dimanche 30 décembre 2012

Donnez-moi un P! Donnez-moi un T! Projet tutoré! Projet tutoré!

  
 Comme indiqué il y a 10 jours, il faut prévoir cette année de rendre un projet tutoré (deux pour ceux qui font l'année scolaire sur un an) très très vite... Je vais donc devoir me mettre urgemment à la psychologie du développement (évolution du psychisme et des compétences de l'enfant), et plus spécifiquement à son approche des interactions mère-enfant (le thème n'est pas original -ce sera probablement de loin le plus choisi, d'autant que c'est celui qui semble le plus lié à la psychologie clinique- mais ma façon de le choisir l'est, puisque dans ma grande inspiration j'ai fait ma sélection de thème avec random.org). Les prochaine fiches de lecture vont donc porter sur ce thème et pour la plupart venir de la bibliographie conseillée par l'enseignante (et, je l'espère, se succéder rapidement, d'ailleurs qu'est-ce que je fais à raconter ma vie ici au lieu de lire pour trouver un sujet?).

dimanche 23 décembre 2012

Le plaisir de vivre, d'Anne Ancelin Schützenberger

 Titre pas original ni contrariant, joli dessin de Noël sur la couverture (intitulé La lecture de Grand-Maman )... ça sentirait pas un peu la guimauve? Oui, mais sur la couverture il y a aussi le nom de l'autrice, Anne Ancelin Schützenberger, Mme Psychogénéalogie, Mme Psychodrame, qui a fait une partie de son analyse didactique avec Dolto et travaillé avec des élèves directs de Kurt Lewin, qui nous écrit du haut de ses 90 ans, alors le moins qu'on puisse dire c'est qu'on ne risque pas grand chose à aller plus loin.

 Et, si l'agréable et magnifique avant propos constitue un éloge des petits (et pourquoi pas des grands) plaisirs du quotidien ("ce plaisir de vivre améliore la situation quelle qu'elle soit"), même (presque surtout) à un âge avancé ("les petits rien de la vie sont la terre de l'existence. Quatre plaisir par jour, tous les jours, redonnent du sel à la vie"), ce livre à l'argumentation (la narration?) étrangement articulée nous guidera vers une façon d'exister qui limite les effets du cancer (le vrai cancer qui se soigne avec des chimios, pas le cancer métaphorique qui désigne tout truc d'abord insidieux qui pourrit l'existence de façon de plus en plus inéluctable). Et le mot de la fin ("Pour guérir, il faut vouloir guérir. Pour vouloir guérir, il faut avoir envie de vivre. On a d'autant plus envie de vivre qu'on a réellement affronté la mort, qu'on s'est découvert soi-même, ses possibilités et sa voie.") fait tout de suite moins guimauve que la couverture.

  L'avant-propos est suivi par un développement sur le concept de sérendipité avec des exemples vécus, un récapitulatif des recherches effectuées, un résumé du conte Les trois Princes de Serendip, ... La sérendipité est une réceptivité aux coïncidences heureuses et décisives. Les Princes de Serendip ont en effet une vie remplie de ce genre d'évènements, qui permet si mes souvenirs sont bons (oui là maintenant j'ai la flemme de relire) de sauver le monde, entre autres, dont, comme il se doit, une princesse. En même temps ils trichent un peu, non seulement ce sont des princes mais ce sont aussi des personnages principaux de conte (et en plus ils sont trois, ce qui a tendance à être bien vu dans les contes, mais ça c'est compliqué à expliquer à son·a conjoint·e). Qu'est-ce que ça fait entre un avant-propos et un récit autobiographique? La conclusion est que si seul le hasard peut initier les coïncidences, on ne peut en bénéficier que si on sait les saisir. Cette conclusion est une grille de lecture qui explique l'intérêt du parcours de vie raconté ensuite.

 Histoire et géographie ont en effet pas mal promené Anne Ancelin Schützenberger. Départ aux Etats-Unis (où elle découvrira plus tard la psychologie sociale qui ne s'appelle pas encore comme ça mais surtout le psychodrame) annulé par trois fois (dont une par la seconde guerre mondiale)... mais si elle était partie plus tôt, ses aller-retour entre Europe et Amérique alors que la psychologie cherche à se définir auraient-ils été si décisifs? Mari rencontré à une soirée entre étudiant·e·s où elle se sentait obligée d'aller et voulait ne faire que passer... parce qu'elle avait un rendez-vous galant programmé ce soir là (il a dû passer une bonne soirée, lui!). Contacts avec des universitaires influents indirectement obtenus grâce aux réseaux constitués en tant que résistante puis bénévole. Recherche financée par un chercheur rencontré à une journée de conférences... où elle était de passage un quart d'heure avant de prendre l'avion. Rencontre avec Moreno (créateur du psychodrame) qui a mal démarré (une amie, estimant qu'il était indispensable qu'elle le rencontre, la "kidnappe" et lui fait faire dix-huit heures de voiture au prétexte d'une petite course, ce qui n'empêche pas l'intéressée d'estimer encore aujourd'hui "j'ai horreur des surprises, des cadeaux, et de ce que l'on fait pour moi sans me prévenir ni me demander mon accord") et s'est mal terminée (une conférence de très grande ampleur sur le psychodrame, initialement organisée en Hongrie, a dû être déplacée en panique en Autriche... sauf que rien en Autriche n'a été financé, et Moreno fait le sourd quand les organisateurs frappent à la porte de sa chambre d'hôtel en disant qu'ils doivent tout annuler si personne ne passe à la caisse... Schützenberger, dos au mur, dépense sa propre épargne et s'endette, ce qui lui vaut... la rancœur de Moreno qui ne lui reparlera que sur son lit de mort -cet épisode n'y sera pas évoqué-). En fait de chercheuse, Anne Ancelin Schützenberger ne serait qu'une plume ballotée par le vent, qui n'a rien trouvé mais qui a été trouvée par ses découvertes? Oui mais... si elle avait renoncé à son voyage aux Etats-Unis après trois coups du sort? Si elle n'avait pas relevé le challenge quasi imposé d'organiser des conférences sur le psychodrame en Europe (elle reçoit une plaquette présentant la conférence... et découvre qu'elle y est désignée organisatrice!)? Si les conditions matérielles difficiles de l'après-guerre l'avaient conduite à sécuriser carrière et salaire (elle travaillait au départ dans le droit des assurances) plutôt que de reprendre des études, au détriment du niveau de vie de son jeune couple? Le tout est raconté dans un style très simple (une feinte? "Les gens sont très gentils, quand on est plein de bonne volonté mais un peu stupide, ils vous aident beaucoup. Alors que si on est intelligent, ils ont peur de vous. Ainsi je dis : je ne comprends pas... Et ils expliquent. Ils rentrent dans les détails.") qui rappelle Candide sans l'ironie. La simplicité sera d'ailleurs un élément important dans son approche de la thérapie du cancer ("tout le monde se méfie toujours des choses simples, gratuites et pleines de bon sens").

 Marquée par la mort de sa cousine d'un cancer duquel tout était réuni pour qu'elle survive ("bonne chimiothérapie", "opération réussie" "à Paris par les princes de la cancérologie", elle-même "médecin", "directrice d'un centre de recherche médicale", "mère de famille, grand-mère, sportive, très épanouie, l'image de la joie, de la bonne humeur"), elle s'est intéressée aux travaux de chercheur·se·s (en particulier Carl Simonton et son épouse Stephanie Matthews) qui se demandaient ce qui différenciait ceux·elles qui survivaient de cancers réputés incurables des autres patient·e·s. Le développement qui suit, l'essentiel du livre à mon avis, convoque d'autres chercheur·se·s et l'expérience clinique personnelle d'Anne Ancelin Schützenberger. L'essentiel consiste à développer un projet de vie ("ceux qui étaient soignés dans des hôpitaux parlaient de survivre, alors que ceux qui utilisaient la méthode Simonton en plus parlaient de vivre")... et à savoir être égoïste! D'une part prendre conscience des bénéfices secondaires de la maladie (le·a patient·e a-t-iel une raison de vouloir mourir?), ce à quoi la psychogénéalogie aide considérablement (loyauté invisible, script de vie inconscient, ...). D'autre part, parler de ses souffrances quand le besoin s'en fait sentir (tant pis pour l'autre s'iel n'est pas disponible pour accueillir cette douleur) et élaborer des projets, ce qui va d'être acteur·ice du projet de soin ou prévoir de réaliser un rêve (perdu pour perdu, une patiente au stade terminal a quitté l'hôpital pour faire le tour du monde qu'elle avait toujours voulu faire... et a miraculeusement guéri) à se ménager des moments de plaisir chaque jour (écouter de la musique, manger un carreau de chocolat...), même si les circonstances ne semblent pas s'y prêter (les moments de plaisir se voient... prescrits par l'équipe soignante -"on les "oblige" donc à faire des choses agréables"-). En plus de ça, la méditation plusieurs fois par jour est capitale, pour se représenter les mauvaises cellules redevenir bonnes mais aussi mieux supporter la douleur ("quand on est trop angoissé ou quand on a mal, on ne peut plus consacrer ses forces à guérir").

  Toutefois, Anne Ancelin Schützenberger prend bien soin de préciser ce qu'elle ne dit pas ("Ne me faites pas dire qu'il suffit de changer de manière de penser et de vivre, de manger, de renverser la vapeur pour sauver tous les malades. Je ne le dis pas, et ne le pense pas"). Et, point essentiellissime, il est précisé que cette méthode (ces méthodes) ne dispensent pas d'un traitement médical conventionnel ("cette méthode est une méthode adjuvante de la médecine classique"), même si la méditation est infiniment plus sexy que la chimiothérapie. Non parce que je vous entends d'ici, dire qu'avec Isabelle Filliozat je suis tellement énervé qu'on m'entend crier à travers l'ordinateur (et encore je n'ai pas lu le livre où elle parle expressément de psychosomatique) alors que là je suis béat d'admiration:p Ma première réaction à toute explication psychologisante du cancer est d'ailleurs la défiance, car cette explication est à la fois trop commode et insupportable par ce qu'elle sous-entend (n'auraient de cancer que ceux·elles qui le veulent bien). De formation scientifique, Schützenberger cite quelques études avec des chiffres en plus de ses cas cliniques. Mais, bien qu'elle relève qu'un chercheur... ayant voulu démontrer le contraire a validé scientifiquement les bienfaits de cette méthode (et que les cas cliniques présentés pour des raisons pédagogiques donnent une impression de quasi-infaillibilité), elle reste très humble sur son évaluation des guérisons effectives ("on peut passer de 46 à 49% de guérison à un peu plus, mettons 50 à 51%"), ce qui ne l'empêche pas de parler, quelle que soit l'issue, d'une grande amélioration de la qualité de vie ("il s'agit de rendre au malade la paix de l'âme et du cœur et de lui permettre de vivre pleinement ce qu'il vit, et souvent alors la stabilisation, la guérison, arrive de surcroit").

