mardi 28 juin 2022

Sexy but psycho, de Jessica Taylor

 

 Si l'autrice parle surtout depuis son expérience militante, son expérience de chercheuse et son expérience professionnelle (en particulier en milieu judiciaire), le livre s'ouvre sur deux de ses expériences personnelles qui suffisent à faire comprendre et légitimer son propos : la fois où des policier·ère·s sont venu·e·s lui annoncer que son ex violent, qui continuait à la menacer physiquement pendant l'enquête via des proches, n'allait pas être jugé, ajoutant qu'il avait l'air sympathique (tout en refusant d'écouter les messages vocaux qui pouvaient pour le moins attester du contraire) et qu'elle-même aurait probablement l'utilité d'un suivi (et d'une médication!) psychiatrique, et la fois où, universitaire installée, des e-mails malveillants anonymes ont suffi à la décrédibiliser auprès de sa hiérarchie (là où son argumentation devant le manque de sérieux de la situation n'a pas suffi, ses connaissances du système judiciaire lui ont permis d'obtenir réparation). Dans les deux cas, une suspicion de pathologie psychiatrique, sans être appuyée par le moindre élément tangible, ont suffi à la décrédibiliser ou à justifier de la décrédibiliser, avec des risques de conséquences graves. Ses observations personnelles, les témoignages recueillis depuis, lui ont confirmé que ces deux situations n'avaient rien d'une coïncidence, au point qu'elle estime que la psychiatrie est "le patriarcat avec un ordonnancier et un stylo."

 Au moment où je rédige ce post, difficile de ne pas voir de résonances avec l'actualité, entre le jury qui juge Amber Heard peu crédible en s'appuyant sur des comportements... qui sont des symptômes de traumatisme ou les critères très surprenants sollicités lors du procès pour viol au quai des orfèvres, et ça aurait probablement aussi été le cas si je l'avais rédigé à un autre moment. Entre le stéréotype de l'ex folle, l'histoire de Christine Collins (qui a été adaptée au cinéma) ou encore des récits d'autoritarisme en psychiatrie , il n'y a pas à aller chercher si loin pour trouver des illustrations des violences dénoncées par l'autrice, et pour constater qu'elles sont loin de ne concerner que le Royaume-Uni, où le diagnostic de borderline ou bipolaire en général est régulièrement utilisé, avec une stigmatisation particulièrement forte du trouble borderline. Les conséquences, en plus d'un éventuel traitement lourd et d'un regard suspicieux des services sociaux (ce qui peut avoir un impact, par exemple, sur la garde des enfants des personnes concernées), sont une décrédibilisation de tout propos, que ce soit pour dénoncer des violences (Helen ironise dans son témoignage sur le fait qu'on l'a jugée en incapacité à s'adapter aux violences infligées par son compagnon, "ce qui serait drôle si ce n'était pas si grave") ou même pour obtenir des examens médicaux adaptés (de nombreux témoignages racontent de graves mises en danger, sans parler de la souffrance intenable et surtout évitable endurée).

 L'autrice propose pour mettre fin à ces violences systémiques de centrer la psychopathologie sur le traumatisme et ses conséquences : des comportements jugés irrationnels au point d'être pathologiques sont souvent une réaction parfaitement normale au vécu, des symptômes jugés incurables certes sont potentiellement tenaces, certes ne se manifesteront pas de façon linéaire (l'autrice fait la distinction entre le concept d'endurance et le concept de résilience), mais pourront être surmontés avec l'accompagnement adéquat. Le changement de perspective est montré de façon éloquente avec deux scripts qu'elle a testés auprès de professionnel·le·s du soin : entre "Mandeep a subi violences et exploitation de son enfance à la fin de l'adolescence. Elle a été diagnostiquée d'un trouble de l'attachement, d'un trouble de la personnalité borderline et d'une agoraphobie. Elle se laisse peu approcher, refuse le dialogue avec l'équipe, nie les violences subies et a des comportements problématiques" et ""Mandeep a subi violences et exploitation de son enfance à la fin de l'adolescence. Elle est facilement effrayée, se bat contre des symptômes traumatiques et est surstimulée par l'environnement hospitalier. Elle a très peur des espaces confinés et des petites pièces. Elle ne veut pas parler des violences subies, et n'est pas prête à en parler pour l'instant. Les professionnel·le·s ne lui inspirent pas confiance et elle a une tendance au retrait quand on lui pose des questions trop intrusives ou qu'elle se sent mise en danger", les attitudes sont différentes (impuissance, stress, incompétence dans un cas, compréhension et sensation de pouvoir aider dans l'autre).

