mardi 28 juillet 2020

Man's search for himself, de Rollo May



 Dans ce livre, l'auteur indique comment chercher mais surtout trouver son identité profonde, et cartographie les obstacles dressés par les injonctions sociales omniprésentes. Ses points de repères, on le comprend assez vite (par exemple quand Kierkegaard est cité toutes les trois pages ou qu'il parle de solitude et d'anxiété dès le titre du premier chapitre), sont ceux de la philosophie existentialiste. Le développement personnel proposé ici ne consistera donc pas à apprendre à demander une augmentation à son patron, à lutter contre la procrastination, à profiter de l'instant présent (encore que... mais pas comme dans la psychologie positive) ou à remplir un bullet journal, mais à pleinement s'emparer de son humanité, en faisant des choix en conscience, en conquérant sa liberté, et en affrontant l'anxiété sous ses différentes formes.

 May estime que la période contemporaine (contemporaine de 1953) est particulièrement pertinente pour ce genre de questionnements : alors que le conservatisme, avec ses fortes exigences de conformisme et ses réponses (certes insatisfaisantes) à toutes les questions, fait place à une plus grande liberté, un nouveau type de souffrance apparaît, avec la difficulté à trouver sa place. Les choix familiaux, amoureux, professionnels, ne sont plus imposés par la pression sociale, faisant disparaître la sécurité d'un avenir tout tracé (et éventuellement l'opportunité de se plaindre de ce méchant avenir tout tracé imposé par l'extérieur), forcent à faire des choix. Je ne sais pas si les années 50 aux Etats-Unis étaient vraiment une charnière entre le conservatisme et le progressisme (je veux dire, Rollo May dit aussi que la société est matriarcale -???- et que le capitalisme ne permet plus la méritocratie aujourd'hui mais avant oui -à se demander ce qui a bien pu passer par la tête de Marx pour écrire Le Capital-) mais ce n'est pas si important puisque l'analogie reste intéressante, et le propos du livre reste selon moi pertinent y compris dans la société occidentale d'aujourd'hui qui est sans doute très différente par bien des aspects de celle d'il y a 70 ans. Pour illustrer sa conception de la liberté, l'auteur utilise l'expérience de pensée de la cage : un roi, voyant un de ses sujets s'adonner mollement à un quotidien constitué de métro-boulot-dodo, se demande ce qui se passerait s'il l'enfermait dans une cage, lui qui ne semble pas si préoccupé d'être prisonnier volontaire de son univers ennuyeux. L'homme dans un premier temps proteste, s'enrage! Certes il est logé, nourri, mais on n'a pas le droit de lui faire ça! La colère passée, il explique à qui veut l'entendre que finalement il est heureux comme ça, il a le confort sans les efforts et, vraiment, que demander de plus... mais quand il est seul, il devient morose. Ses justifications philosophiques pour expliquer à quel point il a bien de la chance se transforment en murmures fatalistes. Il finit par être apathique, ne semble plus voir les visiteurs. Il se nourrit, mais ne parle plus à la première personne, ses sourires sont mécaniques. Le psychologue qui a dirigé l'expérience a la troublante sensation d'avoir généré du vide. 