 Vous l'aurez compris, c'est un livre que je recommande, qu'on se destine à être soignant·e ou pas et, bien entendu, même si on est en bonne santé! Facile à lire, il peut aussi s'offrir à quelqu'un qui n'y connaît rien en psychologie.

jeudi 20 décembre 2012

Guide de l'étudiant, millésime 2012-2013


 Retardée par une grève des enseignant·e·s, puis par le succès de ladite grève (ben oui, les revendications c'était entre autres l'élaboration d'un projet pédagogique), le début de cette année scolaire se sera fait attendre... On attendait le guide de l'étudiant avec le Beaujolais nouveau (grosso modo date de la fin de la grève), on l'aura finalement eu au pied du sapin (et, intention délicate, la veille de la fin du monde, comme quoi si l'équipe enseignante est superstitieuse elle est vraiment super impliquée dans son travail!).

Je pourrais dire en septembre (non, pas en juin, faut pas rêver!) si ça valait la peine d'attendre, si l'année aura été gouleyante ou bouchonnée, moelleuse et fruitée ou âpre et tannique. Elle sera de toutes façons agitée : non pas un mais deux projets tutorés à rendre (respectivement psychologie du développement et psychologie sociale), et 100 heures de stage, en plus des matières enseignées plus conventionnellement (= lecture des PUFs ou des pdf jusqu'à la migraine puis devoir sur table qui portait juste sur ce qu'on a pas retenu), même pour les paresseux·ses comme moi qui font ça sur deux ans ça occupe (et la bonne nouvelle, c'est que pour le projet tutoré de psy du développement, la 2ème session se termine le 15 mai, soit avant la 1ère session d'exams, alors que le projet tutoré demande à priori plus de temps).

 Le stage est l'occasion d'être enfin sur le terrain plutôt que dans les livres (et de profiter des largesses du droit du travail français en posant un DIF), mais pas évident évident à trouver... Si on choisit de faire son stage en psy clinique, il faut que le référent (= la gentille personne qui accepte d'avoir un·e étudiant·e dans les pattes alors que son travail est déjà assez compliqué comme ça) soit impérativement psychologue clinicien·ne (certes si iel est informaticien·ne ou footballeur·se l'intérêt est limité, mais un·e psychiatre? Non?), qu'il n'exerce pas en libéral (le psy qui dit "72 Euros" dans Bref est éliminé aussi) et qu'iel ne soit pas enseignant·e ou chercheur·se à Paris 8, ni qu'iel travaille dans une structure qui emploie des enseignant·e·s ou chercheur·se·s de Paris 8 (donc ceux·elles qui voulaient faire un stage au centre Georges Devereux pour leur approche originale de la clinique peuvent se mettre ce stage dans les narines, il fallait être étudiant·e ailleurs).

 Bon, c'est pas tout ça, mais c'est parti pour de nouvelles aventures (avec, très probablement, de nouvelles fiches de lecture monothème, projet tutoré oblige). Au programme ce soir : Attention, perception, mémoire

mardi 11 décembre 2012

Cléomène le roi fou, de Georges Devereux



  Comme l'éditeur ne l'indique pas sur la couverture, ce livre a été écrit à plusieurs mains. Ce travail que Georges Devereux n'a pu achever à cause d'un empêchement (son décès) n'existait au départ que sous la forme de notes trop éparses pour être publiées telles quelles, mais, selon l'éditeur, trop intéressantes pour ne pas être publiées. Le fait de parfois lire (ça fait bizarre!) "selon Devereux" alors qu'on est justement en train de lire Devereux ne vient donc pas d'une lubie de l'auteur qui, comme César, De Gaulle ou Napoléon, déciderait de parler de lui à la 3ème personne, mais du fait qu'un travail de recherche inachevé ait été complété et mis en page le plus honnêtement possible par des troisièmes personnes (le fait que les noms grecs soient en "latin franchisé" ou encore qu'il ne soit stipulé à aucun moment que Mélanie Klein ne comprend rien à rien sont d'autres indices qu'il ne s'agit pas d'un texte intégral de Georges Devereux).

  Alors que, dans Tragédies et poésie grecques, Devereux utilise les outils conceptuels de l'ethnopsychiatrie pour éclairer et enrichir la littérature de l'Antiquité grecque, son travail est cette fois-ci directement un travail d'histoire où il s'attache à démontrer que le roi spartiate Cléomène (demi-frère de Léonidas, rendu célèbre au cinéma en particulier par un superbe front-kick balancé en hurlant, dans le Grec ancien le plus parfait -qui s'avère ressembler plus qu'on ne le croit à l'anglais US-, "This-is-Spartaaaa!" devant un fond vert sous la caméra de Zack Snyder, qui par ailleurs lui succèdera) souffrait de schizophrénie paranoïde (Cléomène, pas Léonidas), ce qui explique divers épisodes de sa biographie.

 Les ennuis de Cléomène commencent avant sa naissance, alors que son futur père et actuel roi de Sparte, Anaxandride, et son épouse, persistent à ne pas avoir d'enfants, inconvénient majeur pour assurer une descendance, ce qui est généralement mal vu pour un roi. Une loi est donc votée pour l'autoriser à avoir une seconde épouse ("il fut le seul Spartiate à avoir eu deux épouses et à avoir habité simultanément deux maisons"), ladite seconde épouse se trouvant être un peu imposée par le clan achéen, ce qui ennuie Anaxandride qui d'une part aimait sincèrement sa première épouse, d'autre part est Agide (clan rival des Achéens). Une fois Cléomène né de cette seconde union (ça, c'est fait), Anaxandride retourne faire ce qu'il a à faire avec sa première épouse qui par ailleurs deviendra très rapidement enceinte (il paraît que les gynécologues-psychosomaticiens, dont j'ignorais jusqu'ici tout de l'existence, bénéficient de l'appui de recherches sérieuses et solides pour confirmer que la "disparition" de la stérilité dans de telles circonstances est possible), d'abord d'un fils qu'Anaxandride appellera Dorieus (le Dorien) pour faire chier la belle-famille signifier son hostilité aux Achéens, puis de deux autres fils, à priori jumeaux, Léonidas et Cléombrotos.

 La seule joie que la naissance de Cléomène procurera à son père sera donc celle de pouvoir le délaisser, et sa mère avec lui ("la naissance de Cléomène semble avoir mis fin à la vie affective et sexuelle de sa mère"), ce qui n'augure pas de la vie de famille la plus épanouissante (la grande affection de Cléomène, plus tard, pour sa fille Gorgos, est par ailleurs interprétée comme pouvant permettre une substitution à l'affection paternelle dont Cléomène lui-même a été privé). La naissance de Dorieus, à peine plus jeune que lui, en plus de le priver d'affection, risquait de le priver de pouvoir ("Cléomène dut très tôt comprendre que l'échec de la vie sentimentale de sa mère mettrait en danger ses chances d'accéder au trône"), il a donc dû grandir en se préoccupant d'éviter qu'une nouvelle loi ne le prive de son droit d'aînesse ("si Dorieus espérait pouvoir succéder à son père, c'est qu'il devait lui sembler possible d'annuler rétroactivement la loi qui avait obligé Anaxandride à épouser une seconde femme").

  Les manifestations de schizophrénie paranoïde latente sont ensuite examinées dans la vie de Cléomène adulte et roi. Si elles ne sont pas toujours flagrantes dans la mesure où son exercice du pouvoir constituait précisément une défense ("s'il se maintient longtemps sans qu'éclate sa folie, cela était dû à son pouvoir royal, qui lui permettait de plier la réalité à sa volonté","tant que Cléomène dirigeait les autres et tant que son échec n'apparaissait pas trop manifestement, il disposait d'une soupape de sûreté qui lui permettait de projeter ses conflits latents vers l'extérieur"), quelques unes restent observables même à travers des sources vieilles de 2500 ans. Le fait que l'exercice du pouvoir constitue une défense est d'ailleurs une manifestation en soi : Cléomène ne se sent exister qu'à travers son pouvoir. A l'inverse de Louis XIV qui, par la maxime "l'Etat c'est moi", exprime le fait qui celui qui insulte le monarque a pour objectif d'insulter la nation, il estime que toute contrariété dans les affaires gouvernementales (revers politique, contestation, …) est une insulte personnelle, ce qui est contraire à la tradition du règne spartiate ("la conception cléoménicienne de la royauté et de l'Etat était complètement incompatible avec la nature de la royauté spartiate"). Ses décisions politiques, suivant un modèle obsolète ("les agissements de Cléomène apparaissent comme des échos du programme politique que Chilon, parent de sa mère, poursuivait vers 550") de façon bornée sont également conformes à la schizophrénie paranoïde ("ils deviennent esclaves du système qu'ils ont construit ou adopté, d'où l'appellation ancienne de délire systématisé. Le comportement du paranoïde apparaît incohérent, obligé qu'il est par son système à réagir à une situation de type A comme s'il s'agissait d'une situation de type B","ce que l'historien évalue comme une politique anachronique et inadaptée au contexte socio-politique apparaît pour le psychiatre comme l'expression d'un véritable "passage à l'acte" "). Echo direct à son traumatisme initial personnel, il écarte du pouvoir son rival Démarate en contestant la légitimité de sa filiation, argument qu'il avait dû utiliser par le passé à la fois pour écarter son demi-frère du trône et pour affirmer son identité même (affirmation d'une filiation dont son propre père ne voulait pas).

Pour comprendre en quoi certains de ses traits de caractères sont pathologiques, il convient également de les observer à la lumière de la culture spartiate. Ainsi, à l'occasion de négociations, il apprend par les Scythes à boire le vin sans le couper d'eau et surtout, semble-t-il, prend l'habitude de boire régulièrement. Alors que dans de nombreuses cultures à travers le globe et le temps la consommation d'alcool est associée à une virilité guerrière, à Sparte "une telle attitude était considérée comme un défaut grave et même comme déshonorant dans une société qui voyait dans l'ivrognerie une vulgarité digne d'un Hilote" (oui, les Spartiates étaient racistes et utilisaient les Hilotes comme esclaves, et d'ailleurs parfois les forçaient "à s'enivrer puis les exhibaient devant les jeunes de la cité afin de leur enseigner la sobriété"). De même, si l'humour, au même titre que le maniement des armes, était important à Sparte à fortiori pour l'utiliser contre l'ennemi (bien que le film 300 évoqué plus haut prenne sans doutes de très très très... très grandes libertés avec la réalité historique, Léonidas répondant "Eh bien on se battra dans le noir" à la menace de Xerxes de faire tirer tellement de flèches qu'elles masqueront le soleil est cohérent avec ce qui est connu de la culture spartiate), celui de Cléomène, pourtant semble-t-il efficace (il faudra que je lui pique "J'ai oublié le début de ton discours, ce qui m'empêche d'en comprendre le milieu et je suis en désaccord avec ses conclusions") est fondamentalement différent. Il "ne recèle la moindre bonhomie, ni la moindre trace de cette dignité tranquille dont les Spartiates aimaient à se donner au moins les apparences. Ses répliques, boutades ou prétentions s'expriment sans la moindre trace d'humour et sans bonhomie aucune. Ils n'expriment que tension, nervosité, méfiance et mépris ; en un mot, une agressivité gratuite" (en droite ligne avec son agressivité politique, ne reculant pas devant la trahison ou le parjure pour l'emporter sur ses ennemis, même lorsqu'il s'agit de tuer des soldats déjà désarmés).

