vendredi 21 novembre 2014

Repérer et éviter les douces violences dans l'anodin du quotidien, de Christine Schuhl, illustré par Denis Dugas



 Vous l'aurez probablement compris, le drôle d'oxymore du titre désigne les violences indirectes, le manque de respect qui apparaît dans le choix d'un terme, dans un reproche gratuit... qui est difficile à reprocher frontalement à la personne qui l'émet, mais qui peut pourtant blesser réellement la personne qui le subit.

 Le livre, écrit par une ancienne éducatrice de jeunes enfants autrice d'autres ouvrages sur les crèches et la petite enfance (elle a aussi à son actif d'autres livres sur les douces violences), montre un certain nombre de situations, de la petite enfance à la vieillesse, où les professionnel·le·s, la famille... agressent peut-être sans s'en rendre compte. Pour tout dire, la BD a un certain nombre de défauts : la grande majorité des situations sont simplistes, le manque de respect est parfois, même si plus ou moins conscient, volontaire (parce que la personne tient à établir sa supériorité, parce qu'elle se sent agressée, ou certaines fois, il faut bien le dire, juste parce que la personne est une c.....), ce qui remet en question l'intérêt préventif, et le fait que la phrase d'explication à la fin de chaque page soit à l'envers (c'est infantilisant... si si, j'ai décidé!) ou que l'autrice compte sur la culpabilité des lecteur·ice·s sont en soi de douces violences. Pourtant, je n'arrive pas tout à fait à en dire du mal comme prévu, ne serait-ce que parce que les douces violences dont il est question sont en fait fréquentes (jugements de valeur, abaissement de l'autre au service d'un sentiment de supériorité, parler de quelqu'un devant lui ou elle comme s'iel n'était pas là, ...) donc ne serait-ce que rappeler que ça existe et ce que c'est c'est plutôt salutaire, et aussi parce qu'une partie des exemples est très probablement issu du vécu professionnel bien réel de l'autrice, qui a eu, on l'imagine, l'occasion d'observer un certain nombre de choses. Et puis bon, le livre se lit extrêmement vite, donc on va pas non plus passer notre vie à râler. Et puis c'est dessiné par le créateur du dessin original du célébrissime Casimir, si ça c'est pas un argument! (ça y est, je vous ai bien mis le générique de L'île aux enfants dans la tête pour la journée? Vous me détestez ^^?)

jeudi 20 novembre 2014

La violence dans le soin, dirigé par Albert Ciccone


 
 Dans des contextes très divers, le livre présente des façons dont la violence peut s'immiscer dans les situations de soin, que la violence soit subie ou infligée par les soigné·e·s ou les multiples acteur·ice·s : si le titre paraît, ou du moins devrait être, paradoxal, la violence a de nombreuses occasions de s'infiltrer dans une relation qui a un objectif thérapeutique.

