mardi 13 mai 2014

A Semestre 6 of Ice and Fire



 Demain commencera l'étape si particulière de l'année scolaire où je vais pouvoir me consacrer à 100% aux révisions (conversation avec les collègues : "tu pars où en vacances?" "Dans ma chambre")... et je suis encore plus en retard que l'année dernière. D'ailleurs je suis presque vexé. Je veux dire, l'année dernière, j'avais placé la barre très haut, je m'impressionnais moi-même, et pourtant je sais de quoi je suis capable... mais là, la performance précédente a été écrasée du revers de la main, presque négligemment, au point qu'elle paraîtrait presque insignifiante. L'année dernière, j'avais deux bonnes excuses que je n'ai pas cette année (cherchez l'article sur le blog, je vais pas non plus tout faire ici, non mais ho!), et à cette étape je n'avais pas fini de lire les cours que j'étais supposé viser (bon, les partiels étaient plus tard, mais de quelques jours). Là, j'ai à peine commencé à les lire (je crois que les chercheur·se·s en sciences de l'éducation appellent ça un epic fail). En plus, ce n'est pas vraiment dû à de la flemmingite, dont je suis régulièrement sujet à de violentes crises (quand on y réfléchit, la flemmingite, c'est un peu le niveau supérieur de la phase maniaque... dans la phase maniaque, on se livre à fond à de nombreuses activités avec un sentiment de toute puissance, alors que dans une crise de flemmingite le sentiment de toute puissance est tel qu'on a l'impression que les exploits vont s'accomplir d'eux-mêmes). C'est plutôt dû à des erreurs de stratégie. Mais des erreurs de stratégie de haut niveau, du genre décider de faire les 24H du Mans en poussant la voiture plutôt qu'en la conduisant, ou faire un combat de boxe les yeux bandés parce que dans Star Wars ça marche super bien pour anticiper les attaques.

 La première erreur de stratégie concerne le projet tutoré... En plus des lectures préparatoires que j'ai généreusement partagées sur ce blog (ne me remerciez pas, c'est un coup insupportable porté à mon humilité, envoyez-moi un chèque plutôt), j'ai eu l'idée de lire les articles (des comptes rendus de recherche, la plupart en anglais et, pire, en stats... ah, et puis trois thèses de doctorat aussi) en pdf mis à disposition par le prof. Ce n'était pas du temps perdu, ça m'a été très utile, mais c'était quand même du temps, beaucoup de temps, phénomène que j'ai, avec force étourderie, oublié de prendre en compte. Il eût été judicieux, en voyant l'année scolaire passer, soit de faire une sélection dans les articles, soit de me mettre régulièrement des coups de pied au fondement (traitement aussi efficace que dénué d'effets secondaires contre la flemmingite, c'est une différence que j'ai oublié de mentionner tout à l'heure dans ma comparaison avec la manie) pour aller -beaucoup!- plus vite.

 Mais là où j'ai fait un festival d'erreurs de stratégie, c'est... c'est... le STAGE [insérez ici une musique de type La Cité de la Peur bruitée à la bouche]. C'était d'autant plus embêtant d'enchaîner les erreurs de stratégie que, trouver un stage, c'est la guerre. Pour vous donner une idée de la rentabilité de mes démarches, voilà comment j'ai commencé.