 La liberté ne consiste pas nécessairement à s'affranchir des conventions sociales, à briser toutes les chaînes qui oseraient s'attacher à nos chevilles, mais à les identifier, peu à peu, et à identifier nos propres aspirations. L'auteur donne l'exemple d'un sonnet : certes les contraintes formelles sont très strictes, mais le texte du sonnet, pour autant, appartient pleinement au poète. L'idée n'est pas de réaliser ses rêves envers et contre tout, mais d'être acteur.ice et non sujet. La distinction est particulièrement nette quand May développe sa définition du courage : pour lui, le courage, c'est refuser le conformisme, ignorer la pression du regard des autres. Il insiste là-dessus : le courage au sens commun, ce qui est désigné comme de l'héroïsme, est au contraire la forme la plus extrême de conformisme, c'est consacrer toutes ses ressources à des actions valorisées par les autres. C'est illustré avec l'exemple d'un écrivain anglais (on ne connaîtra pas son nom) dont la carrière ne décollait pas. Pendant la guerre, il a fini par trouver absurde de chercher le succès alors que sa survie, problématique ô combien plus immédiate, n'était même pas assurée à moyen terme. Il a donc écrit des textes qui lui plaisaient à lui... ce qui a enfin lancé sa carrière. Rollo May précise qu'il ne conseille certainement pas aux écrivains d'écrire ce qu'ils veulent sans se soucier des critiques pour s'assurer des tirages mirobolants (la rébellion, pour lui, est l'autre facette du conformisme, ça ne peut être souhaitable que s'il s'agit d'un passage), mais qu'un texte qui exprime des aspirations profondes sera plus intéressant à lire qu'un livre qui cherche à cocher les cases qui plairont aux éditeurs.

 Les développements sont longs et vous imaginez bien qu'il manque des subtilités dans mon résumé, d'autant qu'un certain nombre m'ont probablement échappé. J'avais un peu de mal à adhérer au style : le livre ressemble plus à un livre de philosophie qu'à un livre de psychologie. L'humain théorique est omniprésent, mais l'humain réel (anecdotes, vignettes cliniques, commentaires de recherches, ...) ne fait que quelques rares apparitions de temps en temps (Carl Rogers est élogieux envers May, mais là-dessus ils sont vraiment à l'opposé l'un de l'autre!). Le texte a aussi assez souvent des allures de prêche : l'auteur semble affirmer plus que démontrer, même si les idées développées sont intéressantes. J'ai par contre apprécié quelques idées originales, comme celle de reprendre conscience de son corps, trop souvent utilisé comme un outil, ou encore la création de moments significatifs comme réponse à l'anxiété du temps qui passe (la distraction est pour lui une résistance à cette anxiété qui devient insupportable si on en prend trop conscience). Et, par un autre chemin, on retrouve de nombreuses thématiques centrales dans l'Approche Centrée sur la Personne (un des chapitres s'appelle d'ailleurs The experience of becoming a person!) comme l'affranchissement progressif du jugement et l'importance de faire des choix pour être (devenir) soi-même.

vendredi 24 juillet 2020

Le parfum du rouge et la couleur du Z, de Laurent Cohen



 Comme il sait si bien le faire, Laurent Cohen nous propose une nouvelle fois, ici "en 20 histoires vraies", "vingt histoires, vingt énigmes, vingt indices sur ce qu’est un être humain", d’explorer les mystères du fonctionnement du cerveau à travers des situations cliniques qui de premier abord paraissent complètement insolites. Si surprenants que soient les faits décrits, il s’agit pour l’auteur, au-delà des éclairages qu’ils permettent sur le mouvement, les sens, la conscience, les performances cognitives, de mieux définir l’être humain lui-même : "En considérant les quelques vingt patients dont nous allons parler, c’est dans un miroir que nous regardons. Si nous rions du comportement étrange d’un de ces patients, acceptons le rire fraternel de l’esprit qui s’étonne, mais pas le rire moqueur de l’irrespect".

 Les vingt histoires, brèves et accessibles même sans bases particulières en neurologie (il s’agit au contraire de faire découvrir cet univers, ou alors de nouveaux territoires de cet univers), tiennent en effet leurs promesses d’attiser la curiosité et d’éclairer les chemins inattendus parcourus par nos neurones pour des choses qui peuvent paraître aussi évidentes que reconnaître un visage, une couleur, utiliser des ciseaux, prononcer le mot qui correspond à l’idée qu’on a en tête, ou encore ne pas voler de voitures. Le titre désigne la compétence particulière qu’est la synesthésie, qui consiste à associer une couleur (ou même un goût) à un chiffre, une lettre, un son… et dont la science n’a pas encore percé tous les mystères.

