mardi 30 mai 2023

Apprendre à résister, d'Olivier Houdé

 


 Dans ce livre, l'auteur, chercheur en psychologie du développement, tire un trait entre le "penser, c'est inhiber", clef de compréhension du développement de l'intelligence chez l'enfant dont il détaille la richesse dans ce livre là, et les applications que ce principe pourrait avoir chez l'adulte qui, comme c'est démontré dans Système 1, Système 2 qui est très souvent cité, gagnerait souvent à inhiber un peu plus : Olivier Houdé propose d'ailleurs un Système 3, qui revient à inhiber le Système 1 (raisonnement immédiat, intuitif) pour faire appel au Système 2 (plus long, plus gourmand en énergie mais plus précis). 

 L'auteur le détaille longuement, de nombreux raisonnements incohérents ne sont pas dus à un manque de compétences mais à une absence d'inhibition, au fait de faire reposer ses réactions sur des réflexes, qui ont leur cohérence dans de nombreux contextes (les heuristiques), plutôt que de prendre un recul qui amènerait à un résultat plus fiable. Dans une tâche emblématique du non moins emblématique Jean Piaget, on montre des marguerites (nombreuses) et des roses (moins) à un enfant, avant de lui demander s'il y a plus de marguerites ou plus de fleurs. Pour Piaget, lorsque l'enfant répond qu'il y a plus de marguerites que de fleurs, c'est qu'il ne maîtrise pas encore la notion de catégorisation. Pour Olivier Houdé, et il en fait la démonstration, c'est une absence d'inhibition : pour aller vite, c'est peu cohérent d'inviter à comparer deux éléments de catégories différentes, et l'enfant, qui s'attend à une question cohérente, répond à la question qu'il suppose lui avoir été posée. L'auteur reprend ainsi de nombreuses expériences de Jean Piaget, et ajoute un exemple de tâche qui révèle un défaut d'inhibition chez l'adulte : donner un exemple qui invalide la règle "s'il n'y a pas de carré rouge à gauche, alors il y a un cercle jaune à droite". La plupart des sujets mettent un carré rouge à gauche et un cercle jaune à droite, ce qui... n'invalide pas la règle (qui indique quand il y a forcément un cercle jaune à droite, mais  aucune condition où il n'est pas censé y en avoir), mais est très fortement suggéré par l'intitulé. Olivier Houdé a pu utiliser l'imagerie cérébrale pour mieux identifier ce qui se passait : dans le cas d'une mauvaise réponse, des zones perceptives (visuelles) sont sollicitées, et dans le cas d'une bonne réponse, c'est le cortex préfrontal, responsable du raisonnement et... de l'inhibition, qui s'active. 

 Pour mettre tout ça en place, en particulier dans le domaine de l'éducation, l'auteur pense que la vulgarisation auprès des enseignant·e·s est un pas important (il a eu des retours de vécus très positifs), et propose des exemples plus concrets, tels que la méditation, l'idée d'alterner l'explication des règles avec une sensibilisation à la métacognition (un exercice non réussi n'exclut pas  nécessairement la compréhension de la règle) ou des jeux qui s'appuient sur l'inhibition, comme Jacques a dit, ou le test de Stroop. Comme le titre le suggère fortement, pour l'auteur, l'enjeu social est considérable : plus d'activations du Système 3, c'est bien pour les tâches piagétiennes, mais pour les raisonnements du quotidien, c'est encore mieux! Essor du complotisme, guerres, réchauffement climatique, l'enjeu est rien de moins que de sauver le monde! Une grandiloquence récurrente (il est question, parmi d'autres, de Gandhi, de Nelson Mandela et de Samuel Paty, rien que ça) qui se trouve être extrêmement ironique : cédant sans sembler s'en apercevoir aux biais cognitifs que le livre est pourtant consacré à dénoncer (je pense en particulier très fort à "ce qu'on voit c'est tout ce qu'il y a", auquel de nombreuses pages sont consacrées dans Système 1, Système 2), l'auteur semble mettre de côté l'encombrante complexité du monde et de l'humain (ce qui me rend particulièrement perplexe venant d'un chercheur, donc quelqu'un dont le quotidien est la confrontation à cette complexité) pour rapporter tous les problèmes de l'Univers à un défaut d'inhibition. Les intérêts conflictuels, l'inexistence de choix parfaits, l'impossibilité de toutes façons d'avoir suffisamment de connaissances dans tous les domaines pour prendre, que ce soit pour soi ou en tant que citoyen, les décisions les plus éclairées, tout ça ne semble pas exister dans l'esprit de l'auteur qui, donc, donne la sensation d'estimer que le monde est plus simple encore que l'univers contrôlable du labo, allant jusqu'à écrire noir sur blanc que "l'algorithme exact" (le Système 2, opposé donc à l'heuristique ou Système 1) "conduit toujours à la bonne solution". Vous cherchez des solutions à la guerre en Ukraine, au réchauffement climatique, à la pandémie de Covid, aux inégalités dans le monde? Inhibez, et hop, vous aurez la bonne solution (ça vaut la peine de jouer plus souvent à Jacques à dit)! Toujours, c'est l'auteur qui vous le dit! Heureusement qu'il est là pour nous sortir des raccourcis et des raisonnements trop simplistes. 