 Le propos devient toutefois plus difficile à suivre lorsqu'elle avance qu'il faut renoncer complètement aux autres modèles. Pour l'autrice, rien n'est psychiatrie, tout est traumatisme, au point qu'elle met le terme "schizophrène" entre guillemets à chaque fois qu'elle l'utilise, tant pis pour les personnes qui ont toutes les raisons de se sentir concernées (les troubles de l'humeur non plus n'existent pas, les troubles de la personnalité n'en parlons pas). A la poubelle les diagnostics donc mais aussi les traitements médicamenteux, ou encore, pourquoi pas, les TCC, pas adaptés aux traumatismes (ah bon?) (et même si une erreur de diagnostic fait que c'est le cas, est-il indispensable de se débarrasser d'une méthode qui permet d'atténuer ou de mieux supporter les symptômes?). Les critiques sont certes souvent intéressantes (les classifications type DSM se font sur des bases moins scientifiques qu'on ne pourrait le croire, le fonctionnement des médicaments et les causes biochimiques des différents symptômes ne sont pas si clairs que ça), mais sans pour autant expliquer vraiment pourquoi le rejet total est la solution unique, plutôt qu'une forte remise en question (en particulier réévaluer la pertinence des traitements s'ils ne semblent pas fonctionner, et accessoirement prendre en compte la balance bénéfices/risques et surtout réfléchir au sujet en collaboration avec les patient·e·s et ne pas mentir sur les effets secondaires!). Parfois elles s'accompagnent d'un certain parfum de mauvaise fois, comme quand dans une brève histoire de la psychiatrie sont mis sur le même plan des pratiques qui n'ont jamais même approché le consensus scientifique (phrénologie, magnétisme de Mesmer, ...) et des pratiques, tragiquement, bien réelles et institutionnalisées, ou encore quand l'autrice présente des critiques censées décrédibiliser certains modèles alors qu'elles sont largement intégrées dans la théorie (mention spéciale au moment où elle dit que l'évaluation de la personnalité n'a pas de sens parce que la personnalité n'est pas immuable... avant de lister quelques lignes plus loin ses propres traits de personnalité sans relever la contradiction). D'autres fois encore, elle reproduit ce que précisément elle dénonce (gaslighting, manque d'écoute, mise en danger, ...), comme quand elle affirme qu'il est inapproprié d'aider des adolescent·e·s transgenre à transitionner (qu'iels le veuillent ou non, il faut soigner leurs traumas -tant pis s'iels n'en ont pas- et surtout rien d'autre, on vous dit!), sans prendre le temps de préciser les risques de suicide (sans même évoquer les souffrances) occasionnés.

 Vous l'aurez compris, j'ai eu des sentiments pour le moins contrastés à la lecture de ce livre qui porte des dénonciations urgentes d'un côté, et des mises en danger qui semblent parfaitement gratuites de l'autre.

mercredi 15 juin 2022

Working at relationship depth in counselling and psychotherapy, de Dave Mearns et Mick Cooper

 



  Les auteurs relèvent le défi de consacrer un livre (et même une seconde édition) à ce sujet à la fois incontournable et même essentiel, mais tellement difficile à théoriser voire à saisir, sans parler du fait que ses manifestations observables n'en sont que la surface. Comme indiqué dans l'introduction et dans les deux premiers chapitres (fortement appuyés par la littérature scientifique puisque l'un des auteurs est Mick Cooper), la force de la relation thérapeutique est non seulement l'un des éléments les plus importants de la thérapie, mais peut même être thérapeutique en soi (servant de point d'appui aux client·e·s pour mieux se connecter aux autres -surmontant un vécu de rejet ou de violences, un attachement insécure, ...-, mais aussi à soi, ce qui peut avoir une importance particulière pour l'anxiété, les traumatismes, ...).