 Le livre est intéressant, les explications sont claires, et c’est aussi l’occasion de mesurer à quel point le cerveau n’a pas encore livré tous ses secrets ("dans un survol rapide de publications parues entre 2015 et 2019, on trouve la description d’une variété hétéroclite de nouvelles pannes cognitives"). Et pourtant, un sentiment de frustration pointe… c’est que si le livre est tout neuf (paru en février 2020), l’exercice ne l’est pas. Oliver Sacks s’y est livré, et même un certain Laurent Cohen, avec l’inoubliable Homme thermomètre et d’autres que je n’ai pas lus (et qui pourraient bien se retrouver sur ce blog), et ces livres précédents allaient plus loin : L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau ouvre explicitement des réflexions sur la norme, les compétences, la conscience et le sens de la vie, L’homme thermomètre, très souvent comparé à un roman policier, articule les cas présentés pour mieux éclairer à la fin la machinerie cérébrale dans son ensemble, plutôt que de présenter vingts cas tout à fait indépendants, vaguement classés par thématique. Certains relèvent même du recyclage : j’ai pu reconnaître par exemple le patient qui a la surprise de voir le visage d’un de ses amis apparaître devant sa fenêtre pourtant située au 3ème étage, la patiente qui voyait des chevaliers en armure sur les trottoirs de Paris ou encore celle qui étaient convaincue d’avoir fini son assiette de purée en n’en ayant mangé que la moitié droite, jusqu’à ce que quelqu’un prenne l’initiative de tourner l’assiette. Le livre a donc de nombreuses qualités, mais c’est un peu surprenant de voir un auteur faire pareil qu’avant, en (un peu) moins bien.

jeudi 23 juillet 2020

Mentaliser, de Martin Debanné



 Contrairement à ce que je pensais quand j’ai repéré le livre, mentaliser n’y désigne pas le fait de créer et manipuler des représentations mentales élaborées, mais l’action d’identifier ses propres ressentis, et de se représenter ceux des autres tout en ayant conscience qu’il s’agit d’une représentation (mais ce n’est pas grave, le livre était intéressant quand même). L’idée de développer le potentiel thérapeutique de la mentalisation est venu à des psychanalystes qui réfléchissaient à certains de leurs échecs thérapeutiques, en particulier auprès de patient.e.s souffrant de trouble borderline. L’intérêt va toutefois bien au-delà : les personnes qui se forment à la mentalisation viennent de très nombreux horizons (thérapies humanistes, systémiques, et même les fameux ennemis TCC et psychanalyse) et, si elles sont parfois déstabilisées par certains aspects (l’appui sur la recherche scientifique et des protocoles normalisés gène les psychanalystes, les adeptes des TCC sont réticents au travail sur le transfert, …), sont souvent surprises du nombre de points communs entre les approches. Difficile en effet d’imaginer une méthode thérapeutique dont la mentalisation serait complètement absente (moi-même en formation à l’Approche Centrée sur la Personne, j’ai de nombreuses fois eu du mal à différencier le contenu du livre avec exactement la méthode à laquelle je me forme… bon, à d’autres moments, les différences étaient bien plus claires) et, l’auteur le rappelle souvent avec dérision (et avec de la compassion pour ses proches), les psy sont les premiers à beaucoup mentaliser.