 Tous ces exemples sont toutefois au service d'un diagnostic qui sera surtout conforté par le suicide de Cléomène. Exilé de Sparte suite à son utilisation inconséquente du pouvoir, puis accepté à nouveau surtout pour éviter qu'il ne soit à l'origine d'un dangereux complot anti-spartiate avec une autre armée, son comportement, loin d'exprimer la rédemption ("il frappait les Spartiates qu'il rencontrait"), conduit à son arrestation. Isolé avec un garde hoplite, il lui demande un couteau (le garde refuse d'abord, mais l'argument que si il osait désobéir il allait voir ce qu'il allait voir quand Cléomène serait libéré non mais oh il sait à qui il parle finit par porter) puis, le couteau obtenu, se lacère violemment, en remontant des cuisses au ventre jusqu'à déchirer les entrailles elles-mêmes. Les versions alternatives proposées par d'autres historiens (assassinat par commodité puis mise en scène, torture, ...) sont une à une réfutées (la torture était rare et ne concernait pas les personnes de haut rang, les Spartiates habitués à la vue des cadavres auraient immédiatement identifié des coups de couteau portés post-mortem, mise en scène de la folie improbable du fait que ce type de suicide n'était pas considéré connu, …) : selon Georges Devereux, privé de la principale défense contre sa folie, Cléomène y a succombé.

 Comme dans Tragédie et poésie grecques, Devereux se livre à un exercice d'ethnopsychiatrie en ajoutant la difficulté de la distance temporelle à celle de la distance géographique. La démonstration est convaincante, mais reste difficile à juger quand le manque de connaissances historiques contraint à le croire sur parole.

dimanche 2 décembre 2012

Sauve toi, la vie t'appelle, de Boris Cyrulnik



  Ce livre est présenté par l'éditeur comme l'autobiographie de Boris Cyrulnik ("les mémoires de Boris Cyrulnik", dit ce bandeau  de l'éditeur autour du livre qui a pour fonction de dire "ne vous prenez pas la tête à le feuilleter c'est une valeur sûre, vous pouvez directement passer à la caisse", pendant que le quatrième de couverture indique que l'auteur "nous raconte pour la première fois en détail" cette "histoire bouleversante") mais, plutôt qu'une vignette clinique géante ou une auto-étude de cas par celui qui est probablement l'expert contemporain de la résilience le plus médiatique, la partie narrative du livre est plutôt mise au service d'un essai sur le récit en général, sa construction et son intérêt.

  Bien entendu, le·a lecteur·ice qui attendait une autobiographie ne sera pas floué·e : des rares souvenirs d'avant la disparition successive de ses deux parents (il était âgé à ce moment là de deux ans et demie) à ses études en médecine réussies malgré une grande pauvreté, on connaîtra la vie de l'auteur jusqu'aux débuts de l'âge adulte, avec une insistance particulière sur l'épisode le plus marquant, son arrestation, à l'âge de 6 ans et demie, par l'armée nazie, puis son évasion alors qu'il était parqué avec d'autres dans une synagogue en attendant la déportation. Le livre comporte également des indications sur le processus de résilience : comment un attachement sécure, offert précocement par sa mère, et une forme d'anesthésie mentale, ont permis à l'enfant de supporter le danger de mort constant, la fuite dans différents foyers, le sentiment de culpabilité d'être, du fait d'être désignable par le terme "juif" dont il ne savait pas grand chose, un danger ("Si tu dis ton nom, tu mourras. Et ceux qui t'aiment mourront à cause de toi") pour ses sauveur·se·s (réaction de colère où de terreur pour certains à la vue de l'enfant) et potentiellement responsable de la mort de ses parents ("cet enchaînement de souvenirs me fait penser que, si mes parents sont morts, c'est parce que sans le faire exprès, j'ai dû donner mon adresse en parlant"), comment différentes socialisations (ami·e·s d'école ou de foyer, couple de la tante qui l'a ensuite adopté et de son conjoint, …) ont été essentielles alors que toute sensation de solitude, d'isolement (solitude dans un appartement vide, incrédulité devant ses récits, antisémitisme, bataille juridique entre son ancienne tutrice et sa tante pour l'adoption, …) lui portait un coup terrible, comment l'enfant sur lequel le tragique paraît glisser sur le coup n'est pas pour autant tiré d'affaire et comment parler comme un adulte ou un "petit vieux" à 10 ans n'est pas signe de maturité saine ("sous le coup du trauma, les enfants s'éteignent et les adultes admirent leur "maturité" ") et doit alarmer, l'expérience de l'insupportable qui a contribué à lui donner la force de faire des études difficiles ("si j'avais été équilibré, je n'aurais pas fait d'études, pas dans ces conditions en tout cas"), ...

  Toutefois, c'est de récit qu'il sera question, de plusieurs façon différentes dont, sans surprises dans une autobiographie, de récit personnel. Pour autant, Boris Cyrulnik ne se contente pas d'être un narrateur, de nous faire profiter de son récit, mais explique comment ce récit s'est constitué... car pour être en mesure de nous en faire bénéficier, sa mémoire seule n'a pas suffi ("Vous n'allez pas me croire quand je vous dirai que j'ai mis longtemps à découvrir que, lors de cette nuit impensable, j'étais âgé de 6 ans et demie. J'ai eu besoin de repères sociaux pour apprendre que l'évènement avait eu lieu le 10 janvier 1944, date de la rafle des Juifs bordelais", nous confie-t-il dès la 2ème page). La psychologie cognitive est ainsi au service de la psychologie clinique, et inversement, alors que le·a lecteur·ice est guidé·e dans les souvenirs, mais aussi dans les oublis (des personnes l'ayant hébergé pendant la guerre, ou leur famille, complètement oubliées rencontrées à l'occasion de conférences) et les faux-souvenirs. Les illustrations sont particulièrement claires et bien expliquées : le souvenir est une reconstruction ("Quand on a vu dans le réel trois pieds d'une table, on voit dans son souvenir les quatre pieds de cette table. C'est une représentation logique même si, réellement, elle tenait sur trois pieds"), on relie des éléments mémorisés les uns aux autres ("dans la mémoire de soi, la vérité des choses est partielle : on ne se rappelle presque rien des milliards de milliards d'informations qui chaque jour nous pénètrent") pour former un tout cohérent (et les interstices sont comblés avec la plus grande sincérité, on peut ainsi se souvenir de choses fausses), la mémoire est le résultat de la construction d'un récit. Retrouvant bien des années plus tard l'infirmière qui l'avait sauvé le jour de la rafle, Boris Cyrulnik évoque avec elle l'officier allemand qui ouvre la porte de l'ambulance dans laquelle il était caché, soulève le matelas sur lequel une femme mourait des suites d'un coup de crosse de fusil au ventre et sous lequel lui-même était dissimulé, donc voit l'enfant caché sous ce matelas mais laisse quand même partir l'ambulance. Oui mais... la camionnette n'était pas une ambulance, lui dit l'infirmière, et l'officier allemand n'a pas soulevé le matelas (il s'est juste assuré oralement que la blessure au ventre de la femme qui reposait dessus était bien mortelle avant de donner son accord pour le départ, pas la peine de s'embêter à déporter quelqu'un qui est déjà condamné), d'ailleurs l'enfant lui tournait le dos donc a pu l'entendre, mais pas le voir. Volonté de prêter un peu d'humanité à l'ennemi? Souvenir d'un autre Allemand en uniforme qui lui avait donné des bonbons, alors qu'il était beaucoup plus jeune, avant que sa mère ne les refuse assez vertement (avant d'expliquer "il ne faut jamais parler à un Allemand")? Echo avec celui qui, vérifiant que personne n'était caché dans les toilettes, n'a pas levé la tête, ce qui lui aurait pourtant permis de voir juste au dessus de lui ce petit Juif le dos appuyé contre une paroi, les pieds sur l'autre (et volonté d'interpréter cette étourderie comme délibérée)? Boris Cyrulnik se souvient également de la beauté de la jeune infirmière, avec ses cheveux blonds. L'infirmière aux cheveux (maintenant) blancs sourit et lui apporte une photo de l'époque, "jeune femme en uniforme d'infirmière, belle en effet, avec ses cheveux noirs, comme un corbeau". D'autres souvenirs sont pourtant très précis ("nous partageons les mêmes images, au détail près, nous nous émerveillons de la fiabilité de nos réminiscences"). Encore plus tard, lors d'une visite de cette synagogue, il est surpris que cet escalier gigantesque qu'il se souvient avoir dévalé pour courir jusqu'au camion est constitué... de trois marches ("Dans ma mémoire, je dégringole un escalier aussi grand que celui du Cuirassé Potemkine. Dans le réel, je ne vois que trois marches moussues!"). Oui, mais dans le film d'Eisenstein, un landau dévale l'escalier, condamnant à mort le bébé qui est dedans... le visionnage du film par l'adulte ou l'adolescent a fait écho au ressenti de l'enfant, le souvenir est donc d'une certaine façon exact. Alors que le rêve, selon Freud, est représentation du contenu latent par un contenu manifeste, les souvenirs sont la représentation des faits et de leur ressenti ("ils agencent des morceaux de vérité pour en faire une représentation dans notre théâtre intime").

  Un moyen d'optimiser, de réorganiser cette représentation, particulièrement vital pour une représentation aussi traumatique, est de parler, de raconter son histoire ("j'aurais voulu en parler simplement, mais était-ce possible d'en parler simplement?"). Cette opportunité a été niée à Boris Cyrulnik ("j'évoquais les événement passés, mais chaque fois que je laissais échapper une bribe de souvenir, la réaction des autres, interloqués, dubitatifs ou gourmands de malheurs, me faisait taire","Si j'avais parlé pendant la guerre, on m'aurait tué. Quand je parlais en temps de paix, on ne me croyait pas"), comme à tant d'autres enfants dans le même cas (un jeune Juif, émigré en Israël après la guerre, s'est par exemple vu affubler du doux surnom de "savon"), ou d'anciens déportés (le mariage entre ancien déportés a permis à certains de pouvoir parler, mais le poids pour l'enfant exposé au dialogue de ses parents était d'autant plus lourd). Il a donc dû se raconter sa propre histoire à lui-même, dans un univers intérieur qu'il nomme sa crypte (cf. Maria Torok et Nicolas Abraham, L'écorce et le noyau). L'explication donnée à cette hostilité (partie à mon avis la plus inattendue du livre, donc la plus personnelle alors précisément qu'elle n'est pas autobiographique) est que ces récits vont à l'encontre du récit collectif, de la résilience collective.

