thérapie proposée aura en substance pour objectif d’améliorer la communication (certes, ce n’est pas un sommet d’originalité, mais, une fois encore, le livre est extrêmement technique, là c’est la version très courte) : prendre soin d’exprimer le positif, expliciter ce qui pose problème (l’implicite se met vite en place mais c’est un terrain miné), être plus clair.e sur ses attentes. La difficulté posée par le changement profond est souvent évoquée et, si l’objectif est que les patient.e.s s’approprient les outils qu’ils.elles ont appris à utiliser chez le.la thérapeute, l’approche est très progressive. La première étape consiste d’ailleurs à prendre soin de l’autre au quotidien à travers de petits gestes : c’est aussi une première occasion de créer un espace de communication et de négociation, pour savoir quels gestes feraient effectivement du bien à l’autre. Si l’idée est de créer un passage à l’action bien présent mais peu contraignant, l’auteur conseille quand même de passer un coup de fil aux client.e.s trois jours après la séance pour s’assurer que passage à l’action il y a effectivement eu. Les étapes suivantes consisteront à construire une communication plus saine, par exemple en s’engageant à expliciter le négatif plutôt que le passer dans le non-verbal, à exprimer le positif sans l’utiliser comme cheval de Troie pour balancer une critique ("c’était gentil de faire la vaisselle pour moi, ce serait sympathique de la faire aussi de temps en temps même quand je n’ai pas 40 de fièvre"), ou encore à clarifier les espaces de décision (qui, selon les données fournies par l’auteur, tendent à s’installer de façon assez stable sans pour autant être clairs pour les parties concernées) et éventuellement les renégocier en s’inscrivant dans une dynamique gagnant-gagnant. 

Difficile pour moi d’évaluer ce livre… le contenu était certes intéressant, mais je n’en ai retenu qu’une infime partie de ce que j’aurais retenu si j’avais des connaissances solides dans ce domaine (au lieu de aucune connaissance du tout). Pour autant, je ne peux pas me contenter de le conseiller chaudement aux expert.e.s du sujet, puisqu’il date de 1980 et que la thérapie de couple a très probablement, et c’est le moins qu’on puisse souhaiter, considérablement évolué en 40 ans (et elle a peut-être même évolué en partie grâce à ce livre!). Je peux en tout cas affirmer qu’il est rigoureux, dense et documenté (faute d’être traduit en français).


samedi 5 septembre 2020

Anti-Discriminatory Practice in Counselling and Psychotherapy, dirigé par Colin Lago et Barbara Smith


 

Sur le sujet des discriminations, les productions théoriques de l’Approche Centrée sur la Personne que j’ai pu lire étaient plutôt radicales et exigeantes, malgré les contresens qui auraient pu être à craindre ("l’intolérance c’est très mal mais nous c’est pas pareil on travaille d’humain à humain et en plus on est empathiques"), que ce soit dans le manuel de l’ACP ou même dans la critique directe d’entretiens de Rogers. Ce livre ne fait donc pas tout à fait figure d’OVNI, et, sans surprises, est axé sur l’ampleur du travail à faire, qu’il soit individuel ou dans les institutions.

Si les chapitres sont pour leur grande majorité divisés par thématique (homosexualité et identité de genre, racisme, sexisme, classisme, personnes défigurées, réfugié.e.s, …), les approches sont assez différentes entre elles, constituées par exemple de témoignages personnels (récit autobiographique ou vécu de thérapeute), d’approche historique de la lutte contre les discriminations (pour l’homosexualité par exemple, de la fin de la pathologisation au postmodernisme et sa déconstruction du genre), ou encore de réflexions plus directement cliniques ou institutionnelles (par exemple en rappelant la douloureuse réalité de l’absence physique et théorique des personnes pauvres, les thérapies et plus encore la formation n’étant pas accessibles à tou.te.s, ce qui, cercle vicieux, fait que les personnes défavorisées qui accèdent tout de même à la formation se sentent incompétentes ou pas à leur place). Une petite place est même laissée à l’intersectionnalité, avec un chapitre sur les personnes qui sont à la fois noires et handicapées. Je regrette en revanche que la discrimination des personnes en surpoids ne soit pas évoquée (elle est peut-être moindre au Royaume-Uni -les auteur.ice.s sont pour l’essentiel britanniques-, mais j’en doute).