Si des protocoles très précis sont fournis pour diriger des thérapies de groupe axées sur la mentalisation, les différents développements proposés dans le livre permettent tout à fait de l’intégrer à n’importe quel mode de thérapie (l’auteur précise même que modifier un aspect de sa pratique n’est pas nécessairement plus facile que d’adopter une nouvelle pratique). Cela consiste principalement, face à une difficulté, à exprimer son ressenti et à vérifier celui du.de la client.e. La procédure est plus complexe qu’il n’y paraît : un mauvais timing, une interprétation qui va trop loin et qui ne correspond pas au vécu du.de la client.e dans l’ici et maintenant, et le.la thérapeute s’éloigne au lieu de se rapprocher. Plusieurs propositions précises de mode d’action sont faites (manœuvrer à contresens, c’est à dire centrer la personne sur un autre aspect de ce qu’elle vit -le ressenti plutôt que les faits, parler de soi plutôt que parler de l’autre, ...-, arrêt-écoute-observe, pour prendre le temps d’explorer une dimension émotionnelle spécifique, ou encore arrêt-retour en arrière-explore, qui consiste à revenir sur un moment difficile qui vient de survenir et identifier quand et comment la séance a basculé). Les propositions sont accompagnées de nombreux conseils et de vignettes cliniques qui illustrent clairement le propos, mais même en ayant tout appris par cœur, l’application demandera beaucoup d’empathie et surtout d’humilité au.à la thérapeute. Les techniques spécifiques auront particulièrement leur place lorsque le.la client.e sera débordé.e par ses émotions, ou encore lorsque la thérapie semblera tourner en rond, pour comprendre de façon collaborative ce qui bloque.

La partie pratique est extrêmement claire et concrète, et, le livre étant court, un aspect particulier doit pouvoir se retrouver assez rapidement si on le cherche. Je pense que ça peut être particulièrement aidant de relire attentivement un passage spécifique après avoir rencontré une difficulté en séance, pour mieux percevoir ce qui aurait pu être fait autrement. De façon surprenante, le livre s’ouvre pourtant sur une partie théorique à l’opposé : certes très intéressante (il est question de la construction de la mentalisation se structurant avec celle de l’attachement, ou encore du fait que, lorsqu’une figure d’attachement est violente, en particulier lorsqu’elle l’est tout en dénigrant, la mentalisation est insupportable psychiquement, ce qui a un impact sur le développement général), elle est extrêmement technique, avec beaucoup de vocabulaire spécialisé. Bien entendu, le développement reste lisible, et la complexité est probablement indispensable pour avoir la précision nécessaire, mais j’ai un peu peur que ça puisse repousser des lecteur.ice.s qui n’ont pas forcément l’habitude de ce vocabulaire spécialisé là et qui pourraient largement bénéficier, professionnellement, des conseils bien plus accessibles donnés dans la seconde partie (enseignant.e.s, travailleur.se.s sociaux.ales, éducateur.ice.s, …).

samedi 18 juillet 2020

Annonce



 De plain pied dans la 4ème année de formation (sur cinq), il est temps de passer aux choses sérieuses (encore plus sérieuses que la pratique de l'écoute bénévole dans une asso) : l'entretien avec des client.e.s, l'endossage (endossement?) du rôle de thérapeute pour de vrai! 

 L'institution nous demande en effet de faire de premiers entretiens, de proposer un premier suivi, et d'enregistrer les séances pour pouvoir travailler dessus en groupe (bien entendu, l'anonymat est strictement conservé, et les enregistrements ne sont utilisés que dans le cadre de la formation). Et comme il se doit, il m'est immédiatement venu à l'idée de faire la proposition à mes discret.e.s mais fidèles lecteur.ice.s! (bon, en vrai, j'ai d'abord tenté sur Twitter et ça n'a pas abouti, mais je n'avais pas encore pensé au blog, alors que ça a un peu plus de sens)

 Donc voilà, si vous voulez m'aider à valider ma formation tester l'ACP côté client.e, bénéficier d'une psychothérapie sans que ça n'implique le budget d'un suivi avec un.e thérapeute déjà professionnel.le, avoir l'immense privilège de voir l'auteur de ces lignes (qui se trouve en plus être un excellent thérapeute, si si!) par écran Skype interposé, si vous connaissez quelqu'un dans ce cas, ou tout simplement si vous avez des questions (pour les questions, d'ailleurs, vous avez aussi la section commentaires de ce post, ce qui vous vaudra la gratitude des personnes qui se posaient la même question), j'attends avec plaisir vos mails sur l'adresse e-mail du blog ( iedienpsycho@gmail.com )