 Un propos intéressant donc mais dont le fond est de façon très surprenante (mais ça n'a rien d'accidentel puisque le livre en est à sa troisième édition) contredit, voire même saboté, par la forme.


vendredi 26 mai 2023

Les 5 regrets des personnes en fin de vie, de Bronnie Ware

 

 Enfance et adolescence dans une ferme (elle en est devenue végétarienne), travail dans des banques, dans des bars, expériences de la scène avec ses propres créations musicales ou encore de la photographie où elle est passée du loisir à la vente, l'autrice croise ses nombreuses vies avec celles, comme le titre l'indique, des personnes qu'elle a rencontrées et surtout accompagnées pour la plupart jusqu'à la fin dans le cadre de son travail en soin palliatifs. Des personnes âgées ou moins âgées (rendues dépendantes par une maladie dégénérative ou un accident), entourées de personnes aimantes ou subissant un environnement conflictuel, ont explicitement ou implicitement contribué à la guider vers l'élaboration de ces cinq commandements, pour profiter au maximum du temps accordé entre la naissance et la mort.

 Vivre comme on le veut vraiment et non pour répondre aux attentes des autres, une idée qui peut sembler simple à saisir bien que beaucoup moins à appliquer quand on l'entend de Grace, prisonnière de la tyrannie de son époux puis tombée gravement malade peu après qu'il ait été, enfin, amené en maison de retraite, mais plus complexe quand on cherche plus précisément à dénouer ce qui relève de nos aspirations profondes et d'injonctions sociales qui ne nous correspondent pas. Se poser la question sérieusement, comme l'autrice promet de le faire à Grace, reste un premier pas important ("de tous les regrets et enseignements partagés avec moi alors que j'étais assise à leurs côtés, le regret de ne pas avoir vécu une vie qui leur correspondait vraiment était le plus commun de tous. C'était aussi celui qui générait le plus de frustration, car la prise de conscience des clients arrivait trop tard"). Le regret d'avoir trop travaillé est communiqué à l'autrice, ironiquement, alors qu'elle travaille douze heures par jour, et que les exigences du métier (selon la santé de la personne accompagnée, ce n'est parfois vraiment pas le moment de s'absenter) peuvent parfois encore accélérer cette cadence. C'est pourtant une opportunité de s'interroger sur le sens du travail : si John est passé à côté d'une vie amoureuse et familiale en continuant de travailler 15 ans après sa retraite parce qu'il aimait le statut que ça lui procurait (son épouse est tragiquement décédée l'année où il allait la prendre, après s'être engagé à la prendre... dans un an), cette relation permet à Bronnie Ware de s'interroger plus précisément sur ce que représentaient ses carrières successives, et d'orienter ses choix futurs. L'expression des sentiments, le troisième regret, revient régulièrement, tant c'est un parcours pour l'autrice elle-même, ayant grandi dans un environnement familial difficile où il était souvent plus prudent pour elle de ne pas dire tout ce qu'elle pensait. Cette nouvelle boussole a mis fin à certaines relations (elle a estimé après coup que c'était un mal pour un bien : pourquoi s'accrocher à une relation qui repose sur un mensonge, un malentendu, un non-dit?), mais a permis d'en renforcer d'autres, et elle est maintenant très attachée à ce principe. Le souvenir de Joszef, souffrant de ne pas avoir partagé à sa famille ses souvenirs de camp de concentration, soit tout un pan de son identité, tout en ne se sentant plus capable de le faire, l'a par ailleurs marquée. En ce qui concerne le quatrième enseignement, rester en contact avec ses amis, elle a aidé une résidente de maison de retraite à le réaliser, heureuse de renouer avec les talents de détective acquis en travaillant au service antifraude de sa banque mais aussi d'apporter du bonheur dans un environnement particulièrement sombre, tout en prenant conscience que tout le monde ne pourrait pas bénéficier des services d'une aide-soignante détective (par ailleurs, plusieurs des amis retrouvés étaient décédés). Lors d'une dépression violente (jusqu'à être extrêmement proche d'une tentative de suicide) vécue après cette carrière intense, c'est d'ailleurs la présence, parfois insistante et pleine d'abnégation, de proches, qui l'a le plus aidée, et le manque d'empathie d'autres ami·e·s l'a particulièrement blessée dans cette période d'extrême vulnérabilité. Le cinquième regret recensé est celui de ne pas s'être accordé assez... de bonheur. Moins simpliste qu'il n'y paraît, ce regret implique une bienveillance envers soi qui peut parfois être difficilement accessible, la compétence d'avoir de la gratitude pour le positif même dans les moments difficiles, ...