Les suggestions pour s’améliorer sont, en revanche, assez répétitives : il s’agit, vous ne devinerez jamais, de faire un travail sur soi. Ce n’est toutefois pas une raison pour ne pas lire le livre, d’une part parce que ledit travail sur soi est guidé, avec des questions spécifiques, et d’autres part parce que les chemins que peuvent prendre les stéréotypes pour s’immiscer dans la thérapie (sans parler de la formation) sont nombreux. Comment s’assurer qu’on ne parle pas à une personne âgée de façon plus condescendante qu’on ne le ferait avec une personne plus jeune? Qu’on s’adapte de façon appropriée à ses troubles physiques et cognitifs? Que la qualité de l’écoute est suffisante pour faire face aux injonctions sociales à se préoccuper de son déclin plutôt que de développement personnel? Quel.le thérapeute peut prétendre avoir un regard neutre et apaisé sur la religion, et pourra appliquer l’approche positive inconditionnelle avec le.la client.e qui est dans des questionnements spirituels, parfois extrêmement douloureux, qui pourront paraître saugrenus? Mick Cooper, dans l’introduction, précise que l’état de la science confirme que les stéréotypes concernent tout le monde, et qu’ils sont un obstacle particulièrement lourd quand la thérapie se passe mal. Mais, comme en témoigne une vignette clinique, même quand la thérapie se déroule bien par ailleurs, un inconfort peut venir se mettre en travers du processus thérapeutique. Gina accompagne Andy, en couple avec un homme. Andy a plus de désir que son compagnon, et, en accord avec lui, couche avec d’autres hommes. Gina est mal à l'aise quand les récits d’Andy se font trop explicites. Andy perçoit une part de cet inconfort, et évite progressivement le sujet. Ce n’est que quand Andy fait part de sa gène à lui que Gina partage de façon appropriée ce qu’elle ressentait malgré elle, et que ce sujet, par ailleurs important dans le tournant que prend la vie amoureuse d’Andy, peut être exploré plus sereinement. L’ACP a cette particularité d’avoir souvent les mêmes réponses aux difficultés rencontrées (travailler sur soi, rentrer dans le cadre de référence de l’autre), mais accepter d’explorer une gène peut être plus difficile quand le nœud du problème est un ressenti, par exemple, raciste, sexiste ou homophobe.

Les auteur.ice.s ne se sont toutefois pas réuni.e.s juste pour dire de travailler sur soi. Des notions plus originales sont présentées, comme le concept inattendu de sandwich (pour une personne qui a subi de nombreux traumatismes, prendre le temps d’identifier la tranche supérieure -l’attachement à la mère-, la tranche inférieure -l’attachement au père- -oui, pour un livre sur les stéréotypes, c’est super hétérocentré-, et, pour la garniture du sandwich, délimiter et réfléchir à chaque traumatisme connu -violences physiques ou sexuelles, injonctions contradictoires, deuils, insécurité, isolement, ...-), les nombreuses exigences du travail avec des réfugiés (barrière de la langue et présence de l'interprète, difficulté pour la personne de comprendre le concept de psychothérapie, divergences culturelles, traumatismes durs à révéler, risque d’absences à cause d’un quotidien précaire et imprévisible, ou...  colère contre l'administration qui peut se faire envahissante), ou encore l’importance de la prise en compte du contexte patriarcal, et l’importance encore plus cruciale de l’empowerment, dans la thérapie de certaines femmes (en particulier lorsqu’elles sont victimes d’oppression dans leur couple et/ou leur famille). Un autre conseil, simple mais qui ne vient pas nécessairement à l’esprit, quand l’entrée dans le cadre de référence de l’autre semble encore compromise, est d’adapter les relances en fonction ("qu’en penserait tel.le membre de votre famille ? telle autorité religieuse ?" …). Si son identité appartient d’abord au.à la client.e (percevoir ses propres préjugés est vital, focaliser de soi-même sur la vie de la personne en fonction de la couleur de sa peau parce qu’on se sent une poussée d’antiracisme n’est pas souhaitable pour autant), il est aussi souvent suggéré, quand la distance ressentie est plus grande qu’elle ne devrait l’être, d’aller plus loin que la simple écoute et se renseigner activement sur la culture de l’autre.