  L'adolescent juif dont l'émigration en Israël a été évoquée plus haut avait en effet eu l'indélicatesse d'avoir passé les années 40 en Europe. Les Juifs israëliens (palestiniens à l'époque), raconte Cyrulnik, avaient pris les armes avec succès contre les troupes arabes alliées du régime nazi, puis lors de la guerre israëlo-arabe de 1948, alors que les Juifs d'Europe occidentale, en tant que civils, avaient subi les lois antisémites et la déportation... ils se ressentaient donc comme de valeureux guerriers, et se figuraient les victimes du génocide comme de lâches moutons qui s'étaient laissés conduire à l'abattoir, ce qui explique ce surnom donné à l'époque par des Juifs, alors qu'aujourd'hui il apparaît comme l'antisémitisme le plus violent et le plus provocateur. Cette vision des choses n'est bien entendu plus d'actualité, entre autres suite au procès Eichmann. Boris Cyrulnik, lui, a été directement concerné par le récit rétrospectif de la guerre en France, la construction de sa représentation collective. La nation, traumatisée par la guerre, doit organiser sa propre résilience, ce qui implique une narration appropriée dans laquelle la culpabilité et tout ce qui s'oppose à la joie de vivre retrouvée n'a pas sa place. D'une part, chacun a souffert, donc peu nombreux sont ceux qui veulent en plus accueillir la souffrance des autres ("C'est tout !", s'est d'ailleurs exclamé spontanément Cyrulnik enfant pendant la guerre quand un résistant déplorait un mort et trois blessés graves après une bataille, avant d'entendre à son tour "Ce n'est rien tout ça... nous aussi on a souffert, on n'avait pas de beurre" après la guerre... "Arrête de te plaindre, nous aussi on a souffert, on devait tuer le cochon en cachette", s'entendaient de leur côté dire les ancien·ne·s prisonnier·ère·s de Pol Pot par leurs compatriotes), sans compter qu'il fallait une énergie positive pour prendre son courage à deux mains et reconstruire au sens propre. "Dans les familles endeuillées, on supportait mal les récits d'horreur qui gâchaient les soirées et empoisonnaient le retour de la vie", "il fallait taire l'horreur et mettre en scène le courage", "les revenants, eux aussi, se faisaient complice du silence". Le cinéma permettait une communion à plus grande échelle, et était un moyen d'encadrer les sujets de préoccupation : "nous rentrions chez nous pour discuter sans fin de nos problèmes et de nos conceptions de la société que les comédiens venaient d'incarner sur écran". Cependant, comme pour la mémoire individuelle, la mémoire collective ne peut se souvenir de tout, "les récits collectifs s'emparent d'une réalité partielle", et "ce qui est partiellement vrai devient totalement faux". La littérature, pour proposer un récit alternatif, a du user de moyens détournés. Alors qu'il a récemment fait parti des sujets du bac pour les terminales L, "Primo Levi, après avoir été refusé par plusieurs éditeurs qui lui répondent que personne ne peut s'intéresser à de telles horreurs, ne vend que sept cent exemplaires l'année de la parution du livre, en 1947" (et ce alors que, loin d'insister émotionnellement sur l'insoutenable de son vécu ou de mettre en valeur les détails les plus insupportables, Primo Levi reste factuel et cherche à comprendre et expliquer). En revanche, le journal d'Anne-Frank, récit de vie par une jeune fille d'une famille enfermée pour se cacher, qui précisément s'arrête au moment de l'inconcevable, a permis progressivement d'accepter d'écouter, de même que la littérature concentrationnaire... de fiction! L'intégration progressive de cette réalité au récit collectif, en particulier le procès Papon mais aussi, plus tôt encore, le film Shoah de Claude Lanzmann, ont contribué de façon non négligeable à la résilience personnelle de Boris Cyrulnik ("la simple évocation de génocide me suffisait, puisqu'en offrant le mot on offre une sépulture à mes parents"). La reconnaissance d'une réalité a aussi l'avantage d'être un premier pas vers sa compréhension ("comprendre pour gagner un peu de liberté", autre facteur de résilience : "pour s'en sortir, il vaut mieux comprendre que pardonner").

 Quelques éléments sont avancés pour comprendre, justement, faisant écho au livre de Philip Zimbardo aussi commenté sur ce blog (The Lucifer Effect) et contribuant à le compléter : l'utopie (car quel totalitarisme ne se met pas en scène comme une utopie?) comme point de départ du pire ("puisque nous pensons le Bien, la société parfaite, l'égalité des âmes et la pureté, les autres différents nous souillent et détruisent notre utopie","toute tentative d'aventure personnelle, comme l'art ou la psychologie, est considérée comme un blasphème", "moins on a de connaissances, plus on a de certitudes", ...), la violence et la négation de l'autre au nom d'une intention vertueuse et bienveillante ("c'est donc au nom de l'humanité qu'on a pu commettre tous les crimes contre l'humanité"), ou encore le désaccord qui n'empêche pas la complicité ("ils ont demandé à leur supérieur hiérarchique de mettre de la paille dans les wagons à bestiaux qui devaient convoyer les prisonniers jusqu'à Drancy puis à Auschwitz, ils ont protesté auprès de leur chef pour qu'on distribue quelques couvertures et quelques cartons de lait concentré aux quelques mille sept cents personnes qui s'en allaient mourir", "une telle adaptation permet de garder son poste et d'exécuter les ordres criminels sans éprouver de culpabilité") rappelant les gardes réticents aux violences de la prison expérimentale de Stanford, ...

  L'importance thérapeutique vitale de l'intégration des tragédies de l'Histoire dans les récits collectifs est, comme ce récit le montre, une donnée non négligeable dans la mesure où les reconnaissances officielles -au moment de la rédaction de cet article celle des crimes français envers les habitants de l'Algérie colonisée et leurs immigrés sur le sol hexagonal- sont des enjeux politiques majeurs (on peut d'ailleurs constater que, paradoxalement, ceux qui s'opposent de loin le plus vivement à ces reconnaissances sont ceux qui à priori sont les moins susceptibles de s'opposer aux faits qui sont reconnus), l'ouvrage constitue donc un argument de poids dans ces débats qui dépassent la thérapie dans un cadre soignant-patient : sera-t-il retenu en tant que tel ou comme l'autobiographie d'une célébrité?

vendredi 23 novembre 2012

Tragédie et poésie grecques, de Georges Devereux



 Georges Devereux, convaincu de la validité des théories freudiennes par l'étude, en tant qu'ethnologue, des indien·ne·s mohaves, recueille dans cet ouvrage 9 articles qui ont en commun de traiter de la littérature de l'Antiquité grecque dont la création, comme celle du chamanisme mohave, s'est construite, il faudrait être de très mauvaise foi pour avancer le contraire, dans la plus complète indépendance des outils conceptuels avancés par le chercheur autrichien. Toutefois, s'il est parfois question de psychanalyse (la connaissance fine de Devereux du sujet qu'il étudie ici lui permettant un travail se rapprochant de l'ethnopsychiatrie), certains articles seront des explications de texte n'ayant rien à voir avec la thérapie ni avec l'inconscient.

  Bien qu'il soit précisé que le livre n'est pas réservé aux hellénistes, la connaissance du grec antique et surtout un niveau solide dans l'étude de la littérature grecque permettent d'en profiter bien plus (dans l'idéal, il faudrait lire avec les textes commentés à portée de main). D'une part, si le fait de nommer auteur·ice et personnage par leur nom grec transcrit phonétiquement (dans la mesure où "les Grecs ne parlaient pas le latin et encore moins le latin franchisé") est légitime (à cause de la manie du latin franchisé, j'avais par exemple d'abord cru que Kung-Fu-T'seu -Confucius- était un philosophe de l'Antiquité romaine), ça prend au dépourvu quand on n'a jamais lu ni entendu les noms grecs (Klytaimestra, Aischylos, Iokaste, …). D'autre part, les textes analysés sont rarement rappelés, et certains personnages et événements évoqués ne sont pas nécessairement les plus connus (un éclaircissement sur un mythe particulier est bien moins captivant quand on n'a jamais entendu parler dudit mythe). Autant dire que mes faibles souvenirs de terminale étaient nettement insuffisants ne serait-ce que pour comprendre les signaux obscurs avec lesquels les indications de paginations étaient donnés (Pap. Oxy. xxix, fr. 26, col. I, A. Eum. 36 sqq., Herc. Oet. 264, 309 sqq., 345 sqq., …).

  Le premier article est une réflexion sur l'art en général (la musique classique, par exemple, est aussi évoquée). La réflexion concerne l'art en tant qu'échange (spécificités de l'émission, de la réception, …), en tant que représentation orientée du réel ("Malheureusement, personne ne s'est demandé pourquoi la vérité exige d'être embellie, ou la beauté d'être parée. La réponse raisonnable est que seules les vérités pénibles ou bouleversantes méritent d'être fardées"), le sens de la beauté, … C'est la partie la plus originale de l'ouvrage, l'article vaut la peine d'être lu même si on ne s'intéresse ni à l'antiquité grecque ni à la psychanalyse.

  Le second article, plus technique, bien plus spécifique, identifie les implications (et leurs liens avec le psychisme humain) des contraintes stylistiques énoncées par Aristote (non, je n'arrive pas à dire Aristoteles sans me forcer) dans sa Poétique.