 L'un des grands paradoxes de la relation thérapeutique est qu'elle ne doit pas être recherchée trop activement : s'il paraîtrait saugrenu d'imaginer un manuel de la relation thérapeutique profonde sur le modèle d'une notice pour monter un meuble, une telle entreprise ne serait probablement pas souhaitable même si elle était réaliste. En effet, avoir trop d'attentes, si vertueuses que soient les attentes, être trop actif·ve, c'est agir sur, et plus être avec, la personne, ce qui se fait au détriment de la relation, qui nécessairement demande du temps et, surtout, doit être profondément individuelle.  Les larmes de la thérapeute devant le récit de Grace, qui ont été le point de départ d'un moment intense ("Ces larmes devraient venir de moi, n'est-ce pas?"), n'auraient pas nécessairement eu le même effet avec un·e autre client·e : c'est l'intimité acquise en amont qui a déclenché cette réaction pendant cet échange, qui a eu du sens pour Grace. Peut-être plus évident, lorsque Dave Mearns invite son client Dominic à ne pas "jouer au con avec lui", le message n'est pas que c'est nécessairement la meilleure idée du monde de parler comme ça à ses client·e·s à la troisième séance (mais si vous le faites, n'hésitez pas à partager votre expérience en commentaire). L'écoute, l'empathie, l'entrée progressive dans le monde de l'autre, sont le préalable à ces échanges aussi individualisés que potentiellement puissants... pour le·a client·e comme pour le·a thérapeute ("rien ne garantit que les thérapeutes qui rencontrent leurs client·e·s à un certain niveau de profondeur relationnelle vont être exactement les mêmes personnes qu'avant de s'engager dans la rencontre").

 Si c'est peut-être le plus paradoxal, l'attente n'est bien entendu pas le seul élément qui va permettre, si les conditions le permettent, d'accéder à la relation thérapeutique profonde. Les auteurs regrettent que la peur de la sur-implication soit si présente, en particulier chez les débutant·e·s, alors que le moment où on débute est le moment le·a plus encadré·e, donc le plus approprié pour situer la frontière fine entre une implication forte et une sur-implication. Des conseils sont donnés pour pouvoir être, le plus pleinement possible, là : le travail sur soi et la supervision, bien sûr, non pas pour gommer ses propres vulnérabilités mais pour les identifier et leur donner leur juste place, ou, encore plus terre à terre, des pratiques à mettre en place pour laisser toute la place possible aux client·e·s dans le temps qui leur est consacré (prendre des pauses -donc ne pas prévoir 9 consultations dans la même journée-, se détendre, faire le vide de ses pensées et jugements, rentrer en contact avec son propre corps, tourner son attention vers l'extérieur, prendre conscience de ce qui est notre vérité dans l'instant présent, et s'orienter en direction du ou de la client·e) (en anglais il y a l'acronyme PRESENCE pour retenir tout ça, mais en français ça fait PDVCEIO) (après si ça vous aide, gardez-le, hein!). D'autres gestes, peut-être plus contre-intuitifs, peuvent être au service de la relation : aller plus loin que le strict cadre thérapeutique (ça peut aller de proposer à un·e client·e d'appeler entre les séances s'il y a un besoin urgent à aider à monter les escaliers une personne pour qui c'est difficile), reconnaître ses erreurs ou même sa vulnérabilité... et écouter les critiques même quand elles paraissent injustes (l'expérience de Dave Mearns, en groupes de rencontres, est partagée... avec sa difficulté à progresser!). 

 Le sujet concerne bien entendu les thérapeutes quel que soit leur modèle théorique, mais le livre s'appuie très largement sur l'Approche Centrée sur la Personne et une connaissance du travail de Carl Rogers facilitera de beaucoup la compréhension (et ce n'est pas un problème puisqu'en toute objectivité l'ACP est mieux que toutes les autres approches). Du très concret (le livre présente en longueur deux thérapies de Dave Mearns, respectivement avec un client alcoolique et un autre, militaire, traumatisé au point d'être mutique, soit des situations où une relation thérapeutique forte est pour le moins difficile à établir) au très technique, le travail de Mearns et Cooper pourra profiter aux étudiant·e·s et thérapeutes, et même probablement formateur·ice·s (anglophones seulement, hélas) quel que soit leur niveau.