 Le sujet est important, si tentant que ça puisse être de ne pas en prendre la mesure, et les enjeux sont traités avec le sérieux nécessaire, que ce soit sur le plan social ou thérapeutique. Les auteur.ice.s parviennent à développer la théorie dans des espaces courts (chaque chapitre fait une petite dizaine de pages) tout en revenant régulièrement au concret voire au terre à terre, avec des questions précises à se poser à soi-même. S’il est probablement accessibles à tout.e thérapeute (anglophone), la lecture sera plus aisée pour les thérapeutes ACP, habitué.e.s aux problématiques développées sur l’écoute et l’empathie. C’est probablement aussi un outil pertinent pour accompagner les supervisions sur ces sujets là.

samedi 29 août 2020

Faites vous-même votre malheur, de Paul Watzlawick



 Non seulement le bonheur est difficile à définir, mais en plus le bonheur absolu est un état impossible à atteindre. Plutôt que de se lancer dans une quête aussi hasardeuse, l’auteur propose donc, prenant le contrepied de la psychologie positive (qui n’existe pas encore!), de donner quelques astuces faciles et fiables, parfois assorties de quelques exercices, pour se pourrir l’existence, introduisant au passage quelques notions de psychologie systémique (c’est d’ailleurs un livre entier de prescription du symptôme).

 Restez fidèles à vos principes les plus rigides en toutes circonstances, même quand c’est de toute évidence absurde. Prenez soin d’être très attentif.ve à tout ce qui vous arrive de négatif. Si vous prenez assidûment l’habitude de vous dire "comme par hasard" à chaque fois que vous n’avez pas de chance, vous allez vite constater que l’Univers se ligue effectivement contre vous (et ça inclut les personnes -forcément- mal intentionnées qui voudraient remettre en question cette lucidité arrachée de haute lutte). D’ailleurs, si quelqu'un semble être animé d’une mauvaise intention, considérez que c’est le cas jusqu’à preuve du contraire, et n’allez surtout pas chercher de preuve du contraire (ça risquerait d’annuler un peu trop brutalement toutes vos suspicions, et en plus si vous arrêtez de vous conduire comme si les autres avaient de mauvaises intentions, ils.elles risquent moins d’en avoir, c’est dire le niveau de contre-productivité). Fixez vous des objectifs impossibles à atteindre, et prenez bien soin de les idéaliser, d’une part pour pouvoir justifier votre malheur tant que la quête ne sera pas accomplie (mais ne faites pas trop d’efforts quand même, puisque la réussite est de toutes façons impossible), mais aussi pour garder l’opportunité d’être déçu.e si l’objectif était atteint malgré tout. Idéalisez autant que possible le passé révolu et inaccessible, n’allez pas avoir un point de vue nuancé qui permettrait d’imaginer que vous n’êtes pas tellement plus malheureux.se maintenant.

 Mais le livre ne serait pas vraiment un livre de psychologie systémique s’il se contentait de recettes qui ne concernent que vous. Vous pouvez, pour les plus ambitieux.ses, devenir un.e EDR, ou Expert.e en Démolition de Relation, ou à défaut vous entourer autant que possible d’EDR. Un geste aussi simple que demander ou rendre un service, si on s’y prend bien, peut créer pas mal de tensions. Il s’agit par exemple de s’assurer que la personne qui rend service a réellement envie de le faire, va y prendre du plaisir mais de le prendre personnellement si elle ose confesser que, si, quand même, elle est mieux chez elle devant Netflix que chez vous à arroser vos plantes pendant vos vacances. Une autre astuce est d’aider uniquement parce qu’on attend quelque chose en retour, ce qui optimise les chances de créer déception et animosité (et, pour les plus perfectionnistes, ne surtout pas dire quoi… d’ailleurs, dans un domaine similaire, les reproches sont en règle générale bien plus efficaces pour faire le malheur des parties concernées quand la personne doit deviner ce qui lui est reproché). Un.e EDR de haut niveau définira aussi son identité en fonction de l’autre (mon identité de parent dépend de mes enfants, mon identité de médecin dépend de mes patient.e.s, …), parce qu’avoir une identité propre ne fait rien porter à quelqu’un qui n’a rien demandé, et donne un peu trop de maîtrise sur sa propre vie. Bref, je pense que vous avez saisi l’idée générale… pour celles et ceux qui pour une raison ou une autre ne voudraient pas écouter ses précieux conseils, l’auteur propose à la fin de simplement s’emparer du bonheur qu’on a déjà.

