mercredi 14 février 2018

The Psychopath Inside, de James Fallon



 Un avocat demande l'assistance d'un chercheur en neurosciences pour une expertise sur un tueur en série qu'il défend. Le chercheur identifie par imagerie une spécificité cérébrale qui montre une moindre capacité à inhiber ses pulsions : l'expertise contribue à ce que le tueur en série soit condamné à la prison à perpétuité plutôt qu'à la peine de mort. Suite à cet événement, il lui est régulièrement demandé d'être expert pour ce type de criminels, ce qui lui donne l'occasion d'entendre les horreurs à peine croyables dont ils sont capables mais aussi (ce qui sera confirmé avec une étude en double-aveugle) de constater une particularité très nette sur les imageries cérébrales, qui correspond à un manque d'empathie, de contrôle de soi et de sens moral. Alors qu'il fait une toute autre recherche (sur la Maladie d'Alzheimer), il scanne les cerveaux de sa propre famille pour constituer un groupe contrôle. Son regard est vite attiré par une spécificité bien familière... et après confirmation, il s'avère qu'il ne s'agit pas d'un scan de serial-killer qui s'est égaré, mais bien de celui du chercheur! 

 Ce serait un bon sujet de thriller, d'ailleurs ça a peut-être déjà été fait. C'est pourtant ce qui est vraiment arrivé à James Fallon. Heureusement pour lui, les péripéties et rebondissements qui ont eu lieu ensuite n'ont pas eu grand chose à voir avec un vrai thriller!

 L'auteur admet lui-même n'avoir creusé le sujet que progressivement : certes l'anecdote ne manque pas de sel, mais ce père de famille, non violent (malgré son gabarit imposant), aimé par ses proches, ne peut pas sérieusement avoir grand chose à voir avec les criminels précédemment étudiés! Il a souffert de crises d'asthme, de Troubles Obsessionnels Compulsifs qui se sont manifestés par une hyperreligiosité (il est aujourd'hui agnostique), peut-être à certains moments de troubles de l'humeur, mais quels signes pourraient bien être associés chez lui à la personnalité d'un psychopathe? Il a toujours aimé faire des blagues, parfois en allant assez loin (meubles brûlés à l'occasion d'un bizutage, voitures "empruntées"... l'auteur déplore que des jeunes qui feraient aujourd'hui la même chose, qu'il considère faire partie de la vie sociale étudiante, finiraient en prison), mais sans jamais faire de mal au final. Quel rapport avec des individus froids, manipulateurs, violents?

 Le·a lecteur·ice est guidé·e par les découvertes de l'auteur au fur et à mesure qu'il les fera. L'auteur étant un chercheur en neurosciences parfois très très impliqué dans ce qu'il fait (il a eu son diplôme post-doctorat en 3 ans au lieu des 5 habituellement nécessaires, et a l'habitude de s'intéresser à de nombreux sujets à la fois) avec un QI de 150, lesdites découvertes ne sont pas toujours évidentes à suivre. Il est beaucoup question d'anatomie cérébrale et de génétique, et si l'auteur revendique la maxime d'Einstein sur la simplicité ("rendez les choses aussi simples que possible, mais pas plus simples"), on peut dire qu'il tient bien sa promesse sur la seconde partie de cette maxime. L'exigence est pourtant indispensable, puisqu'un rapide sondage auprès de ses collègues confirme l'idée de James Fallon qu'il n'y a pas vraiment de définition du ou de la psychopathe : un·e spécialiste sait le·a reconnaître quand il en voit un·e, analyser les résultats d'un PLC-R (Psychopathy Checklist Revised, aussi appelé Test de Hare) qui évalue des éléments de relation interpersonnelle (relations superficielles, idées de grandeur, manipulations), affectifs (absence de remords, d'empathie et de sens des responsabilités), comportementaux (impulsivité, absence d'objectifs, être indigne de confiance) et des tendances antisociales (prises de risque, délinquance juvénile, crimes), mais pas dire précisément, hors cas particuliers, ce qu'est un·e psychopathe (terme d'ailleurs absent du DSM). Dans un double mouvement, au fur et à mesure de ses avancées, l'auteur va donc à la fois mieux se comprendre lui-même et mieux comprendre ce type de personnalité.