  Les troisième et sixième articles sont les plus proches de la démarche ethnopsychiatrique. Dans le troisième article, Georges Devereux part de textes d'Eschyle/Aischylos pour préciser les représentations du rêve qu'a cet auteur (qui, neurologue avant l'heure, avait constaté les vifs mouvements des sourcils pendant le sommeil paradoxal, en plus de faire un lien entre psychisme et contenu manifeste). Dans le sixième article, il démontre à travers une longue argumentation utilisant à la fois des données littéraires et historiques que le rajeunissement d'Iolaos sur le champ de bataille dans le texte d'Euripides n'est ni un miracle ni une scène volontairement grotesque, mais une manifestation psychosomatique. D'une part, la vieillesse d'Iolaos évoquée par les personnages ne concerne pas son âge objectif ("des hommes de cinquante ans passés servirent régulièrement comme hoplites dans la guerre du Peloponnèse ; Sokrates gagna ses lauriers militaires à quarante-cinq ans"), mais l'usure -"ils opposent l'ardeur juvénile au corps délabré"- de son corps (entre autres, selon certains extraits, des rhumatismes au genou). L'occasion, sur le champ de bataille, de se libérer de ses conflits intérieurs en laissant libre cours à une colère acceptable par la société et par lui-même, fait temporairement disparaître ces rhumatismes... ce qui permet à Georges Devereux de faire de l'ethnopsychiatrie à plus de 1000 ans de distance ("Ce qui est véritablement troublant, c'est la correspondance existant entre la caractérisation psychologique d'Iolaos et ce que des psychosomaticiens psychanalystes de valeur considèrent être la personnalité arthritique "typique" ","ses descriptions du comportement mainadique correspondent, parfois mot pour mot, aux descriptions psychiatriques modernes de la grande hystérie, tout comme sa description de la crise d'Herakles correspond, jusqu'au moindre détail aux tableaux modernes de l'épilepsie", "Cette hypothèse ne prête à Euripides ni une compétence professionnelle qu'il ne pouvait posséder, ni une empathie extraordinaire, au point d'être troublante, lui permettant de tirer d'une poignée de faits superficiels des conclusions de grande portée. Elle ne lui reconnaît qu'une perceptivité supérieure à la moyenne et assez de bon sens pour ne pas juxtaposer aux données issues de l'observation d'un arthritique, celles obtenues au cours de l'observation d'un amputé ou d'un bossu. Cela, même les guérisseurs primitifs (chamans) étaient capables de le faire : leurs descriptions psychologiques de la personnalité de certains types de malades -de certaines entités cliniques- sont souvent d'une justesse et d'une cohérence extrêmes").

  Les quatrième et huitième articles sont des réflexions sur la traduction spécifique d'un terme. Le quatrième article concerne le verbe choisi par Sophocle/Sophokles dans Antigone/Antigone pour dire que les gardes négligent leur tâche (le choix d'un terme grec ambigü et l'étude attentive du contexte permettent de déduire que leur erreur technique, s'éloigner du cadavre qu'ils devaient surveiller pour qu'il soit bien privé de sépulture comme le roi a demandé, n'est pas seulement dû à l'odeur du corps en décomposition -problème qu'ils pouvaient régler en s'éloignant physiquement mais en surveillant avec leurs yeux- mais aussi à leur réticence à exécuter un ordre injuste, ce qui a son importance car justice et obéissance sont au centre de cette pièce de théâtre). L'autre article concerne lui un vers de Pindare/Pindaros au cours duquel Hercule/Herakles rencontre Artémis et Apollon (dont le nom est tout le temps retranscrit comme ça en langue française sinon c'est les divinités romaines -Diane et... Apollon même en latin), pour s'expliquer sur son intention de tuer la biche kérynéienne, ou de lui casser les cornes. Les diverses traductions existantes (empfängt, welcomed, received, reçut) suggèrent une rencontre dans la joie et la bonne humeur, entre interlocuteurs bienveillants, alors que tout dans le contexte (Artémis et Apollon s'opposent à ce qu'on fasse du mal à la biche qui a un nom compliqué, et Herakles le sait bien puisqu'il se justifie d'office -c'est même pas lui c'est Eurysheus qui l'a forcé, et puis d'abord il avait pas le choix-) qu'on peut retrouver dans les autres textes et représentations graphiques indique qu'Herakles va plutôt se faire pourrir par deux interlocuteur·ice·s assez remontés.

  Le cinquième article concerne une des épouses d'Herakles, Deianeira, ou plutôt ce personnage tel qu'il est représenté par Sophocle, ou plutôt ce que cette représentation nous apprend sur Sophocle. Deianeira, personnage assez masculin selon les autres versions existantes du mythe ("une jeune fille valeureuse et même agressive, une sorte d'Amazone"), est dans Les Trachiniai de Sophocle "une douce et féminine épouse", voire "le produit parachevé d'un pensionnat victorien pour jeunes filles de bonne famille". Seulement, et à priori pour la première fois dans la version de Sophocle, elle se suicide (ben oui elle est là pour ça, c'est un personnage de tragédie grecque... comme quoi être un personnage de R'n'B ça doit être plus sympa) non pas par pendaison comme la plupart des femmes (Antigone, sa grand-mère, ...) chez Sophocle ou les autres auteurs de la période, mais en se poignardant avec un glaive, procédé habituellement réservé aux hommes. De plus, l'acte lui-même est décrit de façon confuse, et une analyse laborieuse des détails fournis est nécessaire pour comprendre qu'elle se fait un genre de seppuku (elle se plante la lame par la pointe d'un côté, puis dévie ensuite la lame sur l'autre côté pour atteindre le foie et s'assurer que le coup soit mortel). Cette féminité contradictoire avec le mythe, compensée, à la façon d'un acte manqué, par un suicide masculin donc plus cohérent avec la représentation conforme de Deianeira, suicide rapporté avec une confusion qui trahit de la gène, reflète selon Georges Devereux un malaise avec la féminité chez Sophocle, dû à des tendances homosexuelles. La démonstration de l'auteur, vous l'aurez déjà déduit, est plus convaincante que mon résumé. Toutefois, l'ambition annoncée de convaincre même le·a lecteur·ice non initié·e à la psychanalyse ou sceptique envers celle-ci paraît extrêmement optimiste : la grande part d'interprétation qui conduit à certains éléments de la chaîne de raisonnements laisse plutôt supposer que le·a non-psychanalyste sera plus intrigué·e que convaincu·e et que l'anti-psychanalyse se contentera de doucement rigoler.

  Le septième article, très court, recoupe diverses sources pour établir que Stesichoros, rendu aveugle par Hélène pour l'avoir insultée, puis ayant recouvré la vue après avoir chanté ses louanges, souffrait en fait de cécité hystérique, mais a contracté, plus tard, une cécité liée à la vieillesse, ce qui explique d'une part sa brusque cécité puis sa brusque guérison (peut-être même à deux reprises, selon les versions), et d'autre part qu'il soit représenté, âgé, comme un personnage aveugle.

  Le dernier article détaille, à travers une analyse minutieuse du texte et un effort de cohérence, en quoi il est impossible d'envisager, comme l'ont fait plusieurs commentateur·ice·s, que la Prophétesse des Euménides d'Ayschylos se déplace à quatre pattes dans une scène de fuite paniquée, bien que le texte puisse être trompeur ("je cours au moyen des mains, non avec la rapidité des pieds de mes jambes"). Georges Devereux démontre que si elle se déplaçait effectivement de cette façon, la scène serait injouable (la Prophétesse doit être capable de chanter, et sa robe l'empêcherait de toutes façons de se déplacer sur ses genoux autrement qu'à reculons, ce qui n'est pas le moyen le plus pertinent pour s'enfuir), ce qui est difficile à concevoir puisque la pièce a été jouée. Elle se déplace donc à l'aide de cannes. Dans ce texte sur le thème de la "locomotion tétrapodale", l'auteur développe également sur deux personnages qui se déplacent effectivement à quatre pattes : Polymestor dans une pièce d'Euripides (qui, cette fois, se déplace effectivement à reculons, pour sortir d'une tente) et Dolon, dans une autre pièce d'Euripides, qui se déplace à quatre pattes et pas à reculons mais ça se tient parce qu'il est déguisé en loup et que s'il marchait debout l'ennemi risquerait quand même de se douter de quelque chose, et qui d'ailleurs reprend la station debout quand il est à l'abri des regards, pour se reposer ("marcher à quatre pattes est un exercice épuisant -ce que peuvent confirmer ceux qui ont subi l'entraînement de commando") autant que pour se déplacer plus vite.

  Les articles peuvent parfaitement être lus indépendamment les uns des autres, et ont d'ailleurs été au départ publiés séparément. Lrut objet est de plus très variable (éclaircissement d'un point précis d'un texte, ethnopsychiatrie, réflexion sur l'art, …), leur point commun étant surtout que le·e lecteur·ice en profitera de façon proportionnelle à son niveau en littérature de l'antiquité grecque. Mais, malgré mon niveau très limité sur le sujet (souvenirs de terminale...), le livre m'est précieux car peu de livres de Georges Devereux sont encore édités (même De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, présent régulièrement dans les bibliographies d'essais ou d'articles, est porté disparu, si quelqu'un sait où je peux me le procurer à un prix non-obscène...).



lundi 12 novembre 2012

The Lucifer effet, How good people turn evil, de Philip Zimbardo



 Le psychologue à l'origine de l'expérience de Stanford (connue entre autres pour son adaptation très libre au ciné ) propose, comme l'indique le titre du livre qui n'existe malheureusement pas (encore?) en français, de répondre à la question Orangina rouge (pourquoi être aussi méchant·e? -surtout qu'en général ça sert à rien-). Aux connaissances accumulées par la psychologie sociale au XXème siècle sur le sujet, il ajoutera un compte-rendu exhaustif (le premier, près de 40 ans après) et commenté de sa propre expérience (sur 18 candidats dont on a vérifié au préalable qu'ils sont sains d'esprits et solides mentalement, la moitié seront les gardes et l'autre les prisonniers dans une prison virtuelle pour une durée de 15 jours, le tout rémunéré) ainsi que les données qu'il a pu (et dû!) accumuler sur les tristement célèbres sévices sur des prisonniers à Abu Ghraib en tant qu'expert pour la défense d'un des coupables, ce qui lui permettra d'illustrer son propos principal, la différence entre le poids de la responsabilité individuelle et celui de l'environnement (voire du Système, un environnement qui a été créé volontairement) sur le comportement humain.

 Zimbardo introduit son ouvrage par la narration d'un récit religieux : chassé du Paradis, Satan comprend qu'il ne l'emportera jamais sur Dieu dans une confrontation directe, et décide de partir en guerre contre lui par la corruption de sa création, l'Homme - Bien et Mal cohabitent ainsi dans la nature humaine, sans que la différence ne soit toujours nette. En ce qui concerne le Mal organisé socialement, l'auteur propose comme genèse la création de l'Inquisition... sans doute volontairement arbitraire, l'illustration permet de rappeler que les actes les plus terribles sont généralement commis au nom d'une bonne intention : le Malleus Maleficarum, outil de travail des juges de l'Inquisition, rappelait que débusquer, confesser puis éliminer les sorcières constituait une lutte indispensable contre la corruption. Ayant grandi à Brooklyn, Zimbardo s'est d'ailleurs dans sa jeunesse, au nom du maintien de l'ordre, pris une porte de voiture de police dans la tête pour avoir refusé de dire où étaient ses amis qui jouaient au stickball (sorte de baseball avec du matériel improvisé... ledit matériel était confisqué à vue par la police). Le·a lecteur·ice qui doute que la société est incapable de générer des horreurs sera vite mis·e à jour dans l'introduction par des récits explicites sur le génocide rwandais ou le massacre de Nanking, où viols et mutilation sont utilisés comme arme de guerre en plus des meurtres massifs, alors qu'au Rwanda les bourreaux connaissaient parfois personnellement les victimes.