 Derrière des principes de vies certes rendus profonds par leurs sources (savoir ce qu'on risque de regretter sur son lit de mort avant d'y être effectivement, ça fait incontestablement gagner pas mal de temps!) mais qui peuvent sembler superficiels (ah bon, il faut faire ce qu'on veut vraiment, sourire et avoir des ami·e·s? moi qui était convaincu que la clef du bonheur était de faire la gueule, de s'entourer de personnes désagréables et de passer le plus de temps possible à faire des choses qu'on déteste!), une profondeur supplémentaire m'a été rendue accessible par... les éléments qui m'ont fait tiquer! La compassion devant les pires comportements parce que quelqu'un qui se conduit mal c'est quelqu'un qui souffre? A mon sens ça peut être presque condescendant (la souffrance retirerait tout libre-arbitre?), c'est un message qui peut être dangereux (dans certains cas, c'est beaucoup plus urgent de poser des limites -ce que l'autrice sait par ailleurs faire!- que d'écouter le petit cœur qui souffre) et que dire des personnes qui souffrent et sont bienveillantes? Faire confiance à l'Univers qui va tendre une main salvatrice quand tout va mal? Ça a réussi à l'autrice, qui aurait eu une vie infiniment plus ennuyeuse et qui l'aurait tellement moins épanouie si elle n'avait pas pris tant de risques, et certaines coïncidences qu'elle rapporte sont belles, frappantes et inspirantes, mais incontestablement certaines personnes, dont des personnes qu'elle évoque, n'ont pas bénéficié de ces moments magiques (elle croise d'ailleurs ce message avec l'affirmation que les personnes qui meurent jeunes sont rappelées pour une raison, ce qui peut revenir pour certaines sensibilités -à commencer par la mienne!- à pousser le mysticisme un peu loin). Le bonheur c'est d'abord une question d'attitude? Ça peut être très culpabilisant pour une personne en souffrance qui on l'imagine n'a vraiment pas besoin de ce fardeau en plus, tout en étant déresponsabilisant pour les proches ("tu es triste? arrête!").

 Et pourtant... dans son moment de dépression, elle prend conscience que son attitude compassionnelle lui a souvent fait du bien (en particulier pour ne rien faire qui relève de l'illégalité à des collègues aides-soignantes moyennement bienveillantes envers des personnes vulnérables) mais l'a aussi empêchée d'exprimer une colère qui lui retombe dessus en cascade avec des ruminations brutalement douloureuses. L'idée que le bonheur est une question d'attitude l'a aidée à reprendre pied mais à un moment très spécifique où elle commençait à retrouver de l'énergie. La confiance dans l'Univers s'exprime en décrivant des moments de lâcher prise absolu (surrender en VO), concept très spécifique et important pour elle, qu'elle distingue de l'abandon, lâcher prise qui l'a sauvée dans des moments de détresse extrême mais dont la description ne donne certainement pas envie de passer par là délibérément. La lecture entre les lignes de l'articulation complexe entre ces principes qui peuvent sembler consensuels et la réalité d'une vie infiniment riche mais qui a parfois demandé une force intense, parfois (là encore c'est entre les lignes) impliqué des choix et des mouvements très défensifs, donne un niveau de lecture qui enrichit considérablement le tout, transforme en questions ce qui ressemblait à des réponses qu'il y avait juste à cueillir d'un mouvement paresseux de la main.

mardi 23 mai 2023

Le traumatisme, de Sandor Ferenczi

  


 Le livre est constitué d'une traduction de notes, publiées à titre posthume, rédigées en 1932, dont l'équipe de traduction s'est efforcée de reproduire le style d'écriture propre à... des notes (Ferenczi passe même parfois d'une langue à l'autre) plutôt qu'à des articles structurés et destinés à la publication. L'auteur construit donc ses réflexions sur le traumatisme, nourries de situations avec des patient·e·s, réflexions qui doivent probablement beaucoup à son approche de la relation thérapeutique décrite par Simone Korff-Sausse dans une riche introduction : un accompagnement empathique (il dénonce le comportement de certains psychanalystes plutôt vertement : "on accueille le patient aimablement, on cherche à assurer le transfert, et pendant que le patient se tourmente, on fume tranquillement son cigare dans un fauteuil, on fait sur un ton ennuyé des remarques conventionnelles") et humble ("il le revendique lui-même, les échecs sont parfois plus riches d'enseignement que les réussites"). 

 Objet parmi d'autres de conflits avec Freud (qui, selon l'intro, se réappropriera discrètement une partie de son travail après l'avoir dénigré publiquement en tant qu'analyste et en tant que personne), il considère les violences intrafamiliales évoquées en thérapie comme réelles et non fantasmatiques, y compris quand elles ont eu lieu tôt dans l'enfance voire concernent la période d'amnésie infantile (il critiquera d'ailleurs l'attitude des adultes qui, selon ses observations, tendent à minimiser les faits donc invitent l'enfant à taire sa souffrance). Il partage également des réflexions étonnamment modernes sur la dissociation (ou alors c'est moi qui connaît très mal l'était de la science de l'époque!), tentant d'en définir, c'est le cas de le dire, les contours ("l'élimination de la conscience du moi entraîne une diminution du caractère pénible de l'action excitatrice et permet à la partie du moi demeurée intacte de se rétablir plus rapidement", "Le retour de la conscience indique des lacunes de la mémoire ou des certitudes de la mémoire relatives à ce qui s'est passé pendant la commotion. Sans modification de la situation extérieure ou de la capacité d'endurance du moi, le retour de la situation psychique traumatique aura nécessairement pour conséquence la désagrégation et la reconstruction"). Il interroge également beaucoup l'impact du traumatisme sur les états modifiés de conscience (rêve évidemment, mais aussi hypnose, et même, dans certaines notes, alcoolisation ou anesthésie).