 Du coup à bientôt, pour de nouveaux résumés ou, si vous en avez envie, pour un accompagnement en Approche Centrée sur la Personne (ou même les deux)

samedi 11 juillet 2020

Carl Rogers : Dialogues, dirigé par Howard Kirschenbaum et Valerie Land Henderson



 Ce livre est un recueil d'échanges de Carl Rogers, oralement ou par écrit, avec des interlocuteurs divers (des théologiens -Paul Tillich, Reinhold Niebuhr-, des psychologues -Gregory Bateson, BF Skinner, Rollo May- ou des philosophes -Martin Buber, Michael Polanyi-) sur des sujets aussi variés que l'éducation, la recherche scientifique, la part d'ombre de l'être humain, la liberté, ... C'est un complément agréable à la lecture des classiques de Rogers puisque la diversité des interlocuteurs l'amène à expliquer ses principes fondamentaux de façon différente selon l'échange, et les désaccords le poussent à affiner son propos pour augmenter la précision de l'argumentation (à ce titre, il reproche après coup à Gregory Bateson de ne pas avoir été assez frontal sur leurs divergences, comparant l'échange à du shadow boxing).

 Même en connaissant à peu près les positions de chaque interlocuteur, les dialogues ne sont pas dénués de surprises... Alors que je percevais Buber de façon évidente comme une influence majeure de l'ACP de Rogers, le philosophe n'en démord pas : la relation entre thérapeute et client.e, fût-elle conforme au trois attitudes de l'Approche Centrée sur la Personne (congruence, empathie, approche positive inconditionnelle), ne peut pas relever d'une relation Je-Tu puisque... il s'agit d'une relation entre thérapeute et client.e! Une personne écoute l'autre, sans que ça ne soit interchangeable, c'est même le cadre qui l'exige. Et, pour ne vraiment rien arranger, le.la thérapeute a bien une intention, si noble soit-elle, envers le.la client.e! Rogers argumente en longueur (les conditions de l'écoute créent une condition d'horizontalité, certes intention il y a mais la première des intentions est surtout de ne pas en avoir, de faire avec ce qui émerge, ...), Martin Buber n'est pas convaincu. A l'inverse, je ne m'attendais vraiment pas à ce que Skinner et Rogers admettent être d'accord entre eux à 90% (alors même que Rogers déplore dans un de ses livres d'avoir mal argumenté à certains moments parce qu'il était trop touché par les thématiques abordées). Carl Rogers approuve particulièrement le fait que, dans le cadre de la recherche scientifique, c'est souhaitable de se concentrer sur l'observable au détriment du reste... pour autant, il ne suit absolument pas Skinner dans sa conception de l'humain comme un être certes unique (si perfectionné que soit le conditionnement, il y aura toujours des différences de comportement entre les individus) mais constitué de rencontres entre un récepteur et des stimuli (il adhère à la notion freudienne d'inconscient, qui pour lui désigne tout simplement la différence entre les stimuli identifiés et non identifiés par la personne stimulée). Skinner lui-même n'adhère pas à la vision de Rogers qui estime que la liberté est ancrée dans l'organisme que constitue l'être humain. Un exemple concret est que dans le domaine de l'éducation, plus que la technique la plus efficace pour mémoriser des quantités de données et maîtriser les raisonnements les plus complexes, ce qui intéresse Skinner est la meilleure façon de donner l'envie d'apprendre telle ou telle chose. Pour Rogers, c'est presque l'opposé : la pédagogie idéale est celle qui permet à l'étudiant.e de décider ce qu'il.elle veut profondément apprendre.