 Les violences qui ont inspiré l'expérience qui s'appelle maintenant officiellement expérience de Stanford étaient moins insoutenables : Philip Zimbardo s'intéressait en tant que chercheur à l'univers carcéral (un ancien détenu, Carlo Prescott, qui l'aidait dans ses recherches et participait à des conférences, l'assistera dans cette recherche), et était témoin des violentes répressions policières des manifestations étudiantes contre la guerre (remarquant au passage que dans les répressions les plus violentes, les policier·ère·s avaient arraché leurs matricules). Tous les préparatifs effectués (recrutement des candidats, tirage au sort entre gardes et prisonniers, préparation des locaux, ...), les futurs prisonniers sont arrêtés à la date prévue... par de vrai·e·s policier·ère·s, sous l’œil de la famille, et des passant·e·s qui ne sont pas au courant de l'expérience. La procédure suit son cours (menottes, prise d'empreintes, ...), la tenue de détenu (sorte de veste qui arrive jusqu'en haut des cuisses -les prisonniers ne portent ni pantalon ni sous-vêtements-, chaîne au pied, bonnet en nylon qui remplace le rasage du crâne pour diminuer le sentiment d'individualité, ...) est enfilée (et les détenus "décontaminés" par un spray anti-poux), et les portes se referment. Bien que les sujets, dans l'ensemble, souhaitaient être prisonniers plutôt que gardes, lorsque, pendant que les derniers détails administratifs sont réglés, les prisonniers attendent nus, debout et mains contre le mur, les gardes plaisantent déjà ostensiblement entre eux sur leur anatomie (non, leurs remarques ne concernaient pas l'alignement des vertèbres).

 Contrairement à l'impression qu'on peut avoir lorsque le principe de l'expérience est énoncé (probablement partagé par les candidats, puisqu'ils souhaitaient généralement être plutôt prisonniers, ce qui impliquait de rester sur place 24 heures par jour au lieu de 8 pour la même paye), le rôle de détenu est bien plus éprouvant que de simplement attendre que ça se passe. En plus, on l'a vu, de la tenue inconfortable (chaîne au pied, gardée même la nuit) et humiliante (bonnet en nylon, et pas de vêtements en bas donc quand on se penche en avant c'est Journée Portes Ouvertes), il n'y a d'horloge nulle part dans ce milieu où le temps peut potentiellement passer très très lentement, et les règles de vie (17 règles à apprendre par cœur et à pouvoir réciter sur commande) sont oppressantes et dégradantes (interdiction de parler pendant les repas ou les périodes de repos, obligation d'appeler les co-détenus par leur n° et les gardiens "Mr. Correctional Officer", relecture et éventuelle censure du courrier, cigarettes sur autorisation des gardes seulement, accès aux toilettes 5 minutes par jour -le reste du temps c'est dans un seau, une forte odeur d'excréments fera bientôt partie intégrante du lieu-, ...). La règle n°9 (ne pas parler d'expérience ou de simulation mais considérer qu'on est emprisonné en attente de libération conditionnelle) sera peu respectée (dès le jour 1, lendemain de l'interpellation, un prisonnier invitera le professeur "Zimbargo" à  pratiquer une activité par ailleurs peu favorisée par l'univers carcéral), sans aucune conséquence : il sera vite établi pour les prisonniers qu'ils sont "dans une prison gérée non pas par l'Etat, mais par des psychologues", parfois jusqu'à l'absurde (lors d'un entretien pour obtenir une libération pour bonne conduite, il sera demandé à chacun individuellement s'il est prêt à renoncer à l'argent déjà gagné pour sortir... tous sauf un répondent "oui", mais aucun n'exige de sortir -tous retournent ensuite dans leur cellule- alors que, dans ces conditions, la liberté leur est dûe).

 Ces conditions difficiles sont dues d'une part au fait que l'auteur souhaitait avoir une idée de l'impact du vrai milieu carcéral (la sélection de candidats non condamnés plutôt que l'observation d'une vraie prison avait pour objet de gommer l'argument que les détenus étaient des méchants avant d'être incarcérés et que ça expliquait tout éventuel comportement rebelle etc...), et d'autre part que, ce qui peut surprendre après coup, il s'interrogeait sur le comportement des prisonniers plutôt qu'à celui des gardes: quelle somme d'oppressions supporteraient-ils avant de résister? Quelle forme prendrait cette résistance? Il avait d'ailleurs briefé les gardes (lunettes noires -l'anonymat, ce sera argumenté plusieurs fois dans l'ouvrage, est un élément décisif du relâchement des valeurs morales-, uniforme, sifflet, matraque) dans ce sens ("On ne peut pas les frapper ni les torturer. On peut les faire s'ennuyer. On peut les faire ressentir de la frustration. On peut, dans une certaine mesure, leur faire peur." et ainsi de suite)

 Sur ce point, le budget et le temps investis ne l'auront pas été en vain. L'abus d'autorité des gardes commence de bon matin (forcer les détenu à crier, en cœur, qu'ils sont ravis d'être là, rangement de la chambre à refaire pour certains sur des critères arbitraires, ...), même si quelques ricanements persistent, et deux prisonniers sont déjà "au trou" avant le petit dèj. La rébellion se poursuit pour certains (arrachage des n° de prisonniers, insultes et refus d'obéir...), les représailles suivent (instauration d'un temps de travail -principalement du nettoyage- le matin, confiscation des vêtements des prisonniers qui ont arraché leur n° en en attendant de nouveaux avec le n° dessus). Quand l'équipe de 10h du matin arrive pour prendre le relais, les prisonniers d'une cellule (sur 3, avec 3 prisonniers/cellule) se sont barricadés, bloquant la porte avec le matelas. Les gardes de nuit profitent du renfort, et la stratégie de diviser pour mieux régner commence avec le pillage (en particulier des matelas) de la cellule 2 en attendant que les barricadés "se comportent correctement". Quand les gardes parviennent à entrer en force (grâce à un extincteur) dans la cellule bloquée, ils félicitent la cellule 3 pour leur bon comportement et soulignent bien que ça leur permet de garder leur literie. Plus le temps passera, plus la docilité des prisonniers augmentera... et plus les gardes se montreront cruels, en particulier lors des appels (les prisonniers devront réciter leur n° à l'envers, en chantant, avec une voix aigüe, avec des exercices physiques à faire lorsque, sur les critères arbitraires des gardes, ils se seront mal exécutés ... jusqu'à ce que les gardes se lassent). Les gardes auront d'ailleurs spontanément ajouté un compte à 2 heures du matin (lors du changement d'équipe), coupant le sommeil des détenus au milieu de la nuit et le réduisant considérablement. La cruauté des gardes sera d'ailleurs décuplée la nuit (situation favorisée par la sensation, ou la certitude, de ne pas être surveillé, selon l'auteur), l'un des membres de l'équipe de nuit en particulier sera surnommé "John Wayne" pour sa créativité dans le sadisme.

 L'arrêt de l'expérience, au 6ème jour sur 15, ne sera pas provoquée par l'atteinte d'un point de non-retour mais par l'intervention d'une des assistantes à la recherche, Christina Maslach, nouvelle arrivante. Alors que les détenus passaient devant le QG des chercheurs, à l'occasion de leur trajet quotidien jusqu'aux toilettes, enchaînés les uns aux autres, sac en papier sur la tête (pour éviter qu'ils ne réalisent que les toilettes étaient en fait juste à côté des cellules), se guidant en posant la main sur les épaules de la personne devant, Zimbardo et son équipe, fiers d'eux, l'interpellent "Regarde, Chris!". Nettement moins enthousiaste que le reste de l'assistance, elle s'exécute, puis détourne les yeux. "Tu as vu ça? Qu'est-ce que tu en penses?" Sa réponse ("c'est bon, j'ai vu!"), qui confirme le manque d'enthousiasme tellement invraisemblable qu'il n'avait pas été remarqué la première fois, donne lieu à une réaction agacée et méprisante comme quoi ben c'est du joli, si c'est tout ce qu'elle a à dire devant une expérience pareille ça promet, parti comme ça elle va être belle sa carrière non mais elle se prend pour qui. Il faut préciser que contrairement aux sujets de l'expérience de Milgram, qui risquaient la perte d'une somme d'argent pas extraordinaire et la désapprobation d'un abruti sadique en blouse blanche, Christina Maslach risquait de passer pour pas très vive devant ses confrères chercheurs (d'ailleurs c'est ce qui s'est passé sur le coup), mais aussi sa carrière (c'était la première femme enseignante à Stanford) et son couple (elle était fiancée à Philip Zimbardo). Se sont ensuivis départ de l'intéressée très énervée, poursuite par son fiancé et engueulade de couple sur le parking dont Zimbardo est sorti fermement convaincu d'arrêter l'expérience (il annoncerait la bonne nouvelle aux détenus le lendemain matin parce que là on était tard le soir), qu'il aurait du le faire avant, et que d'ailleurs ça allait beaucoup mieux depuis qu'il avait pris cette décision. Au passage il était temps: le nouveau jeu de l'équipe de nuit était de faire simuler la sodomie aux détenus (avec la veste, souvenez-vous, qui ne couvre plus le bassin quand on se penche en avant) nommés pour l'occasion chameaux mâles et chameaux femelle (du fait d'un jeu de mot avec "hump" -le nom "hump" signifie bosse, le verbe transitif "to hump someone" signifie sauter quelqu'un- dont l'auteur, John Wayne himself, était très fier)... et en théorie il restait 8 jours pour faire pire.