  Les découvertes se feront par à coups, l'auteur tendant à conclure à chaque nouvel élément qu'il n'a décidément rien à voir avec les vrais psychopathes : il avait des ancêtres réputés pour leur violence? La transmission héréditaire est complexe, et lui-même n'a rien de tel à se reprocher. Sa généalogie et le scan cérébral vont de façon troublante dans le même sens? Certes, mais les psychopathes qu'il a étudié·e·s ont subi des violences dans 90% des cas, probablement plus, et c'est sans doute l'association de ces trois éléments, et non de seulement deux d'entre eux, qui fait d'eux des psychopathes. Sa fille et sa sœur, sans se concerter, lui envoient un courrier pour lui dire à quel point elles ont souffert de sa froideur pendant des années? Elles ont probablement des problèmes dans leur vie, et on décidé de lui mettre sur le dos.  Un collègue constate que l'état dans lequel il est lorsqu'il s'engage à fond dans un travail ressemble à de l'hypomanie? Ses recherches de sensations fortes sont donc depuis le début l'expression d'une forme de trouble bipolaire non diagnostiquée!

 L'auteur se rendra progressivement compte, en parallèle de ses avancées scientifiques, qu'il ne ressent pas d'empathie y compris pour ses proches (il admire son épouse, qui est très importante pour lui, mais ne ressent pas d'amour), que la manipulation est pour lui la forme principale d'interaction sociale (au point qu'il rend régulièrement service... pour être en mesure de demander des services en retour!), qu'il a du mal à accepter d'être dans une situation ennuyeuse et va souvent éviter les moments qui ne lui conviennent pas pour des activités plus intenses (il a déjà planté des chercheur·se·s avec qui il devait faire une conférence pour aller à un concert qui lui plaisait, ou faire la fête), que mettre les autres en danger l'indiffère (alors enseignant au Kenya, il avait amené son frère visiter une grotte reculée sans lui préciser qu'un touriste y avait contracté une maladie semblable à Ebola et n'y avait pas survécu!), ...

 De la même façon que L'Erreur de Descartes permet une toute autre perspective sur les émotions, la définition plus précise de ce qui caractérise un psychopathe permet d'explorer différemment le sens moral, les relations sociales, ... On perçoit aussi la difficulté potentielle de faire un diagnostic, ce qui est l'occasion de mieux connaître au passage, par exemple, les troubles de l'humeur ou les délires.

dimanche 11 février 2018

Les enfants de parents fous, de Yves-Hiram Haesevoets



 Eduquer est un "métier impossible" selon Freud : c'est une des rares affirmations du fondateur de la psychanalyse qui, sauf erreur de ma part, n'a pas été contredite! C'est difficilement contestable pour l'enseignant·e, mais ça l'est encore encore moins pour les parents... même dans les meilleures conditions, l'éducation parfaite n'existe pas. Qu'en est-il lorsque le parent doit, en plus, faire face à des souffrances parfois écrasantes? Lorsque l'enfant est confronté aux délires, aux troubles de l'humeur, d'un parent dépressif, alcoolique, schizophrène? Aux regards de la société, voire de la famille, qui n'est pas nécessairement imperméable aux jugements de valeur et aux stéréotypes? Quels impacts négatifs, quels développements de ressources les soignant·e·s ont pu constater? Y a-t-il des conseils particuliers à donner aux parents concernés? Ces questions sont rarement traitées en tant que telles, même si elles peuvent l'être indirectement lorsqu'on se préoccupe du développement de l'enfant en général, ou lorsque dans la recherche de connaissances sur une pathologie en particulier on s'intéresse à son impact sur la parentalité. Hélas, ce livre n'aidera pas particulièrement à y voir plus clair.

 Le livre traite en effet plutôt de la maltraitance en général, avec des critères qui restent valables que les parents souffrent d'une pathologie diagnostiquée ou non, ce qui ne répond pas tout à fait aux questions qu'on se pose quand on cherche à en savoir plus sur les parents relevant de la psychiatrie n'ayant pas une attitude maltraitante. Certes, quinze maigres pages seront consacrées aux mères psychotiques (parce que les pères psychotiques, OSEF), et le syndrome de Münchhausen par procuration et les homicides conjugaux seront examinés de plus près, mais la sensation de hors-sujet demeure, d'autant qu'il est bien plus question des parents que des enfants.