 

mardi 7 juin 2022

Découvrir un sens à sa vie grâce à la logothérapie, de Victor Frankl

 


 Si le titre du livre (et sa couverture, du moins celle de l'édition que j'ai eue entre les mains) peuvent donner l'impression qu'il s'agit du dernier livre de développement personnel qui vous livrera la clef très simple du bonheur et du succès à laquelle personne n'avait pensé avant, inutile d'aller loin dans la lecture, entre Gordon Allport qui dans la première phrase de la préface rappelle que l'auteur avait tendance à demander à ses patient·e·s "pourquoi ne vous suicidez-vous pas?" (ce n'était pas une question rhétorique!!!), ou la première des deux parties, autobiographique, où Victor Frankl fait le récit de son expérience de détenu en camp de concentration, pour voir que la légèreté ne sera pas spécialement de mise.

 L'articulation entre cette première partie, illustrant l'adaptation, prenant parfois des formes inattendues, du psychisme à des conditions si extrêmes que même les qualifier d'extrêmes semble dérisoire (l'auteur rappelle qu'il y a eu 3% de survivant·e·s), et la seconde où il expose les principes de la logothérapie, qui repose sur la recherche intérieure de sens, paraît à la lecture aller de soi, et pourtant la première a été écrite de façon indépendante (et les deux peuvent être lues indépendamment l'une de l'autre), Frankl voulait d'ailleurs dans un premier temps la publier de façon anonyme. Ce n'est que dans un second temps, suite à des demandes de lecteur·ice·s, qu'il a relevé le défi d'accompagner ce texte d'une tentative de saisir l'essence de la logothérapie sur quelques dizaines de pages (une brève postface va suivre vingt-cinq ans plus tard).

Psychanalyste de formation (on peut assez prudemment suspecter que c'était le cas de pas mal de psychiatres autrichiens du début du XXème siècle), l'auteur commence sa définition de la logothérapie en la distinguant de la psychanalyse : selon lui, non seulement l'humain ne recherche pas l'homéostasie mais a au contraire un besoin vital de tension ("la santé mentale est fondée sur un certain degré de tensions entre ce que nous avons déjà réalisé et ce qui nous reste à réaliser, ou sur la différence entre ce qu'on est et ce qu'on devrait être"), mais il n'attache en plus pas tant d'importance que ça à l'augmentation du plaisir et la diminution des souffrances ("je ne pourrais pas vivre pour mes mécanismes de "défense", pas plus que pour mes "formations réactionnelles". Mais l'humain peut néanmoins vivre pour préserver ses idéaux et ses valeurs"). Il propose le concept de névroses noogènes pour désigner la souffrance liée à la crise de sens à laquelle la logothérapie propose de remédier ("les névroses noogènes proviennent de l'absence de raison de vivre"). Dans la mesure où ce sens ne peut être qu'intimement saisi (sinon il s'agit d'imitation -"conformisme"- ou d'obéissance -"totalitarisme"-), la logothérapie ne peut être que fondamentalement non-directive ("le rôle du logothérapeute s'apparente davantage à celui de l'ophtalmologiste qu'à celui du peintre"), et la liberté en est une composante essentielle ("chaque être humain propose la liberté de changer à chaque instant"), propos renforcé par l'expérience de l'auteur en camps de concentration où il a pu observer que, même dans cette situation où la menace de mort était constante et la souffrance physique intenable, les détenus, au quotidien, faisaient des choix ("dans les camps de concentration, les "différences individuelles" ne s'aplanissaient pas du tout ; au contraire elles s'accentuaient").