 Le résumé détaillé de l'expérience dans le livre dure 200 pages, donc pour le reste c'est peut-être plus simple de se contenter des évènements les plus saillants. Deux prisonniers seront libérés car plus en état de continuer. Le premier le sera... dès le premier jour. Abonné à l'isolement (un genre de remise étroite qui sert en temps normal à entasser des cartons) depuis le lever pour son insubordination constante, il demande à voir Philip Zimbardo, qui accepte et le reçoit en présence de Carlo Prescott vers 19h30. Alors qu'il se plaint qu'il n'en peut plus et que par ailleurs le harcèlement des gardes est illégitime selon le contrat qu'il a signé, il se fait vivement couper et pourrir par Prescott : "C'est ça que tu appelles du harcèlement? Laisse-moi parler. Et tu pleures parce qu'on t'a enfermé dans ce placard quelques heures? Laisse-moi t'expliquer un truc, petit blanc. Tu ne tiendrais pas une journée à Saint Quentin. Tout le monde sentirait que tu es faible et que tu as peur. Les gardes te mettraient des coups sur la tête, et avant de t'envoyer dans la fosse en béton qu'est le vrai isolement, ils te laisseraient entre nos mains. Snuffy, ou un autre gros chef de bande, t'achèterait pour 2 ou 3 paquets de cigarettes, et tu saignerais du rouge, du blanc et du bleu par le cul. Et ce serait que la première étape pour te transformer en fillette." (à sa décharge, il était sorti de prison depuis 4 mois après avoir purgé une peine de 17 ans, ce qui peut expliquer qu'il ait été un peu sanguin en entendant qu'une journée dans cette fausse prison aille au-delà du supportable). Zimbardo, pour calmer le jeu, lui propose de retourner dans la prison (le prisonnier, pas Prescott!) et de décider après le dîner entre 2 alternatives: partir comme il l'a demandé, et être payé pour le temps effectué, ou servir de taupe pour l'expérimentateur pendant que les gardes reçoivent des instructions pour se calmer un peu par rapport à lui, et aller jusqu'au bout du temps contractuel avec la paye qui va avec. De retour, il ne change rien à son comportement (insultes, refus d'obéir à tout ordre d'un garde... et une tentative d'évasion!), les représailles suivent, et l'un des assistants à la recherche n'a d'autres choix que de le laisser partir (bien que le risque de départs n'ait pas été pris en compte dans le protocole expérimental) à cause de son état de stress avancé ("il était flagrant que ce jeune homme était plus perturbé par son bref séjour dans notre prison de Stanford qu'on avait imaginé qu'un participant pourrait l'être à la fin des deux semaines"). Il aura toutefois, entre temps, hurlé à ses codétenus qu'il avait (pendant son absence pour l'entretien avec Zimbardo et Prescott) vu médecins et avocats, qu'on avait refusé de le laisser partir, et qu'aucun détenu ne pourrait partir. Il admettra rétrospectivement avoir eu l'intention de faire semblant d'être épuisé nerveusement pour qu'on le laisse partir, mais la réalité a dépassé son projet. Paradoxalement, le sujet était un activiste qui avait souhaité participer à l'expérience comme un entraînement à une vraie détention. Même absent, il garantira toutefois une journée agitée aux expérimentateurs le lendemain!

 Comme convenu, ce mardi est le jour des visites (arrestations le dimanche, premier jour le lundi), très appréhendé par Zimbardo qui se demande quel proche des détenus accepterait que l'expérience continue étant donné l'état des locaux (l'odeur d'excréments se fait sérieusement... sentir, hahaha) et des prisonniers ("je n'aurais certainement pas laissé mon fils rester dans un tel endroit si je l'avais vu dans un tel état de stress flagrant et d'épuisement au bout de trois jours"). Dans l'intérêt de la science, les locaux sont donc nettoyés, la pancarte qui désigne l'isolement retirée, et à midi c'est double ration pour ceux qui le souhaitent. Pour désorienter les visiteur·ses·s, on les fait accueillir par une étudiante bien charmante (qui se trouve être pom-pom girl quand elle ne fait pas de la psycho), qui leur explique qu'iels vont devoir attendre un peu vu que la double ration fait que le repas est plus long que prévu, d'ailleurs comme on a perdu du temps les visites seront limitées à 10 minutes et "Comment? Votre fils/ami/frère a oublié de vous informer que seuls deux visiteurs à la fois étaient acceptés? Comme c'est ballot." La visite se fait en présence de gardes avec obligation de parler fort et distinctement, avec les représailles à venir que ça implique, loin des regards, si un détenu se plaint un peu trop. Dans l'ensemble, ça fonctionne, parents et détenus sont disciplinés, même si la mère de l'un d'eux s'inquiète de l'état lamentable dans lequel se trouve son fils. Zimbardo s'en sort grâce à un machisme pour lequel il aura l'occasion de se détester, se tournant vers le père et s'adressant à sa fierté ("Votre fils va bien pouvoir tenir, non?") avant de se séparer sur une poignée de main et un regard de type "on se comprend, les femmes aiment bien s'inquiéter". La visite n'est cependant pas sa préoccupation principale : le bruit court que le prisonnier libéré la veille prévoit de revenir avec du renfort pour libérer tout le monde. Se vautrant joyeusement dans des pièges que la psychologie sociale sert précisément à identifier, il a passé la journée à se concerter avec ses assistant·e·s pour contrer la tentative. Il demande à la police de leur prêter des cellules, refus pour des questions d'assurance, c'est la panique. Il envoie une taupe parmi les prisonniers, qui n'obtiendra aucune info (forcément, puisqu'il n'y en avait aucune à obtenir) mais sera rapidement du côté des prisonniers plus que des expérimentateurs (lorsque des menottes seront "perdues", il prétendra comme les autres ne rien savoir). Finalement, il décide de vider les locaux pour la soirée et d'attendre les complices pour leur dire que circulez y a rien à voir, l'expérience a été arrêtée (mais je reste quand même en plein milieu des locaux à attendre sur une chaise, comme ça, pour le fun), c'est dommage hein plus personne à libérer. En fait de Grande Evasion, c'est un collègue chercheur qui rapplique avec sa femme par curiosité, pour demander ce que ces pauvres types faisaient là et leur ramener une boîte de donuts. Stressé, Philip Zimbardo expédie les explications, et est tellement clair avec sa conscience qu'il s'emporte intérieurement quand son collègue ose lui demander quelle est la variable indépendante de l'expérience (la variable indépendante, c'est ce que la recherche doit permettre d'observer... pour donner une idée, demander au·à la responsable d'une recherche quelle est sa variable indépendante tient à peu près autant de la question piège que de demander à un·e instituteur·ice comment s'accorde le participe passé avec le verbe avoir).

  Le mercredi est marqué par la visite d'un prêtre (qui a réellement exercé dans des prisons et prend le rôle très au sérieux, au point de demander aux détenus -qui se présentent pour la plupart spontanément par leur numéro!- ce dont ils sont accusés, et de leur parler d'avocat·e et d'audition pour la libération pour bonne conduite... les expérimentateur·ice·s devront improviser les deux!), la libération d'un second prisonnier pour maux de tête et épuisement nerveux (en entendant ses codétenus scander, sur ordre des gardes, qu'il s'est mal comporté, il a pour premier réflexe de vouloir y retourner pour regagner leur estime, avant que Philip Zimbardo ne lui rappelle qu'il ne s'agit pas d'une vraie prison, et qu'à partir de maintenant il n'est plus le détenu 819), et l'arrivée d'un nouveau détenu en remplacement (arrêté dans l'enceinte de l'Université par un faux policier, le commissariat ne peut être sollicité à volonté). Le nouveau détenu prend lui aussi la situation très au sérieux, au point qu'il décidera d'office de faire une grève de la faim pour forcer sa libération. Les gardes, ne supportant pas de ne pas pouvoir se faire obéir, emploieront toute leur énergie pour le faire céder (le mettre à l'isolement en gardant les saucisses dans la main, demander à tous les prisonniers tour à tour de l'insulter et de taper dans la porte de l'isolement qui résonne beaucoup, leur proposer de sacrifier leur matelas pour le faire sortir -ils refuseront-, lui demandant le lendemain de caresser et embrasser la saucisse pleine de poussière, ...). Paradoxalement, alors qu'il ne cèdera pas sur la grève de la faim, le nouveau détenu se montre extrêmement docile sur le reste, se pliant aux demandes farfelues (garder la saucisse des heures dans la main, l'embrasser, etc...) et allant jusqu'à s'inquiéter, alors qu'un garde lui demande de poser sa saucisse le temps d'aller aux toilettes, de la réaction de l'autre garde qui lui a bien demandé de ne jamais la lâcher (pour info, petit détour par la psychologie clinique, le prisonnier a par la suite précisé que la pratique de la méditation l'avait énormément aidé à tenir, en particulier pendant l'isolement). Dans le courant du mercredi et du jeudi auront lieu la visite d'un avocat pas trop motivé mais qui doit une faveur à Philip Zimbardo, et les auditions de libération pour bonne conduite dirigées par Carlo Prescott qui, rétrospectivement à sa grande surprise, se conduit comme les pires individus qu'il a eus face à lui dans cette situation quand il était lui-même en prison (le droit prévoyait à l'époque des peines d'emprisonnements flexibles -par exemple "de 8 à 12 ans"- et de tels entretiens étaient supposés être partie intégrante du jugement -et non une réduction de peine- mais dans les faits, c'est la plupart du temps la peine maximale qui était finalement effectuée-), balayant les arguments avancés (bon comportement, optimisme quand à la réinsertion -d'autant plus absurde que, dans la cas présent, la bonne réinsertion était acquise-) avec une rhétorique agressive et un abus d'autorité, de façon insultante.

 L'auteur fait à postériori une distinction entre les "bons" gardes, les "mauvais" gardes et les autres. Les mauvais gardes prenaient l'initiative des sévices, les gardes "moyens" se contentaient de suivre, les "bons" gardes tentaient d'être aimables avec les prisonniers et de leur accorder des faveurs (l'un d'eux, mal à l'aise, portait sur la fin plus souvent ses lunettes noires entre ses mains que sur le visage). Seulement, les "bons" gardes n'ont à aucun moment tenté de tempérer les "mauvais", ce qui arithmétiquement est plutôt une mauvaise nouvelle (un seul John Wayne suffit pour que ce soit l'enfer pour les détenus).

 L'un des prisonniers, surnommé "Sarge" (sergent), avait de quoi intriguer par son comportement ultradiscipliné... ce qui agaçait les gardes (et qui a même angoissé le policier qui l'arrêtait au tout début) plus que ça ne leur plaisait, malgré leur demande constante de discipline. Habitué à une vie rude (il travaillait tout en étant étudiant, et dormait dans sa voiture pour pouvoir mettre de l'argent de côté), il ne faisait probablement pas semblant, même si son obéissance extrême était peut-être parfois une forme indirecte de résistance (demander à faire plus de pompes alors qu'il devait en faire pour une raison parfaitement arbitraire) et qu'il obéissait ou non selon une hiérarchie claire (refus de dire des gros mots -sauf après un quart d'heure de jeu de type "quel mot tu refuses de dire?" qui est très drôle quand on a 5 ans-, ou de gifler un codétenu).