 Première structure repérée, dans la riante commune de Saint-Fons où je n'ai jamais mis les pieds, je décide de m'y rendre directement, si ça se trouve ça va me faire passer devant l'aspirant·e-stagiaire qui a confié le transport de son CV ) à La Poste. Mon sens de l'orientation aidant, ça prend un temps certain pour trouver la structure : pas de bol, ils n'ont pas de psys. Très fier de mon sens de l'initiative, je demande si iels connaissent des structures qui ONT des psys, et qui cherchent désespérément des stagiaires. J'apprends avec émotion que l'asso xxx a des psys. Après avoir constaté sur le net à quel point l'association en question a l'air merveilleuse, je m'y rends plein d'enthousiasme après une nuit (je travaille de nuit) de dur labeur. C'est fermé, f...ck (iels auraient quand même pu s'adapter à mes horaires!). J'attends patiemment (ça fait bien une demi-heure là... ah non, deux minutes), toujours plein d'enthousiasme mais de plus en plus plein d'yeux qui se ferment. ça ouvre, je laisse passer les gens devant moi (les gens qui ont vraiment besoin de l'asso... oui mon altruisme n'a pas de limites), et quand c'est mon tour je rassure mon interlocutrice : ils se morfondaient de ne pas avoir de stagiaire, me voilà (100 heures, exactement comme iels voulaient, iels n'avaient juste pas osé demander). Oui mais iels n'ont pas de psy, il faut aller dans leur autre local dont iels me fournissent l'adresse (oralement) et le n° de téléphone (par écrit). Je marche vaillamment jusqu'à l'adresse, mais, la fatigue me donnant non seulement l'apparence mais aussi la mémoire de travail d'un zombie, je me trompe sur le n° de rue. Ne voyant pas le local annoncé, je téléphone... pour apprendre qu'il faut candidater par mail et le·a psy étudiera la demande. 1°) Euh, c'est moi ou je viens de marcher, puis téléphoner, puis apprendre qu'il fallait envoyer un mail? 2°) J'ai probablement mal compris le sens de "étudier la demande", il semble que ça impliquait la touche "corbeille", ce détail m'avait échappé. Bon, je vous rassure, après j'ai été beaucoup plus conventionnel. Mention spéciale à une autre fois, plus tard dans l'année, où j'ai eu l'idée géniale de me déplacer (pendant la matinée hebdomadaire d'ouverture du secrétariat, je précise parce que vous allez voir ce sera pas flagrant). Je frappe à la porte (il n'y a pas de sonnette), rien. Je fait un tour pour voir si je suis bien au bon endroit, je refrappe à la porte : quelqu'un me répond... par la fenêtre. Non, je n'ai pas éclairé sa journée d'un soleil radieux et prometteur, iels ne prennent pas de stagiaires (ah ben oui forcément comme ça c'est plus simple). Question habituelle ("pitiez dites-moi que vous connaissez quelqu'un qui accepte des stagiaires!"), je lui soutire que ça va être chaud, et qu'en général les EHPAD c'est moins compliqué qu'ailleurs. Peut-être vexée que je l'ai forcée à me parler plus que prévu, mon interlocutrice ajoute "surtout qu'il vous reste plus beaucoup de temps, hahaha!". Merci, ça c'est pas du tout stressant (ni gratuit!) et c'est super sympa : "tiens, toi qui es par terre, je ne vais pas t'aider à te relever mais je vais te marcher sur la main pour voir si c'est rigolo".

 La recherche de stage, c'est de loin le plus dur et le plus stressant que j'ai vécu depuis que je suis inscrit à l'IED (même le premier -et terrifiant- projet tutoré, à côté, c'était tranquille). La réponse est dans la grande majorité des cas binaire, c'est soit oui soit non, ça change quand même d'une note sur 20, et surtout le plus souvent on n'a pas du tout de réponse, donc on ne sait pas ce qui ne va pas. ça démultiplie la violence de la situation d'élève en difficulté : on se sent encore plus paresseux·se/stupide que quand on a quelques repères. Et en plus, mine de rien, ça prend du temps.

 C'est aussi un peu comparable aux déconvenues amoureuses : on repère une structure qui nous inspire, on envoie une lettre de motivation enflammée pour communiquer notre désir et notre passion, et étrangement c'est rarement réciproque ("non mais c'est pas toi, c'est moi, je viens d'avoir un·e stagiaire difficile, ça me ferait trop de mal de reprendre quelqu'un maintenant... mais tu as un CV très sympathique, je suis sûr que tu trouveras une structure avec laquelle tu vas super bien t'entendre... ... ... ouf, c'est bon, iel est parti!"). Quand on a eu un entretien, qui en plus semblait s'être bien passé, la déconvenue est plus douloureuse encore... "Mais on avait une étincelle! Je suis le seul à avoir senti cette étincelle? Tu aurais fait semblant? Pfff, je suis sûr que tu fais ça avec tout le monde, moi qui croyais qu'on avait quelque chose de particulier. Je nous voyais déjà gambader ensemble dans les prairies riantes de la psychologie clinique, gravir ensemble les montagnes abruptes de la souffrance des patient·e·s, survoler à dos de dragon les paysages pittoresques de la neurologie, mais je vois que je me suis fait des illusions, tu sembles tout d'un coup trouver que ça allait trop vite entre nous! Franchement, qu'est-ce qu'iel avait de plus que moi, l'autre candidat!".