 A la fois moderne (pionnier?) et obsolète, ce travail est resitué dans l'introduction dans l'histoire de la psychanalyse, et constitue aussi, indirectement, un argument solide en faveur de l'écoute humble et empathique des patient·e·s non seulement pour le bon déroulement de la thérapie mais aussi de la recherche.

jeudi 18 mai 2023

The love secret, de Susan Johnson

 


 "L'amour a ses raisons que la raison ignore", "de toutes façons, les hommes et les femmes n'arriveront jamais à se comprendre" (oui, le livre a l'agaçante spécificité de sembler croire que les couples sont nécessairement hétéro, ce qui n'est pourtant pas le cas de l'autrice), "passé la passion du début il n'y a plus rien et c'est normal, ça ne sert à rien de se voiler la face"... ces idées reçues, et d'autres, peuvent sembler difficilement contestables, et pourtant des chercheur·se·s, en psychologie et dans d'autres domaines, ont pu réunir un certain nombre d'éléments pour montrer qu'il n'en est rien, et Susan Johnson les rassemble pour montrer qu'en dehors de ses propres succès thérapeutiques (elle estime son taux de réussite en thérapie de couple à 75%), il y a de bonnes raisons de croire qu'une relation amoureuse peut tenir, mais aussi qu'une vie amoureuse épanouie est un pilier important du bien-être global.

 Théorie de l'attachement de John Bolwby, neurologie (et mesures physiologiques en général), éthologie, psychologie sociale, recherches en thérapie de couple évidemment (avec un gros gros accent mis sur la théorie de l'attachement quand même), sont convoquées pour démontrer que, même si l'idée a mis un temps certain à être largement acceptée dans la communauté scientifique (Bowlby aurait évité d'appeler son modèle "théorie de l'amour" par certitude de ne pas être pris au sérieux s'il l'avait fait), la relation amoureuse est un élément important de la vie humaine, presque autant que la relation parents-enfant. Ces éléments permettent à l'autrice de détailler sa propre méthode de thérapie de couple (l'Emotionally Focused Therapy), dont le cœur consiste à identifier les tentatives de rapprochement derrière les manifestations d'hostilité (un reproche, c'est l'expression d'une attente, une attitude froide, c'est le signe qu'on est atteint par les conflits parce qu'on tient à l'autre, une provocation, c'est une tentative de mettre en mouvement, ...) et donc transformer, à long terme et avec un accompagnement compassionnel, un cercle vicieux d'éloignement (la personne se sent atteinte donc riposte, l'autre se sent encore plus mal, les disputes montent en fréquence et en intensité, le mal-être augmente de façon exponentielle, ...) en une expression authentique de ses sentiments envers l'autre et de sa propre vulnérabilité (ce qui passe aussi par reconnaître ses fautes quand on a blessé l'autre). Cette partie thérapeutique est infiniment plus développée dans le livre précédent de Susan Johnson, mais ce nouveau livre inclut une partie supplémentaire, détaillée, sur la sexualité, en partie le type de sexualité que chacun·e tend à développer en fonction de son modèle d'attachement et son impact sur la relation (si le chapitre est riche et intéressant, son insistance sur la sexualité comme pilier du couple m'a fait grincer des dents dans la mesure où elle ne parle à aucun moment d'asexualité, ce qui peut donner l'impression qu'elle n'en reconnaît pas l'existence voire la validité).

 Le livre porte aussi des préoccupations sociales, concernant généralement le numérique, en particulier les sites de rencontres qui peuvent donner la sensation que la clef d'une histoire d'amour épanouie est de sélectionner le bon profil au départ (alors que selon l'autrice les critères de préférences amoureuses s'inclinent bien vite devant la réalité de la rencontre prévue ou imprévue, et surtout une relation amoureuse ça se construit donc attacher trop d'importance au point de départ donne une impression fausse), la pornographie qui donne accès à un plaisir immédiat et sur commande (et une drôle de représentation de la performance) alors que la sexualité c'est d'abord pour elle un espace de rencontre, et le smartphone qui intègre beaucoup trop le multitâche à la vie quotidienne et fait perdre l'habitude d'être vraiment avec l'autre même quand on est effectivement avec l'autre. Ces éléments (et d'autres) sont argumentés, sources à l'appui, donc permettent, au delà d'une posture d'accord/pas d'accord qui peut être assez spontanée sur les sujets de société, de donner des axes de réflexion.

 J'ai été un peu surpris de le constater, je n'ai pas tant que ça aimé ce livre. Ou plutôt, je l'ai beaucoup moins aimé que si je n'avais pas lu Serre-moi fort juste avant : si le propos est dans l'ensemble le même, The love secret consacre selon moi beaucoup moins de temps au cœur du sujet (si la vie de couple peut être si douloureuse c'est précisément parce qu'elle est importante, et cette douleur peut être transformée en un mouvement positif vers l'autre, ce qui est par ailleurs le besoin qu'elle exprime) et beaucoup de temps à faire un inventaire de différentes expériences scientifiques, de noms de partie du cerveau et de mesures physiologiques qui rappellent à quel point l'humain est un être profondément social au cas où les 44 expériences précédentes ne l'auraient pas montré assez clairement. C'est probablement un parti pris (le sous-titre du livre est "The revolutionary new science of romantic relationships", omettant de préciser qu'il sera quand même bien plus question de "science" que de "new") mais, et ce n'est pas faute d'être attaché à la rigueur et aux niveaux de preuve en général, j'ai du mal à en saisir l'intérêt : Serre-moi fort m'avait paru tout aussi sérieux. Sans compter que, même si c'est classe de parler sans arrêt de cerveau et d'IRM, l'aspect scientifique d'une affirmation c'est plus une question de méthodologie que de technologie, et quand par ailleurs l'autrice parle de cerveau mammifère (ça n'existe pas) ou affirme à plusieurs reprises que les neurones miroirs et eux seuls servent à décoder les émotions en quelques millisecondes (c'est aller vite en besogne), ça renforce la sensation que le reste est du vernis (même si je pense que c'est loin d'être le cas). Si c'est important pour vous de parler de couple et d'attachement en balançant plein d'infos éparses, éventuellement avec des mots compliqués ou au moins des noms de chercheur·se·s à lister avec nonchalance pour vous donner l'air intelligent, foncez, sinon je vous recommande plutôt la lecture de Serre-moi fort (qui en plus a été traduit en français).