 La première partie, sur laquelle s'appuieront conceptuellement certaines des autres, est rédigée par Albert Ciccone. Il commence par préciser que, même si "le soin en général, et le soin psychique en particulier, contient une inévitable part de violence", "il existe bien sûr des violences évitables, inutiles". Il présente ensuite différents outils pour mieux comprendre cette violence. Si certains sont incontestables (le·a soignant·e qui n'est pas vigilant·e à son contre-transfert négatif risque de s'en prendre aux patient·e·s) et d'autres originaux et novateurs (distinction entre la pluridisciplinarité -"mettre bout à bout des points de vue différents"- et l'interdisciplinarité ou la transdisciplinarité, qui "suppose une humilité de chacun, reconnue, tolérée, partagée", intègre et transcende les différences entre les disciplines), l'ensemble s'appuie sur une charge contre l'esprit institutionnel que je trouve personnellement exagérée, ce qui m'a d'autant plus surpris à la lecture que je suis plutôt d'accord avec lui. Certes le fait que les industries pharmaceutiques et de l'assurance suivent de près le développement du DSM est une très mauvaise nouvelle pour la psychologie clinique et la psychiatrie, mais avoir une base théorique commune, pour qu'un diagnostic fait par un·e professionnel·le soit compris correctement par un·e autre, n'a rien à voir en soi avec renoncer à l'humain dans la relation patient·e-soignant·e, le problème n'est pas tant le DSM lui-même que l'usage qui en sera fait. Certes, l'obsession de la rentabilité dans des secteurs où elle n'a rien à faire conduit à des aberrations, habilement évoquées dans l'excellent film Hippocrate quand quelqu'un déplore que le directeur vendait des DVD avant d'arriver à la tête de l'hôpital (par exemple le paiement à l'acte pour les sages-femmes, alors que l'essentiel de leur travail, pas assez mesurable mais indispensable, consiste non pas à faire des "actes" mais à passer du temps avec les patient·e·s), mais est-ce bien la peine de sauter au plafond en évoquant une recherche qui compare l'efficacité de traitements analytiques avec et sans analyse de transfert pour des patient·e·s borderline? Incontestablement, c'est regrettable que les patient·e·s du groupe contrôle (ou, d'ailleurs, du groupe expérimental) aient été moins bien soigné·e·s (de la même façon que c'est regrettable à l'hôpital d'avoir affaire à un·e interne plutôt qu'à un médecin expérimenté... mais le médecin expérimenté n'a pu le devenir que parce qu'il a eu des patient·e·s en tant qu'interne), mais en quoi vérifier une hypothèse (serait-ce avec les très méchantes méthodes quantitatives) a un rapport avec l'obsession de l'amélioration des chiffres (baisser les coûts et gagner du temps) dans des endroits où cette obsession n'a rien à faire? Bon, plutôt que de m'emporter sur un sujet avec lequel je suis partiellement d'accord et qui ne constitue pas non plus toute la première partie, je vais passer à la suite.

 Dans le premier chapitre de la seconde partie (c'est intenable, les chapitres sont numérotés! bon, j'arrête, j'ai dit que j'arrêtais...), Jean-Baptiste Desveaux parle de ses trois ans d'expérience d' "analyse des pratiques professionnelles" dans une institution récente, qui accueillait des adolescent·e·s et jeunes adultes autistes et psychotiques, atteint·e·s de déficience intellectuelle importante. D'une mission explicite de tempérer les demandes des éducateur·ice·s (rénovations, augmenter la hauteur du grillage, autant d'idées qui ont le défaut de coûter de l'argent alors qu'iels n'ont qu'à bosser mieux) en les laissant en discuter, selon une application du principe "la dictature c'est ferme ta gueule, la démocratie c'est cause toujours", et de les surveiller pour prévenir d'éventuelles maltraitances, l'auteur a dans une certaine mesure (des plaintes contre la direction restaient exprimées) réussi à créer un espace de réflexion sur le travail. La violence dont il sera question est surtout générée par les chef·fe·s de service se succédant, et la différence entre leur perception du travail ("elle se croit dans une MJC" à propos d'une responsable venant de l'univers socio-culturel voulant des usagers "occupés", obsession de la réglementation -jusqu'aux moments informels- d'un autre, ...) et celle des employé·e·s.

 Eric Calamote parle ensuite d'une consultation troublante à la maternité, avec une adolescente de 17 ans qui avait pris la décision d'accoucher sous X après un déni de grossesse. Les violences infligées par la maternité, indirectes, sont diverses : la consultation elle-même, même si elle a été acceptée par Eva (à ses conditions, soit un seul entretien), a été sollicitée par l'institution, le prénom choisi pour l'enfant lui est communiqué, dévoilant au passage son sexe, ... L'auteur l'interprète comme la manifestation d'une société qui refuse l'absence de sentiments maternels, d'attachement à l'enfant... ressentis auxquels il a lui-même été sujet en contre-transfert. Au-delà de sa cohérence avec le sujet du livre, le chapitre offre une vignette clinique assez riche.

 Estelle Veyron La Croix présente quant à elle les différentes conceptions de la déficience intellectuelle, et les différentes réponses institutionnelles aux besoins des sujets déficients et de leurs familles.