 L'humaniste béat que je suis est en désaccord avec le proverbe "en amour et à la guerre, tout est permis". Pourtant, malgré mes comparaisons précédentes, je le dis haut et fort : pour une recherche de stage, la convention de Genève, ça va deux minutes. Oubliez vos principes. Par exemple, au début, j'avais des principes auxquels j'avais vaguement l'intention de me tenir. Ne pas utiliser de piston, par exemple, parce que c'est mal (bon, il faut dire que ce principe, il n'a vraiment pas tenu longtemps, j'ai même trouvé le moyen d'être pistonné par quelqu'un que je n'avais jamais vu et qui ne m'avait jamais vu!). Famille, médecin personnel, demandez sans pitié à n'importe quelle personne que vous avez sous la main susceptible de connaître un·e psy ou une structure (ça m'a aussi servi à savoir que tel hôpital ne prenait pas du tout de stagiaires... ça ne fait pas signer une convention de stage, mais ça fait gagner pas mal de temps). Et surtout, quand on vous annonce une réponse à telle date, n'attendez pas telle date pour continuer à chercher parce que ce serait plus poli! Bon, en même temps, je crois qu'il n'y avait que moi pour faire ça, c'est pas juste poli c'est un peu crétin (et c'est une excuse pour faire autre chose en attendant, donc ça n'a pas que des inconvénients, mais ça en a quand même pas mal).

 Avec tout ça, pour finir sur une meilleure note (qui ne compte pas dans la moyenne, hahaha), j'ai une piste sérieuse pour un stage... mais ce serait pour l'année scolaire prochaine faute d'avoir trouvé plus tôt, donc je serai encore en L3 l'année prochaine quoi qu'il arrive (L1 en 1 an, L2 en 2 ans, L3 en 3 ans... j'espère que je ne vais pas mettre 5 ans à faire l'année de Master 2!). Du coup, ça relativise mon retard si important dans les révisions : si je fais une chute libre aux partiels, ce n'est pas si grave. Mais bon, c'est quand même mieux si j'évite : on s'y met! Prochains résumés sur ce blog pour après les partiels, les deux prochains concerneront encore le cours de méthodo de l'entretien, dont un hors bibliographie.

lundi 12 mai 2014

Comment on dit dans ta langue? Pratiques ethnopsychiatriques, de Sybille de Pury



 Le titre de ce livre est un peu inquiétant puisque, a fortiori dans une situation de consultation ethnopsychiatrique où des cultures très différentes communiquent, la traduction ne consiste pas à simplement remplacer un mot par son équivalent exact d'en face. On peut pourtant être rassuré sur ce point dès la préface de Tobie Nathan, où il explique précisément que les nombreuses façons, par exemple, de nommer les djinns (qui consistent surtout, d'ailleurs, peut-être dans un hommage à Lovecraft, à ne pas les nommer, en utilisant par exemple des euphémismes ou des métaphores) sont un précieux outil pour comprendre la conception de l'esprit frappeur concerné par l'interlocuteur·ice. Plus simplement, on peut aussi être rassuré par le fait que l'autrice soit linguiste (et même chercheuse au CNRS), donc ne peut pas ne pas être au courant de la complexité de l'action de traduire. Ce titre a pourtant été choisi, puisque dans sa première édition le livre s'intitulait Traité du malentendu.

