samedi 12 mai 2018

Allodoxia, observatoire critique de la vulgarisation, d'Odile Fillod




 Si je vous dis que des chercheur·se·s ont constaté qu'exposés à des jouets pour garçons et pour filles, les singes mâles ont montré une préférence pour les jouets pour garçons, et les singes femelles pour les jouets pour filles, et que vous me faites confiance (ce qui n'est en soi pas nécessairement une bonne idée puisque sur ce blog je présente des contenus que je viens de lire, donc mon niveau d'expertise est très relatif, mais c'est un autre sujet), vous allez probablement vous imaginer des singes mâle se ruant sur des jouets pour garçons, et des singes femelle se ruant sur les jouets pour filles. Si j'ajoute que "Chaque année, au moment de Noël, la section féministe de l'association Mix-Cité fait des descentes dans les grands magasins pour mettre en garde les parents sur la nature sexuée des jouets. Voyez-vous, acheter des poupées pour sa fille et des soldats pour son fils les inscrit à tout jamais dans un genre socialement déterminé. En décembre prochain, Mix-Cité devra aussi manifester dans les zoos", cela augmentera vos chances de penser que décidément, entre ça, la suppression du terme "Mademoiselle" et l'écriture inclusive, certains personnes ont du temps à perdre. Si j'avais fait une présentation de l'étude plus longue précisant que si mâles et femelles ont passé un peu plus de temps avec les jouets indiqués, aucun jouet n'a été complètement délaissé par l'un des deux sexes, que le jouet le plus investi a été la peluche (rangé dans les jouets neutres), que l'effectif était faible (ce qui augmente les chances d'obtenir des effets statistiques marqués) et que des singes ont été éliminés des résultats pour des motifs non renseignés donc suspects,  et que parmi les six jouets proposés, la casserole figurait dans les jeux féminins et la balle dans les jeux masculins, choix loin d'être incontestable (comme pour la peluche évoquée à l'instant), l'image aurait été considérablement nuancée, et la conclusion sur l'opposition aux jouets genrés encore moins évidente. Le fait que des années plus tard, une seule étude semblable a été publiée (ce qui peut suggérer que les autres tentatives de réplication ont échoué), avec une race de singes différente et même une classification des jouets différente (la peluche n'est plus un jouet neutre mais féminin), et a obtenu des résultats d'une amplitude peu déterminante, peut également faire tiquer.

 Pour cet exemple et bien d'autres de résultats de recherche peu fiables mais très médiatisés, l'autrice, sur ce blog explicitement militant, reprend dans le détail les recherches originelles, présente l'état de la science et l'historique de la médiatisation. L'écrasante majorité concerne les stéréotype de genre (ce dont je n'irais pas me plaindre) mais d'autres sujets sont également traités. Si les médias généralistes vont souvent un peu vite pour faire état de la recherche scientifique, beaucoup de choses peuvent se passer entre la présentation d'une étude par les chercheur·se·s, la communication sur cette étude par l'institution, le communiqué de presse officiel, et la reprise par des journalistes plus ou moins spécialisé·e·s, avec parfois une déformation suspecte qui laisse supposer une volonté de propagande idéologique (surtout quand c'est récurrent, comme pour de nombreux vulgarisateur·ice·s/chercheur·se·s nommé·e·s sur le blog). J'ai moi-même bénéficié directement du contenu de ce blog, en particulier en apprenant que le travail de Sebastien Bohler (auquel, en tant qu'abonné à Arrêts sur Images où il avait une chronique et à Cerveau&Psycho dont il est un contributeur important, j'étais souvent exposé) était bien moins rigoureux qu'il ne semblait l'être, ou que Boris Cyrulnik avait tendance à préférer un bon récit à un récit rigoureux (encore que le principal artisan, pour moi, de la décrédibilisation de Boris Cyrulnik a été Boris Cyrulnik lui-même, avec entre autres l'inoubliable affirmation non sourcée que pendant les guerres il n'y avait pas d'insomnies, ou encore sa simplification surréaliste sur la montée de l'idéologie nazie en Allemagne).