 Plus que le hors-sujet, le problème est pourtant le manque de rigueur, criant (voire hurlant) au fur et à mesure qu'on tourne les pages. J'avais vaguement tiqué quand l'auteur affirmait une chose ("le diagnostic psychopathologique stigmatise, jusqu'à la dénaturer, la relation de l'enfant à son parent", "loin de donner du sens à ce que ces enfants vivent, ces concepts déshumanisent la personne du parent") avant d'illustrer l'exact opposé dans une vignette clinique ("A partir du moment où j'ai compris le sens du mot schizophrène, comme me l'a expliqué la psychologue qui me suivait, j'ai commencé à démystifier les peurs que je ressentais depuis mon enfance", "J'étais comme libérée d'un poids, celui de l'ignorance"), ou encore quand des termes porteurs de jugements de valeurs étaient utilisés dans d'autres vignettes cliniques (une patiente "se met dans tous ses états", une autre est "très bizarre", un père est "insupportable", …), mais rien ne m'avait préparé au chapitre où, sans aucune distance, les parents sont désignés comme responsables de la schizophrénie de leurs enfants! Le·a lecteur·ice se voit proposer le choix entre la notion de double lien (message verbal contradictoire avec le message non-verbal du parent, l'enfant se voyant reprocher sa réaction quelle qu'elle soit... si la notion est intéressante et que l'impact négatif sur l'enfant est difficilement discutable, l'hypothèse du lien avec la schizophrénie est ancienne et n'a jamais été démontrée) ou, s'il préfère la parodie de psychanalyse à la parodie de thérapie systémique, le fait que les parents d'enfants schizophrènes n'inculquent pas assez la différence des sexes et des générations. L'auteur a pourtant lui-même des difficultés avec la différence des générations, puisqu'il relaye en 2015 comme des vérités des hypothèses plutôt anciennes qui n'ont jamais été confirmées. Il semble en revanche au point sur la différence des sexes, puisque dans une vignette clinique sur une situation de violence conjugale il reproche à la mère de ne pas aller mieux et de se victimiser, voire de mentir, plutôt qu'au père (certes éloigné par une décision de justice) d'être violent. Il évoque aussi le Syndrôme d'Aliénation Parentale en omettant de préciser que le concept n'a aucune légitimité scientifique, a été écarté par les tribunaux qui se sont penchés spécifiquement sur la question, et que son utilisation a parfois (voire souvent) pour but de protéger les auteurs de violences.

 Le manque de rigueur général est tel que l'auteur ne parvient parfois pas à rester cohérent sur l'ensemble d'une vignette clinique (écrivant au départ qu'un homme a épousé jeune une femme psychotique "sous la pression de leur (sic) famille respective" sans savoir qu'elle souffrait d'une pathologie, et se demandant à la fin "pour quelle motivation réelle a-t-il épousé une personne malade en connaissance de cause") et que, au-delà de la paresse dans l'écriture (nombreuses phrases commençant par "n'empêche", usage très fréquent de guillemets), le tout ne semble même pas avoir été relu (d'un côté ça peut se comprendre!) puisque des expressions erronées sont dans le texte imprimé ("permet à l'enfant de […] trouver certains repérages", "laissé pour contre", …). On en est presque à se réjouir que le livre ne soit pas parsemé de fautes d'orthographe!

 Vous aurez compris que je ne recommande pas particulièrement l'ouvrage... en dehors des structures psychiques de la psychanalyse qui sont assez clairement et brièvement expliquées, ou l'utilité de l'objet pour une personne de mauvaise foi qui voudrait faire croire que tous les psychanalystes/systémiciens ont la même tendance aux affirmations fantaisistes, je vois mal son utilité : certains éléments pourraient sembler intéressants, mais comment savoir si on peut les prendre au sérieux? C'est d'autant plus dommage que l'enjeu du sujet traité est important, et à ma connaissance peu documenté directement.

vendredi 2 février 2018

Réinventer le couple, de Carl Rogers



 Sous la forme, le plus souvent, de récits commentés (dont celui du mariage de l'auteur!), Carl Rogers propose des éléments pour identifier ce qui fait qu'un mariage (ou une relation de couple, mais il est surtout question de mariages) sera ou non heureux, les difficultés et échecs étant tout autant source d'enseignements que les succès.

 Sans surprise, la communication est un élément central. Si essentiel que soit cet élément, il n'en est pas pour autant facile : la communication sincère implique l'écoute de l'autre, y compris pour entendre des choses désagréables, et l'éventuelle remise en question qui s'ensuit. Une connaissance de Carl Rogers a par exemple, alors que son mariage, de l'extérieur, semblait idéal en tous points (confort matériel, enfants, vie sociale riche, …), souffert de découvrir qu'elle ressentait de l'agacement en entendant la voiture de son époux rentrant du travail : elle a alors pris conscience de tout ce qui n'allait pas, et lui a tout envoyé à la figure. Pris au dépourvu, il en a conclu que comme tout allait bien de son point de vue, le problème venait de son épouse qui du jour au lendemain le faisait souffrir bien injustement. Les échanges auraient pu être plus fructueux si le couple avait pris plus tôt l'habitude d'échanger, mais aussi si elle avait pris conscience plus progressivement de ce qui n'allait pas : s'écouter soi-même est un élément non négligeable de la communication.