 Le livre se lit très vite, entre les chapitres courts, l’humour, et l’absence de laborieuses explications théoriques (l’auteur en glisse quand même discrètement quelques unes, mais elles restent brèves). La forme (livre de développement personnel à l’envers) (du coup c’est un livre de… dédéveloppement personnel?) rappelle qu’on peut, de bonne foi, s’enliser dans des situations plus compliquées que nécessaire. Peut-être parce que je viens de lire un livre qui porte presque le message inverse (ça, et la description de la sécurité sociale dans l’intro comme une économie du malheur… no comment), le ton et l’intention (et un ou deux conseils qui m’ont paru peu cohérents) m’ont parfois fait tiquer, mais ça restait ponctuel, la forme étant surtout une façon originale de mieux porter le message.


vendredi 28 août 2020

How clients make therapy work, de Arthur C. Bohart et Karen Tallman

 


Le titre ("Comment les client.e.s rendent la thérapie efficace") est pour le moins provocateur : si, de toute évidence, c’est de la faute du.de la client.e (manque d’implication, de distance avec un fonctionnement pathologique, voire, en cas de suprême audace, résistance) quand la thérapie ne fonctionne pas, c’est forcément la brillante performance du.de la thérapeute, son savoir-faire éblouissant, son empathie savamment appliquée, qui permet au.à la pauvre client.e vulnérable d’aller enfin mieux… bon, j’en rajoute peut-être un peu, mais qui peut affirmer s’être totalement, pour chaque seconde de sa pratique, affranchi de cette conception? L’auteur et l’autrice vont pourtant insister, dans un livre destiné malgré son titre aux thérapeutes, sur l’importance de s’appuyer sur les ressources des client.e.s, arguant de façon très sourcée que, au-delà de l’évident aspect éthique, c’est un enjeu de santé publique.

L’auteur et l’autrice l’ont observé dans leur contact avec des collègues : si chacun.e est d’accord pour affirmer le respect absolu de.de la client.e comme sujet du soin, ces belles valeurs disparaissent parfois très vite dans la réalité de la pratique. L’un des auteurs se souvient particulièrement d’une session de formation où il fallait réfléchir à trois à une situation clinique : les deux autres membres du groupe se sont aussitôt lancés dans une discussion enflammée sur laquelle des deux solutions proposées était la bonne. L’auteur les a timidement interrompus au bout de 10 minutes pour évoquer l’idée que ça pourrait éventuellement être intéressant d’impliquer le.la client.e, soit le.la principal.e intéressé.e, dans la réflexion. La conversation a ensuite continué comme elle avait commencé, sans lui et sans l’idée d’impliquer quelqu’un d’autre que le thérapeute. L’ironie a voulu qu’à la fin de l’exercice, le formateur a révélé que, selon l’état actuel des connaissances, aucune des deux propositions n’était meilleure que l’autre. Selon l’auteur et l’autrice, cette conception encore beaucoup trop présente de la personne naïve qui vient recueillir la sagesse de.de la thérapeute savant.e qui va la libérer de ses souffrances vient d’un ancrage encore trop profond du modèle médical dans la psychothérapie et, à leur grand regret, dans la recherche.