 Le travail est extrêmement détaillé et rigoureux, et la lecture des posts du blog (dont certains dépassent les 40 pages sur Word!) demandent souvent concentration et connaissances (les bases du sujet évoqués sont rappelées, mais ça ne devient pas simple pour autant de comprendre les fondamentaux de la génétique, des connectomes, de l'état de la science sur la schizophrénie ou de la maladie d'Alzheimer, …), même si des sarcasmes de haut niveau se glissent parfois entre deux explications très techniques : lecture des publications sur le thème évoqué (réplications, résultats, fiabilité des supports de publication, ...), détail et argumentation des failles de la procédure expérimentale, reprise des calculs, éventuellement contact avec les chercheur·se·s pour plus de précisions... le travail de fond est considérable (ce qui n'empêche pas les détracteur·ice·s du blog de très rarement argumenter sur ledit fond). L'autrice est également très présente (et souvent très patiente!) dans les commentaires (et pas seulement : il lui arrive de surgir dans une conversation sur le net -en commentaires d'un autre site par exemple- pour contre-argumenter quand son travail est critiqué). Hélas, le fait qu'une telle rigueur soit nécessaire est, par certains aspects, un peu désespérant. En ce qui me concerne par exemple, je ne cache pas que je n'ai pas tout à fait, entre le temps que ça demande, mon niveau affligeant de connaissances en stats, et le fait que, n'étant plus à la fac, il me faudrait payer pour avoir accès à la plupart des articles, tendance à faire ce travail à chaque fois qu'une étude est citée (j'en suis plutôt au stade où je me sens super rigoureux les fois où je prends l'initiative de regarder le résumé de l'étude en question). Pire, en dehors des livres de vulgarisation (dont certains en prennent pour leur grade), il me semble qu'il n'y a pas beaucoup d'options pour continuer à me former en dehors des revues directement scientifiques que Cerveau&Psycho (évoquée plus haut) ou Sciences Psy, dirigée par... Boris Cyrulnik. Reste l'option de médiatiser le blog qui, en plus de donner de précieux éléments de méthodologie, a pour objectif explicite de décrédibiliser certain·e·s expert·e·s (Sebastien Bohler, Peggy Sastre, …) qui ont beaucoup de visibilité médiatique pour que leur parole soit moins relayée.



mardi 8 mai 2018

Personne, de Gwenaëlle Aubry




 Comme pour une reprise de contact avec son père décédé ("je ne fais rien d'autre, finalement, en écrivant ce livre, que prononcer son nom"), l'autrice nous le présente dans cette biographie à deux voix (son texte est accompagné d'extraits d'un autre texte - "près de deux-cent pages rédigées à la main d'une écriture soignée"), qui a la particularité d'être structurée par ordre alphabétique ("ordre sans signification où j'ai tenté d'enserrer son désordre et le mien"). Son père, avocat et professeur de droit, fils et petit-fils de médecin, amateur de jeux de mots enfantins ("comment tuer un caméléon ? -En le posant sur du tissu écossais"," "Un cheval croise Saint-Thomas sur son chemin et l'avale d'un coup ; le Christ qui passe par là lui dit "laisse Thomas dans l'étalon" : c'est idiot, hein ?" et il éclatait d'un rire ravi"), souffrait en effet de psychose maniaco-dépressive ("il m'a tendu une ordonnance sur laquelle étaient inscrites ces trois lettres : PMD"), et le poids de cette maladie a poussé l'autrice à diverses prises de distance avec son père ("quand mon père est mort il avait déjà disparu depuis très longtemps"), et même avec sa propre enfance ("je n'ai pas de souvenir d'enfance, la petite en colère qui a jeté les lunettes par la fenêtre, celle qui réveillait son père chaque matin en passant une brosse dans ses cheveux, celle qui un jour, sur le pas de la porte, lui a donné son jouet préféré en faisant semblant de ne pas comprendre qu'il ne reviendrait plus, cette petite là, je la connais de loin, je ne la reconnais pas ni ne saurait l'appeler par mon prénom").