 Emmanuelle Bonneville-Baruchel détaille les nombreuses violences de l'univers du placement d'enfants, soit une situation qui est en elle-même d'une extrême violence. Manque de moyens (d'autant plus insupportable que l'enfant est en soi un argument merveilleusement efficace pour faire de la démagogie, c'est donc un choix honteux d'économiser de l'argent public là où on peut facilement rendre les gens d'accord pour le dépenser), décisions absurdes ("l'arbitraire idéologique prend le pas sur l'évaluation singularisée et sur le travail de pensée"), défauts d'organisation, professionnel·le·s épuisé·e·s et impuissant·e·s, décideur·se·s indifférent·e·s et/donc incompétent·e·s ("Tel DRH d'un centre hospitalier indique ainsi tranquillement qu'il n'a aucune représentation du travail d'un psychologue en pédopsychiatrie, ni d'ailleurs de celui d'une infirmière en pneumologie, mais que cela ne lui pose aucun problème pour son travail, et que d'ailleurs cela ne l'intéresse pas. Tel responsable d'une direction départementale de l'Aide sociale, qui comprend le service d'ASE, indique que la seule logique valable pour lui est quantitative"), les sources de violence sont multiples. Le chapitre est illustré de situations concrètes. Ce post de blog (et ses commentaires), bien qu'ancien, donne une idée de l'univers évoqué, avec entre autres l'exemple parlant de la "danse de l'OPP".

 La chapitre suivant (écrit par Valérie Rousselon) évoque un cas clinique où à une situation clinique déjà complexe (mère épuisée physiquement et psychiquement par son enfant autiste) s'ajoute de grands écarts culturels. La communication efficace a été permise par une acceptation patiente des cultures respectives (l'autrice a eu parfois quelques difficultés à faire comprendre dans le service pourquoi ses sessions thérapeutiques semblaient consister en des banquets très gras et très sucrés, qui étaient pourtant importants pour la patiente qui les fournissait) et, de façon plus pragmatique, l'intervention d'un interprète. Dans ce type de situation, si les efforts n'aboutissent pas, l'ethnocentrisme fait qu'on déduit rapidement que c'est la faute du ou de la patient·e. "Quand la part "étrangère" des familles issues de l'immigration est volontairement tenue secrète par ses membres pour des raisons propres à leur histoire, cette position est à respecter. Par contre, quand les "origines culturelles" sont passées sous silence pour se conformer à un discours dominant assimilationniste, se produit une violence niant l'identité des patients".

 Christophe Lévêque, dans un chapitre qui évoque par certains aspects le livre de Paul Fustier sur l'institution, éclaire sur les violences qui peuvent résulter de l'ambiguïté des différents rôles des intervenant·e·s, ou du rôle de l'institution : rivalité, manque de communication, ...

 Anne Paillard évoque la violence subie par les patient·e·s... lors de consultations en libéral, nous éloignant des aspects fortement institutionnels des chapitres précédents. Les vignettes cliniques concernent en partie ses propres patient·e·s : l'importance d'écouter le·a patient·e, et surtout de se remettre en question (ce qui peut passer par une réflexion sur le contre-transfert mais aussi par reconnaître qu'on avait un quotidien difficile, donc qu'on était moins disponible ou bienveillant·e pendant une période donnée), est rappelée et illustrée.

 Le sujet suivant est la violence en oncologie adulte. Laurence Syp-Sametzky articule principalement sa réflexion autour de la vignette clinique d'une patiente qui, en plus du cancer, souffre d'une maladie provoquant de larges plaies. Les soins sont "très douloureux malgré les antalgiques" et très longs, ce qui donne aux soignant·e·s l'impression d'être des bourreaux, et l'odeur est désagréable, ce qui rend les visites et consultations difficiles. Il est aussi rappelé que, même en oncologie, la mort peut frapper de façon inattendue des patient·e·s auxquel·le·s on s'était attaché·e·s, et que les soignant·e·s restent confrontés à des deuils difficiles y compris pour leur métier.

 Les vignettes cliniques sont aussi l'outil principal de Catherine Bonnefoy pour évoquer la violence auprès d'enfants atteints de maladies chroniques graves. Dans les cas évoqués, les difficultés semblent provenir du manque d'inclination à prendre du recul et accepter les ressentis des patient·e·s et de leurs parents (et les prendre en compte lors de prises de décision), probablement accentué par le fait d'avoir affaire à des enfants et des adolescent·e·s. 

