dimanche 27 août 2023

Les vilains petits canards, de Boris Cyrulnik

 


 La référence du titre a le mérite d'être limpide : le traumatisme, en plus de la souffrance causée directement, peut générer l'exclusion, exclusion par les autres peu indulgent·e·s avec des comportements non compris ou tenant à s'éloigner, dans divers sens du terme, de la personne qui souffre, qui a subi l'indicible, ou exclusion des autres par un vécu qui altère la vision du monde.

 Dans ce livre qui si je ne me trompe pas est le plus célèbre de son auteur, Cyrulnik va lister les conditions qui peuvent permettre, peut-être pas de devenir un cygne comme le promet le titre, mais de réintégrer dans les meilleures conditions possibles le monde des canards. La cellule familiale est un élément essentiel : c'est là que se construisent dans les premières années la confiance en soi et en l'autre, et les façons de réagir à l'adversité (avec humour, angoisse, résignation, ...). La théorie de l'attachement est énormément citée, les éléments théoriques sont accompagnés d'exemples biographiques qui illustrent comment l'histoire familiale s'articule autour d'un récit qui a un pouvoir important de prophétie autoréalisatrice (un enfant jugé à l'avance pénible ou joyeux, par exemple du fait de son genre ou du contexte de sa naissance, verra ses comportements interprétés en fonction, et s'adaptera à son tour aux réactions que ça génère, ...). Autre élément important, le récit fait a posteriori du traumatisme (qui a l'avantage de pouvoir évoluer avec le temps), qu'il soit intérieur ou qu'il trouve un public (l'auteur souligne que des réactions de minimisation, d'incrédulité, voire de pitié trop forte peuvent aggraver le traumatisme) est un pilier de la résilience. Et ce récit peut être fortement impacté par l'univers social : le contexte influe considérablement les chances d'être entendu ou au contraire silencié, voire d'avoir les éléments pour comprendre ce qui s'est passé ("Pour parler, encore faut-il comprendre ce que l'on a subi. Et c'est beaucoup moins fréquent qu'on ne le pense", pour reprendre les termes de Florence Porcel ) (sur ce thème, ou d'ailleurs n'importe quel autre, lisez Florence Porcel, plutôt que Cyrulnik!). Quand le récit ne peut être reçu, quand sa verbalisation est bloquée, que ce soit pour des raisons internes ou externes, le médium artistique, moins direct, est une solution alternative. Pour faire un résumé extrêmement rapide, un accompagnement bienveillant, que ce soit avant ou après le traumatisme, modifiera très significativement son impact.

 Ces éléments sont très pertinents, c'est une excellente nouvelle qu'ils soient vulgarisés dans un best-seller, sauf que... Cyrulnik! Le propos est noyé dans une structure extrêmement chaotique, et surnage au milieu d'affirmations parfois vraiment fantaisistes, en particulier quand l'auteur s'improvise historien ("la notion de père biologique est née en même temps que la possession d'un bien", "les soldats étaient encore civilisés"... pendant la seconde guerre mondiale!, "c'est le chemin de fer, en 1890, qui a préparé la naissance du concept de traumatisme", ...) ou anthropologue ("un orphelin de père africain a beaucoup plus de chances de devenir résilient qu'un enfant de père bangladais" car comme chacun sait les structures familiales sont toutes les mêmes en Afrique), sachant que même sur les sujets qu'il est censé maîtriser il est capable de partir franchement en vrille ("les petites molécules du stress passent facilement le filtre du placenta"... on ne connaîtra pas la composition chimique des fameuses molécules du stress mais peu importe on a appris que les mères faisaient du mal à leur bébé si elles osaient être stressées, "notre système nerveux fabrique vingt-mille neurones à chaque seconde" à une époque de la vie qui ne sera pas précisée parce que pourquoi faire, ce qui est censé expliquer la personnalité plus flexible chez l'enfant que chez l'adulte, sauf que les neurones n'ont pas nécessairement quoi que ce soit à voir avec la personnalité, ...). La grande variété dans la qualité des sources contribue à embrouiller et potentiellement, en particulier quand la préface rappelle qu'on a quand même affaire à quelqu'un qui dirige des thèses, donner la sensation que l'ensemble est très savant (des articles scientifiques sont souvent cités, mais beaucoup d'affirmations qui ne vont vraiment pas de soi n'ont aucune source, et pour l'une d'entre elles on devra se contenter de -hélas je n'invente pas- "il paraît que"), les redites innombrables peuvent donner la sensation d'un propos dense alors que c'est juste une idée qui est répétée encore et encore avec des illustrations différentes, ... S'il n'y avait que ça, ça pourrait faire sourire (pour peu qu'on ait beaucoup d'indulgence pour la cohabitation avec une confusion qui semble un peu entretenue quand même entre des affirmations sorties du chapeau et des commentaires appuyés par la littérature scientifique) si ce n'était pas aussi au service d'idées douteuses, comme le fait de suggérer très fortement que les pères incestueux sont après tout sympathiques si on oublie le passage à l'acte (mais bon qui n'a jamais fait d'erreurs dans sa vie), ce qui ne colle pas à la réalité et a priori il le sait parfaitement parce qu'il a travaillé sur l'inceste, ou encore que le violeur ne se rend pas compte qu'il fait du mal, c'est la faute de la société ou alors de son développement psycho-affectif, on sait pas trop, et on ne sait pas non plus trop d'où il sort ça parce qu'il n'y a pas de source.