Selon le modèle médical (le terme désigne une conception du soin, pas ce qui se passe dans chaque consultation de chaque cabinet de chaque médecin!), la personne vient avec un symptôme, et le.la thérapeute décide d’un traitement qui va soigner ledit symptôme. Le médecin a donc une expertise en procédure thérapeutique et en symptômes, mais pas particulièrement une expertise dans la personne : le médicament prescrit, l’application du bandage, ne devraient a priori pas changer radicalement selon la personnalité profonde du.de la patient.e. Dans le modèle proposé par l’auteur et l’autrice, thérapeut.e et client.e s’écoutent l’un.e et l’autre, la compréhension du problème et le choix de solutions se co-construisent. Si certaines méthodes sont d’ailleurs plus directives que d’autres, cette façon d’aborder le soin reste compatible même avec les plus axées sur l’idée de mettre une méthode en face de symptômes comme les TCC : la différence se fait dans la communication d’égal.e à égal.e pour déterminer ce qui correspond vraiment à la demande, ce qui fonctionne, et ce qui ne fonctionne pas.

En effet, la toute-puissance du.de la thérapeute est d’autant moins réelle que les client.e.s n’arrivent pas naïf.ve.s en consultation : ils.elles ont déjà une conception de leurs problèmes, de leurs attentes, des solutions qui pourraient et ne pourraient pas arranger les choses. Pire, accrochez-vous bien, ce qui se déroule dans le cabinet se déroule déjà au quotidien chez la plupart des personnes : identifier les difficultés, réfléchir au ressenti, tester des solutions et faire le tri entre ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, rechercher les choix de vie les plus épanouissants et tenter les réaliser… heureusement, les gens n’attendent pas d’avoir un.e thérapeute pour faire tout ça (ne pas faire tout ça semble même assez compliqué, et demande probablement un effort actif). L’auteur et l’autrice révèlent d’ailleurs des résultats de recherche assez désobligeants : les thérapies sans thérapeute (avec un livre, ou par ordinateur) ont parfois des résultats semblables à ceux des thérapies avec thérapeute, ou encore il n’y a pas de différence d’efficacité significative entre une thérapie avec un.e débutant.e ou avec un.e thérapeute expérimenté.e.

 Mais si les gens se débrouillent si bien eux-mêmes, pourquoi s’embêter à consulter quelqu’un qui, en plus, met un point d’honneur à ne pas se comporter comme un.e expert.e? Chercher des solutions soi-même n’empêche malheureusement pas d’aboutir à une impasse, parce que les difficultés sont trop douloureuses, parce que la solution recherchée ne peut pas fonctionner à long terme (par exemple la personne sous l’emprise d’une addiction qui met en place des stratégies pour ne pas se faire attraper plutôt que pour cesser de consommer), par manque de confiance envers ses propres ressources, … L’auteur et l’autrice mettent en parallèle la guérison et des recherches sur la réussite scolaire qui mettent en avant l’importance de la perception de l’objectif : si l’atteinte d’un objectif et perçue comme une évaluation (on est capable d’y arriver ou on ne l’est pas), l’échec est plus douloureux, la persévérance est moindre, que si l’atteinte de l’objectif est perçue comme un obstacle à surmonter, un apprentissage à faire. Ainsi, l’importance de proposer de nouvelles solutions ne réside pas tant dans les solutions apportées que dans le regard neuf que ça induit, le rappel que d’autres chemins sont possibles et qu’il y a d’autres réponses à l’échec que l’abandon. D’ailleurs, même si le.la thérapeute ne propose aucune solution (c’est généralement le cas, par exemple, dans l’Approche Centrée sur la Personne), la séance a un intérêt : la personne consacre un temps spécifique à réfléchir à ses problèmes, parler d’une expérience difficile constitue à la fois une forme d’exposition (parler d’un événement, c’est dans une certaine mesure le revivre) et la narration implique de restructurer le vécu, …