 L'une des clefs de la logothérapie est le rapport au temps. Cela peut constituer dans un regard vers l'avenir dans l'idée, peut-être évidente dans le cadre d'une recherche de sens, d'avoir un projet, mais aussi pour se demander comment seront perçus, dans quelques dizaines d'années, les choix faits aujourd'hui. Le regard peut aussi se tourner vers le passé, pour une relecture des actes déjà accomplis ou encore des vécus difficiles : le rapport à la souffrance est en effet une part importante du travail. Contrairement à ce que peuvent laisser entendre une lecture (très!) rapide, ou l'occurrence à plusieurs reprises de la formule de Nietzsche "ce qui ne tue pas rend plus fort", il ne s'agit certainement pas de complaisance envers les vécus les plus durs mais de "savoir comment souffrir, si on ne peut pas faire autrement" ("l'homme est prêt à souffrir s'il le faut, mais à la condition, bien sûr, que la souffrance ait un sens"). La souffrance a-t-elle été au service d'une cause? D'une personne chère? Une source d'apprentissage? Un changement de perspective intérieur peut apporter de la clarté dans les moments les plus sombres.

 Le livre est synthétique et propose plusieurs clefs pour appliquer une perspective originale, ne se centrant ni sur les symptômes ni sur le fonctionnement psychique mais sur des préoccupations existentielles.

dimanche 5 juin 2022

Ce n'était pas de l'amour, de Betty Mannechez

 

 Il sera énormément questions d'apparences dans ce livre, de public et de caché, de manipulations voilées ou explicites (marchandage et chantage). Il s'ouvre d'ailleurs sur la comparaison des photos de famille ("la mise en scène de la famille française en vacances est parfaite") et la réalité ("un quart d'heure plus tard, les garçons étaient expédiés à l'autre bout du camping, tous seuls. Ma mère et Ninie allaient faire les boutiques, et moi, j'étais abusée par mon père dans la caravane"), ce qui était montré ("on nous enviait, nous les enfants") et caché ("une fois les portes de la maison fermées, notre vie était un enfer que nul ne pouvait imaginer", "un examen attentif permet de voir que notre joie n'est pas sincère. Et pour cause : nous ne sommes réunis que pour les photos, sinon nous ne jouons pas ensemble, nous ne mangeons pas ensemble"), évoquant par contraste les photos qui n'existent pas ("Dans nos albums, on passe directement de la naissance aux Noëls. Pour la simple et bonne raison que nos parents ne se souciaient pas des autres moments, vu qu'il ne sont pas destinés à être montrés").

 Betty et ses frères et sœurs grandiront en effet (presque séparément -"nous étions plus isolés que des enfants uniques"-) dans ce qu'elle appelle un système, une secte, où Denis Mannechez, un homme à l'éblouissante réussite sociale (il a grandi dans une famille pauvre et maltraitante, il possède une belle maison et même un avion), règne, de l'enfance de Betty au meurtre de sa fille aînée Virginie, par une extrême violence psychologique et physique, une surveillance et une menace constantes ("l'emprise de notre père menaçait même nos pensées. Nous n'avions pas le droit de divaguer, de rêver,", "dans toutes les activités qu'il faisait avec nous, il y avait une possibilité de mort : le ball-trap, la chasse, la moto, la vitesse, ..."), l'entretien de tensions et de conflits (Virginie, "la duchesse", recevra des cadeaux somptueux contrastant ostensiblement avec ceux de Betty, qui sera appelée "Alfred" -parce que pas assez féminine-, "la grosse", puis plus tard "la pute" par sa mère). Les violences et l'emprise augmenteront d'un cran lorsque Denis violera Betty et Virginie, selon un planning supervisé par leur mère, emprise qui se refermera plus définitivement encore lorsqu'il décidera d'avoir un enfant avec Virginie.