 Ce livre pose de sérieuses questions sur la vulgarisation : des notions importantes sont présentées, de toute évidence de façon attrayante si on en croit les ventes et la réputation du livre lui-même et de l'auteur. Ce qui apparaît comme du baratin dégoulinant quand on voit les manipulations derrière est aussi au service d'une accessibilité d'un niveau difficilement imaginable pour des livres qui sont pourtant accessibles et de qualité sur les même thèmes de l'attachement ou du traumatisme. Je ne peux que rêver très fort à l'arrivée d'un Cyrulnik honnête.

lundi 21 août 2023

Why people obey the law, de Tom Tyler


 

  La loi a la spécificité d'être importante, mais décorative si elle n'est pas appliquée. Les premiers outils qui viennent à l'esprit pour s'assurer de ladite application sont la police et les tribunaux, soit des outils de contrainte. Pourtant, l'auteur le rappelle plusieurs fois, si la peur du gendarme (pour le coup au sens propre) était la seule raison, voire la raison principale, pour que les lois soient respectées, le budget de maintien de l'ordre serait astronomique. Par ailleurs, de nombreuses règles sont respectées au quotidien alors qu'il n'y a aucun risque de sanction, comme le tri des déchets, qui est probablement bien mieux observé que l'interdiction du téléchargement illégal.

 Une deuxième conception que l'auteur, dans ce livre extrêmement technique (le public visé est probablement les étudiant·e·s en psychologie social de niveau au moins Master, en tout cas je suis assez convaincu que je ne suis pas dedans) constitué de commentaires détaillés de recherches scientifiques (en particulier une majeure sur des habitant·e·s de Chicago), relativise énormément, est celle de l'humain absolument rationnel qui réfléchit en termes de pertes et gains. Certains résultats questionnent sérieusement la rationalité (dans une enquête auprès de personnes interpellées par la police dans la rue, la plupart estimaient par exemple que les policier·ère·s avaient été impoli·e·s, ne les avaient pas écouté·e·s, et autres résultats semblables, mais estimaient que les agents avaient fait leur travail de façon satisfaisante... une étude semblable rapporte des résultats eux aussi a priori contradictoires entre une estimation basse de l'impartialité des tribunaux et une certitude élevée d'être traité·e de façon impartiale), mais surtout, un élément marquant des résultats obtenus est que la confiance dans les autorités supérieures (législation, procédure judiciaire, ...) dépend plus de la perception des processus que de celle des résultats! En d'autres termes, les personnes interrogées (dans divers contextes et avec des méthodologies différentes) ont plus confiance dans des institutions qui seront à l'origine d'un résultat défavorable mais juste que celles qui les fera bénéficier d'un résultat favorable mais injuste.

 La question des minorités particulièrement exposées aux discriminations policières et judiciaires a été explorée intensément entre deux éditions du livre (des chercheur·se·s ont tenu à vérifier de près la faible influence de ce critère sur les résultats qui se dégageaient dans la première édition), et les résultats ont été confirmés : ces critères sont les mêmes, pour autant que ça a pu être vérifié, que les personnes soient effectivement traitées de façon juste ou non.