 Après avoir relaté en détail l'expérience de Stanford, l'auteur liste un certain nombre d'expériences de psychologie sociale, de faits divers et de faits historiques qui permettent d'éclairer les influences qui conduisent à faire ou permettre le mal. Y figurent entre autres l'expérience essentielle de Milgram (si vous n'avez pas lu son compte-rendu d'expérience allez vite le faire là maintenant tout de suite, en plus il est court et existe en français -Soumission à l'autorité, de Stanley Milgram- donc il n'y a aucune excuse, qu'est-ce que vous faites encore là?), celle de Jane Elliott, l'institutrice qui a provisoirement instauré une hiérarchie dans sa classe entre élèves aux yeux marrons et élèves aux yeux bleus pour les sensibiliser à la discrimination, celle de Ron Jones qui a progressivement converti des étudiant·e·sde plus en plus enthousiastes au fascisme (ça a été adapté au ciné) avant de les réunir dans un amphi et leur diffuser un film de propagande nazi pour leur faire réaliser jusqu'où ils étaient allés (la douche froide a été efficace -"En quatre en d'enseignement à Cuberly High School, je n'ai vu personne admettre avoir participé au meeting de la Troisième Vague. C'est une chose qu'on voulait tous oublier."-), celle où 79% d'étudiant·e·s hawaïen·nes ont répondu après une conférence sur le sujet que si c'était nécessaire, se débarrasser des moins aptes ne posait pas de problèmes, en particulier si organisateur·ice et bourreau étaient deux personnes différentes (29% -c'est presque un tiers!- étaient même OK pour qu'on se débarrasse de leur propre famille), une autre expérience encore (un inédit! les données ont été perdues dans une catastrophe naturelle) où des enfants, qui devaient cumuler des points pour gagner des prix, jouaient plus aux jeux d'oppositions, moins rentables, et avec plus d'agressivité, pendant qu'ils portaient des costumes d'Haloween qui les rendaient méconnaissables qu'avant et après le port desdits costumes, ... En faits divers seront par exemple évoqués le suicide collectif de la secte de Jonestown (sa communauté devenu orwellienne découverte, coupable de meurtre pour la dissimuler, un gourou qui déjà organisait des "entraînements au suicide" invite fermement les membres de la communauté à boire du poison, comme lui, après avoir tué leurs enfants), un assassinat au cours duquel le meurtrier, surpris pendant l'agression, s'est enfui puis est revenu, à deux reprises, devant l'inaction des témoins, ou encore le groupe de civils décrit dans Des hommes ordinaires, de Christopher Browning, recrutés pour faciliter le génocide juif, et qui au bout de quelques temps faisaient du zèle et prenaient des photos trophées. 

 Cet état des lieux, que bien sûr je ne fais ici que survoler, est suivi par une description en détail des circonstances des sévices d'Abu Ghraib. L'auteur précise d'emblée que lorsqu'il a vu ces images pour la première fois, comme tout le monde (et malgré tout son savoir de psychosociologue) il a supposé que c'était le résultat de la cruauté délibérée de quelques sadiques. Quand l'avocat du chef de la section concernée l'a appelé pour lui proposer d'être expert pour la défense, il n'a pas accepté sans préciser au préalable qu'il aurait eu plus d'enthousiasme à dépenser son énergie en faveur de Joe Darby, le dénonciateur des faits, qui vit maintenant avec sa famille sous une fausse identité suite à des menaces de mort. S'ensuit une longue liste de données factuelles : biographie de l'accusé à défendre (officier "Chip" Frederick), ancien gardien de prison discipliné, aimable, efficace, attaché à l'ordre et à la propreté, histoire de la prison (torture, mises à mort et expérimentations médicales sous Sadam Hussein, rebaptisée d'un joli nom avec plein d'initiales dedans lors de la victoire américaine avant d'être re-rebaptisée Abu Ghraib pour conserver son aura de terreur), conditions de travail dans ladite prison (horaires de travail de 12 heures quotidiennes pour la plage horaire de nuit qui concernait l'accusé, qui se reposait en dormant... dans une cellule, violentes rebellions, gardes irakiens qui parfois refusaient d'obéir et fournissaient armes et drogues aux détenus, supérieurs hiérarchiques qui refusaient de donner des instructions précises ou d'écouter les suggestions et intimaient à l'officier de faire preuve de sens de l'initiative, savon non disponible et eau et nourriture très rationnées, bombardements au mortier dont l'un a d'ailleurs effectivement touché la prison, interrogatoires dirigés par des civils -probablement la CIA- qui ne s'identifiaient pas ou alors sous pseudo et donnaient des instructions aux militaires -sans qu'il y ait de hiérarchie claire- de "préparer" les détenus aux interrogatoires et/ou de leur faire subir des représailles s'ils n'avaient pas parlé, ...). S'ensuit une tentative de procès de l'Etat américain pour démontrer que les sévices d'Abu Ghraib étaient l'aboutissement d'un système plus qu'une initiative individuelle, sans pour autant excuser l'initiative individuelle. Là encore nous est dans un premier temps fournie une abondance de données, moins organisées et exhaustives que les premières, concernant principalement l'absurdité du système de renseignements (quota d'aveu à obtenir, arrestations en grande partie arbitraires donc de personnes qui ne savent rien, frustration de ne rien obtenir qui rend les interrogateur·ice·s plus violent·e·s encore, ...) ou le manque d'encadrement (civils tués chez eux par représailles pour les morts des soldat·e·s américain·e·s), ... Malgré la quantité de données, il est difficile d'établir dans quelle mesure les accusés d'Abu Ghraib agissaient de leur propre initiative ou sur consignes des services de renseignements... peut-être d'ailleurs que même pour eux, la différence n'était pas toujours claire. La démonstration est convaincante (on a souvent l'impression que cette dernière partie a été coécrite avec Michael Moore), au point qu'il semble très probable que la lourde peine de prison subie par l'officier Frederick (10 ans de prison, ramenée à 8) vient précisément du fait que l'Etat faisait parfaitement la différence entre responsabilité individuelle et collective, et en chargeant une personne en particulier (Frederick n'était pas, de loin, le plus actif sur les sévices et leur célèbre immortalisation photographique, mais ses complices ont eu des peines bien plus légères) souhaitait se dédouaner.

 L'ouvrage se termine sur une meilleure note, où l'auteur classe les héros en différents types (je n'ai pas bien compris pourquoi, mais on va pas chipoter) et donne 10 conseils pour résister à une influence malvenue (admettre quand on fait une erreur, être vigilant·e, s'estimer responsable de ses actes, faire valoir son individualité, respecter l'autorité juste et s'opposer à l'autorité injuste, garder le sens de l'indépendance même quand on cherche l'approbation d'un groupe, se méfier de l'environnement, penser aux conséquences des actions dans le temps).

 Les 500 pages du livre imprimé n'en sont en fait qu'une partie : il se prolonge sur www.lucifereffect.com et sur www.prisonexp.org (pour l'expérience de Stanford en particulier), et sa bibliographie, qui n'est pas, contrairement à la convention, donnée par ordre alphabétique en fin d'ouvrage mais intégralement fournie au fur et à mesure en notes de bas de pages (une bonne partie est une webographie... dont un site porno pour montrer le pouvoir du voyeurisme, nul doute que des vocations de chercheur·se·s vont être éveillées sur le sujet... recherches qui se feront paradoxalement depuis la partie InPrivate du navigateur web), ce qui donne souvent l'impression de visiter une bibliothèque avec un guide enthousiaste et de vite se retrouver avec une pile de livre que les bras ne suffisent plus à tenir. 

 La partie explication, de façon surprenante, se retrouve perdue (écrasée?) entre deux parties illustration bien plus copieuses (respectivement le récit de l'expérience de Stanford et les données concernant l'officier Frederick puis la guerre en Irak). Cela a le mérite de rappeler qu'en toutes circonstances les données factuelles sont importantes. La connaissance des mécanismes psychosociaux permet certes d'éclairer les données en question, mais une grille de lecture ne sert que si on a lu : comprendre les camps de concentration ne permet pas de comprendre le commerce triangulaire, comprendre le génocide rwandais ne permet pas de comprendre un cas spécifique de violences intrafamiliales, comprendre la Shoah par balles ne permet pas de comprendre les Khmers rouges, ... Reste que ce choix est surprenant, et contraste avec l'ambition extrêmement générale du titre ("how good people turn evil" - "comment les gens bons deviennent méchants").



samedi 20 octobre 2012

Cannabis, et si on parlait santé (Arrêts sur Images)

 
 Surprise par la rareté des informations objectives et des débats contradictoires sur la dangerosité réelle du cannabis dans l'audiovisuel français alors que la question de sa dépénalisation constitue un enjeu politique depuis un moment, la rédaction d'Arrêts sur Images, qui en dehors des chroniques de Sebastien Bohler (contributeur à Cerveau et Psycho... qui se trouve être absent pour cette émission là!) ne se spécialise pas particulièrement dans la psychologie, a décidé de faire une émission sur le sujet.

  L'avocat pour l'occasion de la dépénalisation est Marc Valleur, psychiatre exerçant en centre d'accueil de toxicomanes. Face à lui, Jean Costentin, professeur de pharmacologie et très engagé dans la lutte contre les addictions (et comme le monde est bien fait, c'est costume, lunettes et air très sérieux pour "M. Contre", et barbe et sourire détendu pour "M. Pour"). Les thématiques recouvrent un périmètre assez large (risque d'escalade, conséquences physiologiques et psychiques avérées, comparaison avec l'alcool, conséquences plausibles de la dépénalisation, intérêts thérapeutiques éventuels...). Bien que les deux invités n'aient pas le même point de vue sur la question (et ils le font savoir), l'émission n'a rien de jeux du cirque, et donne une certaine idée de ce qu'on sait sur le cannabis (intérêts thérapeutiques nettement surpassés par d'autres molécules pour les mêmes indications, dégâts avérés provoqués par une consommation précoce et régulière, ...) mais surtout de l'ampleur de ce qu'on ne sait pas (en particulier du fait de la difficulté de faire des recherches indiscutablement fiables -limites considérables des conclusions possibles d'expérimentation sur des rongeurs, différence entre corrélation et causalité, ...-). La discussion ne portera pas uniquement sur la neurobio, mais également parfois sur certains aspects sociaux (enjeux économiques -intérêt pour les cliniques de médiatiser leurs traitements à base de cannabis!-, traitement médiatique bien sûr -loi française, plus trop appliquée, qui interdit de parler positivement de la drogue-, …).

L'émission durant 1h15 et pas 5 heures, tous ces thèmes seront plus évoqués que traités, le·a déjà spécialiste risque donc de s'ennuyer. En revanche, pour le·a spectateur·ice frustré·e d'un traitement trop court de certains sujet, c'est l'occasion de découvrir des pistes d'approfondissement, à commencer par la bibliographie des invités, après avoir eu cette opportunité de mieux connaître les auteurs.

Le lien vers l'émission (disponible en streaming ou téléchargement) : http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=5305 . Le site Arrêts sur Images est sans pub et fier de l'être, mais, comme on ne peut pas avoir l'argent du beurre et la peau de l'ours, ça implique qu'il est payant (1 Euro pour l'abonnement d'une journée, qui vous permet entre autres de voir l'émission et les discussions enflammées qui suivront dans le forum, ce qui reste abordable).