lundi 10 juillet 2023

Tales of Un-knowing, d'Ernesto Spinelli

 


 L'humilité du ou de la thérapeute en thérapie existentielle est un outil thérapeutique en soi, largement documenté dans la théorie, bien moins confortable dans la réalité de la pratique : ne pas comprendre pleinement les tenants et les aboutissants, ne pas avoir de solution magique à proposer, si convaincu·e qu'on soit que ça fait partie intégrante du processus, ça peut être difficile à vivre quand on a développé une expertise et qu'on est face à une personne en détresse. Le livre d'Ernesto Spinelli documente à travers huit situations cliniques cet espace compliqué, désigné par le terme du titre ("dé-savoir?") et rend hommage à son importance : "ça désigne la tentative de traiter ce qui semble familier, ou ce qu'on a perçu ou compris, comme quelque chose de nouveau, dont la signification est flexible, accessible à des possibilités pas encore explorées". 

 L'auteur raconte donc des situations où sa propre déstabilisation l'a amené à une relation plus profonde avec ses client·e·s, que ça concerne un écho à sa propre situation (de la part d'un client dont il avait anticipé qu'il allait être ennuyeux!), des questions de psychopathologie (une cliente dévoilant un trouble dissociatif de l'identité -à moins que ce ne soit pas vraiment ça?- et un autre souffrant de délires paranoïdes -"ces tentatives dépassent le présupposé répandu que les réactions d'un individu sont d'une façon ou d'une autre "anormales", et cherchent à la place à dévoiler et explorer le sens exprimé à travers ces réactions"-), une thérapie de couple dans laquelle il s'efforcera de décoder l'angoisse individuelle de chaque personne derrière le conflit (il déplore que les thérapeutes existentialistes évoquent peu la thérapie de couple alors qu'iels la pratiquent et qu'il y aurait beaucoup de choses à en dire), ou encore une cliente qui vient d'apprendre qu'elle n'avait plus que quelques mois à vivre et qui pour ne rien faciliter vient en thérapie plutôt à reculons.

 La démarche rappelle énormément celle de Yalom (d'autant plus que le courant thérapeutique est le même!), ce qui a l'inconvénient de placer la barre plutôt haut en terme de comparaison! Le livre rappelle des fondamentaux tout en les rendant plus vivants, comme la puissance que peut avoir une simple reformulation, le fait que la thérapie est une rencontre où le·a thérapeute sera aussi impacté·e ou déstabilisé·e (Spinelli parvient à un moment à appliquer l'un de ses propres principes... en se rappelant qu'il l'a répété pas mal de fois à ses étudiant·e·s) ou la richesse et les chemins inattendus que peuvent prendre le psychisme, ou encore, paradoxalement si on se souvient du titre, donne des outils de la psychothérapie existentielle pour enrichir l'espace thérapeutique, comme l'interprétation des rêves de la Daseinanalyse ou le concept de rendre in-incompréhensibles les états délirants.

mardi 4 juillet 2023

L'intelligence érotique, d'Esther Perel

 


 Appuyée en grande partie par son expérience de thérapeute de couple (les explications sont toujours ou presque articulées autour d'exemples issus de sa pratique), l'autrice explore les articulations plutôt complexes entre sexualité et vie de couple ("l'idée sous-jacente est que si on peut améliorer la relation, la sexualité va suivre. Mais mon expérience m'a montré que souvent, ce n'est pas ce qui se passe", "c'est peut-être contre-intuitif, mais ce que j'ai observé en tant que thérapeute c'est qu'une augmentation de l'intimité émotionnelle s'accompagne souvent d'une diminution du désir sexuel").

 L'axe le plus souvent exploré est celui du poids, conscient ou non, d'injonctions sociales souvent contradictoires (cet axe est plus qu'explicite dans le titre original, Mating in captivity). Le discours sur la sexualité est rarement direct dans l'espace public, mais est quasi omniprésent de façon implicite ("la religion, le gouvernement, la médecine, l'éducation, les médias et la culture pop s'échinent continuellement à définir et réguler les paramètres de notre bien-être sexuel"). Satisfais ton ou ta conjoint·e, mais ne désacralise pas trop l'institution du mariage quand même. Ecoute tes désirs et ce que dit ton corps, mais sois performant·e selon les normes qui sont doucement distillées au quotidien ("avant on moralisait, maintenant on normalise"). La sexualité t'a peut-être été présentée comme quelque chose de sale ou de pas très [insérez ici la religion qui correspond] au cours de ton éducation, mais maintenant que tu es en couple c'est une preuve d'amour de l'investir (et donc ne pas trouver cet espace épanouissant c'est ne pas être à la hauteur).  

  A ces injonctions contradictoires dont la perception ne va pas nécessairement de soi s'ajoutent des épreuves plus classiques : usure de la relation avec le temps, différence de tempérament, et bien sûr la parentalité, avec les ajustements que ça implique sur le couple et accessoirement sur le quotidien (c'est un petit peu plus compliqué par exemple de décider spontanément de partir en week-end), et l'énorme accroissement de la fatigue qui va avec (surtout pour les femmes dans le couple hétéro, comme l'autrice le rappelle). L'autrice présente l'érotisme comme un équilibre délicat entre être avec l'autre et être avec soi, entre la force du lien et la perception de sa fragilité (plusieurs personnes présentées dans le livre perdent leur désir... parce que la relation est trop stable! -"Vous savez ce que je lui ai dit? Je lui ai dit "si tu me quittais aujourd'hui tu m'intéresserais sexuellement"-). Les derniers chapitres du livre sont d'ailleurs consacrées à la présence d'un tiers, l'un plus métaphorique sous la forme des fantasmes, l'autre sous la forme de l'adultère. Pour l'autrice, si les fantasmes peuvent déstabiliser, en étant frontalement contradictoires avec les valeurs de la personne concernée (par exemple une féministe qui rêverait de soumission, ou un homme très attaché à la fidélité qui a une collection de cassettes -oui, cette vignette clinique là date probablement un peu- intitulées Gang Bang) ou en donnant la sensation d'être infidèle, ils sont à écouter dans la mesure où ils représentent potentiellement, précisément, le passage à l'acte qu'on s'interdit. L'adultère, au contraire, est clairement un passage à l'acte, et dans ce cas le préalable pour préserver le couple (ou décider plus sereinement de ne pas le préserver) est de comprendre ce qu'il y a derrière, ce qui comme l'asymétrie du désir peut avoir des racines complexes. L'autrice constate toutefois que la frustration dans le couple est rarement la vraie origine (plusieurs de ses client·e·s ont trompé en étant par ailleurs épanoui·e·s sexuellement), ni même l'attirance pour la personne concernée (dans la mesure où elle a vu de nombreuses liaisons prendre fin avec la disparition du couple, elle suspecte que c'est le statut de liaison qui faisait vraiment tenir cette relation là). 

 Si le livre est accessible, en particulier du fait qu'il se structure autour d'exemples, il donne la sensation, tout en donnant des éléments concrets pour mieux comprendre un sujet sur lequel il n'est pas évident de se documenter, de ne faire qu'esquisser sa complexité. L'autrice ne cache d'ailleurs pas que, même en ayant de l'expérience, elle a franchement ramé dans certains cas. C'est aussi un livre qui est probablement assez riche pour que chaque lecture apporte quelque chose de nouveau.