dimanche 14 mai 2023

Beginning to heal, d'Ellen Bass et Laura Davis

 


 Ce livre, court et très accessible -mais seulement en anglais si je ne me trompe pas- (c'est d'ailleurs une version plus courte de The courage to heal, des mêmes autrices), est destiné aux personnes qui ont subi des violences sexuelles dans l'enfance. Tout en étant clair sur le caractère douloureux et éprouvant du parcours de résilience, il en souligne la nécessité (et la beauté de la récompense quand ce parcours a été effectué) et donne des éléments à la fois concrets et rendant compte de la diversité des situations pour mieux traverser les différentes étapes. Les trois dernières pages sont des conseils pour les proches de victimes (en particulier croire la personne et insister sur le fait qu'elle n'a strictement rien à se reprocher -même si elle a gardé le silence des années, même si elle a pris du plaisir, même si elle a gardé un lien affectif avec l'agresseur·se, même si non mais vous êtes sérieux·se vous estimez que cette liste a une raison d'être?-, ne pas chercher d'excuses à l'agresseur·se ou minimiser ses actes, respecter la temporalité du processus post-traumatique, et avoir conscience de ses propres limites), mais les autrices ont aussi consacré un livre entier (Allies in healing) au sujet.

 Dans un livre par ailleurs technique et généraliste sur le traumatisme, Pascale Brillon précise que les traumatismes les plus violents sont ceux qui sont survenus dans l'enfance, et ceux générés par des violences sexuelles. Comme si cette cumulation des deux plus importants critères de gravité ne suffisait pas, les violences sexuelles dans l'enfance peuvent avoir des caractéristiques spécifiques, comme ne pas être en mesure de comprendre ce qui se passe (ce qui peut causer un oubli et faire réémerger le souvenir à l'âge adulte), impacter fortement la relation avec un·e ou des proches (qui font, ou qui laissent faire) qui sont par ailleurs important·e·s pour se construire ou, quand ce sont les parents, pour une question de survie et, on peut l'imaginer, une exposition plus forte à une répétition des violences. Les autrices identifient différentes étapes de guérison, qui seront douloureuses parce qu'elles contribuent aussi à réaliser pleinement la réalité de ce qui s'est passé, mais avec une récompense à la fin qui selon elles vaut largement le chemin parcouru ("à la fin, vous vous rendez compte que la guérison vous a apporté plus qu'une simple diminution de la souffrance. Vous commencez à voir le processus de guérison comme le début d'une vie d'épanouissement").

 Un élément essentiel, commun à plusieurs étapes, est de pouvoir s'appuyer sur le soutien d'allié·e·s. Les récits autobiographiques de la fin le montrent, parler de ce qu'on a vécu c'est aussi s'exposer à des désillusions dans des moments où on est pourtant à vif... cependant, ça reste important de ne pas être seul·e, de pouvoir être entendu·e vraiment, de pouvoir partager cette réalité qui est souvent un secret lourdement et longuement porté... et donc partagé avec le·a seul·e agresseur·se (qui par ailleurs ne reconnaîtra pas forcément les faits, ou même minimisera sa propre responsabilité, ce qui n'a bien entendu aucun sens et constitue une violence supplémentaire). Les autrices partagent des critères pour trouver un·e interlocuteur·ice fiable : une personne qui nous respecte, avec laquelle on se sent en sécurité, avec qui on a déjà parlé de sujets personnels et qui se soucie de notre bien-être. Les groupes de parole spécialisés sont également fortement recommandés : "Quand votre thérapeute vous dit "Ce n'est pas de votre faute", c'est une chose. Mais quand vous avez huit personnes qui vous le disent, c'est bien plus puissant".

 La culpabilité est un sujet central. Si la ressentir est légitime dans le sens où elle fait souvent partie du parcours (n'allez pas culpabiliser de culpabiliser!), elle n'a objectivement, comme il faut savoir se le rappeler (ou se le faire rappeler par d'autres) aussi souvent que nécessaire, aucun début de raison d'être. Un enfant n'a aucun moyen de se défendre face à un·e adulte (ni même face à un enfant plus âgé) qui a de son côté la force physique, souvent l'emprise émotionnelle, et le temps d'avance qu'a la personne qui prend la décision d'être violente sur la personne qui va subir les violences (par ailleurs, il est par définition question de violences, donc même sans parler de rapport de force entre enfants et adultes il serait saugrenu de prêter une responsabilité à la victime plutôt qu'à l'agresseur·se). Et le fait pour l'agresseur·se d'avoir éventuellement subi une enfance traumatique n'excuse rien. Pour mieux en prendre conscience, les autrices proposent de rentrer en contact avec son enfant intérieur (une étape réparatrice importante par ailleurs : l'adulte que l'on est peut enfin prendre soin de l'enfant qui n'a pas reçu la bienveillance qu'il aurait du recevoir), ou de passer de temps avec des enfants pour réaliser de façon plus concrète la réalité de ce qu'est un enfant, donc son innocence et sa vulnérabilité physique et psychique (un témoignage rapporte une prise de conscience intense en s'identifiant à une petite fille de cinq ans déguisée en ange lors d'une distribution de bonbons à Halloween).