 A travers plusieurs illustrations cliniques observées par l'autrice dans le cadre d'un travail de recherche, l'objet du livre est de montrer comment les contraintes de communication (présence indispensable de traducteur·ice·s, absence de termes équivalents d'une langue à l'autre, plurilinguisme des patient·e·s qui peut nécessiter plusieurs traducteur·ice·s) permet en fait de mieux se comprendre, mieux en tout cas que si les interlocuteur·ice·s avaient échangé dans un langage commun ("On dit souvent que les situations de contact entre cultures sont propices aux malentendus. En fait, elles sont surtout propices aux repérages des erreurs de compréhension"). Ainsi, la mère qui finit par proposer le terme de kimpi ("c'est comme si on lui avait introduit quelque chose dans le corps... dans la tête plus que dans le corps, d'ailleurs") pour sa fille (qui inquiète l'institutrice car elle ne parle jamais à l'école) parce que ses deux premières propositions ("garçon manqué" et "la tête, ça marche pas") ne sont pas satisfaisantes propose une étiologie plutôt que de décrire des faits, ce qui permet à la thérapie d'avancer. Dans une autre situation, une patiente rechigne à utiliser le mot "manger" pour parler de l'ensorcellement dont elle a rêvé avoir été victime, le remplaçant par "tuer". Pourtant, dans sa langue, il existe bien deux mots distincts pour désigner "manger" et "tuer", y compris pour parler de tuer par ensorcellement. Seulement, parler devant un auditoire blanc de manger ravivait pour la patiente les clichés racistes sur le cannibalisme des Noirs. Une conversation entre les différents intervenant·e·s pour éclairer la différence entre tuer et manger a permis de donner plus de clarté au rêve de la patiente, en dévoilant un sens volontairement implicite du rapport à la sorcellerie qu'implique le terme manger. La langue, de même que le nom, fait également partie de l'identité. En révélant pendant la séance que sa langue maternelle était tel dialecte précis (et que le dialecte qu'elle disait sien était en fait celui de son mari, comme un dialecte par alliance ou d'intégration), une patiente a éclairé un conflit personnel qui rejaillissait sur ses enfants. La contrainte, qui a donc l'avantage de permettre bien des choses, peut même être induite délibérément : une autre patiente était prise au dépourvu qu'on lui demande de s'exprimer en arabe, alors qu'elle parlait couramment le français. La situation la déstabilisait suffisamment pour qu'elle traduise spontanément... les propos de la traductrice! Elle n'aurait pourtant pas nécessairement exprimé les même choses si elle avait plutôt parlé en français.

 Au delà des situations cliniques très spécifiques évoquées (même si les développements théoriques qui suivent sont plus généraux), le livre offre une vision plus large de la communication en général, et de l'intérêt que peut avoir le malentendu lorsqu'il est identifié. Même si son cadre est la situation très spécifique de la consultation ethnopsychiatrique, il n'intéressera pas seulement le·a psychologue clinicien·ne.

vendredi 9 mai 2014

Psychothérapies, de Tobie Nathan, Alain Blanchet, Serban Ionescu et Nathalie Zajde



  Ecrit à l'initiative de Tobie Nathan, cet ouvrage a pour préoccupation d'entamer un débat de fond sur le fonctionnement des psychothérapies, dont l'usage et les variantes ("de psychothérapies, il en existe des centaines") augmentent de façon exponentielle. Plutôt que de s'attarder sur un modèle de psychothérapie en particulier, ou de se limiter à trois ou quatre à l'exclusion de toutes les autres (des centaines moins trois ou quatre, donc, ce qui fait quand même beaucoup), le livre s'organise en posant quatre questions. Tobie Nathan donnera des éléments pour identifier ce que fait réellement le thérapeute, Alain Blanchet se demandera avec vous si on peut évaluer le type d'interaction qu'il établit avec ses client·e·s (tiens, il ne dit pas "patient·e·s"...), Serban Ionescu vous dira tout ce que vous vouliez savoir (et peut-être même ce que vous ne vouliez pas savoir) sans oser le demander sur l'évaluation des psychothérapies, et Nathalie Zajde éclairera les différentes positions envers la notion de traumatisme.