 Le dernier chapitre, également le plus long, rédigé par Matthieu Garot et incluant des références culturelles et théoriques très diverses, parle de l'univers particulier de la rue : des individus que personne ne veut voir, parfois en grande souffrance, se donnent parfois en spectacle, que ce soit pour exprimer une colère ou pour appeler au secours. Celles et ceux qui sollicitent les intervenant·e·s (pompiers, urgences, ...) ont donc plutôt comme préoccupation de les faire disparaître, plutôt que de les aider. Les intervenant·e·s même, impuissant·e·s (des situations pareilles ne peuvent se résoudre rapidement, et les faire disparaître... c'est heureusement encore interdit!), finissent par se lasser et se renvoyer la balle, veulent à leur tour se débarrasser, inaugurant un cercle vicieux qu'il sera difficile de briser.

 Celles et ceux qui s'attendaient à un livre sur la violence du soin en général seront donc probablement frustré·e·s, malgré l'intérêt de certains apports théoriques généraux, mais la diversité des situations présentées fait précisément comprendre qu'une approche générale du sujet n'est pas nécessairement pertinente.

dimanche 9 novembre 2014

Le crépuscule de la raison, de Jean Maisondieu



 Dans ce livre, Jean Maisondieu développe longuement une argumentation qui propose une étiologie psychique, non pas opposée mais complémentaire (je précise parce que c’est pas toujours évident) avec l’étiologie biologique, des démences.

 L’approche purement biologique de la maladie d’Alzheimer a en effet l’inconvénient, selon l’auteur, de dispenser de chercher à comprendre l’individu, le·a propriétaire des neurones qui se détériorent. Il remarque par ailleurs que le diagnostic de maladie d’Alzheimer est plus large qu’il ne devrait l’être : les lésions qui permettraient d’officialiser le diagnostic ne sont visibles que post-mortem, les troubles cognitifs liés à la vieillesse ont de plus en plus rapidement été décrétés maladie d’Alzheimer, et aujourd’hui la définition du DSM-IV concerne des "déficits cognitifs multiples", "une altération du fonctionnement social ou professionnel"… qui ne sont pas dus à d’autres affections identifiables, définition que Maisondieu traduit par "la maladie d’Alzheimer est la maladie d’Alzheimer parce qu’elle est la maladie d’Alzheimer et qu’elle n’est rien d’autre". L’objectivité affichée que permet le modèle lésionnel a ainsi glissé vers la croyance. Un inventaire des remises en question de ce modèle anatomique est d’ailleurs fourni aux lecteur·ice·s, qui comprend entre autres l’avis d’un expert réputé (le Dr Whitehouse) qui dénonce la maladie d’Alzheimer comme un mythe lucratif (en précisant qu’il a pu le constater de près), mais cet inventaire est dans l’ensemble plutôt tempéré : d’une part l’auteur ne prétend pas que le vieillissement et la détérioration du cerveau n’ont aucun effet sur les compétences cognitives, d’autre part ce qui lui pose principalement problème dans cette approche biologique moins objective qu’elle n’en a l’air, c’est la condamnation implicite à l’incurabilité qui va avec. Cette condamnation est vue comme un "mécanisme de démobilisation". "Le message paradoxal est le suivant : "Soignez les déments, ce sont des malades, mais ne les guérissez pas, ce sont des incurables" ". Pire, cette attitude constitue une prophétie autoréalisatrice ("on n’échange plus avec un sujet malade, on écoute son discours pour retenir ce qui dans ses propos permet de confirmer l’altération des facultés", "si les médecins prévoient d’observer de la démence, là où il y a de l’angoisse, ils trouveront de la démence et rien d’autre"). C’est pour défier cette prophétie que Jean Maisondieu a créé, il y a quelques décennies, en partie en réponse aux difficultés que présentait l’accroissement de patient·e·s dément·e·s auquel l’hôpital avait du mal à faire face de façon satisfaisante, un service spécialisé sur le mot d’ordre "la démence n’existe pas". Le slogan était volontairement provocateur, et était bien sûr plus un appel à ignorer délibérément le pronostic irréversible de la démence (démarche qui rappelle la citation de Mark Twain : "Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait") qu’une apologie du déni. On s’en doute déjà parce qu’on est longtemps après, la bonne volonté et les moyens humains et financiers ("prendre son temps coûte cher") n’ont pas suffi à révolutionner du jour au lendemain la thérapie de la maladie d’Alzheimer ("il ne suffisait pas de vouloir pour pouvoir", "s’il avait suffi de quelques sourires et de quelques aménagements pour qu’un dément sorte de sa démence, il ne serait jamais arrivé à l’hôpital", "il nous a fallu quelques "réunions institutionnelles" pour admettre cette évidence : même si la démence n’est pas incurable, elle est difficile à soigner").