 L'une des conséquences du rapport de force qui change est l'émergence de la colère. Elle peut être effrayante, débordante, c'est pourtant important de l'accepter pleinement pour précisément mieux la maîtriser avec le temps, mesurer progressivement qu'être en colère ça ne veut pas dire être violent·e ("la colère est un sentiment, et les sentiments en eux-mêmes ne font de mal à personne") et la rendre plus saine. Les autrices la voient comme un outil pour s'extraire du désespoir. A l'inverse, le pardon est une étape... facultative ("le pardon est un sujet très personnel"). L'injonction au pardon, intérieure ou extérieure, peut par ailleurs retarder la guérison, et avec elle l'accessibilité du pardon véritable si c'est effectivement un objectif.

 Le livre porte la promesse d'un cheminement certes positif à l'arrivée, mais aussi sombre et difficile. Les autrices sont claires sur le fait que ce cheminement n'est par ailleurs pas linéaire, qu'il y aura des reculs, des rechutes, probablement des moments de désespoir. La reconnaissance de cette réalité porte toutefois l'indication que ces moments font partie du parcours et ne doivent pas décourager lorsqu'on les traverse, en plus de donner, de façon synthétique, de nombreux conseils pour faire face aux divers questionnements et difficultés, et probablement se sentir moins seul·e, à la fois par la description de ce que le·a lecteur·ice peut ressentir et les témoignages qui accompagnent les propositions pratiques.

mardi 9 mai 2023

Les renoncements nécessaires, de Judith Viorst

 


 Du tout début à la toute fin de la vie, l'autrice liste un certain nombre, comme le titre l'indique, de renoncements nécessaires, nécessaires à la fois dans le sens où ils vont contribuer à devenir soi plus pleinement, et aussi dans le sens où on n'a pas vraiment le choix.

 Lesdits renoncements (pertes dans le titre original) sont pour l'essentiel des prises de conscience, lorsque la réalité rattrape un déni plus ou moins implicite, la fin d'une sensation de toute puissance qui, si elle est angoissante, va aussi amener à mieux s'accorder au monde tel qu'il est. Le premier de ces renoncements, et sur le plan chronologique ça va effectivement être difficile de trouver quelque chose d'antérieur, est le renoncement à la plénitude du fœtus dans le ventre de sa mère (oui, l'autrice sait que le fœtus est dans un état de plénitude constant -elle lui a probablement posé la question-, et que les autres moments de plénitude -l'orgasme, par exemple- sont des recherches de cet état antérieur). D'autre renoncements suivent, comme celui à une image parfaite de ses parents ou à la capacité de répondre à toutes leurs attentes (ce qui inclut la rivalité dans la fratrie et toutes les formes qu'elle peut prendre), la conscience d'appartenir à un sexe et pas à l'autre (l'autrice n'a de toute évidence jamais entendu parler de transidentité, de personnes intersexe ou de spectre du genre, et pour être honnête ce qu'elle en dit donne plutôt envie de renoncer à essayer de lui expliquer), le renoncement à une histoire d'amour idéale, à la parentalité idéale, à l'éternelle jeunesse (quand le vieillissement fait des apparitions non sollicitées sur le visage et sur le corps, ou quand les excès ont l'impolitesse de se payer cash alors qu'avant on récupérait facilement), à l'illusion d'immortalité de ses proches et à celle de sa propre immortalité.