Tobie Nathan établit longuement une comparaison (points communs et différences) entre les psychothérapies d'orientation spiritualistes (le responsable du trouble psychique est un être surnaturel) et les psychothérapies d'orientation scientifique (celles qu'on étudie, ou en tout cas qu'on a la possibilité d'étudier, en fac de psycho), pour conclure sur un développement qui éclaire le fonctionnement de la psychothérapie ethnopsychiatrique, qui utilise les deux à travers un travail d'équipe entre spécialistes (ce n'est pas particulièrement précisé ni sur la couverture ni sur le 4ème de couverture, mais, pour le plus grand bonheur ou la plus grande affliction des lecteur·ice·s, les apports théoriques de l'ethnopsychiatrie sont très présents dans ce livre). Le rôle du diagnostic, dit "interprétation" du trouble (vous êtes malade à cause d'un traumatisme/d'un conflit inconscient/des neurotransmetteurs/du karma/du capitalisme/de Sauron), est considéré comme particulièrement central : elle donne un statut d'expert·e·s aux thérapeutes, et retire l'expertise aux patient·e·s - "l'art de l'inversion d'expertise". Deux vignettes cliniques sont données, où le patient dans un cas investit enfin la thérapie, dans l'autre est soigné après des années d'efforts de bonne volonté mais infructueux de sa part et de celle du thérapeute, après que lesdits patients aient été pris au dépourvu par une proposition thérapeutique sortie de nulle part et l'air sûr de lui de l'auteur de la proposition. Un mot quand même sur les vignettes cliniques du premier chapitre : Nathan précise que ces situations ne sont pas vraiment arrivées, mais sont un mix de différentes vraies situations, donc que selon son expérience clinique elles sont parfaitement plausibles, débrouillez vous avec ça (oui, je sais, dans Le livre du ça de Groddeck c'est exactement pareil et je trouvais ça super astucieux... je vous en pose, des questions?). Si l'interprétation est conforme aux attentes des patient·e·s (parce qu'elle a "diffusé dans le corps social"), donc, "elle a perdu une grande partie de son intérêt thérapeutique". Vous avez bien compris ce que ça implique : "une interprétation se définit par sa fonction et non pas son contenu", rangez-moi cette tablette d'antidépresseurs et prescrivez du chocolat noir (ou des séries de pompes, si le·a patient·e vous a saoulé). Passé cette introduction, Tobie Nathan s'attarde sur les thérapies que les scientifiques jugeraient basées sur la superstition, en donnant divers exemples détaillés, issus de régions du globe et de religions très différentes les unes des autres, qui éclairent ce qu'il a dit plus tôt. C'est l'occasion de montrer que la formation technique, et les procédures, sont aussi exigeantes que pour les psychothérapies scientifiques : si exotique que cela paraisse à celui ou celle qui n'est pas sensible aux théories sous-jacentes, le·a thérapeute ne fait pas n'importe quoi, et est l'auteur·ice de guérisons réelles. Les psychothérapies sont aussi, nécessairement, inscrites dans la société : c'est l'appartenance à une communauté de soignant·e·s qui légitime un·e soignant·e en particulier, et des ressources industrielles sont même impliquées, puisqu'il faut bien produire le matériel, les gri-gris, des soignants en question (livres, amulettes, ritaline, …). Des différences existent toutefois, justement, dans la formation : les thérapies que Nathan fait découvrir aux lecteur·ice·s sont souvent apprises après des rituels initiatiques éprouvants (qui ont pour effet sur l'initié·e "de ne lui laisser d'autre issue pour survivre que l'affiliation", ce qui rend la transmission purement théorique absurde aux yeux de ces soignant·e·s -"raconter n'a aucun sens pour qui a été construit dans le but de modifier"-). Il arrive aussi que le·a thérapeute soit entré·e dans cet univers par sa propre maladie ("un malade est toujours un quasi-adepte", "les malades sont des militants spontanés des philosophies et des idéologies"). Ces éléments évoquent par certains aspects la psychanalyse (l'analyse didactique indispensable dont seul Freud a été dispensé, ce qui est un élément bien pratique pour faire du Freud-bashing facile, le fait que pour Lacan l'objectif même de l'analyse est de former un·e analyste, …), mais dans une mesure que Tobie Nathan ne juge en rien comparable. Le fait d'avoir été emmené en voyage dans des univers où les psychothérapies consistent à ouvrir le ventre d'un poulet et le foutre sur la tête du ou de la patient·e (qui se verra gracieusement accorder une douche après) ou à vendre une amulette après avoir lu une phrase dans un livre religieux ouvert à une page au hasard aide à comprendre le travail d'équipe nécessaire en ethnopsychiatrie : quelqu'un pour qui toute sa vie ces éléments ont été science et non pas exotisme (Devereux déplore le complexe de supériorité occidental, qui range spontanément dans la superstition les découvertes faites en étudiant diverses populations) aura de la même façon du mal à prendre soudainement au sérieux des histoires de complexe d'Oedipe ou de neurotransmetteurs ("pour décrire la relation entre un "psy" occidental et un patient immigré africain, qu'on ne vienne pas évoquer l'écoute ou l'empathie"). Elaborer ses symptômes avec des professionnel·le·s qui connaissent les deux permet d'articuler les différents apports, et finalement de parler un langage cohérent.