 Ce sont toutefois des confrontations bien précises avec des patient·e·s qui ont permis à l’auteur une compréhension différente de la démence. Celle qui l’a, semble-t-il, le plus marqué, s’est faite avec Alice, qui est anonymisée par ce pseudo plutôt que par la première lettre de son nom de famille parce que c’est grâce à elle qu’il est "passé de l’autre côté du miroir". Trois semaines après un séjour thérapeutique à l’extérieur effectué par certain·e·s patient·e·s, dont Alice ("c’est parce qu’Alice a fait ce séjour thérapeutique que ce livre est possible"), l’équipe diffuse les diapositives du séjour. Joyeuse et agitée alors qu’elle a au quotidien une attitude plutôt indifférente, Alice s’amuse beaucoup à regarder les diapositives, et à reconnaître celles et ceux qui sont à la fois sur la toile et dans la salle de projection… jusqu’à ce que sa propre image n’apparaisse ("Elle ne s’est pas reconnue. Elle a cessé de jouer, le rire s’est éteint, et elle est repartie à son errance habituelle"). Un sens était donné à la perte cognitive : "Alice la démente n’était pas simplement détériorée, son incapacité à distinguer les visages était parfaitement sélective". Cette observation était le premier pas vers le constat que "si les déments ont effectivement des troubles des cognitions, ils n’ont pas perdu la raison pour autant". Une piste d’explication au comportement d’Alice (pourquoi un tel refus de contempler ses traits vieillis, alors même qu’ "elle n’était pas laide, ses rides, paradoxalement, rajeunissaient son visage"?) sera fournie par la rencontre avec Mme D., que l’auteur avait rencontré dans le cadre d’une expertise pour déterminer si elle pouvait ou non gérer ses biens. Accueillante et bavarde, Mme D. offre au psychiatre un discours abondant mais moyennement compréhensible ("ses propos entrelaçaient de façon peu cohérente des formules toutes faites et des fabulations grossières"). Pourtant, au moment où Maisondieu l’interroge sur sa peur de la mort, elle s’interrompt brusquement pour dire, en larmes mais très distinctement : "Depuis la mort de mon mari, je pense aux vers qui viendront me manger dans ma tombe". Entre la surprise, l’image plutôt explicite qui venait de lui être offerte, et la confrontation sans préavis à sa propre peur de la mort, on se doute que l’auteur n’a rien trouvé de transcendant à répondre sur le coup. Et, quelques secondes plus tard, "Mme D. avait séché ses larmes, retrouvé son sourire et son babillage désordonné".