 L'autrice détaille, en s'appuyant sur la psychanalyse mais aussi des témoignages, des extraits d'autobiographies ou de romans, ou encore des poèmes, dont certains qu'elle a écrits, les nombreuses façons qu'on ces renoncements d'occuper l'espace psychique, et donne des éléments, sans nier leur dureté, pour s'emparer de ce qui peut être mis au service d'une croissance intérieure saine. Mais, si le livre a le mérite de rendre à la fois accessible et très concrète la théorie psychanalytique... il se complait aussi dans certains défauts qui peuvent lui être reprochés, comme les affirmations farfelues et le manque de rigueur. L'aspect irréfutable se fait par exemple particulièrement sentir lorsqu'elle parle de rivalité dans la fratrie (si vous vous sentez en rivalité pour l'affection de vos parents, ça prouve qu'elle a raison, si vous ne vous sentez pas en rivalité pour l'affection de vos parents, vous refoulez une agressivité tabou et insupportable, c'est exactement son propos, ça prouve qu'elle a raison) ou de tensions sexuelles entre parents et enfants avec le contexte d'Œdipe (ça me paraît toutefois important de préciser que, contrairement par exemple à Dolto ou Cyrulnik, elle spécifie sans aucune ambigüité que le passage à l'acte incestueux est inexcusable, malsain et traumatogène). Quand ce qu'elle avance est réfutable, il arrive aussi qu'elle se contredise elle-même, comme quand elle explique que l'enfant dans les premiers mois a "l'illusion de posséder totalement" sa mère, alors qu'elle s'appuyait dans les chapitres précédents sur la théorie de l'attachement qui voit les interactions précoces comme des recherches de contact (pourquoi chercher un contact avec une entité qu'on a l'illusion de posséder totalement, et surtout comment être à même de constater que ça ne fonctionne pas?). Le·a lecteur·ice sera aussi ému·e d'apprendre que les femmes aiment être au service des hommes parce qu'elles ont un vagin et un utérus (on comprend mieux les références intempestives aux méchantes féministes qui veulent arracher les bébés des bras de leurs mère pour mettre les unes au travail et les autres en crèche "12 heures par jour" ou qui regardent de travers les femmes qui veulent avoir des garçons) ou que la réalité de la vie sexuelle est forcément insatisfaisante parce qu'on estime (on ne saura pas bien pourquoi) que "la terre devrait trembler, tout notre être devrait vibrer, des feux d'artifice devraient éclater partout, la conscience -le self- devrait se consumer sur le bûcher de l'amour", et d'ailleurs la vie amoureuse ne peut pas être satisfaisante non plus parce que contrairement aux relations amicales on ne supporte rien d'autre que la perfection (si vous êtes en train de vous dire que ça vous est déjà arrivé d'avoir des attentes irréalistes en amitié et de faire des concessions dans votre vie amoureuse, vous ne comprenez décidément rien à rien).

 Certes, tout ça n'empêche pas (surtout si vous avez plus de patience que moi!) de profiter du riche panorama sur cette aventure improbable qu'est la vie, mais ce parti pris, en plus de faire douter du sérieux de l'ensemble des réflexions, ferme, à mon sens, plus qu'il n'ouvre. Une relation complexe, parfois ambivalente, avec votre frère ou votre sœur? C'est une rivalité non résolue dont les parents sont l'enjeu. Vous aimez bien, en particulier quand le stress s'accumule, créer les conditions pour lâcher prise? Rien à voir avec un besoin de recharger les batteries, c'est une envie de retourner dans l'utérus maternel (et puis l'activité qui a créé ce besoin de repos aussi, tant qu'on y est). Difficile d'ajuster et de négocier ses attentes dans la vie de couple? C'est parce que vous êtes dans une pensée magique contre laquelle vous ne pouvez rien. 

 Voir un sujet aussi important traité avec énergie et générosité mais avec un parti pris qui rend difficile de prendre l'ensemble au sérieux n'est pas sans laisser une certaine amertume... dommage.

mardi 2 mai 2023

Recovery from cults, dirigé par Michael Langone

 



 Fort d'une longue expérience pratique, théorique (un doctorat et des publications scientifiques) et directeur du Cultic Studies Journal, Michael Langone semble bien placé pour diriger ce travail conséquent, écrit à de nombreuses mains et qui couvre de beaucoup de sujets, montrant à quel point le thème des sectes est plus vaste qu'on ne pourrait le croire.

 Si l'accent est mis, la promesse du titre est tenue, sur l'après (dans de bonnes conditions, il faut attendre 1 an et demie à 3 ans pour une intégration des personnalités d'avant la secte, de la vie dans la secte et de l'après selon Arnold Markovitz), ce qui inclut le juste après (en d'autres termes, aider, sur demande et avec l'aide de la famille, la personne à sortir), d'autres sections, qui semblent indispensables, sont proposées : difficile de saisir de façon satisfaisante le sens de l'accompagnement sans comprendre vraiment en quoi consiste la vie dans une secte, et sans se débarrasser de quelques idées reçues. L'idée reçue la plus combattue est la pathologisation des personnes qui entrent dans une secte : certes avoir des choses à régler (addiction, questionnements sur sa foi, phase de transition) peut rendre plus vulnérable (et ces vulnérabilités seront encore présentes et exigeront un travail thérapeutique après), mais personne ne veut entrer dans une secte et c'est bien pour ça qu'aucune secte ne se présente comme une secte ce qui ne les empêche pas d'avoir des adeptes... c'est d'ailleurs un point commun fort avec les relations abusives, et ma propre idée reçue que les sectes ont de nombreux points communs avec les relations abusives s'est pour le moins confortée tout au long de la lecture. Geri-Ann Galanti, anthropologue, s'amusera d'ailleurs de ses propres idées reçues, à la fois sur la secte Moon et sur le lavage de cerveau (elle utilise volontairement un terme très connoté), malgré un travail préparatoire important puisque c'est dans le cadre d'une recherche qu'elle a participé à un week-end d'initiation (la première surprise était déjà plutôt désobligeante, puisqu'alors que selon ses connaissances la secte était marquée par la dissimulation et le secret... on lui a demandé à plusieurs reprises si elle était bien au courant qu'elle s'inscrivait à une manifestation de l'Eglise de l'Unification! Oui, les procédures peuvent changer...). Elle attendait dogmatisme, privation de sommeil et de nourriture, elle a trouvé sourires, gentillesse et ambiance festive (et elle mangeait bien et personne ne l'a empêché de faire la grasse matinée). Elle a bien pu identifier des mécanismes de manipulation (double discours en particulier en réponse à ses questions sur le contenu des cours de théologie -qu'elle n'aurait probablement pas posées si elle n'était pas là pour ça-, surveillance constante des membres avec une demande de rendre compte quotidiennement de leur état d'esprit, compliments nombreux et surjoués qui créent une forme de dépendance à l'opinion positive du groupe, ...) mais, toute anthropologue compétente sur les méthodes de manipulation et en observation de terrain qu'elle soit, elle a mis plus de temps qu'elle ne l'aurait voulu à comprendre que sa remarque à une amie comme quoi iels n'étaient pas si méchant·e·s que ça était précisément le cœur du problème (d'ailleurs, dans les relations abusives non plus, l'agresseur n'est souvent pas si méchant que ça alors qu'il a commencé à créer une emprise). Des fois, la cause fait que les exigences d'ascétisme, de dons financiers, de secret, l'interdiction de la négativité, peuvent être plus explicites plus rapidement sans que la personne ne perçoive qu'elle est dans une secte, comme dans le récit détaillé que fait Janja Lalich de son parcours dans un mouvement communiste féministe. En effet, les sectes ne s'appuient pas nécessairement sur des thématiques mystiques ou religieuses mais peuvent être politiques, commerciales, concerner le domaine de la santé physique ou... de la psychothérapie!

