samedi 18 novembre 2023

Mensonges sur le divan, d'Irvin Yalom

 

 Une avocate très agressive, quittée par son mari, qui décide de consulter son thérapeute, forcément complice, sous une fausse identité, pour détruire à la fois son mari en les montant l'un contre l'autre, brisant la relation thérapeutique qui est son seul pilier solide, et le thérapeute en le poussant à coucher avec elle, comme deux de ses psy précédents l'ont fait (le titre original veut à la fois dire "mentir sur le divan" et "allongé·e sur le divan", pensées aux traducteur·ice·s qui ont du faire un choix douloureux), et mettre fin à sa carrière. Un psychanalyste imposant, athlétique et ambitieux, haut placé institutionnellement, plein de certitudes, qui tient à faire savoir à autant de monde possible à quel point il sait mener comme personne des thérapies et une carrière. Un addict au jeu qui va en thérapie pour sauver son mariage mais qui n'a aucune intention d'arrêter de jouer. Un psychiatre initialement spécialisé dans la pharmacologie qui décide de mettre son authenticité de thérapeute et le dévoilement de ses ressentis au centre de l'espace thérapeutique, et qui doit régulièrement réévaluer les limites de l'exercice.

 Tous ces personnages vont être mis au service d'une intrigue prenante (oui parce que, sur le quatrième de couverture de mon édition une autrice compare Et Nietzsche a pleuré à un roman policier et, autant je recommande sans réserves Et Nietzsche a pleuré, autant ça ne me viendrait vraiment pas à l'esprit de le conseiller pour l'intrigue), qui va offrir un regard direct et potentiellement déstabilisant sur l'univers des thérapeutes (qui ressemble à un exercice de dévoilement intime de l'auteur, c'est méta!) : l'éventail des motivations qui peuvent par ailleurs s'entrechoquer chez une même personne (la posture de sauveur, l'enthousiasme pour la créativité et la rencontre, le prestige, l'argent, voire dans le cas des agresseurs, dont Yalom ne cache pas, c'est le moins qu'on puisse dire, l'existence, le pouvoir sur les patientes et la certitude de l'impunité) et éventuellement leurs conséquences dans la thérapie, le contraste entre la capacité à guider les autres dans leurs difficultés et celle à faire face aux siennes, les points aveugles conscients ou non (il arrive que le·a patient·e en sache plus sur le thérapeute que l'inverse... et ce n'est pas la première fois chez Yalom!), ... Et, évidemment, plein de sujets existentiels, parce que c'est Irvin Yalom.

 Un livre qui peut se lire comme un roman (le fait que ce soit un roman doit pas mal y contribuer!) tout en restant très riche, peut-être plus pour les personnes qui ont envie de lire entre les lignes (le premier chapitre a généré un nombre exponentiel de questionnements chez moi, qui n'auraient peut-être pas été les mêmes si je n'avais rien lu du même auteur). Le ton est léger, les chapitres s'enchaînent (ça ne m'est pas arrivé souvent, dans les livres présentés ici, d'être impatient de connaître la fin!), mais l'intrigue est prétexte, sur un ton dont la légèreté peut être trompeuse, à explorer des thèmes potentiellement complexes voire dérangeants.

mercredi 1 novembre 2023

Autopsie des échos dans ma tête, de Freaks


 

  Ce livre porte l'ambition de Freaks de parler de ce qu'est sa vie avec la maladie mentale, mais surtout de porter sa voix, un projet où il est plus simple de savoir ce qu'on ne veut pas ("la glamorisation niaise de la folie a tendance à me gonfler. Mais je n'aime pas non plus quand on en exagère la noirceur à outrance... sans parler des discours médicaux aseptisés") que ce qu'on veut : la maladie mentale, est-ce que c'est d'abord des symptômes, le regard des autres, les relations complexes avec l'institution psychiatrique, une recherche d'épanouissement qui passe par l'adaptation à ses besoins et limites?

 L'autrice arrive à articuler tous ces aspects, peut-être en parlant plus d'elle qu'elle ne l'aurait voulu ("je voulais écrire ma folie sans faire un livre intime") mais surtout en faisant parfaitement percevoir l'aspect social du sujet. Certes, si elle ne livrera pas son diagnostic ("ma folie a un sens politique qui n'est pas déterminé par son diagnostic"), le travail de vulgarisation est bien là et de qualité, de la description extrêmement claire de différents symptômes (mythomanie, paranoïa, dépression, dissociation... et je peux attester que l'hypersensibilité aux sons est remarquablement bien décrite!) aux directives anticipées pour se protéger juridiquement dans les moments de crise ou encore le parcours de combattant·e pour obtenir l'Allocation Adulte Handicapé, incluant beaucoup d'attente, de l'incertitude ("vous recevrez une réponse de la MDPH. Souvent ça se passe comme ça... vous n'avez pas bien rempli le formulaire/on a tiré aux dés, vous avez perdu/ le certificat médical doit être rempli par un autre médecin/ votre tronche ne nous revient pas/ votre projet de vie n'est pas assez convaincant") et qui commence par un dossier laborieux à remplir, incluant un projet professionnel ("mais je ne peux pas travailler. C'est pour ça que je demande l'AAH") et un projet de vie à remplir sur papier libre ("bonjour mon projet de vie est de ne pas mourir il faut manger pour ne pas mourir il faut de l'argent pour manger bisous, Freaks").