 Le reproche récurrent fait à l'ACP, et plus particulièrement à Rogers, de croire peut-être un peu trop naïvement à la bonté inhérente à l'être humain revient à plusieurs reprises. C'est particulièrement développé dans l'échange avec Rollo May : la grande estime réciproque entre les deux interlocuteurs pousse chacun à affiner son argumentation (Rogers va jusqu'à confesser qu'en début de carrière, même s'il ne le percevait pas à l'époque, il était probablement trop timide dans l'exploration des parts d'ombre de ses client.e.s). La position de Rogers est limpide à chaque fois que le sujet est abordé : il est parfaitement conscient que l'humain est capable de commettre des violences insoutenables (il affirme d'ailleurs très frontalement que si l'environnement était sans doute pour quelque chose dans le développement personnel d'Hitler, les pires horreurs du nazisme sont d'abord un choix personnel de sa part). Simplement, en tant que thérapeute, il a observé que les client.e.s ne développaient pas, au contraire, une augmentation de leur méchanceté au cours de leur actualisation, ce qui le pousse à penser que l'humain est fondamentalement bon et qu'un environnement sain permet de s'éloigner de sa part d'ombre.

 Les sujets abordés sont nombreux, les finesses le sont sans doute aussi : les échanges sont à la fois abordables (destinés à être médiatisés à des non-spécialistes) et spécialisés (chacun est un expert reconnu de son propre domaine), et des richesses peuvent probablement être découvertes à chaque lecture (voire, pourquoi pas, des changements de position de la part de Rogers... je ne me suis pas amusé à chercher mais ça pourrait être intéressant!). Hélas, pas de traduction français prévue à ma connaissance.

jeudi 2 juillet 2020

Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs), de Marshall Rosenberg



 Alors que le titre français en fait un peu des caisses (surtout que les mots ne sont qu'un outil parmi d'autres de la Communication Non Violente), le titre anglais (Nonviolent Communication, a language of life) va plus directement au but, sans rien enlever aux hautes ambitions de l'auteur : en effet, non seulement la CNV est un outil de résolution de conflits, y compris de conflits armés (Marshall Rosenberg a fait de nombreuses interventions dans des affrontements entre gangs, ou dans le cadre de la guerre israelo-palestinienne), mais c'est aussi un outil de rencontre avec soi-même... le maîtriser implique donc de vivre plus pleinement.

 Les conflits tendent à être vite perçus comme des impasses, où des demandes ne peuvent être satisfaites et deviennent des accusations, qui peuvent elles-même vite tourner à l'essentialisation de l'autre : avec un.e con(spirationniste) pareil.le, pas étonnant qu'on ne s'en sorte pas! L'auteur propose une méthodologie en quatre étapes pour se sortir non seulement de cette impasse là, mais aussi de la fausse solution du compromis, qui risque de ne satisfaire personne : identifier ce qui nous affecte exactement, observer les émotions que ces choses qui nous affectent provoquent chez nous, prendre conscience des besoins qui sont derrière ces émotions, et enfin faire une demande concrète. Oui, dit comme ça, ça semble plutôt naïf... pas évident d'imaginer ces techniques fonctionner pour réconcilier deux enfants à l'école primaire, pour peu qu'ils soient déjà assez remontés, sans parler de calmer des types musclés qui ont l'habitude de s'engueuler en groupe et à coups d'armes à feu. Rosenberg a pourtant pu utiliser sa méthode avec succès dans de nombreux contextes, de la situation de guerre au couple en conflit depuis trente-neuf ans (!), des tensions en milieu scolaire entre élèves et équipe enseignante au chauffeur de taxi qui fait dans le plus grand des calmes une remarque antisémite en écoutant la radio. L'auteur attribue une part importante de l'efficacité au fait qu'il développe quelque chose d'essentiel que la vie en société nous a appris à négliger : l'écoute de ses besoins ("notre culture nous apprend que les besoins sont négatifs et destructeurs", "de la même façon que nous n'avons pas appris à exprimer nos propres besoins, la plupart d'entre nous n'ont pas appris à entendre les besoins des autres"). La CNV réussie aboutit aussi à gommer les jugements pour se concentrer sur la rencontre d'humain à humain, qui rend chacun plus audible. Mais surtout, plus qu'une formule magique, la CNV est une gymnastique, plutôt simple à comprendre mais qui demande de nombreuses répétitions, des essais et erreurs au fur et à mesure de la découverte des obstacles et des subtilités, pour pouvoir s'en servir en temps réel, et qui pour fonctionner exige à chaque fois une implication pleine et sincère (Rosenberg rappelle régulièrement que même pour lui, l'identification des besoins de l'autre est loin de toujours être la première chose qui lui vient à l'esprit).