 Les méthodes présentées dans le détail pour aider les personnes à sortir relèvent de la psychoéducation, en opposition explicite aux méthodes bien plus frontales proposées dans Combatting cult mind control, de Steven Hassan (sauf que ce livre est aussi mis en avant pour sa qualité et le fait qu'il a convaincu de nombreux·ses ancien·ne·s adeptes à chercher de l'aide, donc il y a de bonnes chances pour qu'il trouve un chemin vers les pages de ce blog). Pour plusieurs des auteur·ice·s, les ancien·ne·s adeptes qui ont bénéficié de psychoéducation se portent mieux que ceux et celles qui n'en ont pas bénéficié, en partie parce qu'avoir des clefs pour comprendre les mécanismes de manipulation est déculpabilisant. D'autres spécificités sont que le consentement de la victime est non-négociable (la démarche lui est présentée comme un entretien avec sa famille qui s'inquiète, ce qui est par ailleurs vrai puisque les thérapeutes interviennent sur demande de la famille), et que l'intervention implique une connaissance fine du discours et de la mythologie de la secte (ce qui permet d'en montrer de façon précise et surtout entendable les failles et les limites) et ses inspirations. Un chapitre où l'auteur détaille toutes les procédures pour aider une jeune adulte à sortir d'une secte New Age (elle devait accoucher d'un frère et d'une sœur divin·e·s pour accomplir une prophétie et devenir l'être sacré qu'elle était vraiment, autant dire que c'était ambitieux d'obtenir d'elle une oreille attentive) montre à quel point la procédure est exigeante : chaque bribe d'information (pour localiser la secte, préalable difficilement dispensable d'un point de vue pratique, comprendre le fonctionnement de son réseau, avoir les détails précis de son discours et une connaissance détaillée des mythes dont il se nourrit) et laborieuse et éprouvante à obtenir, sans compter les risques bien réels face à une organisation qui pratique aussi proxénétisme et trafic d'armes.

 Si la sortie effective de la secte est une première victoire (des éléments sont donnés pour évaluer le risque de représailles et comment s'en protéger le cas échéant), c'est aussi le début de nouvelles souffrances. La personne a quitté son entourage pour rejoindre une communauté, et coupe du jour au lendemain tout contact (la plupart du temps) avec cette communauté pour rejoindre ce qui reste de son entourage, ce qui constitue potentiellement deux sources de culpabilité, avec la sensation d'avoir trahi (les auteur·ice·s ne s'étendent pas sur l'éventualité d'avoir éventuellement participé aux violences de la secte, en particulier aux violences entre fidèles). De plus, les ancien·ne·s adeptes sont souvent précaires (les sectes ont plus pour habitude d'exiger des dons importants que de rémunérer généreusement le travail effectué -le droit du travail peut d'ailleurs être l'un des fondements d'une action en justice-), se sont vu·e·s dire quoi penser vingt-quatre heures sur vingt-quatre (une forme de dissociation appelée flottement est une séquelle fréquente des conditionnements et traumatismes), vont réaliser progressivement à quel point iels ont été manipulé·e·s, et ont le plus souvent subi des violences (psychologiques, physiques, sexuelles, ...). Les rapports à la religiosité (quand c'était l'objet de la secte) et à la sexualité (souvent la chasteté, ou à l'inverse des relations sexuelles fréquentes selon des modalités dictées, sont imposées, voire les deux à la fois quand le gourou prône la pureté mais s'arrange d'un double discours pour violer ses adeptes) sont souvent particulièrement complexes à reconstruire.

 Le livre est à la fois accessible et dense (il est destiné au grand public mais la plupart des auteur·ice·s voire tout·e·s ont un titre universitaire), il va de soi que je ne fais qu'effleurer le sujet, et il n'est à ma connaissance disponible qu'en anglais. J'ai par contre été un peu frustré de voir qu'il n'avait jamais été réédité, bien qu'il ait été publié en 1993 (ça commence à dater!) et alors même qu'il fait état de changements dans les décennies précédentes (je doute un peu que rien n'ait bougé trois décennies après!).