 L’importance thérapeutique de croire fermement dans les ressources des client.e.s, dans le fait qu’ils.elles sont les premier.ère.s expert.e.s de leur vie, réside surtout dans le respect de leurs choix, quels qu’ils soient. La thérapie, c’est rappelé à travers plusieurs vignettes cliniques, peut passer par des chemins inattendus, détournés, voire constitués d’essais et d’erreurs qui sont indispensables. Imposer une façon de faire, c’est non seulement prétentieux (l’auteur et l’autrice rappellent que les modèles théoriques ont énormément évolué dans les 50 dernières années, et que les vérités d’aujourd’hui, si elles peuvent sembler solides, ne sont pas nécessairement immuables), mais c’est aussi limiter les opportunités pour le.la client.e d’aller mieux. Une personne dépressive voudra atténuer ses souffrances, une autre voudra les explorer pour savoir à quoi elles renvoient et si elles peuvent la grandir, une troisième pourra vouloir successivement l’un et l’autre. Client.e et thérapeute peuvent diverger de façon conséquente au niveau de leurs valeurs, seule une écoute empathique permettra alors à la relation thérapeutique de se développer. L’auteur et l’autrice ajoutent que si les approches sont aussi multiples (leur nombre est estimé à environ 400 dans le livre) sans différer de façon radicale au niveau de leur efficacité, c’est parce que les dimensions de l’être humain sont elles aussi multiples, et que dans chaque cas le.la client.e s’empare pour son bénéfice de la dimension sur laquelle l’approche se concentre.

 Ce livre qui pourrait ressembler à un plaidoyer voire une provocation offre en fait de nombreux points de repères (les relectures, par des expert.e.s d’orientation différentes, ont été nombreuses et prises en compte, et ça se sent) pour construire une thérapie qui s’appuie réellement, et pas juste en principe, sur l’expertise des client.e.s. Les questions difficiles (que faire des client.e.s qui consultent sous contrainte judiciaire ? de ceux et celles qui précisément comptent sur l’expertise du.de la thérapeute pour les extraire de leurs difficulté d’un coup de baguette magique et abordent la thérapie de façon passive?) ne sont pas esquivées, les propositions concrètes sont très nombreuses. Le livre n’est malheureusement pas traduit en français mais c’est à mon avis une lecture (peut-être même une relecture, face à des questionnements ou difficultés spécifiques) importante, que l’on soit débutant.e, expert.e ou formateur.ice.

mardi 28 juillet 2020

Man's search for himself, de Rollo May



 Dans ce livre, l'auteur indique comment chercher mais surtout trouver son identité profonde, et cartographie les obstacles dressés par les injonctions sociales omniprésentes. Ses points de repères, on le comprend assez vite (par exemple quand Kierkegaard est cité toutes les trois pages ou qu'il parle de solitude et d'anxiété dès le titre du premier chapitre), sont ceux de la philosophie existentialiste. Le développement personnel proposé ici ne consistera donc pas à apprendre à demander une augmentation à son patron, à lutter contre la procrastination, à profiter de l'instant présent (encore que... mais pas comme dans la psychologie positive) ou à remplir un bullet journal, mais à pleinement s'emparer de son humanité, en faisant des choix en conscience, en conquérant sa liberté, et en affrontant l'anxiété sous ses différentes formes.

 May estime que la période contemporaine (contemporaine de 1953) est particulièrement pertinente pour ce genre de questionnements : alors que le conservatisme, avec ses fortes exigences de conformisme et ses réponses (certes insatisfaisantes) à toutes les questions, fait place à une plus grande liberté, un nouveau type de souffrance apparaît, avec la difficulté à trouver sa place. Les choix familiaux, amoureux, professionnels, ne sont plus imposés par la pression sociale, faisant disparaître la sécurité d'un avenir tout tracé (et éventuellement l'opportunité de se plaindre de ce méchant avenir tout tracé imposé par l'extérieur), forcent à faire des choix. Je ne sais pas si les années 50 aux Etats-Unis étaient vraiment une charnière entre le conservatisme et le progressisme (je veux dire, Rollo May dit aussi que la société est matriarcale -???- et que le capitalisme ne permet plus la méritocratie aujourd'hui mais avant oui -à se demander ce qui a bien pu passer par la tête de Marx pour écrire Le Capital-) mais ce n'est pas si important puisque l'analogie reste intéressante, et le propos du livre reste selon moi pertinent y compris dans la société occidentale d'aujourd'hui qui est sans doute très différente par bien des aspects de celle d'il y a 70 ans. Pour illustrer sa conception de la liberté, l'auteur utilise l'expérience de pensée de la cage : un roi, voyant un de ses sujets s'adonner mollement à un quotidien constitué de métro-boulot-dodo, se demande ce qui se passerait s'il l'enfermait dans une cage, lui qui ne semble pas si préoccupé d'être prisonnier volontaire de son univers ennuyeux. L'homme dans un premier temps proteste, s'enrage! Certes il est logé, nourri, mais on n'a pas le droit de lui faire ça! La colère passée, il explique à qui veut l'entendre que finalement il est heureux comme ça, il a le confort sans les efforts et, vraiment, que demander de plus... mais quand il est seul, il devient morose. Ses justifications philosophiques pour expliquer à quel point il a bien de la chance se transforment en murmures fatalistes. Il finit par être apathique, ne semble plus voir les visiteurs. Il se nourrit, mais ne parle plus à la première personne, ses sourires sont mécaniques. Le psychologue qui a dirigé l'expérience a la troublante sensation d'avoir généré du vide. 