 L'objectif de la première étape est de reprendre la responsabilité de ses émotions : ce qui provoque de la tristesse, de la colère, ce sont des stimuli, ce n'est pas l'autre personne. Les événements ont (vigoureusement!) réveillé des besoins qui m'appartiennent. Pour aller mieux, me débarrasser de l'autre serait certes apaisant à court terme,  mais prendre soin de moi serait plus pleinement satisfaisant. C'est là que la partie plus subtile du travail commence : quels sont mes besoins exactement? Qu'est-ce que je peux proposer à l'autre de faire, concrètement, pour m'aider? Le mot "concrètement" est plus retors qu'il n'en a l'air : il implique d'avoir gommé les jugements ("j'en ai marre que tu me juges", "tu me prends pour ton.ta domestique"), de nommer ce qui ne va pas de façon précise et neutre ("je me sens rabaissé.e quand tu dis "..." ", "je me sens épuisé.e et en colère quand tu as sorti beaucoup de choses dans la pièce que je viens de ranger", ...) et de faire une demande explicite ("j'aimerais que tu n'utilises pas tel ou tel terme quand tu t'adresses à moi", "je me sentirais beaucoup mieux si tu rangeais derrière toi"). Subtilité supplémentaire : la demande doit être une demande, et non une exigence, c'est à dire qu'un refus doit être accepté comme faisant partie de la communication. Enfin, et c'est ce qui rapproche la CNV des thérapies humanistes (Rosenberg, psychologue clinicien de formation, dit lui-même qu'il n'a rien inventé) plus que du guide pratique, l'autre doit être constamment intégré à la conversation, de façon empathique : vérifier les besoins identifiés derrière le comportement de l'autre (ce qui n'est pas toujours évident et peut nécessiter de s'y reprendre à plusieurs fois), exprimer son ressenti, sa demande, et s'assurer qu'elle a bien été comprise (en particulier, qu'elle a été comprise comme une demande et non comme une exigence). Dans l'exemple du chauffeur de taxi antisémite, l'auteur a dans un premier temps pris soin de gérer les envies pressantes de communication pas très non-violente qui se sont prestement imposées à lui, a ensuite écouté le besoin qui s'exprimait à travers la remarque antisémite (la peur d'être escroqué, qui elle-même était reliée à d'autres peurs), puis a exprimé son propre ressenti, et a demandé au chauffeur de taxi de redire ce qu'il avait entendu (il avait entendu une injonction à s'excuser plutôt qu'un partage de la souffrance causée par le préjugé, Rosenberg a du insister et s'y reprendre à plusieurs fois, ce qui n'est pas rare dans les exemples proposés).

 Ecouter ses besoins, c'est aussi régler les conflits avec... soi-même. Presque provocateur, l'auteur dit qu'exprimer pleinement sa colère, c'est prendre profondément conscience de ses besoins (pas bon pour le chiffre d'affaire des salles de défoulement, ça...). En effet, identifier l'émotion derrière le conflit, puis rechercher des solutions concrètes, il l'a fait avec lui-même. Il a par exemple constaté que deux choses lui pourrissaient le quotidien : rédiger des rapports cliniques, et le co-voiturage de ses enfants. Après avoir pris le temps de se demander pourquoi il faisait ces choses qui l'agaçaient, il a conclu que s'il rédigeait des rapports cliniques, c'est parce que ça lui rapportait de l'argent, et s'il co-voiturait ses enfants au lycée (au collège? enfin bref), c'est parce que les options de scolarisation plus proches géographiquement correspondaient beaucoup moins à ses valeurs. Il a donc arrêté les rapports cliniques et continué le covoiturage... mais avec bien plus de plaisir. 