 Difficile en effet, même avec un manuscrit autobiographique sous la main, de concilier le professeur et avocat respecté, l'homme qui va parfois vivre quelques jours comme un SDF ("j'eus si faim un dimanche midi que j'allai à l'hôpital mendier un sandwich et reçus en outre une barre chocolatée") avant de rejoindre son appartement confortable, celui qui aime faire le clown, le "mouton noir mélancolique" qui a donné un titre à son manuscrit, celui qui se prend pour James Bond ou un aventurier similaire dans ses délires mais qui possède réellement une Mercedes donnée par l'ambassadeur de Bulgarie, la personne dont même la normalité inquiète car elle fait appréhender une rechute, le fils, le père de famille qu'on a brusquement retrouvé un rasoir à la main dans la salle de bain faisant une tentative de suicide, et d'autres encore, "tous logés de force en un seul corps".

L'autrice parle aussi, plus ou moins directement, d'elle-même, de ce que son père plus ou moins présent a représenté pour elle à divers moments de sa vie. Ce témoignage très personnel montre donc les blessures que peut causer la maladie aux malades eux-mêmes, mais également à leurs proches, envahissant la personnalité, l'identité, et rendant les relations difficiles, avec une approche qui peut difficilement s'intégrer de façon satisfaisante dans un ouvrage de psychopathologie, bien que ces éléments soient partie intégrante de la maladie mentale.

jeudi 3 mai 2018

A way of being, de Carl Rogers




 Ce dernier livre, particulièrement personnel, de Carl Rogers, est constitué, sur le modèle de son Développement de la personne, de textes courts et divers, sur des thèmes aussi variés que le vieillissement, l'éducation, des considérations (optimistes) sur l'avenir, l'ésotérisme, des retours d'expériences cliniques et de groupes de rencontre...

 En cohérence avec les principes de l'Approche Centrée sur la Personne, la présentation des différents textes laisse percevoir une volonté d'aller à l'essentiel ou du moins à l'essence, de présenter uniquement des contenus qui sont importants pour l'auteur lui-même. Si le·a lecteur·ice de Rogers se retrouve en terrain familier avec la présentation des mérites didactiques, mais aussi émotionnels et sociaux de la pédagogie non-directive, des moments intenses, voire initiatiques, vécus en groupes de rencontres malgré le chaos qui semble faire partie intégrante du début de chaque session, des guérisons en psychothérapie qui tiennent plus de la révélation de la personnalité que de la disparition d'un symptôme, du lien entre ce que lesdites thérapies révèlent sur l'individu et ce qu'elles laissent espérer concernant l'humanité en général, Rogers va parfois plus loin encore qu'à son habitude dans la critique des institutions, de ce qui est établi, rigide, comme lorsqu'il s'interroge sur les limites de la science et surtout l'incapacité à admettre les limites en question (interrogation prolongée par des invitations à explorer des thèmes comme la télépathie ou la vie après la mort) ou encore, montrant que s'il est réticent à être directif il est capable d'être très direct, lorsqu'il constate à haute voix devant les personnes concernées que la formation et la certification des psychothérapeutes a un temps de retard considérable puisque seules des personnes formées il y a longtemps ont un pouvoir de décision, que l'institution a donc plus de pouvoir que la création, ou encore que l'évaluation du savoir telle qu'elle est pratiquée ne renseigne pas sur l'attitude thérapeutique, essentielle à ses yeux ("Si un de vos amis proches était dans une détresse nécessitant une assistance thérapeutique, et que je vous donnais le nom d'un thérapeute sans autre information que le fait qu'il a un diplôme de psychologue clinicien, est-ce que vous le recommanderiez à votre ami? Bien sûr que non").

 Dans la diversité des textes, l'énergie générale dégagée est une invitation à sortir de sa zone de confort, à créer, à explorer, à échanger d'égal·e à égal·e, avec comme objectif assumé de rendre l'humanité meilleure (Rogers s'en prend explicitement aux discriminations sociales, au racisme, à l'homophobie, favorisés par l'entre-soi). Si les informations techniques ne manquent pas sur les différents sujets abordés, si directement et indirectement l'ouvrage est clair sur ce que Rogers a réalisé, le message qui s'en dégage est de s'en emparer pour le dépasser, à aller au devant des difficultés que ça implique, à voir ce bilan comme un point de départ plutôt que comme un accomplissement. Ce message ne sera, hélas, pas accessible aux lecteur·ice·s francophones, puisque le livre n'est pas (encore?) traduit en français.