 Je simplifie bien sûr énormément (en grande partie parce que j'aurais bien du mal à faire autrement!), mais ces résultats sont assez stables et répétés pour que l'auteur les rappelle à plusieurs reprises. Par contre, si un commentaire plutôt riche (tout en me paraissant particulièrement à l'Ouest sur le sujet du terrorisme, mais c'est une petite partie) a été ajouté dans la deuxième édition, je ne peux que regretter qu'un troisième n'ait pas été ajouté pour commenter le vécu des mesures de protection contre le Covid, qui ont propulsé la question du consentement à la loi de façon très explosive dans le débat public et sur lesquelles l'auteur a probablement énormément de choses à observer et à dire.

dimanche 13 août 2023

Humanity's dark side, dirigé par Arthur Bohart, Barbara Held, Edward Mendelowitz et Kirk Schneider


 

 Réuni·e·s par des spécialistes se situant plutôt dans le champ des thérapies existentielles, treize auteur·ice·s d'horizons très divers commentent divers aspects de ce sujet extrêmement vaste. Des discussions très techniques sur les idées de certaines grandes figures (comme l'échange entre Carl Rogers et Rollo May sur l'aspect intrinsèque ou non de la bonté, ou une analyse de la nature humaine selon Freud et les conséquences que cette analyse doit avoir concrètement pour le·a psychanalyste dans sa pratique), des réflexions sur la notion de morale et l'impact que cette notion a sur le rôle du ou de la thérapeute, des considérations plus directes sur la pratique (l'aspect contreproductif de l'injonction au pardon chez les victimes de violences, une vignette clinique qui concerne un conflit intérieur dans un cadre de fondamentalisme religieux avec un thérapeute plutôt anticlérical, ...).

 Je pense et j'espère avoir montré avec ce blog que pour moi la pluridisciplinarité est précieuse, mais j'ai souvent eu la sensation que ce livre, dont pour autant j'ai apprécié la lecture, poussait la diversité des regards trop loin. Le thème lui-même ouvre sur un certain nombre de sujets qui peuvent en soi donner l'occasion de réflexions, du spécifique et technique au très théorique, amenant potentiellement assez loin (c'est même plutôt préférable si on veut éviter les généralités) : qu'est-ce qu'on considère effectivement comme le mal -on assimile le mal à la violence en général? on se réfère à la loi? le mal c'est ce qui provoque le malheur-? Comme la nature humaine? A partir de quel moment on considère qu'il y a un choix? Dans quelle mesure on estime que le rôle de la société ou des thérapeutes (deux questions très différentes en soi) est d'arrêter ou d'aider les personnes qui commettent des horreurs? Ici, chaque chapitre doit se repositionner, au moins implicitement, sur ces questions et bien d'autres que j'ai oubliées dans ce recensement rapide, avant de proposer un développement qui a son intérêt propre. Et la multiplicité de regards implique aussi une multiplicité de réflexes, de langages, avec lesquels le·a lecteur·ice doit recommencer le travail de se familiariser à chaque fois (oui, c'est peut-être une façon détournée de dire que le fait que j'ai lu ce livre a une période où j'étais super fatigué a probablement été pour quelque chose dans mon point de vue sur l'ensemble). Selon moi, le livre aurait énormément gagné à être mieux articulé, à faire plus communiquer les différentes contributions entre elles.

 Reste qu'au moins une partie des réflexions proposées (probablement pas les mêmes selon les lecteur·ice·s) vont forcément interpeller ou questionner, ou même nourrir l'espace thérapeutique, comme la vignette clinique où une mère, elle-même ancienne victime de violences intrafamiliales, change radicalement d'attitude quand elle prend conscience que son épisode de violence sur son fils relevait d'un choix, le chapitre de Maureen O'Hara sur les organisations portées par une cause nécessairement supérieure et bienveillante qui utilisent cette vertu affichée pour avoir un fonctionnement interne violent (silenciation des critiques, boucs émissaires, ...) en donnant entre autres l'exemple d'une structure consacrée à l'Approche Centrée sur la Personne qui harcèle moralement une étudiante par des injonctions répétées à être plus authentique, ou encore une analyse des interprétations de la psychologie positive qui peuvent constituer une injonction à être heureux·se.