 Le chapitre suivant, celui d'Alain Blanchet, a certaines ressemblances avec celui de Tobie Nathan, en particulier du fait qu'il parle de l'aspect le plus concret des psychothérapies en restant, dans la mesure du possible, général. Les psychothérapies "se déroulent dans un cadre, mettent en œuvre des modes de communication distincts de ceux qui caractérisent d'autres situations sociales d'échange, et toutes ont pour objectif d'améliorer l'état psychique du patient", en particulier à l'aide d'une réorganisation de sa perception du monde (modification et restructuration de la pensée). Toute psychothérapie implique un cadre, fixé par le·a thérapeute, et une relation, dans ce cadre, entre quelqu'un qui sait et quelqu'un qui ne sait pas ("la psychanalyse réactive davantage une relation parentale, la thérapie cognitive une relation éducative et la thérapie systémique une relation groupale"). Aux nombreuses considérations générales sur les mécanismes à l’œuvre dans une psychothérapie ("a) la psychothérapie est plus efficace que l'absence de traitement ; b) les psychothérapies d'orientations théoriques différentes sont en général aussi efficaces les unes que les autres", "Les théories thérapeutiques ont donc une faible valeur scientifique. Par contre, leur rôle est fondamental", …) s'ajoutent des détails très techniques sur la prise de parole (et la prise de silence, je viens de l'inventer mais c'est super classe) des thérapeutes, en particulier sur les différents types de relance (différence entre reflet et écho, registre modal -relance sur l'état psychologique des patient·e·s- et registre référentiel -relance sur la description d'un état du monde-, …). Si effectuer une interprétation dans sa relance est un risque, se contenter de répéter ce qu'a dit le·a patient·e sur un ton d'interrogation, ou introduire sa relance par "est-ce que", peut être perçu comme une désapprobation du contenu par le·a thérapeute. C'est ce chapitre qui concerne le plus directement l'entretien clinique, avec en plus de vrais extraits d'entretien dedans.

 Serban Ionescu, de son côté, fait un bilan de l'évaluation des psychothérapies depuis le siècle dernier, avec l'évolution des méthodes et de la perception de l'évaluation. Les évaluations varient selon le nombre de sujets étudiés, la sélection des sujets (pour évaluer la psychanalyse, une étude a par exemple exclu les patient·e·s traité·e·s moins de six mois, considéré·e·s comme ayant abandonné le traitement), les résultats qu'on choisira de mesurer (disparition du symptôme, satisfaction des patient·e·s, bien-être général avant et après, …). Se pose bien entendu également le problème de la stabilité du résultat : l'évaluer implique la disponibilité des sujets et des chercheur·se·s des années après la guérison. De nombreux détails sont fournis pour chaque étude évoquée, mais le chapitre ne concerne pas uniquement les études statistiques, les études de cas étant depuis son existence un pilier de la psychologie clinique. La méthodologie, l'intérêt et les limites de l'étude de cas seront ainsi largement discutés (par exemple, "l'étude d'un seul cas peut être utile (aussi utile que l'étude d'une population de mille cas) lorsque les données obtenues infirment une hypothèse, en découvrant des faits qui permettent de la rejeter"). Conformément à des remarques que Freud avait déjà faites il y a un temps certain (les statistiques sont utiles à condition d'en faire sur un très grand nombre, mais rien ne remplace l'étude de cas), Ionescu insiste sur le fait qu' "un rapprochement entre cliniciens-practiciens et chercheurs en clinique est souhaitable et inévitable". Il est très regrettable que ce chapitre ait été écrit avant 2005 et le fameux rapport sur l'efficacité des psychothérapies qui avait fait scandale en lui-même pour les uns, et dont l'enterrement avait fait scandale pour les autres, sur lequel l'auteur aurait probablement eu beaucoup de choses à dire, mais lui avec neutralité, enfin neutralité c'est peut être pas possible mais avec impartialité.