 Une chose cependant m'a fait tiquer avec ce livre : l'auteur le présente comme, certes dans la difficulté, certes de façon exigeante, la solution potentielle à tout conflit, si ancien, si violent, si partagé soit-il. Pour développer de façon vraiment satisfaisante le problème que ça me pose, il me faudrait pas mal de temps et d'espace supplémentaire (comment ça, vous en avez déjà marre de me lire?), et, pour être honnête, probablement des connaissances plus précises. Mais, pour aller vite, Rosenberg intervient dans des situations, parfois en effet extrêmes, de conflit, ce qui implique que le rapport de force est tel que tous les partis concernés ont un intérêt à ce qu'une solution commune soit trouvée. C'est là qu'il arrive et qu'à force de savoir-faire, d'empathie, de patience, parfois d'épuisement, il parvient à créer une communication d'humain à humain plutôt que de revendication à revendication ou d'insultes à insultes. Seulement, le livre donne l'impression que toutes les oppositions sont plus ou moins sur ce modèle. Or, le rapport de force est parfois si asymétrique que le dominant n'aura aucun intérêt à demander l'assistance d'un médiateur, encore moins à humaniser l'autre. Ça peut être le cas dans une situation de violences conjugales (Lundy Bancroft, thérapeute spécialisé, déconseille très fortement la thérapie de couple dans cette situation), dans le monde professionnel, dans le racisme ou le sexisme du quotidien quand la personne raciste est par ailleurs en position de force ("on ne justifie pas son humanité", rappelle Marie Dasylva, coach experte dans la lutte contre les discriminations en entreprise), ... Rosenberg passe un message humaniste, et se donne les moyen de la crédibilité principalement en montrant des moments où il a été lui-même mis en difficulté (il a d'ailleurs été marqué par une agression antisémite vécue dans son enfance, et il est souvent question de racisme dans les exemples), mais semble oublier comment la situation de communication, qu'il a certes considérablement optimisée, est arrivée. Il y a bien une section consacrée à la violence protectrice (mise en place pour assurer la sécurité, et non pour punir), mais le message général peut faire vite oublier que, précisément, la violence est parfois nécessaire et protectrice, ce qui peut poser problème quand l'organisation sociale fait que les personnes ou groupes en position de force sont par définition plus écoutées, et peuvent accuser de violence et déshumaniser celles et ceux qui résistent à leur propre violence. Oui, bon, encore une fois, pour l'argumenter solidement et correctement, il me faudrait plus de temps et sûrement plus de connaissances, mais pour moi ce message qui sonne si bien a des atouts mais aussi des aspects dangereux.

 Je me suis attardé sur la limite du livre mais je retiens surtout ses points forts alors même que, avant de le lire, j'étais plutôt sceptique (communication non-violente, est-ce que ce ne serait pas un oxymore?). Mes préjugés se sont révélés faux : la méthode n'est pas simpliste (elle est simple à comprendre mais, on s'en rend vite compte, difficile à maîtriser) et encore moins présentée comme une formule magique (l'auteur rappelle régulièrement, serait-ce implicitement, qu'on ne peut pas faire de la CNV vingt-quatre heures sur vingt-quatre), et l'ensemble se lit facilement, les enjeux sont clairement exposés, les possibles contresens désamorcés en longueur au fur et à mesure. Au.à la lecteur.ice de s'e emparer, ou non, et de se mettre avec patience à la pratique.