 A 18 ans et trois mois, Betty fugue, ce n'est pas la première fois, mais maintenant qu'elle a passé la barre des dix-huit ans, c'est pour de bon ("quand, comme nous, on a vécu dans un univers sectaire, l'extérieur a un goût incomparable, totalement grisant"). Elle peut être hébergée et porter plainte, mais alors qu'elle pense enfin libérer Virginie, concrétisant le pacte qu'elles avaient passé, ce sont des reproches qui lui tombent dessus : le bébé va lui être enlevé, par sa faute! Le secret, soigneusement gardé pendant des années par des mensonges, des manipulations, en dernier recours des déménagements, éclate au grand jour, et pourtant depuis sa prison Denis Mannechez continue de manipuler : des alliances sont stratégiquement construites pour que chacun·e présente la version qui lui est le plus favorable, stratégie qui repose principalement sur Virginie qui parviendra à convaincre Betty ("j'ai un cœur, c'est d'ailleurs pour cela qu'ils ont toujours su me manipuler") de revenir sur sa version -elle a menti, les maltraitances, elles les a inventées parce qu'elle était jalouse-. Une version qui fonctionnera au premier procès ("je redeviens le pantin que j'étais, enfant. Je fais ce qu'on m'a dit de faire. Je n'ai rien oublié, mais je récite mon texte") : Denis est condamné à 8 ans sans mandat de dépôt ("nos parents sortent. L'enfant perd, l'adulte gagne"). C'est pour lui une victoire... après avoir créé une emprise sur sa famille, il a réussi à tromper, via le système judiciaire, la société, rien que ça! Ce sera une incitation à aller plus loin : les faits ont été minimisés au premier procès, ils seront assumés en appel. Denis et Virginie s'aiment, et certes c'est un peu étrange, mais qui est la société pour juger, et par dessus le marché pour faire du mal à leur enfant? Certes Denis Mannechez n'aurait pas du faire ce qu'il a fait, mais qui était-il pour résister à tant d'amour de trois femmes, lui qui culpabilisait de ne pas être assez présent? Un mensonge est élaboré pour faire croire que les viols ont commencé après 15 ans, sans que personne ne s'interroge sur les nombreux avortements subis par Betty bien avant. La peine est encore plus légère qu'en première instance.

 Si ce livre rétablit la vérité, il s'interroge aussi sur ce qui a permis de la dissimuler. Et si à l'école, certain·e·s professionnel·le·s s'étaient plus interrogé·e·s ("sur chaque photo de classe, il y a donc entre un et trois enfants qui sont victimes d'inceste. Et ce ne sont pas fatalement les moins souriants", "si on m'avait posé plus de questions, peut-être que j'aurais parlé? Pour cela, il aurait fallu que les enseignants passent au-delà de ma carapace")? Et si les soignant·e·s qui ont encadré les IVG de Betty s'étaient un peu plus demandé·e·s qui était le père? Et pendant les procès, pourquoi le sujet de l'emprise et de l'aliénation n'a pas été mieux pris en compte ("Il aurait fallu qu'on m'encadre, qu'on me dise que j'avais bien agi. La justice a besoin de ma parole pour aller jusqu'au procès, mais elle ne va pas m'extraire du problème ni me protéger, comme un repenti de la mafia")? Pourquoi les faits démontrés lors de l'enquête, le tempérament de Denis Mannechez décrit par les experts, loin de l'image de celui qui comparaît "avec sa tête compassée d'homme faible et candide", n'ont pas soulevé plus d'interrogations ("dans ces deux procès, il n'y a pas eu d'adulte pour parler au nom des enfants")? Et, plus tard, encore plus tragiquement, quand Virginie a enfin parlé, pourquoi n'a-t-elle pas été mieux protégée d'un homme dangereux et armé qui la poursuivait de façon obsessionnelle? Denis l'a en effet tuée à l'arme à feu, avec son employeur qui l'aidait à se cacher, avant de retourner l'arme contre lui. Il a étonnement survécu, et a avoué et admis ses torts, extrêmement affaibli et incapable de parler (il s'exprimait en tapant un texte sur une tablette), lors d'un troisième procès dans lequel il a cette fois-ci été condamné à perpétuité. Il est mort juste après. 

 Ce livre est celui du rétablissement de la parole confisquée, de la colère, mais aussi de la reconstruction et de la combativité ("N'oubliez jamais que rien n'est de votre faute, que vous pouvez vivre normalement en brisant le silence, que derrière l'uniforme on peut trouver de l'humanité... Je crois encore aux valeurs de la famille, de l'honnêteté, de l'amitié et du respect"). L'enjeu est, explicitement, à la fois personnel et collectif.