 Dans son chapitre sur le traumatisme, Nathalie Zajde reprend les données connues actuellement (actuellement, c'est actuellement en 1998) sur le traumatisme (critères du DSM IV, approche psychanalytique et son évolution depuis Etudes sur l'hystérie), mais s'attarde aussi sur deux types de traumatisme induits volontairement, l'un dont l'objectif est de diminuer la personne concernée (la torture), l'autre dont l'objectif est de la grandir (le rituel initiatique). L'autrice rappelle que la pratique de la torture était déjà très codifiée à l'époque de l'Inquisition, et que ça n'a pas changé depuis. Elle précise aussi qu' "il arrive souvent que l'on rencontre le même type de professionnels dans les pratiques de torture et les pratiques thérapeutiques : des médecins, des psychiatres et des psychologues" (elle rappelle juste après que, même s'il est nécessaire de comprendre le fonctionnement de la torture pour mieux soigner ses victimes, il est du devoir de tout psychologue de s'y opposer fermement, au cas où des lecteur·ice·s auraient compris de travers). La torture consiste, selon des règles strictes, à faire perdre à la victime ses repères géographiques (enlèvement, enfermement), sensoriels (isolement, drogues), moraux (tabous religieux ou autres, ...), à la terrifier (simulacres d'exécution, menaces envers les proches), l'humilier, lui infliger des douleurs si intenses qu'elles seront indescriptibles, et à la rendre complice du bourreau (délation, participation à la torture d'autres prisonnier·ère·s, …), … L'individu est nié dans la démarche même de la torture (à travers le bourreau qui torture sa victime, c'est le groupe d'appartenance du bourreau qui diminue le groupe d'appartenance de la victime), et la victime s'en trouve en effet modifiée après ("que la victime soit une Juive survivante d'Auschwitz, un Khmer bouddhiste du Cambodge torturé par les Khmers rouges, un Roumain victime de la Securitate, un Peul de Guinée Conakry rescapé des geôles ou une révolutionnaire chilienne survivante des prisons de la Junte, tous, après être passés par la torture, semblent tenir le même discours, comme s'ils avaient été dénaturés, simplifiés"). Le traumatisme induit par l'initiation a pour objet, au contraire, d'inclure dans un groupe. Il concerne surtout des sociétés qui considèrent la vie comme faite de discontinuités : le passage d'une étape à une autre implique une métamorphose, ce qui peut éventuellement passer par des épreuves de résistance physique, de douleur, d'humiliations... Même hors de ces cas particuliers, la notion de traumatisme s'inscrit toujours dans la société par le besoin des victimes d'une reconnaissance historique, juridique (compensation financière), thérapeutique, … En ce qui concerne la définition purement clinique du traumatisme, l'autrice s'attarde en particulier sur le travail de Sandor Ferenczi, à la fois précurseur de la future description du stress post-traumatique dans le DSM IV et de l'approche analytique contemporaine du traumatisme.

Hormis quelques passages particulièrement techniques ("dans le cas du plan A-B-A-B-BC-B-BC, la première partie (A-B-A-B) permet de déterminer l'impact de B et la seconde partie (BC-B-BC) est destinée à comparer l'impact de B à celui de BC"... c'est fou, c'est exactement ce que j'allais dire!), le livre se lit vite, et les quatre chapitres peuvent parfaitement se lire séparément. L'approche est originale mais rigoureuse.