 Selon l’auteur, c’est en réponse à l’aspect insupportable du vieillissement autant que de la proximité avec la mort, et au tabou qu’il entraîne, que la démence se développe. Il propose donc d’enrichir la clinique de la démence par le concept de thanatose. Il compare ainsi, dans une certaine mesure, son propre travail avec le travail de Freud sur l’hystérie : la thérapie analytique de l’hystérie n’aurait jamais pu être découverte en se concentrant sur une étiologie organique. De plus, alors que la sexualité était le tabou d’hier, elle est aujourd’hui omniprésente : c’est la mort qu’on tend à dissimuler (en partie, justement, par la valorisation de la sexualité, qui s’inscrit dans une certaine forme de jeunisme). La médecine, à force de repousser la mort, fait la fausse promesse, qu’on s’empresse de croire, de nous en dispenser. On parle même de mourir de vieillesse (en tant que médecin, Maisondieu est formel, ça n’existe pas!)… comme si la vieillesse était une maladie, donc une chose contre laquelle la médecine, là encore, peut nous protéger. Le vieillissement devient donc insupportable en soi, mais le regard de l’autre, dans une société qui refuse le vieillissement, le devient aussi. La démence est donc une forme de suicide, qui a la particularité de protéger aussi de la peur de la mort ("lorsque la vieillesse s’installe, l’alternative offerte est simple : ou se loger une balle dans la tête pour quitter une vie dont on ne veut plus, ou se brûler la cervelle d’une démence "dégénérative" pour poursuivre sans plus penser à rien une vie qui ne veut plus de vous"), et qui permet aussi aux proches de faire un deuil plus progressif que si le décès était survenu brutalement. La conséquence clinique est qu’il faut rester proche de la personne démente ("le baiser au lépreux n’est pas qu’une performance héroïque, c’est l’acte symbolique de reconnaître en tout homme un semblable"), de rester attentif à ses tentatives de communication ("le refus de donner un sens aux symptômes oblige les patients à les majorer en toute inconscience pour se faire comprendre", "il y a dans le gâtisme et l’incurie qui sollicitent les autres, des messages fortement ambigus, qu’il faut essayer d’apprendre à traduire") même si c’est compliqué à la fois techniquement ("nous n’avons guère de moyens pour mesurer l’impact de nos actions", "une discrète raideur dans le maintien, un professionnalisme exagéré des gestes : si infimes que soient ces petits signes, ils expriment silencieusement que l’autre est un déchet pour nous, même si notre sourire et notre jovialité à son égard affirment le contraire") et psychiquement (l’aide-soignant·e qui constate juste à la fin de son shift qu’un·e patient a sali ses draps sera probablement trop occupé·e à avoir des envies de meurtre pour voir ça comme l’expression d’une crainte de le·a voir partir). Le premier combat à mener est un combat contre notre angoisse collective de la mort, qui pour avoir lieu devra surmonter de nombreuses résistances, de différents ordres.

 Bien que le livre en soit maintenant à sa cinquième édition, on peut avoir quelques frustrations. Déjà, si l’auteur s’attaque très explicitement à toute approche culpabilisatrice qui s’appuierait sur son texte ("nous voulons connaître la cause, mais nous glissons très vite, même si nous nous en défendons, de la cause à la faute", "arriver à sortir du procès est précisément ce qu’autorise la notion de thanatose", "la femme de l’alcoolique, la mère du schizophrène, ont été suffisamment clouées au pilori des descriptions pour qu’il ne soit pas acceptable de les faire rejoindre par le conjoint ou l’enfant de l’alzheimerien"), ça tombe bien qu’il le fasse parce qu’il va quand même parler de "famille productrice de patients alzheimeriens" (pour l’anecdote, la famille hypercomplémentaire)! Je frémis quand je me demande quel vocabulaire aurait été utilisé si Maisondieu avait eu un autre objectif que celui de sortir du procès (surtout qu’il parle dans le même paragraphe des "familles dans lesquelles on retrouve le plus souvent des schizophrènes", dans lesquelles "c’est le désordre qui règne"). Loin de moi l’idée de m’en prendre à quelqu'un qui énonce un fait parce que le fait ne me plaît pas mais l’intérêt, pour reprendre la métaphore, d’un procès, c’est précisément que, normalement, plus l’accusation est grave, plus les preuves apportées doivent être solides. Montrer les familles du doigt, c’est ajouter de la souffrance à la souffrance, il est donc impératif que l’intérêt clinique quand on le fait soit indéniable : là, si le terme malheureux est discret au milieu des nombreuses pages constructives du livre, la justification est plus que succincte. Autre frustration : si le raisonnement sur la thanatose, longuement développé, est crédible, l’absence de données cliniques pour le conforter est criante. Quelqu’un qui a la volonté de saboter le livre pourra même le faire facilement en constatant que oui, forcément, des patient·e·s approchant la mort, même délirant·e·s et diminué·e·s cognitivement, prononceront probablement une ou deux phrases sombres au milieu d’autres propos, qu’on pourra isoler pour dire qu’iels sont en fait lucides sur la peur de la mort même si 95% du temps ça ne se voit vraiment pas, ou encore que dire que ça se passe mieux quand on traite les patient·e·s avec humanité et qu’on cherche à communiquer avec, c’est louable mais ce n’est pas non plus transcendant d’originalité. La thanatose reste pourtant une base théorique intéressante pour explorer la démence, en attendant d’autres bases théoriques non biologiques qui en effet, sauf erreur de ma part, ne sont pas légion. De plus, les interrogations sur le vieillissement concernent tout le monde, et pourront intéresser même le·a lecteur·ice non clinicien·ne.