 Mais surtout, le livre permet de saisir la difficulté de définir la maladie mentale, et a fortiori la folie ("j'en ai passé, des nuits blanches sur Internet, à plonger de trou de lapin en trou de lapin à la recherche d'une définition de la folie qui serait un tant soit peu universelle... Sans grande surprise, je n'en ai pas trouvé", "Déviant. Antisocial. Marginal. C'est supposé être péjoratif, tout ça?"). Certaines souffrances décrites sont lourdes et indéniables, certaines tentatives d'automédication s'avèrent dangereuses sur le long terme ("Ça fait un bien fou. Mais mon histoire avec la drogue ne s'arrête pas là. En altérant mon esprit altéré de nature, j'avais soudain la sensation de contrôler mes hallucinations, ma peur des autres, mon angoisse, mes émotions... évidemment, c'était juste une illusion. Quand mes amis de défonce ont commencé à faire des overdoses, la descente fut brutale"). Pour autant, on tique avec l'autrice quand un médecin moralisateur impose un isolement total ("vous n'avez pas des livres? Non. Des crayons, du papier? Non. La télé? Non."), après une tentative de suicide, à une adolescente qui ne supporte physiquement pas l'ennui, ou quand une protestation est rebaptisée "réticence aux soins", la joie de retrouver son téléphone confisqué "addiction", ou encore de nombreux dessins, bouée de sauvetage pour la patiente, "névrose obsessionnelle". On tique encore plus quand le manque d'écoute bascule dans la violence ("-J'ai mal. -On passe à la prise de sang. -Vous me faites mal, arrêtez! Arrêtez de faire comme si je n'existais pas! Arrêtez! -La patiente semble agitée, faudrait sédater. -Non pitié faites pas ça, arrêtez!"). L'enjeu des relations avec l'institution psychiatrique, par ailleurs relais d'injonctions sociales qui peuvent entraver le bien-être et l'atténuation des symptômes ("aimer la solitude est l'exemple parfait d'un comportement inoffensif que l'on tente de guérir car il dévie de la norme"), est donc complexe : à la fois rester en lien pour avoir accès à des médicaments ou à l'AAH évoqué plus haut, et danger car potentiellement vecteur de violences qui ne vont en rien aider à la guérison ("quand la noirceur refaisait surface, je camouflais les dégâts plutôt que de demander de l'aide").

 La stigmatisation de la folie, en plus de rendre moins audibles les critiques de la psychiatrie, constitue en soi une épreuve supplémentaire à travers le regard des autres ("essayer de retrouver une vie normale avoir été internée, c'était encore plus dur que l'internement en soi") : moqueries, trahisons, isolement social, exposition à des relations abusives en sont des conséquences directes. L'autrice a pu retrouver acceptation et sentiment d'appartenance dans les marges, au sein de la communauté punk où elle s'est aussi énormément documentée sur l'antipsychiatrie ("l'objectif de l'antipsychiatrie n'est ni d'empêcher l'accès au soin, ni de culpabiliser les personnes qui ont recours à la psychiatrie, mais de dénoncer l'hégémonie de cette dernière, et le contrôle social qu'elle opère sur la vie des malades."). Elle invite d'ailleurs les lecteur·ice·s à faire de même, en fournissant des ressources (en ligne : www.zinzinzine.net , https://commedesfous.com , https://icarus.poivron.org , http://lesdevalideuses.org et https://cle-autistes.fr ).

 Dans la continuité de ces revendications (ce n'est pas particulièrement surprenant que les couleurs utilisées dans cette BD soient le rouge et le noir!), l'autrice finit par brandir son identité de folle ("je suis folle, enfin, parce que c'est un mot qu'on a utilisé pour me faire beaucoup de mal et si je le transforme en arme, alors on ne pourra plus s'en servir contre moi plus tard"), sans bien sûr minimiser les souffrances ("il y a tellement de choses qui ont été dures dans la folie, traumatisantes, brutales, qui ont laissé à vie des cicatrices sur mon cœur"), et porte un message d'espoir ("des gens se battront pour toi et tes droits, même si tu n'as pas la force de te joindre à eux. Des gens seront là pour te soutenir et t'écouter, même si tu n'as pas la force de leur parler.", "plus que tout, j'ai des projets. Des projets que ni ma folie, ni la psychatrie, ni la société, ni personne ne pourront m'empêcher de concrétiser"). Un livre précieux, direct, plein d'énergie, accessible, pour se documenter sur la maladie mentale ou sur le rapport militant à la psychiatrie... à supposer qu'une distinction soit possible entre les deux.