 La liberté ne consiste pas nécessairement à s'affranchir des conventions sociales, à briser toutes les chaînes qui oseraient s'attacher à nos chevilles, mais à les identifier, peu à peu, et à identifier nos propres aspirations. L'auteur donne l'exemple d'un sonnet : certes les contraintes formelles sont très strictes, mais le texte du sonnet, pour autant, appartient pleinement au poète. L'idée n'est pas de réaliser ses rêves envers et contre tout, mais d'être acteur.ice et non sujet. La distinction est particulièrement nette quand May développe sa définition du courage : pour lui, le courage, c'est refuser le conformisme, ignorer la pression du regard des autres. Il insiste là-dessus : le courage au sens commun, ce qui est désigné comme de l'héroïsme, est au contraire la forme la plus extrême de conformisme, c'est consacrer toutes ses ressources à des actions valorisées par les autres. C'est illustré avec l'exemple d'un écrivain anglais (on ne connaîtra pas son nom) dont la carrière ne décollait pas. Pendant la guerre, il a fini par trouver absurde de chercher le succès alors que sa survie, problématique ô combien plus immédiate, n'était même pas assurée à moyen terme. Il a donc écrit des textes qui lui plaisaient à lui... ce qui a enfin lancé sa carrière. Rollo May précise qu'il ne conseille certainement pas aux écrivains d'écrire ce qu'ils veulent sans se soucier des critiques pour s'assurer des tirages mirobolants (la rébellion, pour lui, est l'autre facette du conformisme, ça ne peut être souhaitable que s'il s'agit d'un passage), mais qu'un texte qui exprime des aspirations profondes sera plus intéressant à lire qu'un livre qui cherche à cocher les cases qui plairont aux éditeurs.

 Les développements sont longs et vous imaginez bien qu'il manque des subtilités dans mon résumé, d'autant qu'un certain nombre m'ont probablement échappé. J'avais un peu de mal à adhérer au style : le livre ressemble plus à un livre de philosophie qu'à un livre de psychologie. L'humain théorique est omniprésent, mais l'humain réel (anecdotes, vignettes cliniques, commentaires de recherches, ...) ne fait que quelques rares apparitions de temps en temps (Carl Rogers est élogieux envers May, mais là-dessus ils sont vraiment à l'opposé l'un de l'autre!). Le texte a aussi assez souvent des allures de prêche : l'auteur semble affirmer plus que démontrer, même si les idées développées sont intéressantes. J'ai par contre apprécié quelques idées originales, comme celle de reprendre conscience de son corps, trop souvent utilisé comme un outil, ou encore la création de moments significatifs comme réponse à l'anxiété du temps qui passe (la distraction est pour lui une résistance à cette anxiété qui devient insupportable si on en prend trop conscience). Et, par un autre chemin, on retrouve de nombreuses thématiques centrales dans l'Approche Centrée sur la Personne (un des chapitres s'appelle d'ailleurs The experience of becoming a person!) comme l'affranchissement progressif du jugement et l'importance de faire des choix pour être (devenir) soi-même.