 L'un des obstacles à s'écouter soi se glisse dans les injonctions de la société : personne ne se met en couple, ne se marie, en étant affranchi d'un certain nombre de conceptions plus ou moins rigides du rôle de chacun, du comportement à avoir, du statut que ça implique. Le risque est de diriger ses efforts pour "faire marcher" la relation vers la conformité à un modèle, plutôt qu'à l'écoute de ses valeurs et désirs. Une personne interrogée, qui n'a trouvé le bonheur qu'à son troisième mariage (ce qui a demandé un travail sur elle-même, sur la relation, et un changement de perspective) s'est mariée jeune avec des attentes urgentes d'émancipation de ses parents, et la volonté d'avoir une sexualité, sujet sur lequel elle n'était presque pas informée. Elle a ainsi mis trop de temps à se rendre compte que le premier, puis le second mariage étaient insatisfaisants, et n'a pu apprécier pleinement sa relation avec son troisième époux que quand elle s'est demandée ce qui la rendait heureuse, plutôt que quel objectif elle voulait atteindre. Le couple heureux est d'ailleurs un couple en mouvement : Rogers a très largement montré dans l'ensemble de son œuvre que mieux se connaître tel que l'on est permet paradoxalement de changer. Dans la mesure où le couple implique de mieux se connaître et de mieux connaître l'autre, on peut s'attendre dans une relation à de riches changements de personnalité (le dernier couple présenté -auquel Rogers avait d'abord prédit une longévité très limitée!- réalise vers la fin de l'entretien que, si chacun rencontrait maintenant l'autre tel qu'iel était au début de la relation, il n'y aurait probablement pas d'attirance mutuelle).

 Les couples présentés impliquent rarement (jamais ? je n'ai pas revérifié) seulement deux personnes : que ce soit uniquement érotique ou qu'il y ait eu des sentiments plus intenses, d'autres personnes ont, serait-ce temporairement, été en situation d'intimité avec au moins l'un des deux membres du couple interrogé. Une fois encore, l'ensemble des entretiens permet de constater que la communication est au centre : plus que la non-exclusivité, c'est l'extra-conjugalité qui pose problème. Cette non-exclusivité peut en effet être acceptée voire, comme c'est le cas pour le dernier couple interrogé, enrichir la relation et renforcer finalement l'exclusivité du couple, lorsque les termes sont négociés ensemble, les motivations explorées sincèrement (Rogers n'ayant lui-même pas assez communiqué au préalable, les compétences diplomatiques de sa fille ont du être appelées à la rescousse pour sauver son couple!). Les communautés où la sexualité est explicitement ouverte entre tous les membres ne sont par ailleurs pas à l'abri des disputes, des accès de jalousie, … L'ensemble des entretiens permet de constater que la sexualité est en soi une part importante du couple, la communication est donc là aussi source d'enrichissement de la relation. Rogers fait part des difficultés qu'il a lui-même connues : alors qu'il avait répondu à des questionnaires en tant que sujet (rémunéré, lui semble-t-il quand il essaye de se souvenir de sa motivation initiale) d'une recherche, parler de ce sujet avec un chercheur l'a aidé à décider d'en parler avec son épouse, plutôt que de se contenter de constater son insatisfaction. Surmonter le tabou n'était que la première étape : comme toute communication en cas d'insatisfaction, celle-ci implique d'entendre des choses désobligeantes et de se remettre en question, mais comme toute communication, elle a permis une amélioration considérable sur le long terme.

 Si les conclusions sur ce qui fonctionne ou non -si vous avez le livre sous la main, c'est expliqué beaucoup mieux qu'ici sur une dizaine de pages dans le neuvième chapitre- sont assez transparentes et récurrentes à la lecture des entretiens (Rogers assure que ce n'était pas prémédité), l'enjeu du livre, plus ambitieux, est de redéfinir les relations amoureuses (c'est plus explicite dans le titre français, le titre anglophone se contentant d'un moins intimidant Becoming Partners). Alors que l'auteur se demande dans l'introduction à quoi ressemblera le mariage dans 30 ans (vu que le livre date de 1973, le suspense pour le·a lecteur·ice ne sera pas tout à fait insoutenable), il est plus direct dans la conclusion en déplorant que la société s'accroche au carcan du mariage et s'alarme des expérimentations alternatives sur ce sujet pourtant essentiel (il constate que l'adultère, l'érotisme, les divorces, voire dans un cas la consommation de cannabis, cauchemars aux yeux des personnes conservatrices, ont permis à certains couples de s'épanouir -j'ai failli écrire tenir, brrr- ) au lieu de les étudier et les encourager comme dans d'autres domaines (agriculture, ingénierie, …). Au delà de la définition d'un couple épanoui comme un couple qui se redéfinit sans cesse, il invite donc l'ensemble de la société à redéfinir la relation amoureuse.